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LE SENS DE LA VIE, DE L'AMOUR, DU DÉSIR, DE LA MORT, DE LA JOUISSANCE, DE LA FILIATION,
DU LIEN ENTRE LES HOMMES, APRÈS LA RUPTURE DE L'HISTOIRE
Jean-Jacques Moscovitz*


" Nous sommes tous après la Destruction, et nous sommes tous à rechercher le sens de ce qui s'est passé, car cela a des effets et des conséquences sur chacun de nous, quelle que soit notre identité, notre lien à la question des origines. "

HUMANITÉ, INHUMANITÉ, A-HUMANITÉ
Partons d'une remarque souvent entendue, pour vous soumettre les réflexions que je souhaite vous proposer ici . Il est, en effet, avancé que les victimes-juives surtout - n'auraient pas, quant à elles, été déshumanisées, contrairement aux "bourreaux" qui, eux, l'ont été. Et du coup, il est suggéré aux juifs de faire un pas de côté, de le tenter, afin de reconnaître que le sens, dans la Shoah concernerait non pas les victimes, mais les non-juifs qui, eux, doivent dire la responsabilité de ce qui s'est passé et le pourquoi cela s'est produit. Depuis le fil SHOAH de Claude Lanzmann, nous percevons bien de quoi il s'agit: il n 'y a pas de réponse au "pourquoi "le peuple juif, le mot juif, ont été attaqués pour être détruits en masse. Pas de réponse sans tomber dans cette obscénité, face à quoi, appartenant ou non à ce peuple, c'est-à-dire à l'humanité entière, je suis, vous êtes, nous sommes confrontés à un suspens, voire à un arrêt de la pensée. Rappelons que ce mot, Shoah, venu de la Bible, signifie destruction de toute vie avec apparition des pierres, a été introduit par ce film au point de faire partie maintenant de nombreuses langues à travers le monde. Ce nom dit l’effectuation des crimes, mais surtout il propose d’être un nom de la sépulture des victimes disparues en fumée, et ainsi il oblige chacun à le distinguer du mot de l’ennemi, " la solution finale de la question juive ". Chacun est saisi, en effet, irréductiblement, par le sens / non-sens de la Shoah. Ce sens n'est pas celui de l'explication causale à laquelle les non-juifs devraient se vouer, en proposant en toute bonne conscience que les juifs pour en être protégés, devraient, de fait, tout simplement se retrouver exclus d'un enjeu de fond sans précédant, car il les noue à leur histoire la plus cruelle et la plus récente. Dès lors, il est impossible de ne pas chercher pour trouver le sens, oui, le sens de ce que sont devenus la vie, l'amour, le désir, la mort, la jouissance, la filiation, le lien entre les hommes. Tout sens d'un tel crime implose du fait même du non-sens qui y agit par défaut. Non, les assassins ne sont pas déshumanisés par une catastrophe surgie de nulle part qui les aurait frappés avant qu'ils ne deviennent criminels par leurs crimes, non, ils sont pas sortis de l'humanité de façon active, voulue, construite, au niveau politique en particulier. A soutenir une déshumanisation des assassins, le crime contre l'humanité devient simplement un crime de l'humanité . Nous rejetons celà, car la tuerie de masse des victimes est déshumanisation de la mort qui a eu lieu dans la chambre à gaz et le four crématoire pour faire disparaître les traces des crimes et l'effacement des traces de l’effacement. Tout le monde meurt un jour, mais comme cela, non et non !. Là on a tué la mort Wladimir Jankelevich, pour ne pas rester dans ce face-à-face humain / inhumain qui négationne ce qui s'est passé, nous a donné le mot d'a-humain , qui évoque fortement Hannah Arendt quand elle avance qu'humanité et inhumanité sont dans un désarrimage qui ne leur permet plus de se faire de la place l'une l'autre . C'est ce que Sigmund Freud ne pouvait savoir, lui qui, dans Malaise dans la civilisation de 1929, enseigne si puissamment que dans les organisations des humains, si humains qu'ils soient, une part existe qui pourrait les exterminer jusqu'au dernier, mais pour Freud cela reste hors du politique, puisqu'il ne s'agit que du retour à de l'avant-vie, un avant la parole.

