Les événements récents sur Nantes ne peuvent être
coupés de leur inscription dans une histoire temporelle et spatiale.
S'ils ont des particularités, ils ont aussi des caractéristiques
générales qui peuvent se retrouver ailleurs.
Si nous les examinons maintenant c'est justement pour profiter de l'histoire
immédiate. Nous nous exposons aux critiques de particularités,
de non-objectivité ou de non-distance critique. Tant pis, nous
avons été acteurs et nous ne le regrettons pas. Nous écrivons
pour défendre cet engagement et transmettre aux autres acteurs
notre expérience de sujet. Nous refusons le fauteuil du spectateur
distant et froid, nous pensons avant tout aux personnes militantes ou
en passe de le devenir.
Si le titre peut surprendre c'est à dessein. En effet c'est un
angle de vision qui peut permettre de comprendre pourquoi ce mouvement
a été un succès et aussi pourquoi il est à
la fois banal et spécifique.
Banal puisqu'il n'est pas en soi étonnant que la jeunesse se
révolte contre le monde que lui lègue les "anciens".
Banal aussi parce que en fait c'est la non-révolte face au C.I.P.
qui aurait été surprenante; car comment penser que l'on
puisse se soumettre à devenir une marchandise au rabais alors
qu'on rêve à la vie devant soi. Au moment où on
pense aux possibles et à la "vraie vie", on vous propose
encore une fois un présent morne et un avenir que d'un point
de vue quantitatif avec de surcroît un pourcentage négatif.
Peut-être que la nomination "solidarité" contenu
dans le vocable C.E.S. a aidé à ce qu'il soit perçu
positivement au moment où il a été lancé.
Banal aussi parce que à force de trop vouloir nous faire croire
que ceci c'est déjà bien, qu'il ne faut pas que l'on se
plaigne, que nos vies sont déjà décidées
pour nous et qu'au nom du bien on n'aura pas mieux, parce qu'à
force de vouloir nous faire prendre des vessies pour des lanternes les
gestionnaires s'illusionnent avec leur propre aveuglément.
Chaque personne peut voir, comprendre et ici beaucoup de personnes ont
vu, ont réfléchit et ont agi. C'est pour cela que nous
parlons de pensée de la situation, de théorie critique
et d'événement. La situation est devenue claire, la critique
s'est affirmée et développée et les actes étaient
au rendez-vous.
S'il y a quelque chose de spécifique dans cette affaire, c'est
la conjonction efficace qui s'est opérée entre ces trois
termes. La pensée de la situation, c'est cette articulation incertaine
et mouvante entre la théorie critique et les événements
qui a fait la force de ce mouvement. Les révoltes sont imprévisibles
dans leurs formes et leurs lieux ou leurs dates.
Alors en plein dans l'action, la presse, les télés, les
dirigeants convoquent des analystes pour tenter de comprendre comment
de l'amorphe quotidien surgit cette contestation. Le "malaise"
des jeunes est ausculté dans sa dimension psychosociologique:
initiation, besoin de repères, structuration mentale et sociale,
intégration de la violence, besoin de "communication",
etc.
Les sciences humaines font leur travail, les R.G. surveillent et se
renseignent, les hommes bleus (pas les touaregs!) répriment avec
leur brutalité coutumière, les robes noires de la "justice"
condamnent, les médias parlent des "casseurs", etc.
Pourtant le message était clair et ce des deux côtés
:
¤ refus de la logique marchande qui exclut pour un très
grand nombre de personnes, refus du CIP strictement pour certains d'un
côté;
¤ gestion du Kapital et répression de l'autre..
Dans le mouvement la théorie critique a été
recherchée spontanément par beaucoup de personnes, là
le travail entrepris antérieurement par les divers regroupement
locaux a été fondamental. Celui-ci a permis de préparer
le terrain. Si au début Novembre 93 les A.G. ne comprenaient
pas pourquoi nous mettions en question la notion de "rentabilité",
les débats qui ont eu lieu dans la suite de ce premier mouvement
ont quand même été importants et ce malgré
le peu de perspectives de l'époque. Idem pour la critique que
VIRUS MUTINERIE avait porté l'année précédente
sous une forme plus ludique. La mise en cause de la vie étudiante
dans sa tristesse, les tentatives de réflexion sur le but des
études ou le rôle des diplômés ont été
des germes qui se sont développés petit à petit.
