" Nous sommes tous après la Destruction, et nous sommes tous
à rechercher le sens de ce qui s'est passé, car cela a des
effets et des conséquences sur chacun de nous, quelle que soit
notre identité, notre lien à la question des origines. "
HUMANITÉ, INHUMANITÉ, A-HUMANITÉ
Partons d'une remarque souvent entendue, pour vous soumettre les réflexions
que je souhaite vous proposer ici . Il est, en effet, avancé que
les victimes-juives surtout - n'auraient pas, quant à elles, été
déshumanisées, contrairement aux "bourreaux" qui,
eux, l'ont été. Et du coup, il est suggéré
aux juifs de faire un pas de côté, de le tenter, afin de
reconnaître que le sens, dans la Shoah concernerait non pas les
victimes, mais les non-juifs qui, eux, doivent dire la responsabilité
de ce qui s'est passé et le pourquoi cela s'est produit. Depuis
le fil SHOAH de Claude Lanzmann, nous percevons bien de quoi il s'agit:
il n 'y a pas de réponse au "pourquoi "le peuple juif,
le mot juif, ont été attaqués pour être détruits
en masse. Pas de réponse sans tomber dans cette obscénité,
face à quoi, appartenant ou non à ce peuple, c'est-à-dire
à l'humanité entière, je suis, vous êtes, nous
sommes confrontés à un suspens, voire à un arrêt
de la pensée. Rappelons que ce mot, Shoah, venu de la Bible, signifie
destruction de toute vie avec apparition des pierres, a été
introduit par ce film au point de faire partie maintenant de nombreuses
langues à travers le monde. Ce nom dit leffectuation des
crimes, mais surtout il propose dêtre un nom de la sépulture
des victimes disparues en fumée, et ainsi il oblige chacun à
le distinguer du mot de lennemi, " la solution finale de la
question juive ". Chacun est saisi, en effet, irréductiblement,
par le sens / non-sens de la Shoah. Ce sens n'est pas celui de l'explication
causale à laquelle les non-juifs devraient se vouer, en proposant
en toute bonne conscience que les juifs pour en être protégés,
devraient, de fait, tout simplement se retrouver exclus d'un enjeu de
fond sans précédant, car il les noue à leur histoire
la plus cruelle et la plus récente. Dès lors, il est impossible
de ne pas chercher pour trouver le sens, oui, le sens de ce que sont devenus
la vie, l'amour, le désir, la mort, la jouissance, la filiation,
le lien entre les hommes. Tout sens d'un tel crime implose du fait même
du non-sens qui y agit par défaut. Non, les assassins ne sont pas
déshumanisés par une catastrophe surgie de nulle part qui
les aurait frappés avant qu'ils ne deviennent criminels par leurs
crimes, non, ils sont pas sortis de l'humanité de façon
active, voulue, construite, au niveau politique en particulier. A soutenir
une déshumanisation des assassins, le crime contre l'humanité
devient simplement un crime de l'humanité . Nous rejetons celà,
car la tuerie de masse des victimes est déshumanisation de la mort
qui a eu lieu dans la chambre à gaz et le four crématoire
pour faire disparaître les traces des crimes et l'effacement des
traces de leffacement. Tout le monde meurt un jour, mais comme cela,
non et non !. Là on a tué la mort Wladimir Jankelevich,
pour ne pas rester dans ce face-à-face humain / inhumain qui négationne
ce qui s'est passé, nous a donné le mot d'a-humain , qui
évoque fortement Hannah Arendt quand elle avance qu'humanité
et inhumanité sont dans un désarrimage qui ne leur permet
plus de se faire de la place l'une l'autre . C'est ce que Sigmund Freud
ne pouvait savoir, lui qui, dans Malaise dans la civilisation de 1929,
enseigne si puissamment que dans les organisations des humains, si humains
qu'ils soient, une part existe qui pourrait les exterminer jusqu'au dernier,
mais pour Freud cela reste hors du politique, puisqu'il ne s'agit que
du retour à de l'avant-vie, un avant la parole.