UNE QUESTION DE MÉTHODE ? LA MALADRESSE
De fait il s'agit ici de la méthode à trouver pour l'approche actuelle de telles questions. Ne parle-t-on pas d'une "expérience nouvelle pour l'humanité " attribuant au peuple juif d'éclairer un renouvellement du martyr du Christ sur la Croix depuis la Shoah ? Cela participe de ce qui a pu s'appeler "les jalousies chrétiennes des souffrances juives" (in la revue Les Temps modernes de novembre 1993). Non, la Shoah ne renouvelle rien, elle n'était pas nécessaire pour les victimes, afin que la tradition juive se ressource. Mettre les juifs à une telle place hors du sens / non-sens, n'est-ce pas les situer à nouveau hors-monde, hors de toute moyen de reconnaître que ce qui s'est passé rend impossible d'être juif comme avant, que ce soit à un niveau politique religieux, communautaire ... Yeshayahou Leibowitz ne nous apprend-il pas que si la Shoah n'enseigne rien aux juifs, elle montre que l’antisémitisme, par le silence des nations, mène à ce que, pour ma part, j'ose appeler a-sémitisme. Et les juifs, eux non plus, ni personne, n'ont pu prévoir ce passage à l'a-sémitisme ni savoir quelles mesures prendre dès lors que tout était sans précédent. S'il y a nécessité, c'est dans la recherche universelle des mots pour dire cette brisure de l'Histoire qui est aussi une brisure de la langue. La poésie de Rachel Ertel, de Paul Célan, ce qu'avance Adorno disent cette brisure avec une langue elle-même brisée, et par là, s'effectue un début de transmission. La méthode pour aborder de telles questions, procède donc de cette impossibilité de dire pourquoi la Shoah s'est abattue sur les victimes juives. Car ce serait parler le langage de l'ennemi, et se situer dans une atténuation des crimes, être complice sans le savoir au point de se retrouver co-auteur du crime. Accepter cette impossibilité est éthique. Elle est aussi esthétique : il est impossible de penser / dire la cause, car la Shoah a eu lieu et tous, nous avons à nous situer après. Toute pensée sur la cause nous fait nous retrouver dans les conséquences. Vouloir, en vain, dire la cause, c'est vouloir se retrouver avant la Destruction. C'est la le début d'un révisionnisme involontaire et implicite, et, qui, une fois passé au politique, incite au négationnisme.

MALADRESSE
Mon approche de la méthode est donc celle de la maladresse inhérente à de telles questions. Une maladresse que j'ai faite va me permettre de le préciser. Lorsque j'ai entendu un membre éminent des Amitiés judéo-chrétiennes évoquer que la Shoah donnait (sic) la possibilité d'une expérience nouvelle pour les descendants des victimes juives, il m'est certes apparu à ce moment-là que la Destruction n'était nécessaire pour personne. Pour personne, ajoutais-je, sinon pour les seuls assassins, qui, eux, doivent dire le pourquoi de ce qui s'est passé, et du coup, je disais que la Shoah était nécessaire! Voilà la maladresse, elle est passée dans "D'où viennent les parents" où je propose des mots, des notions pour lutter contre ce risque de maladresse... Parmi ces notions, celle de jouissance inconsciente est importante, car elle s'oppose au sens, au savoir. Plus exactement sens et jouissance s'articulent, en s'excluant l'un l'autre de telle sorte que ce qui va du côté du sens est perdu pour la jouissance, et réciproquement, tout ce qui fera jouissance ampute le sens d'autant. La jouissance et le savoir, terme préférable a celui de sens car il comprend celui de non-sens, sont liés dans ce que la psychanalyse nomme Surmoi.