Au début Mars 94 certaines A.G. ont été très
virulentes en paroles surtout après le second affrontement
avec les flics au rectorat, mais en même temps elles étaient
assez stériles et de ce fait avaient un aspect décourageant.
Elles ne concernaient qu'une ou deux centaines de personnes.
Puis après le 17 Mars (date du premier affrontement de rue
avec les crs suite à une répression brutale d'une manifestation
anti-cip) il y a eu comme une explosion. La lutte avait pris une autre
dimension, la prise de la rue, la répression et la résistance
assez massive à celle-ci avaient changé bien des choses.
Les A.G. se déroulaient en présence de 1500 à
2000 personnes, voire plus et le contenu des débats s'était
radicalisé très nettement. Ce n'était plus un
critique abstraite sans perspectives, l'événement (
sous des formes variées) avait donné une nouvelle impulsion.
La rencontre avec les autre forces sociales, l'affirmation concrète
et la répression policière avait changé le cours
de choses. La critique n'était plus une parole en l'air, mais
une réalité vivante, les actes vérifiaient les
dires. Il n'y avait plus cette coupure entre les "agités"
de service et la masse moutonnière qui est indifférente
ou se méfie, ou au mieux écoute de manière bienveillante.
Cette liaison entre la théorie et l'événement,
entre les "engagés" du militantisme et le grand nombre
a pu s'opérer parce que la situation institutionnelle elle
aussi s'était clarifiée. Nous n'avions plus besoin de
perdre notre énergie à lutter contre les stratégies
d'appareils. Les syndicats du type Unef-Id ou Unef n'ont pas pu faire
barrage à la vague du mouvement ou le canaliser. Le discrédit
qui pesait sur eux était tel que la radicalité a pu
s'imposer très rapidement sans obstacle.
Les personnes encartées syndicalement ou politiquement ont
participé de façon individuelles au mouvement et à
leurs instances. Même le débat national / local qui avait
été si pénible en Novembre 93 n'a pas dégénéré.
La situation avait changé et le fait que la province était
une partie importante du mouvement était une donnée
nouvelle de la situation, ce qui nous était favorable.
L'horizon était donc ouvert à l'auto-organisation et
aux critiques de fond ainsi qu'à des modalités d'action
plus rudes. D'emblée la lutte contre l'exclusion a été
centrale tant dans le domaine de la vie professionnelle que dans celui
du sort fait aux personnes étrangères ou d'origine étrangères.
La connexion avec les réseaux associatifs locaux a permis que
s'expriment des chômeurs, les Restos du coeur, le Gasprom (
l'Asti locale) et le Comité Précaires et Solidaires.
Ceci a permis de concrétiser la mise en évidence de
la logique à l'oeuvre dans notre société. Le
débat s'est focalisé assez clairement autour des deux
termes suivants: politique de rupture ou gestion répressive.
Le terme "politique" avait encore pour beaucoup une connotation
négative au début Mars 94, mais un grand nombre de personnes
ont assumé ouvertement cette dimension au fil du temps et en
particulier face à la qualification de "casseur".
En clair la pensée de la situation permet d'appréhender
la lutte non pas sous l'angle de la promesse ou du sacrifice, mais
dans un engagement de vie où le sujet peut advenir. On constate
alors que le mouvement radical ne se décrète pas, il
se prépare, se construit sans garanties ni certitudes, quelque
chose se passe, la nouveauté peut apparaître, le sens
de la vie est alors évident.
En abordant ceci en "situation" on peut éviter les
conséquences fâcheuses de certaines outrances de forme
ou de fond. Si le combat rencontre de fait souvent la critique des
thèses social-démocrates, le sectarisme est aussi un
danger dont il faut se méfier. A trop chercher la pureté
révolutionnaire on s'isole et on se coupe de personnes susceptibles
d'évoluer, ce qui permet après de les disqualifier facilement
et de les insulter en se disant qu'on avait raison, la solitude procure
ainsi un certain confort.
Ici les thèses anticapitalistes, antifascistes, le refus des
exclusions ont été repris sous diverses modalités
de façon majoritaire et c'était très bien ainsi.
Au niveau des modalités d'actions l'auto-organisation a été
largement utilisée, l'occupation, le déménagement,
les concerts à la fac sont devenus la normalité.
Mais tout le monde n'est pas devenu révolutionnaire ou militant
pour autant, même si la participation active était un
phénomène majoritaire. En deux heures le mobilier a
changé de bâtiment très joyeusement, le retour
de Mouloud et D'Abdel était une revendication ferme, l'affrontement
avec la police était spontané et l'identification de
l'ennemi était claire.