UNE QUESTION DE MÉTHODE ? LA MALADRESSE
De fait il s'agit ici de la méthode à trouver pour l'approche
actuelle de telles questions. Ne parle-t-on pas d'une "expérience
nouvelle pour l'humanité " attribuant au peuple juif d'éclairer
un renouvellement du martyr du Christ sur la Croix depuis la Shoah ? Cela
participe de ce qui a pu s'appeler "les jalousies chrétiennes
des souffrances juives" (in la revue Les Temps modernes de novembre
1993). Non, la Shoah ne renouvelle rien, elle n'était pas nécessaire
pour les victimes, afin que la tradition juive se ressource. Mettre les
juifs à une telle place hors du sens / non-sens, n'est-ce pas les
situer à nouveau hors-monde, hors de toute moyen de reconnaître
que ce qui s'est passé rend impossible d'être juif comme
avant, que ce soit à un niveau politique religieux, communautaire
... Yeshayahou Leibowitz ne nous apprend-il pas que si la Shoah n'enseigne
rien aux juifs, elle montre que lantisémitisme, par le silence
des nations, mène à ce que, pour ma part, j'ose appeler
a-sémitisme. Et les juifs, eux non plus, ni personne, n'ont pu
prévoir ce passage à l'a-sémitisme ni savoir quelles
mesures prendre dès lors que tout était sans précédent.
S'il y a nécessité, c'est dans la recherche universelle
des mots pour dire cette brisure de l'Histoire qui est aussi une brisure
de la langue. La poésie de Rachel Ertel, de Paul Célan,
ce qu'avance Adorno disent cette brisure avec une langue elle-même
brisée, et par là, s'effectue un début de transmission.
La méthode pour aborder de telles questions, procède donc
de cette impossibilité de dire pourquoi la Shoah s'est abattue
sur les victimes juives. Car ce serait parler le langage de l'ennemi,
et se situer dans une atténuation des crimes, être complice
sans le savoir au point de se retrouver co-auteur du crime. Accepter cette
impossibilité est éthique. Elle est aussi esthétique
: il est impossible de penser / dire la cause, car la Shoah a eu lieu
et tous, nous avons à nous situer après. Toute pensée
sur la cause nous fait nous retrouver dans les conséquences. Vouloir,
en vain, dire la cause, c'est vouloir se retrouver avant la Destruction.
C'est la le début d'un révisionnisme involontaire et implicite,
et, qui, une fois passé au politique, incite au négationnisme.
MALADRESSE
Mon approche de la méthode est donc celle de la maladresse inhérente
à de telles questions. Une maladresse que j'ai faite va me permettre
de le préciser. Lorsque j'ai entendu un membre éminent des
Amitiés judéo-chrétiennes évoquer que la Shoah
donnait (sic) la possibilité d'une expérience nouvelle pour
les descendants des victimes juives, il m'est certes apparu à ce
moment-là que la Destruction n'était nécessaire pour
personne. Pour personne, ajoutais-je, sinon pour les seuls assassins,
qui, eux, doivent dire le pourquoi de ce qui s'est passé, et du
coup, je disais que la Shoah était nécessaire! Voilà
la maladresse, elle est passée dans "D'où viennent
les parents" où je propose des mots, des notions pour lutter
contre ce risque de maladresse... Parmi ces notions, celle de jouissance
inconsciente est importante, car elle s'oppose au sens, au savoir. Plus
exactement sens et jouissance s'articulent, en s'excluant l'un l'autre
de telle sorte que ce qui va du côté du sens est perdu pour
la jouissance, et réciproquement, tout ce qui fera jouissance ampute
le sens d'autant. La jouissance et le savoir, terme préférable
a celui de sens car il comprend celui de non-sens, sont liés dans
ce que la psychanalyse nomme Surmoi.