JOUISSANCE INCONSCIENTE ET ARRÊT DE LA PENSÉE
Comme terme jouissance , en effet, même inconsciente , peut ici quelque peu choquer. Expliquons-nous. Après la guerre de 19142918, Freud n'élabore pas beaucoup cette notion de jouissance (dans Au delà du principe de plaisir / déplaisir , dans Malaise dans la civilisation ). Par contre cette élaboration sera très développée par Jacques Lacan, dans une exigence radicale probablement en rapport avec la deuxième guerre mondiale et les camps. La jouissance inconsciente apparaît comme ce que Freud a appelé la libido qui est là soumise à la répétition, soit à une force qui la maintient fixe afin qu'elle reste de façon structurante suffisamment permanente pour se nouer à la mémoire, au corps, à la parole du sujet. Dans une situation habituelle, sens et jouissance s’équilibrent plus ou moins. Au niveau de la névrose, cette articulation plus ou moins défaillante entre sens et jouissance, provoque de façon fixe une douleur d’abord sans angoisse. Cela nous montre combien douleur et jouissance sont facilement interchangeables l’une l’autre. La douleur se maintient fixe et dés lors elle va pouvoir se représenter et s’organiser en symptômes et aussi en angoisse. C'est là l’effet d’un trauma habituel. Mais quand l'effet du trauma provoque une situation de terreur, il sera effacé. Le trauma ainsi effacé, dans le cas qui nous intéresse, celui de la Shoah et de ses conséquences actuelles, perçues dans les cures psychanalytiques, est impossible a penser. Il est impossible de penser la terreur. On peut certes penser à la Shoah, mais on ne peut la penser. Pas de sens: tout reste du côté de la jouissance / douleur arrivée à son terme le plus ultime: cela s'appelle l'horreur. De l'arrêt de la pensée, de sa brisure, des horreurs des disparitions collectives dans la Shoah, les propos des victimes revenues témoignent en premier lieu. Et ici chacun d'entre nous est le lieu à la fois d'un tel arrêt de la pensée et de son refus inconscient. Pas possible en effet, de (se) situer "l'événement" sans être déjà dans la certitude que sa propre subjectivité va en permettre le savoir, en donner le sens, et cela du fait que l'humain ne peut pas ne pas s'impliquer en entier dans sa perception de la réalité de ce qui se pense en lui, au point de se vouloir coupable de cette réalité-même sur laquelle il s'appuie pour garder sa raison, et espérer sauver sa pensée. La terrible réalité produite au dehors de la tête, se retrouve en son dedans par la mise en oeuvre des mécanismes humains, trop humains, de la faute. Et pourtant chacun ici sait confusément combien les horreurs des disparitions collectives éjectent le sujet de sa pensée par cette folie hors la tête, et le projette au dehors, dans le collectif, où le sujet est pris en masse, devient la masse. Là est la confusion entre trauma individuel, fondateur chez le petit enfant de son intériorité de sujet, et le trauma du dehors, celui qui est tel que le sujet ne l'ait ni prévu, ni attendu, ni donc pensé. Voilà de quoi procède ce suspens de la pensée, de cette confusion où le sujet ne peut savoir l'inscription de son trauma personnel par rapport au trauma impensable des horreurs des disparitions collectives. Du fait de ce trauma propre à un niveau privé en quelque sorte, et qui est effacé dans le collectif, dans le public, surviennent le suspens, la terreur dans la pensée. Il en résulte au niveau du langage, une disparition du vide dans les mots, une absence de leur double sens, pas d'équivocité signifiante.

ATTAQUE DE LA LANGUE
L'intérêt d'évoquer ici de telles notions est de savoir comment donner cadre à ces jouissances désarrimées du sens, de façon a ce qu'elles soient moins destructrices aujourd'hui dans la constitution d'une subjectivité, quelle que soit l'identité de la personne : non-juive, juive, ou autre. Ces jouissances non soumises à l'impératif de la parole, du Surmoi, du signifiant, circulent de manière erratique souterraine et signent la brisure de l'humanité. La déshumanité est désarrimage, fracture de ce qui chez l'humain tient et le savoir (le sens) et la jouissance dans un lien, une liaison d'élaboration réciproque productrice d'humanité. Quand ce lien est détruit, c'est l'a-humanité. C'est l'humanité quand il est présent, non brisé, tel que les jouissances peuvent être soumises au sens. Et la jouissance / douleur inconsciente où une femme, un homme se trouvent dans l'actuel d'aujourd'hui devient moins destructrice. Ainsi Rachel Ertel écrit-elle La langue de personne pour dire le manque d'adresse, de gens parlant le yiddish en Europe depuis l'extermination . Elle effectue un acte de nomination d'un événement qui ne peut encore être un événement tant la langue a été frappée a mort. Et pourtant les brisures de langue se transmettent quelque peu et ainsi disent la langue. Dire que les juifs ne seraient pas soumis au sens, soit à leur histoire, n'est-ce pas les laisser à nouveau livrés à des jouissances destructrices sans nom? Les priver du sens est une attaque de la langue qui est alors déshumanisée. Déshumanisé veut dire rupture de l'histoire de l'humanité. Cela s'appelle crime contre l'humanité , soit une "transgression des normes impératives" pour le dire avec ceux qui élaborent les droits internationaux (cf la Conférence de Vienne en 1969). Oui, le psychanalyste que je suis invite à se questionner sur une authentique approche de ces jouissances à un niveau politique moderne , c'est-à-dire contre le biopolitique où le corps est gravement gadgétisé par la science. Car l'attaque de l'humain s'est faite sur le corps, l'extermination des juifs, des tziganes, des malades sans valeur de vie a été biologique.