A ce sujet deux faits sont significatifs, le doyen de la fac de lettre
de Nantes a fermé la fac après le déménagement
du mobilier et le doyen de la Sorbonne a fait gardé sa fac
par des vigiles pour empêcher l'occupation.
Le doyen de Nantes était chef d'une coquille vide et fermée,
celui de la Sorbonne était gardien d'un temple du savoir et
il lui fallait contrôler l'entrée des étudiants
eux-mêmes. La fac était soit vide, soit une forteresse.
Ah le bel humanisme que voilà! Que de beaux symboles messieurs
les doyens!
Ces institutions qui étaient censées amener la lumière
au monde et libérer l'humanité de l'obscurantisme et
qui étaient traditionnellement des lieux ouverts, des lieux
d'asile sont devenus des lieux clos et vides ou hyper-surveillés,
où les étudiants étaient des suspects. Bravo!
Vive l'autogestion universitaire!.
La notion d'événement acquiert dans ce genre de mouvement
tout son sens, en effet s'il n'est pas facile de le prévoir,
s'il est là il a ses exigences, il demande présence
et énergie. L'analyse concrète de la situation concrète
est convoquée pour étendre la lutte, créer les
connexions, ouvrir les perspectives, mettre en place des réseaux,
fédérer des forces diverses qui avancent à leur
rythme, ouvrir le champ des possibles, accepter les imprévus
et les pluralités, impulser une dynamique, accepter l'écart
entre les mots et les choses, coordonner les initiatives, accepter
le hasard et l'incomplétude, comprendre ce qui est en jeu à
chaque moment, etc.
Dans l'action on peut mettre en évidence les stratégies
des appareils qui ont des visées stratégiques pour l'avenir
et le leur en particulier. La lutte radicale en s'affirmant se heurte
souvent aux thèses social-démocrates et elle les contre,
mais son développement n'est pas identitaire, il existe par
ses actions, ses revendications et sa force propre. Ce n'est pas au
travers d'un repoussoir que le mouvement acquiert sa légitimité
mais dans le rapport de force avec le pouvoir.
Alors le réel peut apparaître tel qu'il est, ne pas se
voir tel que l'on souhaiterait qu'il soit et ainsi confondre une révolte
et une révolution, un mouvement social un peu dur et assez
bien politisé avec une insurrection.
En liant théorie critique et événement dans une
pensée de la situation on évite de prendre ses désirs
pour des réalités, on peut articuler la lutte à
court terme et la réflexion globale sur le système capitaliste
et son fonctionnement. Dans cette situation les forces sociales prennent
position et le ciel s'est éclairci pour beaucoup de personnes.
C'est aussi pour cela que ce mouvement est banal, car dans son déroulement
il répète ce qui s'est fait ailleurs ou ce qui a eu
lieu dans le passé ( en particulier dans son cycle mobilisation
/ répression). C'est aussi pour cela que le travail de la théorie
critique est à continuer, à renforcer et à transmettre.
La mise à jour du pouvoir et de sa répression brutale
se fait facilement dans l'action, mais la conscience révolutionnaire
a besoin d'arguments et de réflexion pour structurer sa légitimité
dans la durée. La théorie complète de la conscience
existentielle.
Dans ce cadre la pluralité des approches est un facteur de
richesse où la complémentarité pluridisciplinaire
peut être efficace. La critique du capitalisme peut se faire
par l'histoire, la géographie, l'ethnologie, la psychologie,
la sociologie, l'économie ou la politique.
Il n'y a pas de limitation précise en la matière. Il
faut se saisir du contenu critique des bibliothèques universitaires
ou autres, il faut organiser des débats de réflexion,
il faut oser lire et réfléchir..
Il faut aussi connaître la pensée de ses ennemis et
bien sûr penser le temps présent ce qui est le véritable
défi à relever.
Tout ceci ne fait pas en un jour, c'est certain, mais ce n'est pas
parce que cela demande de l'énergie et de la patience qu'il
faut faire confiance aux "prêts à penser" en
circulation dans ce monde ou dans notre "mouvance". Se défier
de la notion de progrès, de celle de justice, du bien, de l'humanitaire
demande une certaine régularité dans le questionnement
des idéologies. Ce travail critique donne une certaine compréhension
du monde contemporain, mais en lui-même il ne résout
rien. .
