À l'initiative du groupe Las Solidarias, les Éditions du
Monde Libertaire viennent de publier un superbe bouquin (de près
de 400 pages) sur les Mujeres Libres, cette organisation de Femmes Libres
qui apporta l'un des + de la révolution libertaire espagnole de
1936.
Parallèlement, dans la collection Graine d'ananar (Louise Michel,
Michel Bakounine...), et en co-édition avec les Éditions
Alternative Libertaire, sont publiés deux portraits de ces femmes
libres encore vivantes : Sara Berenguer et Pepita Carpeña. L'occasion
de vous en dire davantage.
Femmes libertaires, femmes en lutte... femmes libres !
Intro par Thyde Rosell du groupe Bakounine de la Fédération
Anarchiste francophone.
J'lai pas vu, j'l'ai pas lu mais j'en ai entendu causer. Mujeres Libres,
à peine citée dans l'histoire des femmes, non reconnue
comme composante du mouvement libertaire espagnol par les anars eux-mêmes.
Les auteurs d'ouvrages relatant la révolution espagnole, les
militants essayant d'en rendre compte dans la presse anarchiste ont
du mal à définir ce mouvement : propos déformés,
lesbianisme nié (1), intellectuelles ou ouvrières...
Et pourtant, ce furent des milliers et des milliers de femmes qui s'émancipèrent
et assumèrent la situation (2). Plus de 20.000 femmes s'ouvrirent
comme des roses (3) à la construction de leur émancipation
en termes économiques, sociaux, culturels, éducatifs,
guerriers ou médicaux. Le tout dans l'enthousiasme de la jeunesse,
de la liberté, au nom de la vie enfin réinventée.
Dès l'origine, les Mujeres Libres considèrent le féminisme
comme un mouvement politique visant la prise du pouvoir car aucune organisation
de femmes ne remet fondamentalement en cause le fonctionnement de l'État
espagnol ou le capitalisme. Ayant comme contre-modèle le courant
féministe bourgeois et réactionnaire très actif
en Espagne au cours des années trente les initiatrices de Mujeres
Libres, formées à la CNT ou aux Jeunesses Libertaires,
créeront une organisation de femmes se considérant comme
une des composantes du mouvement libertaire.
Sans qu'on le sache, une révolution féministe était
en train de naître, de la même manière qu'entre tous
nous faisions une révolution sociale (4). Triples victimes :
du capital, du patriarcat et de l'ignorance disent-elles en parlant
de l'oppression féminine. Nous pourrions ajouter un quatrième
joug : celui de la reproduction dans la sphère politique de la
hiérarchisation des fonctions. Le mouvement libertaire n'y échappera
pas. Mujeres Libres subira de plein fouet désengagement, désintérêt,
humiliation de la part des organisations anarchistes.
La chape de plomb du franquisme, le renouveau du féminisme des
seventies, le silence tonitruant de l'anarchisme organisé ou
non participent, chacun dans son domaine, à la méconnaissance
de cet élan social, libertaire et féministe de ces milliers
de compagnes espagnoles. En effet, Mujeres Libres chamboule les idées
préconçues des hommes et des femmes quant à la
révolution, la réforme ou "ce qui est bon pour le
peuple". Ces femmes à peine alphabétisées
(5) dérangent à la fois les tenants du patriarcat, les
anars et semblent être ignorées des anarcha-féministes
petites-filles de Simone de Beauvoir, de Simone Veil ou d'Emma Goldman
(grosso modo héritières des courants intellectuels, citoyens
et politiques du féminisme) méconnaissant les activités
de leurs aînées qui ont inventé le premier mouvement
lutte de classes de femmes de l'histoire ouvrière (6). Seules
en Espagne, des compagnes se réapproprièrent, si ce n'est
la méthode, du moins le nom. Une gageure !
Deux chercheuses universitaires, Mary Nash et Martha Ackelsberg ont
ajouté leurs travaux à la voix quasiment inaudible de
ces militantes libertaires : le mur de l'indifférence est lézardé.
Un bon patchwork qui renoue avec l'origine de Mujeres Libres créée
par une poignée d'intellos et d'ouvrières, toutes militantes
syndicalistes libertaires...
