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Derrière le rideau du néo-sarkovatisme

Origine : http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/derriere-le-rideau-du-neo-38935

Néo-sarkovatisme ? Nouveau concept fumant ou réel niveau d’analyse ? De nombreuses fois, mise sur le tapis sans jamais être vraiment discutée, la question du « néo-conservatisme » de Nicolas Sarkozy semble ressortir à la lumière des derniers événements. Nicolas Sarkozy semble opérer une politique à double face entre néo-libéralisme et néo-conservatisme moralisateur. Comprendre cet étrange manège relève d’une entreprise de déconstruction des dernières décisions présidentielles. Bienvenue derrière le rideau du néo-sarkovatisme.

Il semblait que la question du caractère « néo-conservateur » du président ait été enterrée par les différents épisodes « bling-bling » émaillant les premiers mois de la présidence Sarkozy à la tête de l’Etat. Du Fouquet’s à Louxor en passant par les Ray-Ban et le mariage avec Carla, le début de quinquennat sarkozyste ressemblait plus à celui d’un aficionados du capital clinquant que celui d’un évangéliste moralisateur. Une attitude qui demeure aujourd’hui encore présente, même si elle se fait plus tempérée sans doute pour des raisons de communication politique et qui désormais contraste avec la série d’annonces teintées de moralisme pur jus. Un néo-sarkovatisme, avatar français du néo-conservatisme américain devenu mondial où la morale est devenue la réponse à une société perçue comme amorale (critique très présente de Mai-68 chez un président qui en emprunte pourtant toutes les attitudes). Pourtant le néo-sarkovatisme est plus qu’un simple néo-conservatisme de type évangélico-puritain sauce américaine, puisque qu’il en est une version profondément originale où le néolibéralisme économique affiché et le versant moral du néo-conservatisme ne sont plus que les deux faces d’un même homme. A trop vite évacuer, la controverse du caractère néo-conservateur de la politique présidentielle, celle-ci semble aujourd’hui faire un retour en force dans l’agenda politique. A moins que...

A moins que ce caractère eût toujours été présent dans la matrice politique du sarkozysme, mais ne soit passé devant le nez sarkosé de la plupart des observateurs politiques. En quelques semaines, nous venons d’assister à une série d’annonces qui semble replacer le personnage Sarkozy, au cœur d’un questionnement typiquement « néo-conservateur ». Il est drôle de prendre dans l’ordre, la description que l’auteur américain Irving Kristol fait des néo-conservateurs américains. Selon lui : « les néo-conservateurs et les traditionalistes religieux se rejoignent sur les questions touchant à la qualité de l’éducation, aux rapports entre Eglise et Etat, à la réglementation de la pornographie et ainsi de suite, autant de problèmes qu’ils considèrent dignes de l’attention du gouvernement ».

Act 1. L’éducation s’est soudain retrouvée le centre de toute l’attention du gouvernement pour les meilleures raisons, mais surtout les pires. En effet, si l’on doit retenir une synthèse des réformes et de la grande « politique de civilisation de l’éducation » proposée par Xavier Darcos, c’est le grand retour de la morale : renforcement des cours d’éducation civique, cours de morale et de politesse... Bref la morale est de retour à l’école et cela va se savoir ! On ne peut nier les problèmes que connaît l’école publique française depuis la massification et l’invention de cette fabrique à inégalités qu’est le « collège unique », cependant la moralisation de l’éducation est devenu un pansement étrangement à la mode. Le 14 février dernier, Nicolas Sarkozy annonçait lors du dîner du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) « ouvrir les enfants à la dimension de Dieu » (une dimension religieuse qui est aussi intégrante du néo-sarkovatisme), mais surtout évoquer l’idée saugrenue de confier la « mémoire » d’un enfant juif déporté durant la Seconde Guerre mondiale à une classe de CM2. Cet épisode, s’il a déclenché foule de réflexions et de protestations, est hautement symbolique du degré de moralisation de l’espace scolaire voulu par la présidence sarkozyste, ces dernières semaines.