CONSÉQUENCES DANS L'ACTUEL
Ainsi la méthode implicitement se fonde-t-elle sur le repérage des conséquences de la Shoah dans l'actuel. La méthode est implicite en effet, car elle procède de la maladresse, qui, si elle persiste à ne pas être reconnue, fait symptôme, et si cela persiste encore, il s'agira de perversion. Perversion qui, reprise par la politique de l'extrême-droite, débouche droit au négationnisme. C'est ce qui nécessite l'approche politique des jouissances en démocratie, en particulier pour lutter contre la confiscation du désir de changement du fait que le Front national, en France, par exemple, récupère ces jouissances erratiques non soumises a l'impératif de la parole pour détruire le tissu social. Les attaques des Droits de l’Homme, les génocides des années 1990, indiquent les enjeux politiques de fonds qui sont les nôtres. Actuel dit que nous sommes tous après la Destruction et que nous sommes tous à rechercher le sens de ce qui s'est passé, car cela a des effets et des conséquences sur chacun de nous, quelle que soit notre identité, notre lien à la question des origines. Voici quelques remarques propres à cet actuel : - La chambre a gaz n’a pas d’effet " réconciliateur " souligne Claude Lanzmannn dans une des interviews sur son film. L'horreur, en effet, ne fait pas lien social sinon à être méconnue. Preuve en est le rapport à nos institutions que nous voudrions indemnes de la rupture de l'histoire. Ainsi dans les associations psychanalytiques, perçoit-on une haine sourde dès lors qu'est abordée la question des camps, de là-bas comme le dit Anne-Lise Stern, déportée devenue psychanalyste. Tout se passe comme si le savoir analytique, ne pouvant interpréter la Destruction, devait se montrer non entamé quand même, alors qu'il est atteint puisque l'humain l'est, du fait de ce qui a eu lieu. - Une autre remarque veut que, justement, l'abord de telles questions ne se supporte pas d'une compréhension globale, mais qu'il doit, au contraire, tenir compte de chaque détail. C'est peut-être ainsi que le singulier, le un par un de chaque disparu retrouve sa dimension d'humanité contre la masse des crimes commis dans l'anonymat des corps, des noms, de leurs mémoires. - C'est dire ici, autre remarque encore, combien l'actuel, d'être après , implique de poser que la question de la cause est suspendue devant l'entrée dans la chambre a gaz, il y a la chute de la rationalité, de la pensée. - Car, dernière remarque avant de dire, ici, quelques conséquences dans l'actuel, aucun savoir ne tient sur cela, car personne n'est revenu de ce lieu qui est un non-lieu absolu. Citons Benjamin Wilkorminsky, auteur de Fragments, une enfance 1938/1948, déporté a Maïdanek à l'âge de quatre ans. Son ouvrage est un témoignage où peut s'entendre ce non-lieu absolu. Lors d’un colloque de psychanalystes, à Grenoble, en février 1998, auquel il était invité, il nous a indiqué qu'après la publication de son livre, un "souvenir" lui été revenu. Cet événement psychique survenu hors de toute réalité psychique consciente, serait passé &Mac246il aurait pu ne pas l’être- dans l'intériorité du sujet pour s'y constitué dans l’après-coup en tant que souvenir à proprement parler. L'exemple est le suivant: Benjamin W., enfant, après la guerre, se retrouve recueilli en Suisse dans une famille qui l'envoie faire du ski. Sur le téléski, une terrifiante crise d'angoisse lui fait "anticiper" sa disparition imminente comme il le ressentait dans le camp. Le souvenir, ou plutôt l'hypothèse, qui lui arrive, est que le bruit du remonte-pente est celui du moteur Saurer, le même très précisément que celui des camions Saurer utilisés pour gazer les enfants comme lui qui étaient assassinés à Maïdanek. Comme lui ! Oui, la particularité terrifiante est que probablement cinq enfants sur quinze en réchappaient, comme si tuer des enfants se faisait sans trop d'application! Benjamin W. pense que ce fut son caenfants se faisait sans trop d'application! Benjamin W. pense que ce fut son cas, puisque durant six mois de sa vie, il n' a pu en reconstituer la mémoire. Un mal de tête, pendant toute cette période, a ét Non lieu absolu.