En cette fin du XXème siècle, les vieilles compagnes bataillent
pour l'extériorisation et donc la diffusion, la re-connaissance
de leur mémoire collective. Et nous autres, au groupe Las Solidarias,
nous nous en faisons l'écho.
Avec émotion, en toute humilité, nous réapprenons
leur et donc notre histoire, celle des non-dits, de la solidarité,
d'un humanisme intégral, celle des découvertes !
Les femmes sortent de l'ombre Un féminisme balisé à
droite, au centre, mais ignoré par les populations ouvrières
ou paysannes balbutie pendant ces années trente et s'épanouira
pendant la révolution.
En 1932, l'Action Catholique Féminine déclare 38.000 adhérentes.
5.000 femmes madrilènes adhèrent à Aspiraciones,
association religieuse antisémite, anti-communiste.
Les fêtes du Sacré-Cur animées par des femmes
en deuil sont offensives en 1932-33.
L'extrême-droite utilise le vote des femmes instauré par
la république. Les aristo-femmes tâtent même du cachot.
Dans cette ambiance, beaucoup pensent que ce sont les femmes de droite
qui ont provoqué le changement politique de cette Deuxième
République. Ces analyses, un peu simplistes, oublient l'abstentionnisme
des anarchistes et des féministes, le départ des socialistes
du gouvernement.
Sortir les femmes du moyen-âge où les ont maintenues la
tutelle ecclésiastique et la misère sociale apparaît
comme la toute première urgence pour les femmes républicaines,
révolutionnaires et libertaires qui se consacrent à la
santé, à l'enseignement, à la paix. Toutes s'abstiennent
d'intervenir sur un terrain politique. Des féministes créent
une revue Cultura integral y feminima (1933-36), une des premières
voix à s'élever contre les camps de concentration nazis.
Petits perce-neige de la révolution quotidienne, au cours de
la première apparition publique de la CNT à la foire du
livre de Barcelone, des jeunes femmes vendent à la criée
des ouvrages traitant de la maternité consciente (7).
La revue Estudios, à l'avant-garde d'une campagne en faveur de
l'éducation sexuelle et de l'émancipation féminine
aura un tirage qui oscillera entre 65.000 et 75.000 exemplaires.
Avant 1936, seules deux femmes avaient leur permis de conduire à
Barcelone. Malgré une législation favorable, il y eut
très peu de divorces et le phénomène fut essentiellement
urbain (8 mariages madrilènes sur 1.000) (8). Les ouvrières
(surtout les célibataires) refusent les congés de maternité
pourtant votés par un gouvernement "radical" ! À
cette époque les femmes accouchent sur leurs lieux de travail.
Beaucoup ont peur du licenciement ou de l'opprobre populaire quant à
leur sexualité que l'obtention de congés de maternité
mettrait en avant. Beaucoup redoutent un licenciement - la misère
est telle que les femmes basques, andalouses, asturiennes organisent
des marches pour obtenir du pain au cours des grèves libertaires
de l'été 34 - et/ou l'opprobre sociale (qui peuvent être
liés) générée par la demande de congés
de maternité trahissant l'exercice d'une sexualité.
Suite au soulèvement des Asturies d'octobre 1934 qui vit une
femme communiste, Aïda La Fuente, mourir la mitraillette à
la main ; Margarita Nelken, militante du PCE, organise des meetings
en France pour dénoncer la répression. La Pasionaria (basque
et femme de mineur) participe à la création de Infancia
Obrera pour sauver les enfants asturiens.
Les femmes de droite occupent le terrain politique et associatif alors
que les républicaines se consacrent principalement à l'éducation.
Le féminisme se divise, par delà des oppositions politiciennes
(gauche-droite), essentiellement suite aux évènements
d'Asturie. La classe ouvrière y voit les prémices d'un
renversement sociétal. La droite tremble : les féministes
"apolitiques et indépendantes" dans leur journal Mundo
femenino (19212936) déplorent que trop d'énergumènes
en jupes aient combattu et que les femmes de mineurs n'aient pas su
retenir leurs hommes (9). Historiens, voire socialistes et anarchistes,
pensent que les femmes sont instrumentalisées par l'Église,
qu'elles sont trop esclaves d'un mode de pensée étriqué
et représentent en tant que corps constitué un danger
pour les valeurs républicaines (10).
Le terrain politique est officiellement perdu pour une gauche féministe.
