"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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L'ENGAGEMENT MILITANT EN QUESTION
par MIGUEL BENASAYAG
du COLLECTIF MALGRE TOUT
Bureau national de la FASTI le 13/05/95


Comme vous le souhaitez nous allons commencer par une présentation du Collectif Malgré Tout et on le verra ceci nous amènera à notre sujet d'aujourd'hui.

Le COLLECTIF MALGRE TOUT est un regroupement franco-argentin à l'origine. Il existe depuis 7 ans, sa filiation en Amérique latine vient de l'ERP en ARGENTINE et des TUPAMAROS en URUGUAY.
Il a commencé en France avec quelques intellos d'origines militantes variées. Le Collectif Malgré Tout a donc un ancrage fort dans la militance, mais il s'est constitué face aux défis de ce monde. Il y avait et il y a toujours un problème entre les défis de ce monde et la hauteur des réponses apportées.

Le collectif s'est donné dès le début comme tâche de réfléchir et de penser la validité des termes qui justifiaient notre engagement. Le monde avait changé et face à cela il y avait trois réponses:
La première se rendait compte que le monde avait changé, de la complexité du réel, mais arrêtait de militer en disant avec naïveté "à quoi bon!".
La seconde est celle de la militance classique qui dit : "il faut continuer!", mais se trouve dans l'incapacité de penser l'histoire.
La troisième réponse c'est celle qui essaie de continuer la militance pratique mais en se donnant aussi pour tâche de penser, de trouver de nouvelles pistes pour l'engagement. Celle-ci assume la nécessité de la réflexion et essaie de prendre en charge la correspondance entre les défis du monde contemporain et les réponses.

Le Collectif Malgré Tout s'est donc donné comme axe de travail de penser la base de l'engagement. Il y a eu production de livres, de documents, un travail en commun avec diverses personnes comme avec Carmen CASTILLO qui devrait arriver incessamment sous peu si elle trouve la salle, ou le commandant MARCOS.

Sans idéaliser ce qui se passe là-bas c'est un exemple pour penser l'articulation théorie / pratique, la solidarité et l'engagement.
Le premier piège vient de ce qu'on croit que l'engagement est naturel et du fait qu'on est toujours convaincu d'avoir raison de se révolter. C'est comme si les non-militants étaient éloignés de la raison, la non-révolte serait hors de la raison.
La seconde plaie vient du consensus, où on peut faire ce qu'on veut, où on a tous raison mais où on est impuissant. C'est ce laxisme qui est la tendance dominante au niveau mondial.
Pour le Collectif l'engagement ne peut admettre cela, ce "à quoi bon, si personne n'a raison!". De même on refuse la tendance esthétisante qui se justifie en disant "c'est pour la beauté du geste! Ca me plaît!"
Notre radicalité ne vient pas d'un engagement caractériel. Le problème c'est le registre de vérité, si chacun a sa vérité, il n'y a plus de vérité.

Pour prendre un exemple, le MRAP dit qu'un raciste est un homme qui se trompe de colère. C'est typique de la pensée de la modernité où il y a une vérité et ceux qui se trompent doivent être éclairés.
Je crois que le MRAP fait erreur, le raciste ne se trompe pas de colère. Il est raciste et c'est sa vérité.
La difficulté vient de nos alternatives, de nos façons de poser l'alternative.
D'un coté les radicaux sont dans le tout ou rien, ceux qui n'ont pas raison ont forcement tort. De l'autre l'idéologie soft démocratique affirme qu'on a tous raison, que chacun a sa vérité.
La difficulté c'est de sortir de ce schéma.

Actuellement dans la militance il y a une seule question qui obsède tout le monde, c'est que tout le monde s'en va et on se demande "qui ne sera pas là la prochaine fois?"
Alors il faut trouver le truc!
On entend souvent dire qu'il faut réfléchir. En réalité c'est faux, ce n'est pas de penser qu'il s'agit, mais de trouver un moyen pour qu'il ne manque personne. Il faut attirer les gens.
Il y a quelque temps il y a eu une discussion avec les anars sur la communication. Il fallait trouver un moyen de mieux communiquer pour que Le Monde Libertaire soit lu. Mais heureusement que ce journal n'est pas lu, ce serait le meilleur moyen pour tout le monde parte.