JOUISSANCE INCONSCIENTE ET ARRÊT DE LA PENSÉE
Comme terme jouissance , en effet, même inconsciente , peut ici
quelque peu choquer. Expliquons-nous. Après la guerre de 19142918,
Freud n'élabore pas beaucoup cette notion de jouissance (dans Au
delà du principe de plaisir / déplaisir , dans Malaise dans
la civilisation ). Par contre cette élaboration sera très
développée par Jacques Lacan, dans une exigence radicale
probablement en rapport avec la deuxième guerre mondiale et les
camps. La jouissance inconsciente apparaît comme ce que Freud a
appelé la libido qui est là soumise à la répétition,
soit à une force qui la maintient fixe afin qu'elle reste de façon
structurante suffisamment permanente pour se nouer à la mémoire,
au corps, à la parole du sujet. Dans une situation habituelle,
sens et jouissance séquilibrent plus ou moins. Au niveau
de la névrose, cette articulation plus ou moins défaillante
entre sens et jouissance, provoque de façon fixe une douleur dabord
sans angoisse. Cela nous montre combien douleur et jouissance sont facilement
interchangeables lune lautre. La douleur se maintient fixe
et dés lors elle va pouvoir se représenter et sorganiser
en symptômes et aussi en angoisse. C'est là leffet
dun trauma habituel. Mais quand l'effet du trauma provoque une situation
de terreur, il sera effacé. Le trauma ainsi effacé, dans
le cas qui nous intéresse, celui de la Shoah et de ses conséquences
actuelles, perçues dans les cures psychanalytiques, est impossible
a penser. Il est impossible de penser la terreur. On peut certes penser
à la Shoah, mais on ne peut la penser. Pas de sens: tout reste
du côté de la jouissance / douleur arrivée à
son terme le plus ultime: cela s'appelle l'horreur. De l'arrêt de
la pensée, de sa brisure, des horreurs des disparitions collectives
dans la Shoah, les propos des victimes revenues témoignent en premier
lieu. Et ici chacun d'entre nous est le lieu à la fois d'un tel
arrêt de la pensée et de son refus inconscient. Pas possible
en effet, de (se) situer "l'événement" sans être
déjà dans la certitude que sa propre subjectivité
va en permettre le savoir, en donner le sens, et cela du fait que l'humain
ne peut pas ne pas s'impliquer en entier dans sa perception de la réalité
de ce qui se pense en lui, au point de se vouloir coupable de cette réalité-même
sur laquelle il s'appuie pour garder sa raison, et espérer sauver
sa pensée. La terrible réalité produite au dehors
de la tête, se retrouve en son dedans par la mise en oeuvre des
mécanismes humains, trop humains, de la faute. Et pourtant chacun
ici sait confusément combien les horreurs des disparitions collectives
éjectent le sujet de sa pensée par cette folie hors la tête,
et le projette au dehors, dans le collectif, où le sujet est pris
en masse, devient la masse. Là est la confusion entre trauma individuel,
fondateur chez le petit enfant de son intériorité de sujet,
et le trauma du dehors, celui qui est tel que le sujet ne l'ait ni prévu,
ni attendu, ni donc pensé. Voilà de quoi procède
ce suspens de la pensée, de cette confusion où le sujet
ne peut savoir l'inscription de son trauma personnel par rapport au trauma
impensable des horreurs des disparitions collectives. Du fait de ce trauma
propre à un niveau privé en quelque sorte, et qui est effacé
dans le collectif, dans le public, surviennent le suspens, la terreur
dans la pensée. Il en résulte au niveau du langage, une
disparition du vide dans les mots, une absence de leur double sens, pas
d'équivocité signifiante.
ATTAQUE DE LA LANGUE
L'intérêt d'évoquer ici de telles notions est de savoir
comment donner cadre à ces jouissances désarrimées
du sens, de façon a ce qu'elles soient moins destructrices aujourd'hui
dans la constitution d'une subjectivité, quelle que soit l'identité
de la personne : non-juive, juive, ou autre. Ces jouissances non soumises
à l'impératif de la parole, du Surmoi, du signifiant, circulent
de manière erratique souterraine et signent la brisure de l'humanité.
La déshumanité est désarrimage, fracture de ce qui
chez l'humain tient et le savoir (le sens) et la jouissance dans un lien,
une liaison d'élaboration réciproque productrice d'humanité.
Quand ce lien est détruit, c'est l'a-humanité. C'est l'humanité
quand il est présent, non brisé, tel que les jouissances
peuvent être soumises au sens. Et la jouissance / douleur inconsciente
où une femme, un homme se trouvent dans l'actuel d'aujourd'hui
devient moins destructrice. Ainsi Rachel Ertel écrit-elle La langue
de personne pour dire le manque d'adresse, de gens parlant le yiddish
en Europe depuis l'extermination . Elle effectue un acte de nomination
d'un événement qui ne peut encore être un événement
tant la langue a été frappée a mort. Et pourtant
les brisures de langue se transmettent quelque peu et ainsi disent la
langue. Dire que les juifs ne seraient pas soumis au sens, soit à
leur histoire, n'est-ce pas les laisser à nouveau livrés
à des jouissances destructrices sans nom? Les priver du sens est
une attaque de la langue qui est alors déshumanisée. Déshumanisé
veut dire rupture de l'histoire de l'humanité. Cela s'appelle crime
contre l'humanité , soit une "transgression des normes impératives"
pour le dire avec ceux qui élaborent les droits internationaux
(cf la Conférence de Vienne en 1969). Oui, le psychanalyste que
je suis invite à se questionner sur une authentique approche de
ces jouissances à un niveau politique moderne , c'est-à-dire
contre le biopolitique où le corps est gravement gadgétisé
par la science. Car l'attaque de l'humain s'est faite sur le corps, l'extermination
des juifs, des tziganes, des malades sans valeur de vie a été
biologique.