Soit parce que les hommes considèrent les femmes dans leur ensemble
comme irresponsables, soit parce que leur organisation est assujettie
au mouvement ouvrier organisé : du Komintern, en passant par
le front antifasciste verrouillé par le PCE. Les femmes s'épanouiront
sur le terrain qu'elles auront choisi au cours de ces années
: celui de l'éducation, de la santé, de la formation,
de la solidarité... Un terrain rompant définitivement
avec une vision linéaire, manichéenne de la libération
individuelle ou collective. Un terrain miné pour une vision centraliste
de la révolte ouvrière. Un terrain globalisant les exploitations
économiques et patriarcales où germera l'émancipation
individuelle. Un terrain où s'épanouiront les Mujeres
Libres !
Les femmes au boulot ou à la ronéo !
De 1936 à 39, elles conduisent les tramways et négocient
avec le syndicat des transports de Madrid l'ouverture d'une auto-école
pour remplacer les compagnons partis au front. Elles ouvrent des centres
de formation professionnelle, apprennent à tirer et à
sauter en parachute. Elles sont contraintes de mendier auprès
des syndicats le moindre local, le moindre subside pour... socialiser
les usines, construire à l'arrière ou au front la révolution
sociale.
Mujeres Libres peut se résumer dans ce propos de Pepita Carpeña
: Je n'avais pas été invitée, mais je les suivis.
Pas invitée à la réunion cénétiste,
pas invitée à décider du comment se battre, pas
invitée à s'organiser.
Et non seulement, les Mujeres Libres ont suivi l'action mais elles l'ont
très souvent devancée. La petite couturière et
ses compagnes construisent un mouvement social qui ne se contente plus
d'alphabétiser mais éduque et forme politiquement des
milliers de femmes. Elles créent des centres d'accueil pour les
réfugiés. Elles organisent l'éducation des enfants.
Elles ouvrent un centre de réinsertion pour les prostituées.
Elles combattent la mainmise des staliniens sur les organismes féminins
et de solidarité internationale (11). Elles donnent corps et
sens à une véritable révolution culturelle et sociale.
Et elles ne se sont pas trompées. En 1939, des groupes Femmes
Libres existent dans plusieurs pays européens, leurs publications
appellent les femmes à expérimenter une bisexualité.
Elles se sentent capables de combattre au front, de participer à
l'industrie de guerre, de gérer leur quartier... en l'absence
des hommes.
L'effondrement de tous les ressorts de l'État, de tous les subterfuges
de l'autorité, laissait les femmes livrées à leurs
propres forces et contraintes à résoudre elles-mêmes
les problèmes gigantesques de leur propre existence (12). La
révolution les transfigure. En quelques mois Mujeres Libres,
par nécessité, s'affranchit de la tutelle syndicale ou
politique. Elle embrasera le cur des femmes et aucune, malgré
la souffrance, la mort, l'exil ne regrettera cette expérience.
L'anarchisme : une révolution copernicienne... malgré
les anars !
Quel bilan en tirons-nous aujourd'hui ? Une vie pleine d'enthousiasme,
de rêves et d'utopies vaut des milliers d'attentes, de faux-semblants.
Quoi qu'ils ou elles en pensent : elle et il sont issus de la révolution
culturelle libertaire.
Lui, en créant un atelier égalitaire, en redonnant sa
dignité au paysan, en tissant une solidarité de classe
dans le quartier, à une époque où l'on pouvait
être emprisonné pour un simple coup de pied, où
le moindre sursaut représentait une menace pour une Église
inquisitoriale ou pour un patronat protohistorique. Il a redonné
de l'espoir à la classe ouvrière, il a mis à bas
le joug en substituant à la charité, la solidarité,
en égalisant les fonctions, en mettant dans la rue culture, sport,
promenade, livre, théâtre et musique.
Elle a suivi, s'est imprégnée de cette autonomie intellectuelle
et combative, a réintroduit cette collectivisation de la vie
dans la sphère domestique, l'a sexuée.
Elle est devenue femme malgré et grâce au mouvement libertaire
!
Ni l'une, ni l'autre n'ont eu le temps de s'en apercevoir. Nous, simples
spectatrice ou lecteur le sentons entre les lignes, le prévoyons.