Regardez Arlette, pour elle le Sida c'est simple c'est patronal et le problème est réglé. Surprenant !

Quand on recrutait dans l'ERP pour mener la lutte armée, il n'y avait pas de problème, on trouvait toujours des gens alors qu'ils étaient sûrs de mourir ou de se faire arrêter et torturer.
Mais quand on propose de réfléchir il n'y a souvent personne pour prendre cela en main.
Cela signifie qu'on est capable d'affronter la mort à condition d'être dans la certitude, mais on est incapable d'affronter l'incertitude. Permettez-moi de manifester mon étonnement à cet égard.
Quand on veut mettre en place un groupe de travail avec des lectures et une bibliographie c'est presque toujours impossible.

La seule réaction qui fonctionne face au constat "tout fout le camp!" c'est une réflexion sur la nécessité de trouver un truc pour que ça bouge. Il ne s'agit pas de réfléchir vraiment, mais de savoir pourquoi les gens ne bougent pas.

Nous au contraire on préfère se demander pourquoi ceux qui bougent le font. C'est une question pour nous-mêmes, pas une question aux autres.
Le rapport entre la théorie et la pratique a été marqué par la notion de progrès et de sens dans l'histoire. L'avenir allait être meilleur, on allait vers la libération, l'avenir était chargé d'espoir.
Sur le cancer par exemple, la réponse c'était "on va trouver!" Le mot "demain" était le maître mot. Mais en vingt ans on est passé de l'espoir aux mauvais présages, demain peut être pire. L'histoire avait ses lois et le sens de l'histoire était porteur d'avenir.
Maintenant nous devons constater l'effondrement et la disparition de ce mythe qui structurait le réel.
En fait ce mythe s'est effondré pour d'autres domaines, mais en politique on le prend en compte assez tardivement. Par exemple en médecine les chercheurs vivent une certaine cohabitation. Ils ont admis la fin de la croyance "on peut en finir avec le mal!". Ceci ne les empêche pas de chercher et de continuer leur lutte contre la maladie.

La question de l'engagement devient alors une question pour soi. Comment continuer en sachant qu'il n'y a pas de paradis, pas de grand soir, qu'il y aura toujours de l'injustice, toujours de la rareté.
La question centrale c'est : comment nous pouvons militer sans promesse?

La promesse a changé, elle signifie l'abandon du Surmoi militant, du "tu dois!".
Cela c'est une nouveauté importante.
Si on prend le Ruanda, beaucoup de gens posent la question : "qu'est-ce qu'il faut faire? Au mal comment opposer le bien?"
La mort est irréversible, c'est tout ce qu'on sait. Ce massacre a quelque chose de particulier. Maintenant on a compris confusément qu'il y en aura d'autres, que ce ne sera pas le dernier.
L'engagement doit vivre avec cela. Faut-il tomber dans le pessimisme?

C'est la question de ce qu'il faut faire.
La résistance à bouger est un message. Quel est le sens du non?
[ Miguel nous lit le poème de Pessoa où il se moque des machines à bonheur ].
Certes Pessoa est réactionnaire quand il écrit ce texte dans les années vingt, mais aujourd'hui il prend un autre sens, la critique des machines à bonheur est vraie. Est-ce du fatalisme pour autant?
La révolte est une action d'homme libre, il n'y a pas de révolte de soumis. Au nom de quoi le changement peut-il se faire?