CONSÉQUENCES DANS L'ACTUEL
Ainsi la méthode implicitement se fonde-t-elle sur le repérage
des conséquences de la Shoah dans l'actuel. La méthode est
implicite en effet, car elle procède de la maladresse, qui, si
elle persiste à ne pas être reconnue, fait symptôme,
et si cela persiste encore, il s'agira de perversion. Perversion qui,
reprise par la politique de l'extrême-droite, débouche droit
au négationnisme. C'est ce qui nécessite l'approche politique
des jouissances en démocratie, en particulier pour lutter contre
la confiscation du désir de changement du fait que le Front national,
en France, par exemple, récupère ces jouissances erratiques
non soumises a l'impératif de la parole pour détruire le
tissu social. Les attaques des Droits de lHomme, les génocides
des années 1990, indiquent les enjeux politiques de fonds qui sont
les nôtres. Actuel dit que nous sommes tous après la Destruction
et que nous sommes tous à rechercher le sens de ce qui s'est passé,
car cela a des effets et des conséquences sur chacun de nous, quelle
que soit notre identité, notre lien à la question des origines.
Voici quelques remarques propres à cet actuel : - La chambre a
gaz na pas deffet " réconciliateur " souligne
Claude Lanzmannn dans une des interviews sur son film. L'horreur, en effet,
ne fait pas lien social sinon à être méconnue. Preuve
en est le rapport à nos institutions que nous voudrions indemnes
de la rupture de l'histoire. Ainsi dans les associations psychanalytiques,
perçoit-on une haine sourde dès lors qu'est abordée
la question des camps, de là-bas comme le dit Anne-Lise Stern,
déportée devenue psychanalyste. Tout se passe comme si le
savoir analytique, ne pouvant interpréter la Destruction, devait
se montrer non entamé quand même, alors qu'il est atteint
puisque l'humain l'est, du fait de ce qui a eu lieu. - Une autre remarque
veut que, justement, l'abord de telles questions ne se supporte pas d'une
compréhension globale, mais qu'il doit, au contraire, tenir compte
de chaque détail. C'est peut-être ainsi que le singulier,
le un par un de chaque disparu retrouve sa dimension d'humanité
contre la masse des crimes commis dans l'anonymat des corps, des noms,
de leurs mémoires. - C'est dire ici, autre remarque encore, combien
l'actuel, d'être après , implique de poser que la question
de la cause est suspendue devant l'entrée dans la chambre a gaz,
il y a la chute de la rationalité, de la pensée. - Car,
dernière remarque avant de dire, ici, quelques conséquences
dans l'actuel, aucun savoir ne tient sur cela, car personne n'est revenu
de ce lieu qui est un non-lieu absolu. Citons Benjamin Wilkorminsky, auteur
de Fragments, une enfance 1938/1948, déporté a Maïdanek
à l'âge de quatre ans. Son ouvrage est un témoignage
où peut s'entendre ce non-lieu absolu. Lors dun colloque
de psychanalystes, à Grenoble, en février 1998, auquel il
était invité, il nous a indiqué qu'après la
publication de son livre, un "souvenir" lui été
revenu. Cet événement psychique survenu hors de toute réalité
psychique consciente, serait passé &Mac246il aurait pu ne pas
lêtre- dans l'intériorité du sujet pour s'y
constitué dans laprès-coup en tant que souvenir à
proprement parler. L'exemple est le suivant: Benjamin W., enfant, après
la guerre, se retrouve recueilli en Suisse dans une famille qui l'envoie
faire du ski. Sur le téléski, une terrifiante crise d'angoisse
lui fait "anticiper" sa disparition imminente comme il le ressentait
dans le camp. Le souvenir, ou plutôt l'hypothèse, qui lui
arrive, est que le bruit du remonte-pente est celui du moteur Saurer,
le même très précisément que celui des camions
Saurer utilisés pour gazer les enfants comme lui qui étaient
assassinés à Maïdanek. Comme lui ! Oui, la particularité
terrifiante est que probablement cinq enfants sur quinze en réchappaient,
comme si tuer des enfants se faisait sans trop d'application! Benjamin
W. pense que ce fut son caenfants se faisait sans trop d'application!
Benjamin W. pense que ce fut son cas, puisque durant six mois de sa vie,
il n' a pu en reconstituer la mémoire. Un mal de tête, pendant
toute cette période, a ét Non lieu absolu.