Le mouvement libertaire espagnol, en quelques années a su conjuguer
au présent section syndicale, formation intellectuelle et culturelle,
a doté la jeunesse d'espaces libertaires. Et c'est parce qu'elles
sont anarchistes, que des Saornil, Comaposada, Poch y Gascon fonderont
Mujeres Libres, parce que les femmes ne participent pas assez à
la lutte syndicale ou sont prisonnières de l'ordre établi.
La majorité des hommes espagnols, paraît ne pas comprendre
le sens de la véritable émancipation ou dans quelques
cas préfère que leurs femmes continuent à l'ignorer
(13). Dès 1936, le mouvement libertaire est ainsi interpellé
et placé face à ses responsabilités : ajouter à
ses propositions sociales et syndicales alternatives à l'exploitation
économique des axes de réflexion, des principes sociétaux
capables d'émanciper, de libérer, de construire les personnes
dans leur globalité.
La CNT ignore trop l'émancipation féminine, au contraire
de la bourgeoisie ou du stalinisme qui utiliseront sans vergogne la
législation libérale ou l'entrisme prolétarien
(14). Ce double flux freinera l'expansion de Mujeres Libres en terme
d'aides, de reconnaissances, d'expressions et sera le meilleur exemple
de la libéralisation sociale des murs, de ce désir
de justice sociale qui émergeront au cours de ce soulèvement
social.
Comment visualiser cet élan révolutionnaire de quelques
mois seulement si ce n'est à travers, non pas l'effort de guerre,
mais cette volonté d'émancipation sociale, de mutualisation
des compétences qu'ont su porter Mujeres Libres. Non reconnue,
à peine tolérée par le mouvement libertaire, Mujeres
Libres en éduquant les femmes, en les intégrant à
la construction d'une société plus égalitaire leur
donne les clés de leur émancipation. Elle outille les
femmes du peuple et pas seulement les libertaires. Et de fait les libère
et se libère de la tutelle masculine.
Ce ne fut pas facile. Elles ont des salaires de misère, quémandent
des locaux, des trésoreries.
Elles s'organisent vite malgré le manque de moyens, les pressions,
la peur. Elles deviennent très rapidement une force propositionnelle
et analysent dans leurs rapports, leur congrès, les enjeux de
la guerre, du pouvoir, des oppositions politiques et syndicales. Elles
conjuguent pragmatisme, sauvegarde des acquis, renforcement des socialisations
et collectivisations avec la construction d'une société
plus libre (15). Elle se veulent une force féminine conscienteet
responsable qui agira comme avant-garde de progrès pour que la
femme puisse intervenir dans l'émancipation humaine, et qu'elle
contribue... à la structure du nouvel ordre social (16).
Le mouvement libertaire, prisonnier de schémas patriarcaux restera
sourd à leurs propositions : en 1938, l'assemblée générale
plénière du mouvement libertaire refusa d'intégrer
Mujeres Libres sous prétexte
qu'une organisation féminine serait pour le mouvement un élément
de désunion et d'inégalité, et que cela aurait
des conséquences négatives pour l'essor des intérêts
de la classe ouvrière (17) ! No comment...
En cela les hommes de la CNT, des Jeunesses Libertaires ont été
des hommes de leur temps : de bons catholiques rationalistes, culs serrés
et fils de leur Môman. Même aujourd'hui, les organisations
anarchistes occidentales ont du mal à reconnaître les luttes
anti-patriarcales ou l'appropriation des cultures populaires, comme
fait émancipateur. Une hiérarchisation des revendications,
une conception linéaire (nous pourrions dire masculine) de l'organisation
renforcent les structurations patriarcales (le capitalisme en étant
seulement un des aspects). Mujeres Libres aura eu le mérite de
casser cette logique en étant à la fois organisation de
classes et mouvement d'émancipation : chapeau !
Le timide appui qui nous a été accordé le fut toujours
avec une lamentable condescendance (18). Il est évident qu'en
1936, les uns et les autres ne savent pas encore combattre la trilogie
familiale malgré leur participation à la législation
la plus libérale de l'époque (19). Nos compagnons ne voulurent
pas nous reconnaître comme la branche féminine du mouvement
libertaire, nous reçûmes cette offense avec stupéfaction
(20). Cette reproduction des oppressions humaines, ce refus de prendre
en compte la sphère domestique, cette peur de perdre un pouvoir,
sont universels et toujours aussi actuels. La transformation des rapports
sociaux deviendra certainement un levier révolutionnaire pour
combattre sérieusement les inégalités humaines
et économiques... le jour où nous les concrétiserons,
où nous les vivrons comme nos compagnes ont tenté de le
faire.