Ici il faut en finir avec la figure du maître libérateur, c'est la question des avant-gardes. Si le futur est chargé de malheur on ne peut que refuser le maître libérateur. C'était pourtant le b-a-ba de la militance, il fallait faire le bonheur du peuple malgré lui.
C'était comme les médecins on faisait un mal pour un bien. Comme le malade le peuple était endormi par l'aliénation. Aujourd'hui le problème c'est de savoir où est le bien.
Si on sait où est le mal, les militants sont ravis, c'est clair on connaît l'ennemi. La difficulté c'est qu'on laisse l'initiative aux maîtres.
C'est typique dans l'humanitaire où on justifie l'intervention contre le mal, contre le pire.
Avant on proposait un monde différent, par exemple le féminisme. Maintenant on est content d'avoir les anti-IVG, cela donne une raison de militer.
Auparavant on lançait un défi à la société pour un monde meilleur.
Si on se contente d'être "anti" on brade la liberté, on justifie la politique au nom de l'action contre le pire.
Il est temps de replacer l'engagement comme acte libre.
Il y a deux visions, la première c'est celle qui crie au scandale lorsqu'il y a torture, la militance des droits de l'homme, l'humanitaire.
La seconde c'est celle qui dit que le scandale c'est celui du capitalisme, de la dictature.
Est-on affligé par la torture ou est-on affligé par la situation, par exemple les enfants qui meurent un peu partout dans le monde.
Dans le premier cas on laisse l'initiative aux maîtres du monde.

En cette fin de siècle qu'a-t-on à proposer?
C'est une question de réflexion, de liaison entre la théorie et la pratique. Nous devons viser une tentative de nouveau, la praxis.
La pensée est aussi dans la pratique, ne dit-on pas qu'un artisan pense avec ses mains, c'est aussi le cas pour l'artiste. Si le problème central est celui de la pensée, il faut renoncer à la facilité ou à la souffrance de la "belle âme" humanitaire ou des droits de l'homme.
Nous devons sortir de l'alternative où il n'y aurait le choix qu'entre la "belle âme" et Pol Pot puisque toute militance conduirait inexorablement au totalitarisme.

Nous avons déjà des pistes, la première consiste à se séparer du progrès. Et à réfléchir sur quoi s'appuie l'indignation. Pourquoi ceci ou cela est-il scandaleux?
On peut repérer deux fonctionnements.

Le maintenant qui n'a pas besoin de la paix, qui vise la moindre souffrance et le maximum de plaisir. Ce fonctionnement cherche toujours à s'en sortir dans le maintenant. Il n'a pas besoin d'engagement, il vit dans la démocratie et y adhère. Il est en quelque sorte an-historique, il ne se voit pas "faisant partie de".
C'est le cas de la militance humanitaire, elle est engagée en étant dans le maintenant.
Avant nous ne pouvions pas penser cela, il était évident que tout le monde ne pouvait que vouloir devenir acteur, pourtant c'est faux. C'est ce que nous avons décrit avec Edith CHARLTON dans le livre "Cette douce certitude du pire".

Le second fonctionnement est celui qui se voit inscrit dans un processus.
Avant nous pensions en termes de rédemption, ça devait arriver, jamais le maintenant était admis. Nous étions dans l'impossibilité de le comprendre. Alors l'autoritarisme se justifiait, il fallait diriger les moutons qui suivaient.
Cette alternative peut conduire à des incompréhensions, c'est l'exemple des deux frères dont l'un va danser et l'autre milite. Le premier dit au second : "tu ne sais pas profiter de la vie!" et à l'inverse le militant traite son frère de : "petit con aliéné!".
Militer ce n'est donc pas être dans le maintenant.

La difficulté vient de ce qu'on peut sortir du "maintenant" pour aller vers la réaction. La fin du mythe du progrès montre que le couple aliéné / réveillé est faux.
La militance fasciste est à étudier. En Argentine la plupart des tortionnaires étaient liés par un pacte de sang, ils ont tous tué du plus gradé au plus bas. On le sait maintenant, ils se mettent tous à parler. Le pire c'est qu'ils ne se sont pas enrichis, l'enrichissement a été marginal et assez mal vu par les autres.
C'est donc compliqué puisque le réveil ne conduit pas obligatoirement à la lumière du bien.
Aujourd'hui la question de la militance est encore moins évidente que par le passé, l'engagement peut être réactionnaire, fasciste ou progressiste.
La question est bien de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons.

Certains analysent cela en termes psychologiques, il y aurait le narcissisme qui justifierait l'engagement, ou d'autres facteurs liés à l'oedipe.
Pour d'autres ce serait une variété d'égoïsme, on serait altruiste pour préserver son intérêt, j'achète un journal "macadam" à un SDF pour être tranquille et je rentre chez moi manger.

