Modes de vie et rapports sociaux de sexe : jeux et enjeux de lanalyse
sociologique.
"Le mode de vie est dans une large mesure une notion
triviale qui banalise toute pensée, même la plus rigoureuse,
car elle nexige aucune clarification. Son sens est toujours suggéré,
rarement ou jamais défini : il va de soi" (S. Juan, Sociologie
des genres de vie, 1991)
Nicky Le Feuvre, dans la revue Temporalistes, n° 30, juillet 1995,
pp. 5-9.
Maître de Conférences de Sociologie, Université
de Toulouse II - Le Mirail, France.
Lanalyse sociologique des "modes de vie"
La conceptualisation et lanalyse des "modes de vie"
est un exercice périlleux qui soulève un ensemble de questions
théoriques et méthodologiques qui renvoie aux débats
de fond qui sous-tendent la sociologie en tant que discipline "à
projet scientifique" (Simon, 1991). Lappréhension
de cet objet est caractérisée par les impasses conceptuelles
qui découlent du clivage théorique traditionnel entre
holisme et individualisme (méthodologique). Ce clivage se manifeste
à travers des distinctions plus ou moins rigoureuses de vocabulaire
entre les "modes de vie" et des "styles de vie".
Ainsi, "Si le mode de vie est identité de la pratique (ou
de lensemble de pratiques) chez une pluralité dindividus,
le style de vie correspond à lidentité de lindividu
(ou dun nombre très restreint dindividus) par la
pluralité et loriginalité combinée de ses
(leurs) pratiques. Dans le premier cas, la pratique (ou lensemble)
unique désigne et unifie un agrégat humain en tant que
chaque unité élémentaire a le ou les même(s)
usage(s). Dans le second, lindividu, souvent singulier mais pas
toujours unique, désigne et unifie un agrégat (à
première vue) hétérogène de pratiques. À
la singularité de la pratique ou de lensemble tout aussi
singulier de pratiques dans le mode de vie répond la singularité
de lindividu et de son style de vie" (Juan, 1991, p. 23).
Pour un renouvellement des approches sociologiques Ainsi, jusquau
début des années 1990, lapproche sociologique des
"modes de vie" fut largement empêtrée dans des
querelles théoriques sarticulant autour de la place relative
des "stratégies" individuelles et des effets structuraux
dans la configuration des usages sociaux dans la vie quotidienne. Dans
son ouvrage Sociologie des modes de vie paru en 1991, Salvador Juan
propose de renouveler lanalyse sociologique des "modes de
vie" dans lobjectif précis de rompre avec le double
écueil de léconomisme et de lindividualisme.
Sa tentative délaboration dune théorie intermédiaire
de structuration des pratiques autour de la notion de "genre de
vie" définie comme la "manière dorganiser
dans le temps et lespace les usages dinteraction et des
formes constitutives de la vie quotidienne" (1991, p. 35) constitue,
à mes yeux, une avancée considérable par rapport
aux travaux antérieurs et ouvre de très intéressantes
perspectives de recherche. En raison de la place centrale quil
accorde à la dimension temporelle des usages sociaux, le travail
de Juan savère tout particulièrement heuristique
pour lanalyse du caractère sexué des temporalités
quotidiennes. En accordant une place centrale au "projet"
et à la "capacité daction", Juan insiste
sur le fait que cest le "rapport au temps, au devenir (qui
est) une dimension fondamentale pour la compréhension des usages
et de ce qui les ordonne" (ibid., p. 50). Réfutant lidée
selon laquelle les modes de vie constituent "le pur signe de lintériorisation
individuelle ou collective des dispositions associées à
la position dans lespace social des ressources" (cf. Bourdieu,
1979), Juan avance lhypothèse selon laquelle "les
acteurs participent - avec des capacités inégales et de
manière plus ou moins partielle - à la prise en charge
de leurs pratiques et de leur situation sociale" (Juan, 1991, p.
73). De ce fait, on peut situer lapproche de Juan au cur
des transformations récentes des perspectives sociologiques analysées
par François Dubet dans La sociologie de lexpérience
(1994).