Act 2. Voilà quelques semaines que le débat sur les rapports entre Eglise et Etat est venu s’immiscer dans l’agenda politique. Le président a enflammé les foules et la presse à la suite de deux discours prononcés sur la laïcité et le rôle des religions. Les discours de Saint-Jean-de-Latran le 20 décembre 2007 puis de Riyad, le 14 janvier, semblent marquer le retour d’une question religieuse dans l’agenda sarkozyste. Faute de croire que l’on serait pris au dépourvu, on savait effectivement le président épris d’une foi religieuse et d’une volonté de redonner une place spéciale à la morale religieuse dans la République laïque. Volonté déjà exprimée dans son ouvrage La République, les Religions et l’Espérance... Mais l’on n’avait sans doute pas pris la mesure des véritables implications de ce discours. Comment pouvait-on appréhender une dimension morale à l’homme Sarkozy alors qu’en 9 mois il aura enchaîné un divorce, un remariage et une exposition de luxe à faire pâlir le moindre milliardaire dubaïote ? Pourtant forcé de constater que le président vient de décliner sous plusieurs formes ses convictions concernant la religion, aidé maladroitement par ses conseillers qui tentent de faire rentrer dans le carcan tout ce qui ressemble de près et surtout de loin à une religion (Eglise de scientologie et autres sectes dont Emanuelle Mignon affirme le « non-problème » en France). La véhémence des milliers de citoyens et de nombreux journalistes se tourne directement vers ce qu’ils nomment une « attaque contre la laïcité », véritable bijou de la République française tenu sous la plus haute surveillance des néo-penseurs de tout bord. Si ces affirmations sont en partie justifiées, elles laissent échapper une explication plus large de la matrice de ce néo-sarkovatisme. Les débats soulevés par l’équipe Sarkozy ne se limitent pas à une simple envie de provocation (qui semble être devenu le sport de prédilection des conseillers élyséens), mais doivent être inscrits dans une volonté de proposer un recours moral aux Français pour des raisons que nous évoquerons plus tard.

Act 3. Canal+ attend encore les possibles annonces d’une réglementation visant à crypter les films du samedi soir ou à en retirer les scènes de sexe explicite. Au-delà de la proposition humoristique, on peut s’interroger sur les penchants de ce moralisme appliqués à la culture et l’audiovisuel. Des mesures ne concerneront pas forcément la pornographie, mais on peut envisager quelques décisions prises sur la violence à la télévision, les jeux vidéo ou les déhanchements affriolants de Victoria Silvstedt. Les semaines à venir nous réserveront peut-être quelques surprises !

Les faits sont là, mais la problématique entre attitude néo-libérale affichée et le néo-sarkovatisme des dernières annonces semble dérouter les analyses politiques. Comment expliquer l’ambivalence des liens entre le caractère néo-libéral et la dimension morale d’un néo-conservatisme sarkozyste ?

La réponse se trouve peut-être au travers d’une analyse conjointe du néolibéralisme et du néo-conservatisme menée par l’Américaine Wendy Brown. Dans son ouvrage Les Habits neufs de la politique mondiale, l’universitaire de Berkeley revient sur les attaques portées à la démocratie libérale par ces deux mouvements qui semblent a priori antagonistes. En effet, comment peut-on concilier la volonté d’un néolibéralisme marchand, qui passe par exemple par une diminution du rôle de l’Etat et une privatisation des affaires sociales (d’une éducation devenue le sort d’Acadomia & Co ou de la sécurité pourvue désormais par des entreprises de surveillance) avec un néo-conservatisme qui se veut une moralisation de la société selon les principes d’un Etat fort intervenant sur les préceptes moraux ? L’équation revient à comprendre une Amérique schizophrénique plus grosse productrice de l’industrie X mondiale et lieu de tous les moralismes puritains. Pour reprendre les mots de Wendy Brown : « Comment un projet qui vide le monde de sens, qui déracine et diminue la vie et qui exploite le désir rencontre-t-il un projet axé sur le rétablissement et l’imposition du sens, la protection de certains modes de vie, la répression et la régulation des désirs ? »[1]