LECTURE FREUDIENNE DE L'ACTUEL
La psychanalyse aussi est entamée par la rupture de l'histoire au niveau clinique, pratique, théorique. Une demande d'analyse, aujourd'hui, en effet, procède souvent de la nécessité pour au moins un membre d'une famille, qu'elle soit frappée par la Shoah ou par une autre atteinte venue du collectif, de mettre à jour les blancs de l'histoire de la famille comme si une telle atteinte bouchait toute question sur l'origine, origine qu'i y a lieu de rendre "parlable", symbolique, afin que le sujet puisse se fonder grâce à un allégement de cette origine même, que celle-ci ne pèse plus autant, afin d'aller vers le futur, vers la vie. En même temps, le discourd entre humanité et inhumanité tel que Hannah Arendt l'indique, met l'analyste en difficulté dans sa position dans le transfert, car une autre agressivité sociale est survenue, une autre canaillerie existe, inhérente désormais à la parole. La parole a un rapport structurel au mensonge inscrit dans le collectif . Et le collectif actuel est lieu de cette chute de la valeur attribuée a la vie, la mort, le désir, la jouissance, l'amour. Le rapport humain/inhumain se retrouve alors reporté sur le lien du sujet à ce collectif. Et l'individu, au plus profond de lui-même, ne peut dès lors que très difficilement, faire confiance à un collectif aussi potentiellement destructeur de la subjectivité humaine. D'où cette nécessité aujourd'hui pour le praticien de la psychanalyse, jusqu'alors porteur de la possibilité de subversion du social, et de l'éducatif, de se retrouver dans l'obligation de soutenir, de réparer, voire de prendre la place du collectif lui-même. Cela risque de rendre aléatoire pour l'analyste l'écoute de l'analysant dans son fantasme qui, par exemple, suppose son analyste "inhumain", comme pouvaient apparaître les figures paternelle, maternelle et autres dans son enfance. Si l'a-humain est alors implicitement convoqué avec son cortège de jouissances insoumises a la parole et donc inaudibles par l'écoute analytique, comment l'analyste va-t-il occuper cette position littéralement insoutenable puisqu'elle le jette dans le hors-monde, soit dans un sens qui ne peut être partagé, celui de la tuerie de masse dans la chambre à gaz? La psychanalyse risque de se réduire alors à n'être plus qu'un adjuvant du survivre au jour le jour, pour lutter contre la chiennerie de la vie, où le "schweinerein", la cochonnerie de l'humain moyen se révèle encore trop indicée à l'horreur des camps nazis. Une telle fracture entre sujet et collectif nous a conduit à proposer pour décembre 1998, à Paris un Forum Mémoire freudienne Mémoire citoyenne pour la commémoration du cinquantenaire des Droits de l'homme et du citoyen, regroupant histoire, politique, philosophie, droit international, arts, médecine, psychanalyse.