Modes de vie et rapports sociaux de sexe : quelles perspectives danalyse
? Il nest nullement notre intention de formuler ici une synthèse
critique systématique des travaux de Juan. Il sagit simplement
de nous appuyer sur quelques-unes des idées fortes de son ouvrage
de manière à signaler, en toute modestie, les quelques
pistes de réflexion sur cette question qui ont été
suggérées par un travail de recherche qualitative sur
le caractère sexué des pratiques spatio-temporelles des
mères de famille en France (Le Feuvre, 1990). Les difficultés
théoriques et empiriques rencontrées dans lanalyse
sociologique des "modes de vie" (mais qui dépassent
très largement, me semble-t-il, les limites de ce champ de la
sociologie) peuvent se résumer par le fait que la coïncidence
situation-action est devenue plus aléatoire (et donc plus difficile
à interpréter) et que les statuts sociaux classiques (sexe,
âge, CSP) sont devenus moins univoques dans leurs implications
au niveau de lorganisation spatio-temporelle des individus et
des groupes sociaux (Juan, 1991:126).
De telles difficultés étaient au cur de notre recherche
sur les pratiques et les représentations du loisir chez les mères
de famille en France (Le Feuvre, 1990). Il sagissait pour nous
danalyser la complexité de la gestion des expériences
de temporalités quotidiennes multiples dans une perspective théorique
qui cherchait à se démarquer à la fois des approches
traditionnelles en sociologie des loisirs (Parker, 1971, 1983, Dumazedier,
1962, 1974), mais également (dans une moindre mesure) dun
ensemble plus récent de travaux anglo-saxons sur les loisirs
des femmes (Deem, 1986, Green, et alii, 1990). Lentrée
sur ce terrain par le biais des rapports sociaux de sexe présente
lavantage de faire apparaître de manière immédiate
les impasses des approches théoriques qui consistent à
rechercher les logiques inhérentes aux "modes de vie"
dans linscription des individus dans lespace de la production
économique. En dehors de lépineuse question de la
définition sociologique de lappartenance de classe des
femmes (et notamment des femmes mariées), lobservation
empirique fait apparaître un ensemble de pratiques spatio-temporelles
à lintérieur de chaque catégorie de sexe
qui rend caduques les diverses tentatives à retrouver "en
dernière analyse" une logique univoque de classe à
lorigine des usages spatio-temporels.
Pourtant, il est à noter que, dans bien des cas, les problématiques
fondées sur les catégories de sexe se sont calquées,
du moins dans un premier temps, sur les orientations les plus déterministes
de la tradition sociologique (Bourdieu, 1990, Delphy, 1991) et ne font
que substituer une logique en termes de "classes de sexes"
à une logique en termes de "classes sociales", senfermant
demblée dans une seule perspective danalyse : celle
de la reproduction sociale à lidentique. Une telle perspective
est incapable, à mes yeux, de rendre compte de manière
satisfaisante des transformations sociales significatives au niveau
des "modes de vie" qui sont en cours dans les sociétés
occidentales contemporaines. Pas plus que la classe sociale, le sexe
comme construction sociale de la domination hommes/femmes ne permet
de rendre intelligible, à lui seul, la multiplicité des
usages socio-temporels. Il existe pourtant un ensemble plus ou moins
unifié dapproches théoriques en termes de rapports
sociaux de sexe qui ouvre (directement ou indirectement) de nombreuses
pistes intéressantes dexploration sociologique de ce que
Juan appelle "la morphologie culturelle" (1991, p. 14) et
qui permet de sinterroger sur les limites posées par ce
dernier à la définition des "genres de vie".
Pour nous, parler des rapports sociaux de sexe consiste à mettre
laccent sur lexistence dun rapport hiérarchique
entre les sexes qui est construit socialement et qui dynamise lensemble
des champs du social. Il sagit donc dun rapport de pouvoir
qui senracine dans la division sexuelle du travail et qui, étant
construit socialement, est appréhendable historiquement (Kergoat,
1992, p. 16). De ce fait, la notion de rapports sociaux de sexe na
pas de valeur opératoire en dehors dune vision globale
de la réalité sociale - "une femme ne se pense pas
que comme femme, elle se pense aussi dans un réseau de rapports
sociaux : comme travailleuse (...), comme jeune ou vieille, comme, éventuellement,
mère ou immigrée. Elle subit, et/ou exerce, une domination
selon sa place dans ces divers rapports sociaux. Et cest lensemble
qui va constituer son identité individuelle et donner naissance
à ses pratiques sociales" (Kergoat, 1992, p. 17).