Mujeres Libres a essayé de réunifier le corps social.
Il est regrettable qu'un déni collectif ait occulté de
notre mémoire libertaire et féministe cette expérience
unique. Même les historiennes ou les révolutionnaires ignorent
l'exemplarité de ce mouvement : est-ce-à-dire que, malgré
leur désir de globalisation, la dichotomie est toujours de rigueur
? Les uns (les anars) ont réellement combattu le capitalisme
et ses structures oppressives (l'État) tout en ignorant les ressorts
profonds des oppressions spécifiques (le patriarcat). Les autres
(les féministes radicales) ont dénudé l'aliénation
sexuée et ses cortèges oppressifs tout en conservant une
organisation sociétale autoritaire. Il serait temps de coordonner,
de reprendre à notre compte tous les outils capables de déstabiliser,
de contrecarrer les aliénations humaines et leur corollaire -
les oppressions économiques - dans des perspectives de recherches
émancipatrices. Ce bouquin y participe : qui d'autre s'y
colle ?
Du refus de l'émiettement à la féminisation de
l'éthique libertaire C'est un autre féminisme, plus substantiel,
de l'intérieur vers l'extérieur, expression d'un genre,
d'une nature, d'une complexité différente face à
la complexité et à l'expression de la nature masculine
(21).
Qu'on ne s'y trompe pas, Mujeres Libres est unique en tant qu'organisation
libertaire. Elle appartient à la fois aux sphères syndicale,
éducative, anarchiste, humaniste et féminine. Elle est
partie prenante et autonome. Force centrifuge de transformation de la
condition de la femme, elle lui offre un rôle actif dans la défense
de la révolution sociale. Elle s'isole intellectuellement, de
fait, de l'ensemble du mouvement libertaire tout en y participant. Anarchiste
et anti-étatique sur les terrains féminins et humanistes,
elle s'opposera systématiquement à leur assujettissement
à la raison d'État ou au Komintern. Anarcha-syndicaliste,
elle aura à cur de construire une force féminine
libertaire dans les usines. Anarchiste, elle construit des espaces de
liberté. On se rendait compte que la liberté était
nécessaire (22). Libres. Ils étaient libres d'inventer,
de réaliser, de se battre et de permettre aux laissées
pour compte de se découvrir. Le monde en s'émancipant
se féminisait, s'ouvrait aux enfants (23). Ne mesurerons-nous
pas les libertés publiques à l'aune du traitement de la
marginalité (même si cette dernière est trop souvent
majoritaire) !
Mujeres Libres transcendera la condition des femmes ouvrières
et paysannes. En outillant la guerre sociale de compétences maternantes
propres à la sphère domestique : soins apportés
aux blessés, assistance aux réfugiés ou aux orphelins,
création de dispensaires, de colonies...
Mujeres Libres met à mal une vision linéaire de la révolution.
Ces femmes ont concrétisé ou tenté de le faire
ce pourquoi des milliers d'ouvriers, de paysans combattaient : la solidarité
devint un ciment sociétal. Ainsi le féminin rejoint le
masculin dans la mêlée révolutionnaire. Bravo !
La revue, les tracts appelleront autant les femmes à apprendre
à tirer au fusil, à travailler en usine qu'à apporter
toutes leurs compétences féminines en matière de
solidarité citoyenne. Mujeres Libres a libertarisé la
solidarité qui devient ainsi un acte fondateur d'une transformation
sociale. Celles qui avaient fait des études, ignoraient l'humanisme,
le sens collectif et la solidarité. Elles l'apprendront au contact
des ouvrières, du peuple, dans lesgroupes de Mujeres Libres (24).
Nous ajouterons, parce qu'elles ne le disent pas, le courage qui leur
fallut collectivement et individuellement pour vivre pleinement leurs
libertés (25).
En éduquant, en valorisant socialement, culturellement des femmes
soumises à l'époux, à l'Église, Mujeres
Libres donne sens à une révolution sociale et libertaire.