Il y a l'analyse des utilitaristes, Bentham ou Hobbes. On choisirait la militance par intérêt et calcul rationnel. Chez Hobbes par exemple, le contrat, la solidarité est nécessaire car sinon ce serait pire.
L'idée dominante de ce courant a été reprise par les révolutionnaires, il fallait montrer en quoi on avait intérêt à la révolution. Ca fonctionne encore dans le syndicalisme.
Une autre voie c'est celle de l'acceptation de l'histoire, du sens de l'histoire. La solidarité c'est la raison d'Etat en acte.
La thèse majoritaire actuellement c'est celle du relativisme, pour qui "tout se vaut!".

Nous nous préférons une voie dite "ontologique". Si nous choisissons la solidarité ce n'est pas par hasard, c'est qu'il existe quelque chose qui fait la différence, quelque chose qui concerne "l'être de l'être humain".
Ce n'est pas un problème de contrat, ni relatif, ni psychologique, c'est un problème de vérité.
L'engagement se justifie sans promesse, sans rédemption messianique. Il s'agit de savoir s'il existe un noyau non dépendant de la promesse.
Pour s'engager il n'y a pas besoin de promesse, il faut savoir qu'il y aura toujours des pauvres et de l'injustice.
On peut prendre exemple sur la science où on continue de chercher même si on sait qu'il y aura toujours des maladies.
Vaincre la mort c'est impossible, pourtant la médecine cherche toujours à soigner.
Sans la promesse du paradis sur terre, il faut apprendre à penser la militance dans l'incertitude. On peut prendre l'exemple de Marcos, au Chiapas on voit que les gens peuvent s'engager sans minimalisme, sans vouloir prendre le pouvoir, ni promesse d'un paradis sur terre.
Le retard de la politique vient de son attachement au minimalisme ( la lutte contre le pire) et à la promesse.
Il faut se servir de l'expérience des autres domaines pour envisager un nouveau permanentisme.
La militance ne peut en aucun se prétendre "la lutte finale". Il n'y a pas de grand soir, celui qui implique un avant et un après. Si on pense que la révolution c'est la lutte finale il faut penser l'Etat révolutionnaire.
Au contraire de cette approche nous pensons qu'il n'y pas d'état révolutionnaire.
On peut prendre exemple sur l'amour, il n'y a pas d'état amoureux, il n'y a que des actes.
Pour l'engagement c'est similaire.
Il n'y a pas d'être révolutionnaire, il n'y a que des actes révolutionnaires. Il n'y a pas d'une fois pour toutes.
Si on pense en terme de sacrifice, c'est toujours final, ce n'est acceptable qu'à cette condition.
La pensée révolutionnaire se doit donc de penser cette permanence, la mise en question permanente.
Bien sûr il y a alors un problème de peur si ce n'est pas fini, si ce n'est jamais fini.

Le Collectif Malgré Tout profite de ce moment pour inviter la Fasti ou ceux qui le veulent à partager le travail de pensée, à mettre en place des groupes de travail pour prendre ce travail en main.

Je crois que la militance c'est une forme de l'exercice de la liberté. Militer c'est penser la liberté, c'est occuper son temps à autre chose qu'à obéir.

*
Question de A sur ceux qui sont dans le maintenant et les autres. Quelles sont les raisons qui font qu'on se retrouve d'un coté ou d'un autre?
Réponse de Miguel : Il n'y a pas de coupure nette, la recherche se déroule aussi de façon non livresque. On peut dire que ce n'est pas lié à une structure de pensée, que ce n'est pas par rapport à une idée de soi-même que cela se joue.
Ce serait plutôt du coté du fonctionnement qu'il faudrait chercher, ce serait plus un problème mécanique lié à l'économie désirante de la personne concernée.
Ceux qui sont dans le maintenant réduisent leurs prétentions. L'effort logique du maintenant consisterait à obtenir une désolidarisation du devenir historique, d'avec l'inscription.
On pourrait parler d'impossibilité désirante.
La difficulté serait celle d'une possibilité désirante très forte qui ne produirait pas une saturation du maintenant. En fait ce serait la visée de l'ouverture du maintenant non saturé.

