Comme vous le souhaitez nous allons commencer par une présentation
du Collectif Malgré Tout et on le verra ceci nous amènera
à notre sujet d'aujourd'hui.
Le COLLECTIF MALGRE TOUT est un regroupement franco-argentin à
l'origine. Il existe depuis 7 ans, sa filiation en Amérique latine
vient de l'ERP en ARGENTINE et des TUPAMAROS en URUGUAY.
Il a commencé en France avec quelques intellos d'origines militantes
variées. Le Collectif Malgré Tout a donc un ancrage fort
dans la militance, mais il s'est constitué face aux défis
de ce monde. Il y avait et il y a toujours un problème entre
les défis de ce monde et la hauteur des réponses apportées.
Le collectif s'est donné dès le début comme tâche
de réfléchir et de penser la validité des termes
qui justifiaient notre engagement. Le monde avait changé et face
à cela il y avait trois réponses:
La première se rendait compte que le monde avait changé,
de la complexité du réel, mais arrêtait de militer
en disant avec naïveté "à quoi bon!".
La seconde est celle de la militance classique qui dit : "il faut
continuer!", mais se trouve dans l'incapacité de penser
l'histoire.
La troisième réponse c'est celle qui essaie de continuer
la militance pratique mais en se donnant aussi pour tâche de penser,
de trouver de nouvelles pistes pour l'engagement. Celle-ci assume la
nécessité de la réflexion et essaie de prendre
en charge la correspondance entre les défis du monde contemporain
et les réponses.
Le Collectif Malgré Tout s'est donc donné comme axe de
travail de penser la base de l'engagement. Il y a eu production de livres,
de documents, un travail en commun avec diverses personnes comme avec
Carmen CASTILLO qui devrait arriver incessamment sous peu si elle trouve
la salle, ou le commandant MARCOS.
Sans idéaliser ce qui se passe là-bas c'est un exemple
pour penser l'articulation théorie / pratique, la solidarité
et l'engagement.
Le premier piège vient de ce qu'on croit que l'engagement est
naturel et du fait qu'on est toujours convaincu d'avoir raison de se
révolter. C'est comme si les non-militants étaient éloignés
de la raison, la non-révolte serait hors de la raison.
La seconde plaie vient du consensus, où on peut faire ce qu'on
veut, où on a tous raison mais où on est impuissant. C'est
ce laxisme qui est la tendance dominante au niveau mondial.
Pour le Collectif l'engagement ne peut admettre cela, ce "à
quoi bon, si personne n'a raison!". De même on refuse la
tendance esthétisante qui se justifie en disant "c'est pour
la beauté du geste! Ca me plaît!"
Notre radicalité ne vient pas d'un engagement caractériel.
Le problème c'est le registre de vérité, si chacun
a sa vérité, il n'y a plus de vérité.
Pour prendre un exemple, le MRAP dit qu'un raciste est un homme qui
se trompe de colère. C'est typique de la pensée de la
modernité où il y a une vérité et ceux qui
se trompent doivent être éclairés.
Je crois que le MRAP fait erreur, le raciste ne se trompe pas de colère.
Il est raciste et c'est sa vérité.
La difficulté vient de nos alternatives, de nos façons
de poser l'alternative.
D'un coté les radicaux sont dans le tout ou rien, ceux qui n'ont
pas raison ont forcement tort. De l'autre l'idéologie soft démocratique
affirme qu'on a tous raison, que chacun a sa vérité.
La difficulté c'est de sortir de ce schéma.
Actuellement dans la militance il y a une seule question qui obsède
tout le monde, c'est que tout le monde s'en va et on se demande "qui
ne sera pas là la prochaine fois?"
Alors il faut trouver le truc!
On entend souvent dire qu'il faut réfléchir. En réalité
c'est faux, ce n'est pas de penser qu'il s'agit, mais de trouver un
moyen pour qu'il ne manque personne. Il faut attirer les gens.
Il y a quelque temps il y a eu une discussion avec les anars sur la
communication. Il fallait trouver un moyen de mieux communiquer pour
que Le Monde Libertaire soit lu. Mais heureusement que ce journal n'est
pas lu, ce serait le meilleur moyen pour tout le monde parte.