CHANGEMENT DE L'HUMAIN
Une question forte surgit là, qui ne peut rester sous silence au point où nous en sommes: la Shoah provoque-t-elle une modification de la structure psychique? Disons qu'il existe un changement du rapport de l'humain à la vie, l'amour, la jouissance, la mort, comme en témoignent nombre de productions artistiques, notamment filmiques ( Merci la vie, La Sentinelle ), qui nous montrent cette atteinte du lien inter-humain, de la langue, de cette chute de la fiabilité en notre civilisation. Les déportés revenus nous transmettent, en effet, combien ce qui a eu lieu la-bas est une fracture de l'origine de la pratique de soi-même, de l'intimité de soi à soi, avec un forçage terrifiant de la mise en place d'une autre origine concrète, une prothèse monstrueuse en l'intimité la plus profonde, celle qui met chacun de nous en contact avec l'idée de sa propre mort, ce a quoi nous nous opposons avec force, et pourtant nous y pensons au coeur de notre être. Voilà la mort de chaque autre, une par une mise en masse, en une prise en charge par l'ennemi, pour tuer. Mort devenue meurtre, mort-objet, mort de la mort. Mort de masse. Mort "nazifiée". Oui, l'attaque de l'humain dans la Shoah s'est effectuée non seulement sur la vie, mais aussi sur la mort réduite à l'état d'objet, et non plus porteuse de sa valeur heuristique, d'énigme de la limite subjective et inconnaissable de la vie. Comment reconnaître, comment peut-on faire voisinage avec cela pour en diminuer les effets, sans pour autant le laisser en place d'origine de notre temps? Il n'est pas possible, en effet, de prouver de façon décisive l'atteinte de la structure psychique. C'est bien plutôt la sensibilité de chacun qui est la sollicitée et à laquelle, à l'instar de l'artiste, il vaut mieux faire confiance ainsi qu'à ses maladresses en tant qu'elles sont, je le rappelle, la méthode d'abord de si difficiles questions. L'impossibilité, le refus -normal pourrait-on dire- l'insoutenable d'une telle modification n'est évidemment pas sans conséquences actuelles. D'avoir attaqué la mort rendue au statut d'objet signifie la rupture de l'histoire, car l'origine de l'histoire se fonde sur la possibilité de faire le récit de la mort , cette part abstraite des gens qui ont vécu. Un tel récit n'a lieu que par le statut inchangé, et donc abstrait de la mort elle-même. Et si la mort est concrétisée, comme objet distribuable, consommable, disparaît la possibilité du récit car disparaît la possibilité de dire l’absence des disparus. A ne pouvoir le faire, parce que l'effacement de la disparition a atteint un niveau sans précédent, la mort n'est plus hors de l’histoire, et son récit n'est plus inscriptible, mais tombe dans ce statut d'objet concret, distribuable. Une telle chute du récit est alors rupture de l'histoire. Auschwitz est l'entrée de la mort dans l'histoire, mort en tant qu'objet concret, en tant que pratique d’objet, ayant perdu sa qualité d'abstraction, c'est-à-dire de représentation de ce qui n'est pas la, de ce qui est absent. Une telle impossibilité de représenter l'absence est entame du langage, de sa fonction négatrice, de pouvoir inscrire l'oscillation présence/absence. Or c'est cela le propre du fonctionnement de l'inconscient. Comment l'inconscient se transmet malgré la Destruction? Il se transmet, bien que des blocs de mémoire, des blocs de mots restent étanches les uns aux autres, et donc insoumis a un travail analytique. Le mode d'approche, tenant compte de la jouissance a soumettre à l'impératif du signifiant, tel que j'ai essayé ici de le présenter, peut permettre de rendre les symptômes plus supportables. ISRAËL 1998 Nous sommes dans le cinquantenaire de l'existence de l'État d'Israël . Ce pays que j'aime et où j'ai de nombreux amis très chers, n'est pas une nation de cinq millions d'habitants crispés sur eux mêmes autour de la Destruction. Mais parfois, il lui faut s'interroger sur la place si difficile à accorder à la Shoah, afin de ne pas en faire un objet de consommation . Comment accepter le fait qu'avant d’être assassiné, Rabin ait été montré en effigie portant l’uniforme d’un dignitaire nazi à des fins de campagne électorale? Ni la Cour suprême de l'État d'Israël, ni l'opinion, ni les partis en jeu, ni une personnalité éminente n'ont empêché une telle dérive. Comment l'expliquer sinon par une utilisation de la Shoah en tant que gadget, voire une arme de haine contre son prochain. Rien en tout cas d'une simple maladresse, cela signe le refus de tous les politiques israéliens de toute mise en perspective historique du crime contre l'humanité. Tous auraient pourtant dû être alertés quand Baruch Goldstein, médecin dans les Territoires occupés, a commis l'irréparable en vidant son arme automatique sur des hommes en prière dans leur mosquée, porteur lui-même de l'étoile de David, et probablement identifié à l'ennemi nazi, a-t-on dit, et aussi tout autant à sa victime "naturelle", le juif à tuer. Il le sera, puisque c'est bien une balle israélienne qui l'arrêtera dans sa folie meurtrière. Et il sera pour certains un héros antinazi. L’utilisation dévoyée de la Destruction, comportant autant de haine et de destruction, ne peut aboutir qu’à un comportement criminel. Ainsi parler de la Shoah risque d'être facilement une agression psychique envers l'autre, son semblable, et aussi envers cet autre en soi pour chacun de nous. Et cela se retrouve, dès que le droit condamne le criminel contre l'humanité, car dans la Shoah, une fois le crime jugé, humanisé en quelque sorte, persiste cette part injusticiable , hors droit, qui nous indique que la loi, ici, ne peut pas punir, elle est atteinte, comme la langue dont elle fait partie structurellement. Est-ce à ce point de fracture de la loi qu'obéit l'opinion publique mondiale quand elle passe sans arrêt, vis-à-vis d'Israël, de la bienveillance la plus intemporelle et laudative qui soit, à un anathème qui le récuse définitivement d'une manière quasi éternelle. Et ainsi d'abandonner toute critique politique, pourtant si bienvenue qu'elle pourrait l'être parfois.