L'avenir est un mode du présent, l'avenir ce n'est pas demain, c'est une partie d'aujourd'hui.
Si on examine la question du point de vue du projet, il y a en gros trois positions.
1/ Le maintenant peut avoir un projet, mais celui-ci est saturé sur lui-même ( l'humanitaire).
2 / L'avenir dont le projet est toujours devant et jamais dans le maintenant( Lutte Ouvrière) .
3 / Le maintenant ouvert sur l'avenir.
Sur le pourquoi on n'a pas de réponses, on peut juste faire un constat matérialiste. C'est assez terrible en psychologie ou dans la psychanalyse.
Comment peut-on transmettre une passion? On connaît les difficultés de l'éducation. On ne sait pas comment est transmise la passion. Il y a toutes sortes de modalités possibles.
En politique on n'est pas dans la psychanalyse, mais la pensée doit tenir compte de cette difficulté.
Ceux qui sont dans le maintenant ne sont pas des cons endormis. Il est devenu impossible de s'instituer maître libérateur. Pour penser le politique il faut avoir une certaine humilité.
Le changement doit tenir compte du monde, dans ce monde certains ne sont pas intéressés par le changement.

Il n'y a plus d'universalité de référence, ni de progrès, comme chez Kant où le "tu dois!" ordonne.
On peut prendre l'exemple des artistes, chez qui il y a plusieurs façons d'être. On peut citer Boulez, mais tout le monde ne peut faire comme lui.
En fait c'est le choix d'une certaine partialité contre le relativisme, de la relativité des êtres contre l'homme nouveau.
On peut être militant ou violoniste, il n'y a pas d'exemple d'homme.
Il existe une aventure de la justice comme il existe une aventure de la création.
La militance serait une passion pour la liberté qui ne pourrait pas se dire universelle. Il n'y a pas de modèle de ce ça doit être.
Nous acceptons la relativité, puisque tout le monde ne peut pas être violoniste. On ne peut pas forcément choisir entre les musiques, mais nous ne pouvons accepter le point de vue des barbares qui sont contre la musique.
Cette relativité ne signifie pas que les fascistes sont validés.

Question de M : Si on ne passe plus d'un état à un autre, si on abandonne le déterminisme, si on ne se réfère plus à une classe en particulier, la militance vise alors à être un contre-pouvoir.
Réponse : Oui et qui demande l'impossible. La politique est donc un acte, c'est la seule solution, le contre-pouvoir permanent.
On ne peut être à la fois révolutionnaire et du coté du pouvoir.

M. : Existe-t-il des garde-fous?
M.B. : La question est difficile, ces garanties existent-elles dans le mouvement libertaire. Les libertaires équivalent-ils aux fascistes?
La question qui semble déterminante c'est de savoir s'il existe quelque chose dans "l'être de l'être humain"?
Si la réponse est non, c'est le triomphe du démocratisme et de sa volonté d'éviter le pire. Alors on ne peut plus rien affirmer, c'est le règne de l'opinion et de la communication.
Si la réponse est oui, il y a quelque chose de "non négociable". C'est notre pari, il existe quelque chose qui concerne "l'être de l'être humain" dans la militance.
A chaque fois le sens du partage, la solidarité, le choix de l'égalité est corollaire d'une mise en cause de l'autorité.
Si on regarde la science, à chacune de ses avancées elle remet en cause les acquis antérieurs. C'est ce que Deleuze appelle la deterritorialisation.
C'est une puissance qui va vers le partage. Comme en amour quand il met en cause le pouvoir, la propriété.
Il existe au coeur de "l'être humain" une puissance qui critique ce qui est établi. Il n'y a pas de modèle, mais un questionnement perpétuel des acquis.
Comme en amour il y un communisme de la puissance. Mais aucune figure ne peut questionner toutes les figures. En politique, c'est donc une question libertaire sur tous les régimes.

