« Ce que parler veut dire » est aussi un livre de philosophie
politique. On y trouve posées les questions du pouvoir, de l’autorité,
de la domination… Pierre Bourdieu s’en explique pour «
Libération ».
LIBÉRATION. – Ce qui m’a frappé dans votre
livre c’est qu’en fait, il est traversé d’un
bout à l’autre par la question du pouvoir et de la domination.
PIERRE BOURDIEU. – Le discours quel qu’il soit, est le
produit de la rencontre entre un habitus linguistique, c’est-à-dire
une compétence inséparablement technique et sociale (à
la fois la capacité de parler et la capacité de parler
d’une certaine manière, socialement marquée) et
d’un marché, c’est-à-dire le système
de « règles » de formation des prix qui vont contribuer
à orienter par avance la production linguistique. Cela vaut pour
le bavardage avec des amis, pour le discours soutenu des occasions officielles,
ou pour l’écriture philosophique comme j’ai essayé
de le montrer à propos de Heidegger. Or, tous ces rapports de
communication sont aussi des rapports de pouvoir et il y a toujours
eu, sur le marché linguistique, des monopoles, qu’il s’agisse
de langues secrètes en passant par les langues savantes.
LIBÉRATION. – Mais plus profondément, on a l’impression
que dans ce livre se dessine en filigrane une théorie générale
du pouvoir et même du politique, par le biais notamment de la
notion de « pouvoir symbolique » ?
P.B. – Le pouvoir symbolique est un pouvoir qui est en mesure
de se faire reconnaître, d’obtenir la reconnaissance ; c’est-à-dire
un pouvoir (économique, politique, culturel ou autre) qui a le
pouvoir de se faire méconnaître dans sa vérité
de pouvoir, de violence et d’arbitraire. L’efficacité
propre de ce pouvoir s’exerce non dans l’ordre de la force
physique, mais dans l’ordre du sens de la connaissance. Par exemple,
le noble, le latin le dit, est un nobilis , un homme « connu »,
« reconnu ». Cela dit, dès que l’on échappe
au physicalisme des rapports de force pour réintroduire les rapports
symboliques de connaissance, la logique des alternatives obligées
fait que l’on a toutes les chances de tomber dans la tradition
de la philosophie du sujet, de la conscience, et de penser ces actes
de reconnaissance comme des actes libres de soumission et de complicité.
Or sens et connaissance n’impliquent nullement conscience ; et
il faut chercher dans une direction tout à fait opposée,
celle qu’indiquaient le dernier Heidegger et Merleau-Ponty : les
agents sociaux, et les dominés eux-mêmes, sont unis au
monde social (même le plus répugnant et le plus révoltant)
par un rapport de complicité subie qui fait que certains aspects
de ce monde sont toujours au-delà ou en-deça de la mise
en question critique. C’est par l’intermédiaire de
cette relation obscure d’adhésion quasi-corporelle que
s’exercent les effets du pouvoir symbolique. La soumission politique
est inscrite dans les postures, dans les plis du corps et les automatismes
du cerveau. Le vocabulaire de la domination est plein de métaphores
corporelles : faire des courbettes, se mettre à plat ventre,
se montrer souple, plier, etc. Et sexuelles aussi bien sûr. Les
mots ne disent si bien la gymnastique politique de la domination ou
de la soumission que parce qu’ils sont, avec le corps, le support
des montages profondément enfouis dans lesquels un ordre social
s’inscrit durablement.
LIBÉRATION. – Vous considérez donc que le langage
devrait être au centre de toute analyse politique ?
P.B. – Là encore, il faut se garder des alternatives ordinaires.
Ou bien on parle du langage comme s’il n’avait d’autres
fonction que de communiquer ; ou bien on se met à chercher dans
les mots, le principe du pouvoir qui s’exerce, en certains cas,
à travers eux (je pense par exemple aux ordres ou aux mots d’ordres).
En fait les mots exercent un pouvoir typiquement magique : ils font
croire, ils font agir. Mais, comme dans le cas de la magie, il faut
se demander où réside le principe de cette action ; ou
plus exactement quelles sont les conditions sociales qui rendent possible
l’efficacité magique des mots. Le pouvoir des mots ne s’exerce
que sur ceux qui ont été disposés à les
entendre et à les écouter, bref à les croire. En
béarnais, obéir se dit crede, qui veut dire aussi croire.
C’est toute la prime éducation – au sens large -
qui dépose en chacun les ressorts que les mots (une bulle du
pape, un mot d’ordre du parti, un propos de psychanalyste, etc.)
pourront, un jour ou l’autre, déclencher. Le principe du
pouvoir des mots réside dans la complicité qui s’établit,
au travers des mots, entre un corps social incarné dans un corps
biologique, celui du porte-parole, et des corps biologiques socialement
façonnés à reconnaître ses ordres, mais aussi
ses exhortations, ses insinuations ou ses injonctions, et qui sont les
« sujets parlés », les fidèles, les croyants.