Regardez Arlette, pour elle le Sida c'est simple c'est patronal et
le problème est réglé. Surprenant !
Quand on recrutait dans l'ERP pour mener la lutte armée, il
n'y avait pas de problème, on trouvait toujours des gens alors
qu'ils étaient sûrs de mourir ou de se faire arrêter
et torturer.
Mais quand on propose de réfléchir il n'y a souvent personne
pour prendre cela en main.
Cela signifie qu'on est capable d'affronter la mort à condition
d'être dans la certitude, mais on est incapable d'affronter l'incertitude.
Permettez-moi de manifester mon étonnement à cet égard.
Quand on veut mettre en place un groupe de travail avec des lectures
et une bibliographie c'est presque toujours impossible.
La seule réaction qui fonctionne face au constat "tout fout
le camp!" c'est une réflexion sur la nécessité
de trouver un truc pour que ça bouge. Il ne s'agit pas de réfléchir
vraiment, mais de savoir pourquoi les gens ne bougent pas.
Nous au contraire on préfère se demander pourquoi ceux
qui bougent le font. C'est une question pour nous-mêmes, pas une
question aux autres.
Le rapport entre la théorie et la pratique a été
marqué par la notion de progrès et de sens dans l'histoire.
L'avenir allait être meilleur, on allait vers la libération,
l'avenir était chargé d'espoir.
Sur le cancer par exemple, la réponse c'était "on
va trouver!" Le mot "demain" était le maître
mot. Mais en vingt ans on est passé de l'espoir aux mauvais présages,
demain peut être pire. L'histoire avait ses lois et le sens de
l'histoire était porteur d'avenir.
Maintenant nous devons constater l'effondrement et la disparition de
ce mythe qui structurait le réel.
En fait ce mythe s'est effondré pour d'autres domaines, mais
en politique on le prend en compte assez tardivement. Par exemple en
médecine les chercheurs vivent une certaine cohabitation. Ils
ont admis la fin de la croyance "on peut en finir avec le mal!".
Ceci ne les empêche pas de chercher et de continuer leur lutte
contre la maladie.
La question de l'engagement devient alors une question pour soi. Comment
continuer en sachant qu'il n'y a pas de paradis, pas de grand soir,
qu'il y aura toujours de l'injustice, toujours de la rareté.
La question centrale c'est : comment nous pouvons militer sans promesse?
La promesse a changé, elle signifie l'abandon du Surmoi militant,
du "tu dois!".
Cela c'est une nouveauté importante.
Si on prend le Ruanda, beaucoup de gens posent la question : "qu'est-ce
qu'il faut faire? Au mal comment opposer le bien?"
La mort est irréversible, c'est tout ce qu'on sait. Ce massacre
a quelque chose de particulier. Maintenant on a compris confusément
qu'il y en aura d'autres, que ce ne sera pas le dernier.
L'engagement doit vivre avec cela. Faut-il tomber dans le pessimisme?
C'est la question de ce qu'il faut faire.
La résistance à bouger est un message. Quel est le sens
du non?
[ Miguel nous lit le poème de Pessoa où il se moque des
machines à bonheur ].
Certes Pessoa est réactionnaire quand il écrit ce texte
dans les années vingt, mais aujourd'hui il prend un autre sens,
la critique des machines à bonheur est vraie. Est-ce du fatalisme
pour autant?
La révolte est une action d'homme libre, il n'y a pas de révolte
de soumis. Au nom de quoi le changement peut-il se faire?
Ici il faut en finir avec la figure du maître libérateur,
c'est la question des avant-gardes. Si le futur est chargé de
malheur on ne peut que refuser le maître libérateur. C'était
pourtant le b-a-ba de la militance, il fallait faire le bonheur du peuple
malgré lui.
C'était comme les médecins on faisait un mal pour un bien.
Comme le malade le peuple était endormi par l'aliénation.
Aujourd'hui le problème c'est de savoir où est le bien.
Si on sait où est le mal, les militants sont ravis, c'est clair
on connaît l'ennemi. La difficulté c'est qu'on laisse l'initiative
aux maîtres.
C'est typique dans l'humanitaire où on justifie l'intervention
contre le mal, contre le pire.