LECTURE FREUDIENNE DE L'ACTUEL
La psychanalyse aussi est entamée par la rupture de l'histoire
au niveau clinique, pratique, théorique. Une demande d'analyse,
aujourd'hui, en effet, procède souvent de la nécessité
pour au moins un membre d'une famille, qu'elle soit frappée par
la Shoah ou par une autre atteinte venue du collectif, de mettre à
jour les blancs de l'histoire de la famille comme si une telle atteinte
bouchait toute question sur l'origine, origine qu'i y a lieu de rendre
"parlable", symbolique, afin que le sujet puisse se fonder grâce
à un allégement de cette origine même, que celle-ci
ne pèse plus autant, afin d'aller vers le futur, vers la vie. En
même temps, le discourd entre humanité et inhumanité
tel que Hannah Arendt l'indique, met l'analyste en difficulté dans
sa position dans le transfert, car une autre agressivité sociale
est survenue, une autre canaillerie existe, inhérente désormais
à la parole. La parole a un rapport structurel au mensonge inscrit
dans le collectif . Et le collectif actuel est lieu de cette chute de
la valeur attribuée a la vie, la mort, le désir, la jouissance,
l'amour. Le rapport humain/inhumain se retrouve alors reporté sur
le lien du sujet à ce collectif. Et l'individu, au plus profond
de lui-même, ne peut dès lors que très difficilement,
faire confiance à un collectif aussi potentiellement destructeur
de la subjectivité humaine. D'où cette nécessité
aujourd'hui pour le praticien de la psychanalyse, jusqu'alors porteur
de la possibilité de subversion du social, et de l'éducatif,
de se retrouver dans l'obligation de soutenir, de réparer, voire
de prendre la place du collectif lui-même. Cela risque de rendre
aléatoire pour l'analyste l'écoute de l'analysant dans son
fantasme qui, par exemple, suppose son analyste "inhumain",
comme pouvaient apparaître les figures paternelle, maternelle et
autres dans son enfance. Si l'a-humain est alors implicitement convoqué
avec son cortège de jouissances insoumises a la parole et donc
inaudibles par l'écoute analytique, comment l'analyste va-t-il
occuper cette position littéralement insoutenable puisqu'elle le
jette dans le hors-monde, soit dans un sens qui ne peut être partagé,
celui de la tuerie de masse dans la chambre à gaz? La psychanalyse
risque de se réduire alors à n'être plus qu'un adjuvant
du survivre au jour le jour, pour lutter contre la chiennerie de la vie,
où le "schweinerein", la cochonnerie de l'humain moyen
se révèle encore trop indicée à l'horreur
des camps nazis. Une telle fracture entre sujet et collectif nous a conduit
à proposer pour décembre 1998, à Paris un Forum Mémoire
freudienne Mémoire citoyenne pour la commémoration du cinquantenaire
des Droits de l'homme et du citoyen, regroupant histoire, politique, philosophie,
droit international, arts, médecine, psychanalyse.
CHANGEMENT DE L'HUMAIN
Une question forte surgit là, qui ne peut rester sous silence au
point où nous en sommes: la Shoah provoque-t-elle une modification
de la structure psychique? Disons qu'il existe un changement du rapport
de l'humain à la vie, l'amour, la jouissance, la mort, comme en
témoignent nombre de productions artistiques, notamment filmiques
( Merci la vie, La Sentinelle ), qui nous montrent cette atteinte du lien
inter-humain, de la langue, de cette chute de la fiabilité en notre
civilisation. Les déportés revenus nous transmettent, en
effet, combien ce qui a eu lieu la-bas est une fracture de l'origine de
la pratique de soi-même, de l'intimité de soi à soi,
avec un forçage terrifiant de la mise en place d'une autre origine
concrète, une prothèse monstrueuse en l'intimité
la plus profonde, celle qui met chacun de nous en contact avec l'idée
de sa propre mort, ce a quoi nous nous opposons avec force, et pourtant
nous y pensons au coeur de notre être. Voilà la mort de chaque
autre, une par une mise en masse, en une prise en charge par l'ennemi,
pour tuer. Mort devenue meurtre, mort-objet, mort de la mort. Mort de
masse. Mort "nazifiée". Oui, l'attaque de l'humain dans
la Shoah s'est effectuée non seulement sur la vie, mais aussi sur
la mort réduite à l'état d'objet, et non plus porteuse
de sa valeur heuristique, d'énigme de la limite subjective et inconnaissable
de la vie. Comment reconnaître, comment peut-on faire voisinage
avec cela pour en diminuer les effets, sans pour autant le laisser en
place d'origine de notre temps? Il n'est pas possible, en effet, de prouver
de façon décisive l'atteinte de la structure psychique.