Pour Wendy Brown, cet antagonisme est avant tout le fait d’une mauvaise appréhension des deux phénomènes. Considéré comme une série de politiques économiques, le néolibéralisme se voudrait en réalité aussi une rationalité politique, « une gouvernementalité » au sens où Foucault l’envisageait, c’est-à-dire « une conduite des conduites ». Voir dans le néolibéralisme la simple expression d’une série de mesures économiques destinées à déréguler le marché se révèle réducteur de ses véritables enjeux. Voir dans l’expression du néolibéralisme, les exemples de délocalisation comme chez Mittal Arcelor & compagnie ne serait exposer qu’une partie de l’iceberg. Le néolibéralisme ne s’arrête pas à une dérégulation du marché qui passerait par la privatisation des services publics ou les délocalisations d’entreprises. Non le néolibéralisme est aussi une gouvernementalité qui s’attache à faire entrer la logique de rationalité dans les moindres recoins de l’espace politique et social. Elle réduit l’Etat à sa stricte expression d’accompagnement de la croissance économique où les décisions ne sont plus issues d’une morale (c’est moralement bon), mais d’une rationalité de type économique (c’est économiquement bon). Oui, l’Etat n’est pas exterminé par le néolibéralisme, il est bien au contraire renforcé puisqu’il a pour rôle de supporter la croissance et l’effort capitaliste. L’un des exemples les plus probants de cette rationalité de type économique qui s’insinue dans les domaines politiques et sociaux a pu s’observer à travers des décisions budgétaires diverses allant de l’introduction de la LOLF (rationalité économique à tous les étages de la gestion bureaucratique directement issue du mouvement de New Public Management anglo-saxon) à celui des lois sur l’immigration (rationalité économique de garder les étrangers susceptibles de fournir un plus à la croissance !).

La dévalorisation de l’autonomie politique s’est progressivement opérée à travers un libéralisme rationalisant tous les pans de la société. Le sens moral de toute décision sociale s’est vu exclure au profit d’une perspective rationnelle de la décision. On se retrouve dans ce que Régis Debray envisageait sous le nom de « l’intérêt général démagnétisé » où, selon les principes d’une rationalité économique devenue rationalité gouvernementale, on assiste à la promotion de la prise de décision rationnelle chez l’individu doublée d’une transformation des problèmes politiques en problèmes individuels auxquels on apporte des solutions marchandes. Là, encore, les débuts de la présidence Sarkozy semblent éclairer à merveille cette translation. Le slogan « Travailler plus, pour gagner plus » déplace les questions intrinsèquement politico-économiques de l’inflation et du pouvoir d’achat vers des logiques individuelles où l’individu se voit remettre la gestion de son problème. L’Etat ne doit plus être ici tenu responsable des problèmes de porte-monnaie des Français, mais ce sont les Français qui doivent venir gérer au mieux de manière individuelle ces nouveaux embarras budgétaires. On passe clairement d’une globalité à une individualisation (ou plutôt dividuation au sens deleuzien) de la gestion des problèmes politiques : prendre son vélo pour aller travailler ou faire jouer la concurrence sont de formidables exemples donnés par la ministre de l’Economie montrant combien le problème est aujourd’hui seulement envisagé selon une logique individuelle. Ainsi, par extension, l’intérêt est devenu de plus en plus individuel et comme le rappelle Régis Debray dans un article du Monde paru le 8 février 2008 : « Et quand l’instit annonce une grève, la réaction des parents n’est plus : "Zut, une journée d’école de perdue pour le petit", mais : "Qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire demain ?" Le républicain à l’ancienne ne s’y reconnaît plus ». Effectivement, il y a de quoi dérouter un républicain qui a connu la gouvernementalité à l’ancienne où l’intérêt était celui de tous et non d’un.