C’est tout ce qu’évoque, si on y songe, la notion
d’esprit de corps : formule sociologiquement fascinante, et terrifiante.
LIBÉRATION. – Mais il y a pourtant bien des effets et
une efficacité propres du langage ?
P.B. – Il est en effet étonnant que ceux qui n’ont
cessé de parler de la langue et de la parole, ou même de
la « force illocutionnaire » de la parole, n’aient
jamais posé la question du porte-parole. Si le travail politique
est, pour l’essentiel, un travail sur les mots, c’est que
les mots contribuent à faire le monde social. Il suffit de penser
aux innombrables circonlocutions, périphrases ou euphémismes
qui ont été inventés, tout au long de la guerre
d’Algérie, dans le souci d’éviter d’accorder
la reconnaissance qui est impliquée dans le fait d’appeler
les choses par leur nom au lieu de les dénier par l’euphémisme.
En politique, rien n’est plus réaliste que les querelles
de mots. Mettre un mot pour un autre, c’est changer la vision
du monde social, et par là, contribuer à le transformer.
Parler de la classe ouvrière, faire parler la classe ouvrière
(en parlant pour elle), la représenter, c’est faire exister
autrement, pour lui même et pour les autres, le groupe que les
euphémismes de l’inconscient ordinaire annulent symboliquement
(les « humbles », les « gens simples », «
l’homme de la rue », « le français moyen »,
ou chez certains sociologues « les catégories modestes
». Le paradoxe du marxisme est qu’il n’a pas englobé
dans sa théorie des classes l’effet de théorie qu’a
produit la théorie marxiste des classes, et qui a contribué
à faire qu’il existe aujourd’hui des classes.
S’agissant du monde social, la théorie néo-kantienne
qui confère au langage et, plus généralement, aux
représentations, une efficacité proprement symbolique
de construction de la réalité, est parfaitement fondée.
Les groupes (et en particulier les classes sociales) sont toujours,
pour une part, des artefacts : ils sont le produit de la logique de
la représentation qui permet à un individu biologique,
ou un petit nombre d’individus biologiques, secrétaire
général ou comité central, pape ou évêques,
etc., de parler au nom de tout le groupe, de faire parler et marcher
le groupe « comme un seul homme », de faire croire - et
d’abord au groupe qu’ils représentent - que le groupe
existe. Groupe fait homme, le porte-parole incarne une personne fictive,
cette sorte de corps mystique qu’est un groupe ; il arrache les
membres du groupe à l’état de simple agrégat
d’individus séparés, leur permettant d’agir
et de parler d’une seule voix à travers lui. En contrepartie,
il reçoit le droit d’agir et de parler au nom du groupe,
de se prendre pour le groupe qu’il incarne (la France, le peuple…)
de s’identifier à la fonction à laquelle il se donne
corps et âme, donnant ainsi un corps biologique à un corps
constitué. La logique de la politique est celle de la magie ou
si l’on préfère, du fétichisme.
LIBÉRATION. – Vous considérez votre travail comme
mise en question radicale de la politique ?
P.B. – La sociologie s’apparente à la comédie,
qui dévoile les ressorts de l’autorité. Par le déguisement
(Toinette médecin), la parodie (le latin foireux de Diafoirus)
ou la charge, Molière démasque la machinerie cachée
qui permet de produire des effets symboliques d’imposition ou
d’intimidation, les trucs et les truquages qui font les puissants
et les importants de tous les temps, l’hermine, la toge, les bonnets
carrés, le latin, les titres scolaires, tout ce que Pascal le
premier à analysé.
Après tout, qu’est-ce qu’un pape, un président
ou un secrétaire général, sinon quelqu’un
qui se prend pour un pape ou un secrétaire général
ou plus exactement pour l’Église, l’État,
le Parti, ou la nation. Seule chose : ce qui le sépare du personnage
de comédie ou du mégalomane, c’est qu’on le
prend généralement au sérieux et qu’on lui
reconnaît ainsi le droit à cette sorte « d’imposture
légitime » comme dit Austin. Croyez-moi, le monde vu comme
ça, c’est-à-dire comme il est, est assez comique.
Mais on a souvent dit que le comique côtoie le tragique.. Et on
reviendrait à Pascal joué par Molière.
«Dévoiler les ressorts du pouvoir. Le fétichisme
politique»
Entretien de Didier Éribon avec Pierre Bourdieu, à l’occasion
de la publication de "Ce que parler veut dire" (1982)
Dans Libération, 19 octobre 1982, P. 28.
Le lien d'origine :
http://www.homme-moderne.org/societe/socio/ bourdieu/entrevue/ceque82.rtf
ou http://adonnart.free.fr/doc/parler.htm