Avant on proposait un monde différent, par exemple le féminisme.
Maintenant on est content d'avoir les anti-IVG, cela donne une raison
de militer.
Auparavant on lançait un défi à la société
pour un monde meilleur.
Si on se contente d'être "anti" on brade la liberté,
on justifie la politique au nom de l'action contre le pire.
Il est temps de replacer l'engagement comme acte libre.
Il y a deux visions, la première c'est celle qui crie au scandale
lorsqu'il y a torture, la militance des droits de l'homme, l'humanitaire.
La seconde c'est celle qui dit que le scandale c'est celui du capitalisme,
de la dictature.
Est-on affligé par la torture ou est-on affligé par la
situation, par exemple les enfants qui meurent un peu partout dans le
monde.
Dans le premier cas on laisse l'initiative aux maîtres du monde.
En cette fin de siècle qu'a-t-on à proposer?
C'est une question de réflexion, de liaison entre la théorie
et la pratique. Nous devons viser une tentative de nouveau, la praxis.
La pensée est aussi dans la pratique, ne dit-on pas qu'un artisan
pense avec ses mains, c'est aussi le cas pour l'artiste. Si le problème
central est celui de la pensée, il faut renoncer à la
facilité ou à la souffrance de la "belle âme"
humanitaire ou des droits de l'homme.
Nous devons sortir de l'alternative où il n'y aurait le choix
qu'entre la "belle âme" et Pol Pot puisque toute militance
conduirait inexorablement au totalitarisme.
Nous avons déjà des pistes, la première consiste
à se séparer du progrès. Et à réfléchir
sur quoi s'appuie l'indignation. Pourquoi ceci ou cela est-il scandaleux?
On peut repérer deux fonctionnements.
Le maintenant qui n'a pas besoin de la paix, qui vise la moindre souffrance
et le maximum de plaisir. Ce fonctionnement cherche toujours à
s'en sortir dans le maintenant. Il n'a pas besoin d'engagement, il vit
dans la démocratie et y adhère. Il est en quelque sorte
an-historique, il ne se voit pas "faisant partie de".
C'est le cas de la militance humanitaire, elle est engagée en
étant dans le maintenant.
Avant nous ne pouvions pas penser cela, il était évident
que tout le monde ne pouvait que vouloir devenir acteur, pourtant c'est
faux. C'est ce que nous avons décrit avec Edith CHARLTON dans
le livre "Cette douce certitude du pire".
Le second fonctionnement est celui qui se voit inscrit dans un processus.
Avant nous pensions en termes de rédemption, ça devait
arriver, jamais le maintenant était admis. Nous étions
dans l'impossibilité de le comprendre. Alors l'autoritarisme
se justifiait, il fallait diriger les moutons qui suivaient.
Cette alternative peut conduire à des incompréhensions,
c'est l'exemple des deux frères dont l'un va danser et l'autre
milite. Le premier dit au second : "tu ne sais pas profiter de
la vie!" et à l'inverse le militant traite son frère
de : "petit con aliéné!".
Militer ce n'est donc pas être dans le maintenant.
La difficulté vient de ce qu'on peut sortir du "maintenant"
pour aller vers la réaction. La fin du mythe du progrès
montre que le couple aliéné / réveillé est
faux.
La militance fasciste est à étudier. En Argentine la plupart
des tortionnaires étaient liés par un pacte de sang, ils
ont tous tué du plus gradé au plus bas. On le sait maintenant,
ils se mettent tous à parler. Le pire c'est qu'ils ne se sont
pas enrichis, l'enrichissement a été marginal et assez
mal vu par les autres.
C'est donc compliqué puisque le réveil ne conduit pas
obligatoirement à la lumière du bien.
Aujourd'hui la question de la militance est encore moins évidente
que par le passé, l'engagement peut être réactionnaire,
fasciste ou progressiste.
La question est bien de savoir pourquoi nous faisons ce que nous faisons.
Certains analysent cela en termes psychologiques, il y aurait le narcissisme
qui justifierait l'engagement, ou d'autres facteurs liés à
l'oedipe.
Pour d'autres ce serait une variété d'égoïsme,
on serait altruiste pour préserver son intérêt,
j'achète un journal "macadam" à un SDF pour
être tranquille et je rentre chez moi manger.