Ce seront donc des femmes anarchistes qui à travers une Institution
anarchiste révolutionnaire (26) formeront des milliers de femmes
à leur propre émancipation et créeront ainsi les
bases d'un féminisme populaire libertaire. Cette mise en acte
devance leurs propres discours.
De nombreux témoignages de ce livre refusent le label féministe
opposé au masculin ou apparenté aux idéologies
bourgeoise ou étatique. Ces femmes intègrent toutes leur
émancipation à celle de la classe ouvrière et paysanne
et la relient à celle de leurs compagnons. Elles se réclament
de la complémentarité :
L'apport de la femme est nécessaire parce que nous avions compris
et encore maintenant qu'il ne pouvait y avoir de révolution sans
convergence de lutte entre hommes et femmes (27). Elles abordent peu,
sur un plan théorique, l'oppression patriarcale, mais en construisant
au présent, malgré la guerre, une société
plus juste, elles créent les conditions sociales et culturelles
de son dépassement.
Dans Toda la Vida ou Libertarias, nous les voyons prendre conscience
de leur oppression spécifique et intégrer leur révolte,
leur volonté d'émancipation à la sphère
politique. Espace qui fut interdit à leurs héritières
des seventies qui durent se construire dans une schizophrénie
organisationnelle : d'un côté le mouvement féministe,
de l'autre les anars ou le syndicat. Au cours de ces années trente,
ce sera le grand mérite du mouvement libertaire espagnol que
de toujours, par-delà ses réticences, son opposition parfois
viscérale, de fédérer les énergies sociales...
quand elles ne remettent pas en cause son fonctionnement centraliste.
En l'espèce Mujeres Libres a autoproclamé son attachement
au mouvement libertaire.
Les cénétistes espagnols de 36 étaient-ils anars
malgré eux (28) ?
Moins populaires et non intégrés à la lutte des
classes, les mouvements a-patriarcaux contemporains rejoignent de fait
l'analyse de Mujeres Libres sur la complémentarité, l'identité
de genre, une appréhension masculine des espaces politiques,
la valorisation publique des rôles féminins (29).
Féminisme ? Non, humanisme intégral !
Les postulats de Mujeres Libres furent et sont toujours uniques dans
leur formulation, ils embrassent en effet la problématique féminine
dans sa globalité (30).
Mujeres Libres s'adresse à chacune, en se voulant une composante
autonome de la sphère libertaire. Et pourtant, les compagnes
anarchistes ne sont pas toutes à Mujeres Libres. Malgré
une sororité issue de la même expérience sociale,
toutes les femmes libertaires ne participent pas à ce mouvement
spécifique.
Elles ne sont pas toutes d'accord, elles n'ont pas eu le temps nécessaire
d'y réfléchir (il n'y eut qu'un seul congrès).
Federica Montseny, dans ses écrits, défendra les thèses
universalistes, représentatives de l'asexualisation de l'éthique
libertaire (31). Amparo Poch y Gascon liera son militantisme féministe
à ses activités médicales (32). Lucia Sanchez Saornil
co-fondatrice de Mujeres Libres, à la fois standardiste, poétesse
et peintre est une figure emblématique du féminisme libertaire
à la fois culturel et populaire. Elle écrira pratiquement
tous les articles non signés de la revue, rédigera les
rapports nationaux et participera activement à Solidarité
Internationale Antifasciste.
Baignées par un rationalisme mettant le bien-être dans
le giron du progrès technique et l'égalité sociale,
une éthique de vie quasi ascétique, coincées par
le poids de l'Église et de la famille, ces femmes ont fait ce
qu'elles ont pu avec leurs compétences, leurs idéaux,
les réalités sociales. Elles ont su transformer des inégalités,
des dévaluations en outils révolutionnaires. Les femmes
ne travaillent pas : elles ont donc tout leur temps pour se mettre au
service de la révolution. Les hommes nous maintiennent dans nos
rôles maternels, nous collectiviserons notre compassion maternante.
Les compagnons nous retirent du front : nous serons solidaires à
l'arrière.
Ainsi par l'action, est né cet humanisme intégral alliant
luttes de classes, libération du patriarcat et solidarités
inter-personnelles. Les femmes occupent le terrain abandonné
par les hommes : la rue, les champs, l'atelier et... la culture. Elles
parlent, écrivent, versifient, dessinent (33).