Il peut se révéler inutile s'il se cantonne dans la
seule théorie ou le savoir. Nous ne visons pas l'érudition
ou l'encyclopédisme, il n'y a pas d'examen, seule la confrontation
avec le réel est peut donner des indications sur la validité
de nos thèses. Il ne s'agit pas non plus de tout lire, l'efficacité
peut être un bon critère même si nous devons nous
méfier de l'opérationalisme technicien.
C'est pour cela qu'il est nécessaire d'articuler les trois
niveaux ensemble dans une pensée de la situation qui lie théorie
critique et événement et ainsi puisse déboucher
sur la vérité des sujets (au niveau collectif ou individuel).
La théorie critique a souvent été utilisée
pour passer à la seconde étape et dire comment cela
doit être ou comment ce sera après, pour fabriquer des
machines à bonheur. Maintenant nous savons que cette attitude
est très dangereuse. Mais même sans savoir où
on va, on peut quand même lutter efficacement et mettre en oeuvre
une praxis qui unit la théorie et la pratique de transformation
sociale.
Sinon on maintient la coupure entre ceux qui pensent et ceux qui agissent,
ce qui est une des bases de la délégation façon
bourgeoisie. Ou alors on se cantonne dans une critique qui ne va pas
au delà de ce que le sens commun peut admettre, état
de situation que le mouvement dépasse très vite de par
son développement et alors il se retrouve sans perspectives
globales et est ainsi à la merci de l'idéologie de l'ennemi.
Ceci permet également de limiter les problèmes lors
de la fin du mouvement : déprime paralysante, repli hautain
et mépris des moutons, recours au terrorisme ou à l'action
directe, transfert sur le mode de vie ( "changer la vie"),
etc.
D'autre part l'action pour l'action montre rapidement ses limites,
structurer un mouvement demande donc des objectifs et une stratégie
plus globale, même si souvent on n'obtient qu'une réforme
ou un recul du pouvoir.
La situation politique joue un rôle évident, car s'il
y avait eu une possibilité de remplacement de Balladur par
une autre force politique peut-être que ce mouvement aurait
pu prendre une nouvelle ampleur. Mais peut-être que l'aspect
politicien nous aurait été défavorable, car l'espoir
de changement aurait été détourné sur
un objectif compatible avec cette gestion du système.
D'autre part si on peut se demander si le champ libre ouvert par le
discrédit syndical n'est pas propre à la vie étudiante.
Chez les salariés c'est plus compliqué de faire du neuf
avec du vieux ou alors de le créer de toute pièce, l'expérience
de la FSU ou du SUD-PTT sont là pour le prouver.
Par contre on voit aussi les possibilités que donne cet état
de fait. L'énergie libre peut se porter sur des formes d'action
et de réflexion plus larges et plus radicales. C'est un peu
comme les élections, plus on passe de temps à s'en occuper,
moins on en a à passer pour militer sur le terrain de la réalité
sociale.
Ces caractéristiques surprennent beaucoup de gens influencés
par les modèles de l'extrème-gauche ou de la gauche
classique. Il n'y a pas d'interlocuteur clairement identifié,
on ne sait pas qui représente qui, les réseaux traditionnels
ne fonctionnent plus, c'est plus vivant mais moins encadré
ou maîtrisé : le fameux aspect libertaire qui est tant
valorisé ou qui irrite. Ici le refus du fonctionnement classique
en collectif autour de la social-démocratie est une donnée
nouvelle qui perturbe la militance un peu plus âgée.
On nous reproche même de rester trop centrés sur la fac,
même si dans la pratique c'était faux. Les A.G. étaient
ouvertes et le thème de l'exclusion était un thème
très largement repris. Mais les réformistes ou ceux
qui croyaient avoir à faire à une révolution
étaient surpris et sans prise sur le mouvement réel.
Nous devons donc essayer d'articuler dans une pensée de la
situation, théorie critique et événement.
Philippe Coutant Nantes le 15/11/94
P. S. : Ce texte est lié à l'histoire du groupe Virus Mutinerie.
Cet article est paru dans sa première version inclus dans une
brochure de Mai 94 du Réseau No Passaran sur le mouvement anti-Cip
:
"On a toujours raison de se révolter!".
Il est paru également dans le bulletin du Gasprom.
Il a été ensuite publié dans la Revue Temps Critiques
et repris dans le premier tome de leur anthologie.
La revue Temps Critiques
Temps Critiques