Une telle définition permet dopérer une rupture
avec les positions structuralistes qui ont dominé lanalyse
sociologique des catégories de sexe (et des "modes de vie")
et dintroduire une certaine dynamique dans lanalyse sociologique
des "capacités daction" des hommes et des femmes,
conçu(e)s comme des acteurs de leur propre devenir social. Une
telle perspective ne correspond en rien à un glissement vers
une forme plus ou moins déguisée dindividualisme
méthodologique, puisquil sagit de garder à
lesprit le fait que "la capacité daction est
un attribut du sujet personnel mais le sujet se produit toujours dans
un rapport dialectique à son environnement social" (Juan,
1991, p. 201). Or, il est désormais largement admis que, en ce
qui concerne lenvironnement social de la société
française contemporaine, lensemble des pratiques et des
représentations sociales reflète une différenciation
doxique des positions des hommes et des femmes. Cette "sexuation"
matérielle et idéelle traverse lensemble des champs
du social et, se fondant sur une assignation prioritaire et arbitraire
des femmes du côté du domestique et des hommes du côté
de la production économique, se manifeste dune manière
qui traverse (en partie du moins) les clivages de classe, dorigine
géographique et dâge dans les différentes
formes de "sociabilité" des groupes sociaux sexués.
Il nen demeure pas moins quune analyse plus fine de linfluence
conjointe du statut familial et du statut socio-économique sur
les pratiques et les représentations spatio-temporelles des mères
de famille françaises fait apparaître une telle diversité
de pratiques et/ou une telle hétérogénéité
du sens subjectif attribué à un même ensemble de
pratiques quune problématique centrée uniquement
sur linscription "objective" de ces femmes dans un système
social sexué savère rapidement inopérante.
La tentation est alors effectivement grande de partir à la recherche
dune "masse toujours plus importantes de variables secondaires"
chargées dexpliquer les écarts observés à
une norme sexuée préalablement définie (cf. Juan,
1991, p. 161).
En ce qui me concerne, je suis partie de lhypothèse que
le rapport à lactivité professionnelle des femmes
et leur "image de soi" en tant que mère/épouse
interviendraient comme éléments discriminants permettant
dexpliquer la répartition de ces femmes entre, dune
part, les "modes de vie" majoritairement tournés vers
la sphère domestique et caractérisés par le dévouement
aux autres (époux, enfants, parents âgés) et par
les "loisirs familiaux" pratiqués systématiquement
en compagnie du conjoint et des enfants et, dautre part, les "modes
de vie" davantage caractérisés par une autonomisation
relative des pratiques "hors travail" des femmes vis-à-vis
des responsabilités domestiques et par laccès aux
"loisirs autonomes" pratiqués en dehors de la présence
des enfants et/ou du conjoint (et donc par une remise en question au
moins partielle des normes sexuées en vigueur dans la société
française contemporaine - cf. la distinction opérée
entre un modèle "familiariste" et un modèle
"féministe" par Jacques Commaille, 1992). Sans maventurer
sur le terrain glissant de la sociologie prédictive, il ma
semblé intéressant dexplorer linfluence potentielle
de laccès concomitant des femmes françaises aux
formations diplômantes et aux carrières professionnelles
(plutôt quà une activité économique
discontinue largement soumise aux exigences familiales) sur leur capacité
à opérer une distanciation objective et symbolique par
rapport aux usages socio-temporels associés aux "modes de
vie" sexués traditionnels (un souci qui traduit assez fidèlement,
me semble-t-il, la notion de "participation à la production
de futurs modèles culturels" utilisée dans un autre
contexte par Salvador Juan, 1991:238).
Afin de saisir "limage de soi" ou lidentité
subjective des femmes interviewées dans le cadre de cette recherche,
je me suis largement inspirée du concept de "bloc idéel
mère/épouse" proposé par Daune-Richard et
Haicault (1985), en construisant un ensemble dindicateurs empiriques
pour mesurer le degré dadhésion / de distanciation
des femmes par rapport aux valeurs et aux pratiques maternelles traditionnelles.