De manière paradoxale, le citoyen, non-expert des problèmes qui lui sont désormais remis, se voit aussi remettre des solutions clés en main qui prennent la forme de solutions marchandes. L’hymne sarkozyste « Travailler plus, pour gagner plus » est l’une de ces solutions marchandes clés en main qui va contribuer à la formation d’un consommateur-citoyen. En effet, la solution au problème ne se voulant plus ni globale ni politique, elle se trouve résumée à un simple choix rationnel comme la formule l’exprime si bien : « Travailler plus, pour gagner plus » ou « travailler moins pour gagner moins ». Le problème du pouvoir d’achat n’est plus celui de l’Etat, mais celui d’un citoyen soumit à la simplicité d’un choix de consommation. Les variantes à ce choix rationnel peuvent être diverses selon les situations et les atouts : se prostituer plus, pour se loger plus pour les étudiantes ou vendre un rein pour manger bien pour les sans-papiers ! La formation d’un consommateur-citoyen prêt à accepter un degré important de gouvernance et d’autorité devient alors le passage suivant de cette rationalisation du politique. Soumis à des problèmes individuels qui le dépassent, l’individu se voit remettre les guides de sortie de crise par l’Etat qui se voit ainsi renforcer non dans ses principes étatiques antérieurs (police, Sécurité sociale, gestion de la santé), mais dans une nouvelle forme d’autorité qui conduit l’individu selon les mêmes principes de rationalité. La criminalisation des pauvres, des immigrés et des demandeurs d’emplois participe de cette nouvelle forme d’autorité où la morale n’entre plus en jeu dans les questions de rationalité à l’échelle individuelle, mais se voit suppléer au niveau national ou international.

La légitimation de l’étatisme est finalement la dernière composante de ce cocktail explosif présent dans le néo-sarkovatisme. Son exemple le plus frappant est sans doute exprimé à travers le concept de « politique de civilisation » chapardé au pauvre Edgar Morin, qui cache en fait un directivisme moral que l’Etat souhaite imposer à une société tout entière. Le philosophe n’a sans doute pas vu le retournement de sens que le néo-sarkovatisme lui a appliqué, passant ainsi d’un « vouloir devenir » commun émanent de la société à un « pouvoir d’avenir » moralement exercé par l’Etat. Si ce courant moral issu du pouvoir prend des formes religieuses, ce n’est pas en raison de la personnalité de Nicolas Sarkozy ou de ses conseilleurs, mais bel et bien parce que la religion est le seul outil disponible pour répondre à cette volonté de moralisation de la société. Les propositions concernant les domaines religieux lancées par le président de la République ne sont qu’une charge indirecte pour la laïcité, cette dernière n’étant qu’un simple dommage collatéral. Ainsi ce qui caractérise le néo-conservatisme mondial est la dimension du vide que le religieux cache à travers ça vocation performative (Quand dire c’est faire) : la lumière fut ! Sarkozy pensait en cette valeur performative lorsqu’il annonça aller chercher la croissance avec les dents, peut importe l’impossibilité des actions. Non, le néo-sarkovatisme à l’image du néo-conservatisme mondial se veut celui d’un étatisme directeur moral non celui d’un étatisme producteur du politique. Attendre que le gouvernement réponde au problème du pouvoir d’achat est aussi vain que d’attendre le retour de Diego Maradona parmi la sélection d’Argentine. Par contre, attendre un nouveau moralisme avec Guy Moquet & les enfants juifs n’est pas dénué de tout sens et l’on devrait continuer dans les prochaines semaines à voir défiler des annonces de ce type. Pourquoi pas l’arrivée au gouvernement de Raël et Michel Houellebecq comme ministre des Questions religieuses et de la Morale républicaine...

Bref à vouloir se focaliser sur Sarko au pays du bling-bling, on pourrait se retrouver avec le saint Nicolas venu nous passer une bonne fessée afin de nous rappeler les vertus d’un bon conservatisme ! Le rideau du néo-sarkovatisme vient à peine de se dévoiler.

[1] Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, Les Prairies Ordinaires, 2007, 137 p.