C'est bien plutôt la sensibilité de chacun qui est la sollicitée
et à laquelle, à l'instar de l'artiste, il vaut mieux faire
confiance ainsi qu'à ses maladresses en tant qu'elles sont, je
le rappelle, la méthode d'abord de si difficiles questions. L'impossibilité,
le refus -normal pourrait-on dire- l'insoutenable d'une telle modification
n'est évidemment pas sans conséquences actuelles. D'avoir
attaqué la mort rendue au statut d'objet signifie la rupture de
l'histoire, car l'origine de l'histoire se fonde sur la possibilité
de faire le récit de la mort , cette part abstraite des gens qui
ont vécu. Un tel récit n'a lieu que par le statut inchangé,
et donc abstrait de la mort elle-même. Et si la mort est concrétisée,
comme objet distribuable, consommable, disparaît la possibilité
du récit car disparaît la possibilité de dire labsence
des disparus. A ne pouvoir le faire, parce que l'effacement de la disparition
a atteint un niveau sans précédent, la mort n'est plus hors
de lhistoire, et son récit n'est plus inscriptible, mais
tombe dans ce statut d'objet concret, distribuable. Une telle chute du
récit est alors rupture de l'histoire. Auschwitz est l'entrée
de la mort dans l'histoire, mort en tant qu'objet concret, en tant que
pratique dobjet, ayant perdu sa qualité d'abstraction, c'est-à-dire
de représentation de ce qui n'est pas la, de ce qui est absent.
Une telle impossibilité de représenter l'absence est entame
du langage, de sa fonction négatrice, de pouvoir inscrire l'oscillation
présence/absence. Or c'est cela le propre du fonctionnement de
l'inconscient. Comment l'inconscient se transmet malgré la Destruction?
Il se transmet, bien que des blocs de mémoire, des blocs de mots
restent étanches les uns aux autres, et donc insoumis a un travail
analytique. Le mode d'approche, tenant compte de la jouissance a soumettre
à l'impératif du signifiant, tel que j'ai essayé
ici de le présenter, peut permettre de rendre les symptômes
plus supportables. ISRAËL 1998 Nous sommes dans le cinquantenaire
de l'existence de l'État d'Israël . Ce pays que j'aime et
où j'ai de nombreux amis très chers, n'est pas une nation
de cinq millions d'habitants crispés sur eux mêmes autour
de la Destruction. Mais parfois, il lui faut s'interroger sur la place
si difficile à accorder à la Shoah, afin de ne pas en faire
un objet de consommation . Comment accepter le fait qu'avant dêtre
assassiné, Rabin ait été montré en effigie
portant luniforme dun dignitaire nazi à des fins de
campagne électorale? Ni la Cour suprême de l'État
d'Israël, ni l'opinion, ni les partis en jeu, ni une personnalité
éminente n'ont empêché une telle dérive. Comment
l'expliquer sinon par une utilisation de la Shoah en tant que gadget,
voire une arme de haine contre son prochain. Rien en tout cas d'une simple
maladresse, cela signe le refus de tous les politiques israéliens
de toute mise en perspective historique du crime contre l'humanité.