Il y a l'analyse des utilitaristes, Bentham ou Hobbes. On choisirait
la militance par intérêt et calcul rationnel. Chez Hobbes
par exemple, le contrat, la solidarité est nécessaire
car sinon ce serait pire.
L'idée dominante de ce courant a été reprise par
les révolutionnaires, il fallait montrer en quoi on avait intérêt
à la révolution. Ca fonctionne encore dans le syndicalisme.
Une autre voie c'est celle de l'acceptation de l'histoire, du sens de
l'histoire. La solidarité c'est la raison d'Etat en acte.
La thèse majoritaire actuellement c'est celle du relativisme,
pour qui "tout se vaut!".
Nous nous préférons une voie dite "ontologique".
Si nous choisissons la solidarité ce n'est pas par hasard, c'est
qu'il existe quelque chose qui fait la différence, quelque chose
qui concerne "l'être de l'être humain".
Ce n'est pas un problème de contrat, ni relatif, ni psychologique,
c'est un problème de vérité.
L'engagement se justifie sans promesse, sans rédemption messianique.
Il s'agit de savoir s'il existe un noyau non dépendant de la
promesse.
Pour s'engager il n'y a pas besoin de promesse, il faut savoir qu'il
y aura toujours des pauvres et de l'injustice.
On peut prendre exemple sur la science où on continue de chercher
même si on sait qu'il y aura toujours des maladies.
Vaincre la mort c'est impossible, pourtant la médecine cherche
toujours à soigner.
Sans la promesse du paradis sur terre, il faut apprendre à penser
la militance dans l'incertitude. On peut prendre l'exemple de Marcos,
au Chiapas on voit que les gens peuvent s'engager sans minimalisme,
sans vouloir prendre le pouvoir, ni promesse d'un paradis sur terre.
Le retard de la politique vient de son attachement au minimalisme (
la lutte contre le pire) et à la promesse.
Il faut se servir de l'expérience des autres domaines pour envisager
un nouveau permanentisme.
La militance ne peut en aucun se prétendre "la lutte finale".
Il n'y a pas de grand soir, celui qui implique un avant et un après.
Si on pense que la révolution c'est la lutte finale il faut penser
l'Etat révolutionnaire.
Au contraire de cette approche nous pensons qu'il n'y pas d'état
révolutionnaire.
On peut prendre exemple sur l'amour, il n'y a pas d'état amoureux,
il n'y a que des actes.
Pour l'engagement c'est similaire.
Il n'y a pas d'être révolutionnaire, il n'y a que des actes
révolutionnaires. Il n'y a pas d'une fois pour toutes.
Si on pense en terme de sacrifice, c'est toujours final, ce n'est acceptable
qu'à cette condition.
La pensée révolutionnaire se doit donc de penser cette
permanence, la mise en question permanente.
Bien sûr il y a alors un problème de peur si ce n'est pas
fini, si ce n'est jamais fini.
Le Collectif Malgré Tout profite de ce moment pour inviter la
Fasti ou ceux qui le veulent à partager le travail de pensée,
à mettre en place des groupes de travail pour prendre ce travail
en main.
Je crois que la militance c'est une forme de l'exercice de la liberté.
Militer c'est penser la liberté, c'est occuper son temps à
autre chose qu'à obéir.
*
Question de A sur ceux qui sont dans le maintenant et les autres. Quelles
sont les raisons qui font qu'on se retrouve d'un coté ou d'un
autre?
Réponse de Miguel : Il n'y a pas de coupure nette, la recherche
se déroule aussi de façon non livresque. On peut dire
que ce n'est pas lié à une structure de pensée,
que ce n'est pas par rapport à une idée de soi-même
que cela se joue.
Ce serait plutôt du coté du fonctionnement qu'il faudrait
chercher, ce serait plus un problème mécanique lié
à l'économie désirante de la personne concernée.
Ceux qui sont dans le maintenant réduisent leurs prétentions.
L'effort logique du maintenant consisterait à obtenir une désolidarisation
du devenir historique, d'avec l'inscription.
On pourrait parler d'impossibilité désirante.
La difficulté serait celle d'une possibilité désirante
très forte qui ne produirait pas une saturation du maintenant.