Au cours de ces trois années, tous les débats traversant
le mouvement féministe contemporain ont été abordés
: parité des travaux et des rôles sociaux, prise en charge
par la collectivité des tâches domestiques, ouverture ou
stratégie d'autodéfense des organisations politiques,
universalité ou spécificité. En politisant la sphère
affective (soutien aux femmes victimes de l'analphabétisme, de
la prostitution, de la maternité, de la famille), Mujeres Libres
a intégré à la lutte des classes des valeurs morales
universelles et solidaires appartenant jusqu'ici au réformisme,
à la religion ou à un problématique futur révolutionnaire
!
En s'adressant immédiatement à l'ensemble des populations
féminines et non aux seules militantes elles ont offert au mouvement
libertaire une globalité jusqu'alors repoussée à
des lendemains...
qui déchantent. En quelques mois elles ont inventé, façonné,
rêvé ce pourquoi les êtres humains luttent :
des égalités sociales, des rapports humains transformés.
D'aucuns diront que vos revendications datent, qu'aujourd'hui elles
ne se posent plus (pour quelques occidentales). D'autres s'arrêteront
à la forme et vous renverront à l'histoire ou au rêve
éveillé : vos actions n'ayant pas été à
la hauteur de vos ambitions. Certains et quelques unes, comme moi, en
vous découvrant, nous contextualiserons vos préoccupations
partagées par des millions de femmes en matière d'éducation,
de formation, de santé, d'indépendance économique,
de travail social. Enjeux fondamentaux pour l'émancipation humaine
que la mondialisation économique de la vie tente de transformer
en marchandise ! Nous analyserons la vacuité de certains
objectifs dits émancipateurs et toujours reproducteurs d'inégalités
s'ils ne sont pas ébauchés ou réalisés.
Merci à vous ! Merci de vos combats passés, de ce travail
de mémoires plurielles !
En vous laissant conclure :
Les fondatrices de Mujeres Libres en Catalogne, sur la fin de leur vie,
font confiance aux nouvelles générations pour poursuivre
leur lutte jusqu'à la pleine libération de la femme, il
reste encore beaucoup à faire pour y parvenir (34).
Thyde Rosell
Fille et nièce de militants cénétistes et des jeunesses,
mais qui n'a entendu parlé des Mujeres Libres que sur le tard.
(1) Dans Le Combat Syndicaliste nE211, Miguel Chueca dans un article
sur Mujeres Libres ne peut s'empêcher d'évoquer sans le
nommer le lesbianisme de Lucia Sanchez Saornil, il préfère
parler d'attirance pour les femmes. J'ai pourtant vérifié
dans le dictionnaire ce mot existe. La route est longue, camarades !
(2) Interview de Suceso Portales dans De toda la vida . Des femmes libres
dans la révolution espagnole.
(3) Interview de Sara Berenguer dans De toda la vida.
(4) Pura Perez. p 33.
(5) En 1930, 50 % des femmes sont analphabètes. La IIème
République scolarise les garçons en vue de leur
participation à l'industrie et alphabétise les filles
réclamées seulement par les entreprises textiles, les
tâches ménagères rétribuées ou pas,
l'agriculture. En 1936/39, 4 % des femmes déchiffrent difficilement
le castillan, maîtrisent les opérations de base.
(6) Pour la petite histoire, la traduction en français de Toda
la Vida est une initiative de copines de la commission femmes de la
FA ou de militantes de la Fédération Anarchiste. Une émission
féministe sur Radio Libertaire a
repris le nom de Femmes Libres.
(7) Témoignage de Lola Itturbe dans Toda la vida.
(8) D'après Inès Alberdi dans Historia y sociologica del
divorcio en Espana.
(9) Cité par Danièle Bussy Genevois, histoire des femmes,
XXème siècle, chapitre 6 p.177, Plon éditeur.
(10) En ayant gagné, nous avons perdu. Telle est la réalité.
Reconnaissons que nous avons manqué de sens
politique même si nous avons été en accord avec
un postulat ( le droit de vote accordé aux femmes) de notre parti,
El Socialista du 2 octobre 1931.