Tous auraient pourtant dû être alertés quand Baruch
Goldstein, médecin dans les Territoires occupés, a commis
l'irréparable en vidant son arme automatique sur des hommes en
prière dans leur mosquée, porteur lui-même de l'étoile
de David, et probablement identifié à l'ennemi nazi, a-t-on
dit, et aussi tout autant à sa victime "naturelle", le
juif à tuer. Il le sera, puisque c'est bien une balle israélienne
qui l'arrêtera dans sa folie meurtrière. Et il sera pour
certains un héros antinazi. Lutilisation dévoyée
de la Destruction, comportant autant de haine et de destruction, ne peut
aboutir quà un comportement criminel. Ainsi parler de la
Shoah risque d'être facilement une agression psychique envers l'autre,
son semblable, et aussi envers cet autre en soi pour chacun de nous. Et
cela se retrouve, dès que le droit condamne le criminel contre
l'humanité, car dans la Shoah, une fois le crime jugé, humanisé
en quelque sorte, persiste cette part injusticiable , hors droit, qui
nous indique que la loi, ici, ne peut pas punir, elle est atteinte, comme
la langue dont elle fait partie structurellement. Est-ce à ce point
de fracture de la loi qu'obéit l'opinion publique mondiale quand
elle passe sans arrêt, vis-à-vis d'Israël, de la bienveillance
la plus intemporelle et laudative qui soit, à un anathème
qui le récuse définitivement d'une manière quasi
éternelle. Et ainsi d'abandonner toute critique politique, pourtant
si bienvenue qu'elle pourrait l'être parfois.
ANTISÉMITISME, ASÉMITISME
L'histoire de l'antisémitisme, avec la Destruction des juifs d'Europe,
est passée a l'a-sémitisme. Ce contre quoi nous avons à
lutter. Chaque humain a à transmettre de façon trans-générationnelle,
au sein de chaque génération comme entre les générations
qu'un trauma sans précédent affuble le juif . Avec ce trauma
qu'il a subi, il n'y a pas à le laisser seul. Qu'il n'a pas à
se mettre hors du sens, car comment dès lors va-t-il lutter? Oui,
juif comme mot est affublé d'un nouvel attribut terrifiant, sa
mort par le gaz zyklon B effacée dans le four crématoire.
Destruction du mot juif, qu'il soit porté par un cordonnier, un
bébé, un financier. Cela à sassocie maintenant
à lantisémitisme, qui est le fait didentifier
" juif " à tout ce qui articule les gens, les choses
entre elles, largent, le sexuel, le savoir, le livre, le symbolique.
Avec la-sémitisme, l'attaque porte sur le mot pour détruire
le nouage corps, mémoire, parole, effacer le signifiant, le vivant
de la langue et pour que tout retourne, redevienne compacité du
réel de la mort d'avant la vie. La Shoah est destruction de toute
vie telle qu'il ne reste plus que des pierres. Là-bas vie et mort
des juifs sont rendues équivalentes. Leurs corps, écrasés
les uns sur les autres, sont "figuren", réduits, avant
d'être fumée effacée du monde, à n'être
plus qu'a deux dimensions, désignés de ce qui exsude par
les orifices de cadavres interdits d'être ceux des morts. Quels
que soient l'ampleur de la Destruction, l'indicible de ses conséquences,
l'insistance de nos questions, l'impossibilité de s'identifier
à ce qui s'est passé car nos sentiments au quotidien nous
en empêchent, il nous faut accepter la mesure qui s'impose, elle
ne peut être que celle d'un silence, et de lattente de la
levée de la silenciation, une " levée du mutisme ",
comme le thème de la rencontre de Dùsseldorf nous le propose.
Exposé fait à Düsseldorff le 15 aout 1998 lors du Colloque
sur La levée du mutisme ? (texte publié dans le numéro
de lamif septembre / octobre 1998) sur mémoire freudienne
mémoire citoyenne.
*Jean-Jacques Moscovitz Psychanalyste, Paris
Auteur de Doù viennent les parents ?
Essai sur la mémoire brisée ed. Armand-Colin
Bibliographie de consultation:
- Fragments, Une enfance 19382948, Benjamin Wilkorminsky.
- Hannah Arendt, une juive, Martine Leibovici.
- La destruction des juifs d'Europe, Raül Hilberg.
- La langue de personne , Rachel Ertel.
- La rose de personne, Paul Celan.
- La terreur de penser , Suzanne Ginestet-Delbreil.
- L'éthique de la psychanalyse, Jacques Lacan.
- Ma part de vérité , Yeshayahou Leibowitz.
- Malaise dans la civilisation , S.Freud.
- Shoah, film et livre.de Claude Lanzmann
- Un lieu pour le dire , Anne-Lise Stern (in la revue L'infini ).
- Existe-t-il des origines chrétiennes à lantisémitisme
de Jules Isaac
Ce texte est disponible sur le site http://www.psychanalyse-in-situ.com
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