ANTISÉMITISME, ASÉMITISME
L'histoire de l'antisémitisme, avec la Destruction des juifs d'Europe, est passée a l'a-sémitisme. Ce contre quoi nous avons à lutter. Chaque humain a à transmettre de façon trans-générationnelle, au sein de chaque génération comme entre les générations qu'un trauma sans précédent affuble le juif . Avec ce trauma qu'il a subi, il n'y a pas à le laisser seul. Qu'il n'a pas à se mettre hors du sens, car comment dès lors va-t-il lutter? Oui, juif comme mot est affublé d'un nouvel attribut terrifiant, sa mort par le gaz zyklon B effacée dans le four crématoire. Destruction du mot juif, qu'il soit porté par un cordonnier, un bébé, un financier. Cela à s’associe maintenant à l’antisémitisme, qui est le fait d’identifier " juif " à tout ce qui articule les gens, les choses entre elles, l’argent, le sexuel, le savoir, le livre, le symbolique. Avec l’a-sémitisme, l'attaque porte sur le mot pour détruire le nouage corps, mémoire, parole, effacer le signifiant, le vivant de la langue et pour que tout retourne, redevienne compacité du réel de la mort d'avant la vie. La Shoah est destruction de toute vie telle qu'il ne reste plus que des pierres. Là-bas vie et mort des juifs sont rendues équivalentes. Leurs corps, écrasés les uns sur les autres, sont "figuren", réduits, avant d'être fumée effacée du monde, à n'être plus qu'a deux dimensions, désignés de ce qui exsude par les orifices de cadavres interdits d'être ceux des morts. Quels que soient l'ampleur de la Destruction, l'indicible de ses conséquences, l'insistance de nos questions, l'impossibilité de s'identifier à ce qui s'est passé car nos sentiments au quotidien nous en empêchent, il nous faut accepter la mesure qui s'impose, elle ne peut être que celle d'un silence, et de l’attente de la levée de la silenciation, une " levée du mutisme ", comme le thème de la rencontre de Dùsseldorf nous le propose. Exposé fait à Düsseldorff le 15 aout 1998 lors du Colloque sur La levée du mutisme ? (texte publié dans le numéro de l’amif septembre / octobre 1998) sur mémoire freudienne mémoire citoyenne.

*Jean-Jacques Moscovitz Psychanalyste, Paris
Auteur de D’où viennent les parents ?
Essai sur la mémoire brisée ed. Armand-Colin


Bibliographie de consultation:
- Fragments, Une enfance 19382948, Benjamin Wilkorminsky.
- Hannah Arendt, une juive, Martine Leibovici.
- La destruction des juifs d'Europe, Raül Hilberg.
- La langue de personne , Rachel Ertel.
- La rose de personne, Paul Celan.
- La terreur de penser , Suzanne Ginestet-Delbreil.
- L'éthique de la psychanalyse, Jacques Lacan.
- Ma part de vérité , Yeshayahou Leibowitz.
- Malaise dans la civilisation , S.Freud.
- Shoah, film et livre.de Claude Lanzmann
- Un lieu pour le dire , Anne-Lise Stern (in la revue L'infini ).
- Existe-t-il des origines chrétiennes à l’antisémitisme de Jules Isaac


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