En fait ce serait la visée de l'ouverture du maintenant non saturé.
L'avenir est un mode du présent, l'avenir ce n'est pas demain,
c'est une partie d'aujourd'hui.
Si on examine la question du point de vue du projet, il y a en gros
trois positions.
1/ Le maintenant peut avoir un projet, mais celui-ci est saturé
sur lui-même ( l'humanitaire).
2 / L'avenir dont le projet est toujours devant et jamais dans le maintenant(
Lutte Ouvrière) .
3 / Le maintenant ouvert sur l'avenir.
Sur le pourquoi on n'a pas de réponses, on peut juste faire un
constat matérialiste. C'est assez terrible en psychologie ou
dans la psychanalyse.
Comment peut-on transmettre une passion? On connaît les difficultés
de l'éducation. On ne sait pas comment est transmise la passion.
Il y a toutes sortes de modalités possibles.
En politique on n'est pas dans la psychanalyse, mais la pensée
doit tenir compte de cette difficulté.
Ceux qui sont dans le maintenant ne sont pas des cons endormis. Il est
devenu impossible de s'instituer maître libérateur. Pour
penser le politique il faut avoir une certaine humilité.
Le changement doit tenir compte du monde, dans ce monde certains ne
sont pas intéressés par le changement.
Il n'y a plus d'universalité de référence, ni
de progrès, comme chez Kant où le "tu dois!"
ordonne.
On peut prendre l'exemple des artistes, chez qui il y a plusieurs façons
d'être. On peut citer Boulez, mais tout le monde ne peut faire
comme lui.
En fait c'est le choix d'une certaine partialité contre le relativisme,
de la relativité des êtres contre l'homme nouveau.
On peut être militant ou violoniste, il n'y a pas d'exemple d'homme.
Il existe une aventure de la justice comme il existe une aventure de
la création.
La militance serait une passion pour la liberté qui ne pourrait
pas se dire universelle. Il n'y a pas de modèle de ce ça
doit être.
Nous acceptons la relativité, puisque tout le monde ne peut pas
être violoniste. On ne peut pas forcément choisir entre
les musiques, mais nous ne pouvons accepter le point de vue des barbares
qui sont contre la musique.
Cette relativité ne signifie pas que les fascistes sont validés.
Question de M : Si on ne passe plus d'un état à un autre,
si on abandonne le déterminisme, si on ne se réfère
plus à une classe en particulier, la militance vise alors à
être un contre-pouvoir.
Réponse : Oui et qui demande l'impossible. La politique est donc
un acte, c'est la seule solution, le contre-pouvoir permanent.
On ne peut être à la fois révolutionnaire et du
coté du pouvoir.
M. : Existe-t-il des garde-fous?
M.B. : La question est difficile, ces garanties existent-elles dans
le mouvement libertaire. Les libertaires équivalent-ils aux fascistes?
La question qui semble déterminante c'est de savoir s'il existe
quelque chose dans "l'être de l'être humain"?
Si la réponse est non, c'est le triomphe du démocratisme
et de sa volonté d'éviter le pire. Alors on ne peut plus
rien affirmer, c'est le règne de l'opinion et de la communication.
Si la réponse est oui, il y a quelque chose de "non négociable".
C'est notre pari, il existe quelque chose qui concerne "l'être
de l'être humain" dans la militance.
A chaque fois le sens du partage, la solidarité, le choix de
l'égalité est corollaire d'une mise en cause de l'autorité.
Si on regarde la science, à chacune de ses avancées elle
remet en cause les acquis antérieurs. C'est ce que Deleuze appelle
la deterritorialisation.
C'est une puissance qui va vers le partage. Comme en amour quand il
met en cause le pouvoir, la propriété.
Il existe au coeur de "l'être humain" une puissance
qui critique ce qui est établi. Il n'y a pas de modèle,
mais un questionnement perpétuel des acquis.
Comme en amour il y un communisme de la puissance. Mais aucune figure
ne peut questionner toutes les figures. En politique, c'est donc une
question libertaire sur tous les régimes.
En amour il n'y a pas de cadre qui le définisse, pour la liberté
aucun Etat ne peut la représenter.