(11) Personne ne niera le courage d'une Pasionaria mais personne non
plus ne niera l'instrumentalisation des
organisations féminines par le parti qui n'aura de cesse d'exclure
les femmes du POUM de toute initiative collective ou de nier toute démarche
révolutionnaire : priorité est donnée à
la lutte antifasciste et à l'annihilation de toute organisation
sociale autonome capable de se substituer à l'État !
(12) Lucia Sanchez Saornil in CNT nE531.
(13) Extrait de Mujeres Libres n°1.
(14) L'Association des Femmes Antifascistes à laquelle adhèrent
des députées est sous l'obédience de Dolores Ibarruti.
Elle organise le travail des femmes en usine et l'aide internationale.
L'Union des Muchachas (direction communiste) organise les femmes à
Madrid et défend la ville assiégée.
(15) Par exemple : elles appelleront à l'embauche prioritaire
des chômeurs (déjà formés) tout en créant
des
écoles professionnelles ou des brigades féminines de travail.
Elles défendent l'égalité salariale tout en acceptant
des sous-rétributions Elles défendent réellement
les propositions et le fonctionnement de la CNT tout en construisant
une force sociale féministe.
(16) Statuts.
(17) Cité par Mary Nash dans Femmes libres.
(18) Rapport de la fédération nationale Mujeres Libres
aux comités nationaux du mouvement libertaire rédigé
par Lucia Sanchez Saornil.
(19) La IIème république donne le droit de vote aux femmes,
offre le divorce, reconnaît également enfant légitime
ou adultérin. Montsenny, ministre de la santé, impose
la loi sur l'IVG.
(20) Conchita Liano Gil.
(21) Voir Mujeres Libres nE1.
(22) Témoignage de Pepita Carpeña dans Toda la vida.
(23) N'oublions pas que parallèlement à l'émergence
d'un mouvement féminin libertaire, partout fleurissaient des
centres éducatifs tentant de libérer l'enfance de la tutelle
étatique ou religieuse. Une étude approfondie pourrait
peut-être faire émerger des parallèles, des constructions
semblables et.pourquoi pas reproductibles au monde contemporain.
(24) Sara Berenguer.
(25) Le film de Vicente Aranda,
Libertarias (1996), rend parfaitement compte du courage qu'ont eu toutes
ces femmes pour s'émanciper de la tutelle familiale, religieuse
ou organisationnelle et de leur combat pour sauvegarder leurs espaces
de liberté contre les intérêts supérieurs
de la guerre !
(26) Pura Perez.
(27) Témoignage de Sara Guillem dans Toda la vida.
(28) Attitude partagée par certains militants anarcho-syndicalistes
contemporains. Pour exemple : Miguel
Chueca dans Le Combat Syndicaliste rend compte de la publication du
livre de Martha Ackelsberg sur Mujeres Libres et minimise les difficultés
de Mujeres Libres à être reconnue par le mouvement libertaire
(surtout ne pas toucher à la révolution).
Martha Ackelsberg in Libre Pensiamento se satisfait d'une analyse historique
de Mujeres Libres Ni l'une, ni l'autre ne relève pas en quoi
l'organisation ne prend pas en compte les luttes émancipatrices,
en quoi sa centralité idéologique est un rempart à
la libération des personnes.
(29) Se reporter aux articles de Guillaume (groupe Durruti) Les anarchistes
seraient-ils queer sans le savoir ?, Le Monde Libertaire 1210 et de
Daniel Welzer-Lang Encore un effort camarades, Le Monde Libertaire.
(30) Conchita Liano Gil.
(31) Mary Nash dans Femmes Libres résume ainsi la pensée
de Federica Montseny qui participa aux travaux de
Mujeres Libres mais qui divergeait avec elles sur la pertinence d'une
organisation spécifiquement féminine : La solution au
problème de l'émancipation des sexes se trouverait alors
dans un auto-dépassement del'individu qui lui permettrait d'arriver
à créer un être humain nouveau.
(32) Elle fut la directrice del Case de la doña : centre de protection
maternelle et infantile. N'oublions pas que
les MST font des ravages et que la santé n'est pas un droit acquis
pour tous. Elle écrira des textes sur la prise en charge collective
de la santé dans les publications libertaires.
(33) N'oublions pas que peu maîtrisent le castillan. Son apprentissage
est fondamental pour s'exprimer en public.
(34) Conchita Liano.