En amour il n'y a pas de cadre qui le définisse, pour la liberté aucun Etat ne peut la représenter.
Pourquoi cette question est-elle importante ? Car si on appui la solidarité sur l'opinion c'est fini.
Par exemple nous sommes très antidémocratique sur le Front National. Quand on admet l'opinion du FN comme possible et que l'on ne le condamne que s'il passe aux actes on est coincé.
On se promène dans la rue et on passe devant leurs locaux, ceci semble normal. Pour nous ce n'est pas normal qu'ils aient pignon sur rue.
Si on ne fonde pas la solidarité sur l'opinion, il faut partir d'une vérité. Le problème c'est que la vérité de l'être n'a pas une figure, mais des figures différentes. Par exemple les lois de la dialectiques de Marx peuvent se comprendre ainsi.
Il faut admettre qu'il n'y a pas possibilité d'énoncer cette vérité.

Cet élan vers le communisme (en son sens générique) peut prendre différentes formes, c'est d'ailleurs ce qui s'est passé historiquement : Spartacus, les Cathares, etc... Les formes historique varient.
Dans la science la fiction des théorèmes change, le réel lui reste le même. Il y a changement de paradigme c'est vrai. Toute théorie prend une forme historique situationnelle.
Si on étudie Euclide et Lobatchevsky sur les parallèles qui se coupent ou pas. Euclide dit que les parallèles ne se coupent pas, Lobatchevsky dit qu'elles se coupent en plusieurs points, pourtant sa théorie ne contredit pas celle d'Euclide, au contraire elle intègre la thèse d'Euclide. La vérité est la même, son expression, elle, change.
Sinon on met les résistants et les collabos sur le même plan.
C'est de cette façon que l'on peut lier la lutte des indiens et l'anticapitalisme.

C'est la question du rapport à la vérité, c'est le rapport au pouvoir qui divise les eaux. C'est ici que l'on retrouve la question du pouvoir et du racisme.
Certains parlent de la fidélité comme pour l'amour, mais il y a plusieurs formes d'amour.
Si on regarde ce qui s'est passé avec Pol Pot, il parlait de la race khmer.
Systématiquement la liberté questionne le pouvoir, l'affrontement se fait sur la défense du pouvoir. La vérité est en ce sens critique et entreprise de détotalisation.
L'alternative pour la militance se trouve entre militer sans certitudes ou accepter la démocratie et son cortège d'ignominie.

Question sur le dégoût ou la colère comme fondement de la militance.
M.B.: On sait que le dégoût ou la colère sont culturels, c'est clair en ce qui concerne la cuisine. Pour certains manger le couscous avec les doigts c'est excellent, pour d'autres cela les dégoûte. Si je vous dis que je trouve excellent la viande grillée comme on la cuit en Argentine, beaucoup vont trouver cela dégoûtant.
Quand les faschos trouvent certaines odeurs nauséabondes, ils l'éprouvent réellement avec leur corps, mais c'est quand même culturel.
Il faut essayer de comprendre l'enjeu, pour cela on peut prendre l'exemple du fumeur. Sait-il que fumer c'est mauvais pour la santé, oui il le sait. Le fera-t-on arrêter si on lui dit que c'est dangereux. En général non.
Car il faut tenir compte de la pulsion de mort, comme dans les campagnes de prévention pour les limitation de vitesse ou la prévention du Sida.
On dit aux gens de mettre des capotes, mais souvent ils n'en mettront pas justement parce qu'on dit : "je t'aime malgré la mort!"
On sait qu'il existe des éléments universels, mais que tout n'est pas pareil.

Question sur la nécessité d'un nouvel universalisme.
Réponse : Oui c'est exact.
On peut se demander pourquoi l'excision est pratiquée par les femmes, pourquoi ce sont les excisées qui transmettent cette oppression. Il n'y a pas d'homme dans cette affaire.

Question sur le manque à être?
Réponse : Le problème c'est qu'il n'y a pas de modèle et qu'il y a quelque chose de mystérieux dans la passion.
S'il s'agit d'une passion pour la justice, on sait qu'il n'y a pas de mode d'être universel.
Cet élan libertaire, cet élan pour le partage existe parce cela concerne quelque chose dans l'être.
Dans le cas de l'excision c'est bien d'un rapport au pouvoir qu'il s'agit et du rôle des femmes.
Accepter d'agir en situation c'est accepter d'être minoritaire, c'est même la condition de l'action politique.
On ne peut s'appuyer sur l'individu, l'individu, qu'est ce que c'est l'individu?