Pourquoi cette question est-elle importante ? Car si on appui la solidarité
sur l'opinion c'est fini.
Par exemple nous sommes très antidémocratique sur le Front
National. Quand on admet l'opinion du FN comme possible et que l'on
ne le condamne que s'il passe aux actes on est coincé.
On se promène dans la rue et on passe devant leurs locaux, ceci
semble normal. Pour nous ce n'est pas normal qu'ils aient pignon sur
rue.
Si on ne fonde pas la solidarité sur l'opinion, il faut partir
d'une vérité. Le problème c'est que la vérité
de l'être n'a pas une figure, mais des figures différentes.
Par exemple les lois de la dialectiques de Marx peuvent se comprendre
ainsi.
Il faut admettre qu'il n'y a pas possibilité d'énoncer
cette vérité.
Cet élan vers le communisme (en son sens générique)
peut prendre différentes formes, c'est d'ailleurs ce qui s'est
passé historiquement : Spartacus, les Cathares, etc... Les formes
historique varient.
Dans la science la fiction des théorèmes change, le réel
lui reste le même. Il y a changement de paradigme c'est vrai.
Toute théorie prend une forme historique situationnelle.
Si on étudie Euclide et Lobatchevsky sur les parallèles
qui se coupent ou pas. Euclide dit que les parallèles ne se coupent
pas, Lobatchevsky dit qu'elles se coupent en plusieurs points, pourtant
sa théorie ne contredit pas celle d'Euclide, au contraire elle
intègre la thèse d'Euclide. La vérité est
la même, son expression, elle, change.
Sinon on met les résistants et les collabos sur le même
plan.
C'est de cette façon que l'on peut lier la lutte des indiens
et l'anticapitalisme.
C'est la question du rapport à la vérité, c'est
le rapport au pouvoir qui divise les eaux. C'est ici que l'on retrouve
la question du pouvoir et du racisme.
Certains parlent de la fidélité comme pour l'amour, mais
il y a plusieurs formes d'amour.
Si on regarde ce qui s'est passé avec Pol Pot, il parlait de
la race khmer.
Systématiquement la liberté questionne le pouvoir, l'affrontement
se fait sur la défense du pouvoir. La vérité est
en ce sens critique et entreprise de détotalisation.
L'alternative pour la militance se trouve entre militer sans certitudes
ou accepter la démocratie et son cortège d'ignominie.
Question sur le dégoût ou la colère comme fondement
de la militance.
M.B.: On sait que le dégoût ou la colère sont culturels,
c'est clair en ce qui concerne la cuisine. Pour certains manger le couscous
avec les doigts c'est excellent, pour d'autres cela les dégoûte.
Si je vous dis que je trouve excellent la viande grillée comme
on la cuit en Argentine, beaucoup vont trouver cela dégoûtant.
Quand les faschos trouvent certaines odeurs nauséabondes, ils
l'éprouvent réellement avec leur corps, mais c'est quand
même culturel.
Il faut essayer de comprendre l'enjeu, pour cela on peut prendre l'exemple
du fumeur. Sait-il que fumer c'est mauvais pour la santé, oui
il le sait. Le fera-t-on arrêter si on lui dit que c'est dangereux.
En général non.
Car il faut tenir compte de la pulsion de mort, comme dans les campagnes
de prévention pour les limitation de vitesse ou la prévention
du Sida.
On dit aux gens de mettre des capotes, mais souvent ils n'en mettront
pas justement parce qu'on dit : "je t'aime malgré la mort!"
On sait qu'il existe des éléments universels, mais que
tout n'est pas pareil.
Question sur la nécessité d'un nouvel universalisme.
Réponse : Oui c'est exact.
On peut se demander pourquoi l'excision est pratiquée par les
femmes, pourquoi ce sont les excisées qui transmettent cette
oppression. Il n'y a pas d'homme dans cette affaire.
Question sur le manque à être?
Réponse : Le problème c'est qu'il n'y a pas de modèle
et qu'il y a quelque chose de mystérieux dans la passion.
S'il s'agit d'une passion pour la justice, on sait qu'il n'y a pas de
mode d'être universel.
Cet élan libertaire, cet élan pour le partage existe parce
cela concerne quelque chose dans l'être.