En cela, jai cherché à saisir la capacité
des femmes à transformer leur situation sociale en adoptant une
vision de lacteur sexué en tant que "être capable
de distanciation, cest-à-dire capable dadopter une
position intermédiaire entre lidentification et lopposition
à linstitution" (Goffman, 1984, p. 373, cité
dans Juan, 1991, p. 207). Plus encore que le rapport objectif des femmes
à lactivité professionnelle, cest cette dimension
symbolique, étroitement corrélée avec la nature
du capital culturel disponible, qui sest avérée
déterminante pour lidentification des différentes
configurations dusages spatio-temporels chez des femmes partageant,
par ailleurs, une situation familiale semblable. Ainsi, quel que soit
leur rapport objectif à lactivité professionnelle
("inactives/actives" continues/discontinues), les femmes disposant
dun faible niveau de capital culturel (niveau détudes
inférieur au baccalauréat), très majoritairement
épouses douvriers et ayant elles-mêmes exercé
(ou exerçant au moment de lenquête) un emploi douvrière
ou demployée de service font preuve dune adhésion
étroite à un "bloc idéel mère/épouse"
très traditionnel. Leur "mode de vie" se caractérise
par des pratiques tournées vers lespace familial et domestique.
À lautre extrême de la hiérarchie sociale,
les femmes ayant suivi des études supérieures, majoritairement
épouses de (ou elles-mêmes) cadres supérieurs, expriment
unanimement une certaine distanciation symbolique par rapport au "bloc
idéel mère/épouse". Elles adoptaient des pratiques
sociales davantage tournées vers des loisirs individuels et "autonomes"
et ce dautant plus quelles étaient mères de
famille nombreuse et/ou nexerçaient aucune activité
professionnelle au moment de lenquête (Le Feuvre, 1994).
Dans la catégorie intermédiaire des "classes moyennes"
les résultats sont moins clairs. C'est dans cette catégorie
que lexercice dune activité professionnelle sans
interruption semble intervenir comme élément déterminant
de laccès aux loisirs "autonomes". En effet,
le "choix" dadopter un profil continu dactivité
tout en ayant des enfants en bas âge est lui-même fortement
corrélé avec la même distanciation par rapport au
"bloc idéel mère/épouse" identifiée
chez les femmes ayant suivi des études supérieures sans
quil nous ait été possible didentifier des
variables secondaires (mariage hétérogamique, secteur
dactivité, réduction du nombre denfants, âge
de la première maternité) susceptibles dexpliquer
cette distanciation relative et donc les différents usages socio-temporels
observés chez les femmes partageant un statut socio-économique
et familial semblable.
Les travaux de Salvador Juan nous laissent penser que la notion de "capacité
daction" constitue une piste prometteuse pour poursuivre
ce travail, à condition toutefois dapporter des précisions
à laffirmation plutôt vague de lauteur selon
laquelle : "la capacité daction, si elle est présente
dans presque toutes les positions de lespace social, nest
pas également distribuée dans cet espace" (Juan,
1991, p. 236). Si effectivement "lacteur - et donc les genres
de vie - nexistent que par la définition préalable
dun système de déterminations dont le sujet tente
de sévader mais qui est aussi son point dappui"
(Juan, 1991, pp. 207-208), il semblerait que la capacité dévasion
et le point dappui des femmes mariées et mères de
famille doivent être saisis en fonction des formes spécifiques
de la division sexuelle du travail et de lemploi qui caractérise
la société française contemporaine. Contrairement
à lensemble des travaux antérieurs sur les "modes
de vie", où la question du rapport conjoint de lacteur
sexué à lemploi et à lengagement familial
échappe à tout effort de problématisation et où
les pratiques dites "culturelles" sont reléguées
à une troisième sphère, je me propose de poursuivre
ce travail en insistant sur le fait que lanalyse sociologique
de la "manière dorganiser dans le temps et lespace
les usages dinteraction et des formes constitutives de la vie
quotidienne" (autrement dit des "genres de vie") ne peut
se poursuivre de manière satisfaisante sans une problématisation
préalable et une prise en compte intégrée de la
"capacité daction" des acteurs sociaux dans lensemble
des sphères du social. Autrement dit, les configurations dactivité
/ dinactivité, de conjugalité et de natalité
ne devraient pas être appréhendées comme de simples
déterminants exogènes des "modes de vie", mais
bien comme des éléments constituant des "genres de
vie" nécessitant la construction de nouveaux outils théoriques
et méthodologiques.
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Le lien d'origine :http://www.sociologics.org/temporalistes/home/texte/lefeuvre/lefe2.html
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