Notre hypothèse c'est que la praxis ne doit pas chercher à faire devenir le monde comme il devrait ou doit être.
C'est la reconnaissance d'une certaine modestie, mais aussi la condamnation de la barbarie, il n'y a pas de bonne barbarie.
C'est un nouveau mode de la politique.
Un peu comme chez Marcos. Il n'y a pas de volonté de pouvoir, de devoir être, mais on se révolte parce que on n'accepte pas la situation.
On reconnaît que l'autre en face est un être humain. Ceci ne veut pas dire que nous prônons le pacifisme, la lutte est délimitée par la barbarie.

[ A nouveau Miguel lance un appel au travail en commun possible avec le Collectif Malgré Tout. Il ne s'agit de rejoindre le Collectif, mais de mettre en place des projets ensemble pour tenter de répondre aux défis de notre époque. ]

*

L'attitude face à la théorie peut surprendre, en présence d'une théorie forte, comme l'a été le marxisme, qu'on la maîtrise ou non, on est bloqué. L'horizon est de fait bouché, soit parce qu'on l'a dans le dos pas dans la tête, mais on sait qu'elle est là, soit parce qu'on la connaît et que son cadre limite les avancées.
On peut aussi refuser la théorie au nom de l'urgence, car il faudrait agir de suite, sans attendre, on ne peut laisser faire, la prise en compte du travail théorique empêcherait la réponse pratique.
Ces deux attitudes ont pour effet d'empêcher la pensée de progresser.
Car penser c'est parier au bord de l'inconnu.

Questions sur l'histoire du mouvement révolutionnaire, la figure de Marx et les luttes démocratiques dans les pays du tiers-monde.
Réponse : La liberté est une puissance à figures multiples.
Par exemple en Argentine actuellement c'est peut-être la lutte pour l'avortement qui correspond à l'investissement en situation, à l'X de la situation. On sait ici que la lutte pour l'avortement est insuffisante, mais même en le sachant là-bas c'est un des noeuds de la situation.
On ne doit pas confondre la forme de la chose et la chose, la liberté et les formes de la lutte pour la liberté.
On ne confond pas la bague et l'amour, si on les confond on aura quelques problèmes, tout le monde sait cela.
La forme de la lutte pour la liberté dépend de la situation. C'est identique pour la défense des acquis, les défendre c'est aller de l'avant, sinon on est toujours perdant.
La puissance libertaire se met en oeuvre avec des énoncés, mais nous ne devons pas confondre les deux : l'énoncé qui donne forme à la liberté et la liberté comme puissance.

En Allemagne un compagnon de Rosa LUXEMBOURG, Gustave LANDAUER a écrit un petit livre "La Révolution", où il parle de l'utopie.
Il remarque que ce mot est composé de deux termes : le "u" négatif et "topos" le lieu. L'utopie serait donc la tension vers un lieu et vers sa négation, un lieu qui n'existe pas!
C'est intéressant pour la compréhension de la lutte pour la liberté, la liberté n'est jamais épuisée, jamais une forme de la liberté n'est LA forme.
La puissance libertaire pousse vers un lieu mais en même temps vers son dépassement.
Cet aspect des choses est visible dans la lutte antiraciste. Elle ne sera jamais finie.
C'est donc un problème de vérité et en politique c'est demander l'impossible.
Ceci peut conduire à créer des lieux pour les possibles nouveaux. Ce qu'on sait c'est que ce n'est jamais sous condition de la gestion.
On peut choisir de gérer, ce n'est pas condamnable en soi, mais ce n'est plus de la politique, c'est tout!

Question : Quid de la liberté et du luxe?
Réponse finale :

La liberté est un luxe, le luxe c'est la liberté en actes !


Transcrit par Philippe Coutant Nantes le 18/05/95

Des textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout  Malgré Tout