Dans le cas de l'excision c'est bien d'un rapport au pouvoir qu'il s'agit
et du rôle des femmes.
Accepter d'agir en situation c'est accepter d'être minoritaire,
c'est même la condition de l'action politique.
On ne peut s'appuyer sur l'individu, l'individu, qu'est ce que c'est
l'individu?
Notre hypothèse c'est que la praxis ne doit pas chercher à
faire devenir le monde comme il devrait ou doit être.
C'est la reconnaissance d'une certaine modestie, mais aussi la condamnation
de la barbarie, il n'y a pas de bonne barbarie.
C'est un nouveau mode de la politique.
Un peu comme chez Marcos. Il n'y a pas de volonté de pouvoir,
de devoir être, mais on se révolte parce que on n'accepte
pas la situation.
On reconnaît que l'autre en face est un être humain. Ceci
ne veut pas dire que nous prônons le pacifisme, la lutte est délimitée
par la barbarie.
[ A nouveau Miguel lance un appel au travail en commun possible avec
le Collectif Malgré Tout. Il ne s'agit de rejoindre le Collectif,
mais de mettre en place des projets ensemble pour tenter de répondre
aux défis de notre époque. ]
*
L'attitude face à la théorie peut surprendre, en présence
d'une théorie forte, comme l'a été le marxisme,
qu'on la maîtrise ou non, on est bloqué. L'horizon est
de fait bouché, soit parce qu'on l'a dans le dos pas dans la
tête, mais on sait qu'elle est là, soit parce qu'on la
connaît et que son cadre limite les avancées.
On peut aussi refuser la théorie au nom de l'urgence, car il
faudrait agir de suite, sans attendre, on ne peut laisser faire, la
prise en compte du travail théorique empêcherait la réponse
pratique.
Ces deux attitudes ont pour effet d'empêcher la pensée
de progresser.
Car penser c'est parier au bord de l'inconnu.
Questions sur l'histoire du mouvement révolutionnaire, la figure
de Marx et les luttes démocratiques dans les pays du tiers-monde.
Réponse : La liberté est une puissance à figures
multiples.
Par exemple en Argentine actuellement c'est peut-être la lutte
pour l'avortement qui correspond à l'investissement en situation,
à l'X de la situation. On sait ici que la lutte pour l'avortement
est insuffisante, mais même en le sachant là-bas c'est
un des noeuds de la situation.
On ne doit pas confondre la forme de la chose et la chose, la liberté
et les formes de la lutte pour la liberté.
On ne confond pas la bague et l'amour, si on les confond on aura quelques
problèmes, tout le monde sait cela.
La forme de la lutte pour la liberté dépend de la situation.
C'est identique pour la défense des acquis, les défendre
c'est aller de l'avant, sinon on est toujours perdant.
La puissance libertaire se met en oeuvre avec des énoncés,
mais nous ne devons pas confondre les deux : l'énoncé
qui donne forme à la liberté et la liberté comme
puissance.
En Allemagne un compagnon de Rosa LUXEMBOURG, Gustave LANDAUER a écrit
un petit livre "La Révolution", où il parle
de l'utopie.
Il remarque que ce mot est composé de deux termes : le "u"
négatif et "topos" le lieu. L'utopie serait donc la
tension vers un lieu et vers sa négation, un lieu qui n'existe
pas!
C'est intéressant pour la compréhension de la lutte pour
la liberté, la liberté n'est jamais épuisée,
jamais une forme de la liberté n'est LA forme.
La puissance libertaire pousse vers un lieu mais en même temps
vers son dépassement.
Cet aspect des choses est visible dans la lutte antiraciste. Elle ne
sera jamais finie.
C'est donc un problème de vérité et en politique
c'est demander l'impossible.
Ceci peut conduire à créer des lieux pour les possibles
nouveaux. Ce qu'on sait c'est que ce n'est jamais sous condition de
la gestion.
On peut choisir de gérer, ce n'est pas condamnable en soi, mais
ce n'est plus de la politique, c'est tout!
Question : Quid de la liberté et du luxe?
Réponse finale :
La liberté est un luxe, le luxe c'est la
liberté en actes !
Transcrit par Philippe Coutant Nantes le 18/05/95
Des textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout