Un mouvement de ressac organisé
Répercussions concrètes du masculinisme
Des intérêts matériels à
défendre et un lobby des agresseurs
Au nom du Père et de la famille
L'accueil du système
Le pouvoir sans les responsabilités
Conclusion
Références
Appliquer un moteur de recherche Internet aux sites du World Wide
Web ou aux messages de newsgroups archivés afin d'y repérer
en français et en anglais les thèmes correspondant à
la "condition masculine", aux "droits des hommes" et aux "droits des
pères" permet d'observer in vivo, plus aisément qu'on
ne pouvait le faire auparavant, des organisations1,
des manifeste s2, des propos outranciers 3
et des mobilisations 4 qui peuvent servir d'indicateurs
d'un processus actif et délibéré de reproduction
du pouvoir masculin. C'est aussi découvrir un lobby d'incitation
et d'appui à la criminalité sexiste et confirmer les
témoignages des femmes à qui elle est infligée,
sur un continuum allant du harcèlement au meurtre (Chesler
1986; VCASAA 1996; Acker 1998).
C'est du moins la conclusion à laquelle est parvenue le Collectif
masculin contre le sexisme (CMCS). Ce collectif a été
créé en 1979 à Montréal par une dizaine
de participants masculins à un colloque organisé par le
gouvernement québécois sur le viol et la pornographie.
Partant de la prémisse d'une mauvaise information des hommes
au sujet de ces réalités, nous nous étions alors
donné pour projet de les sensibiliser par le biais de conférences
et d'ateliers en milieux communautaires et scolaires.
Nous avons d'abord constaté les lacunes de notre analyse initiale
: loin d'être sous-informés des pratiques sexistes,
la plupart des hommes abordés les connaissaient, y étaient
(plus ou moins) associés et, surtout, les justifiaient.
En réponse à nos arguments proféministes contre
la pornographie et le viol, nombre d'entre eux tenaient un contre-discours
qui prêtait aux hommes un statut de "victime" dans ces
dossiers et face aux femmes en général, notamment
dans les rapports hétérosexuels et familiaux5.
Nous associons ce discours au "masculinisme" (ou men's movement) sur
lequel se penchent des féministes depuis déjà longtemps
(Ehrlich 1975; Rennie et Grimstad 1975; Bradshaw 1982; Leonard 1982;
Ehrenreich 1984). Nous donnons au masculinisme la définition
opérationnelle suivante : les discours revendicateurs formulés
par des hommes en tant qu'hommes.
Le présent article regroupe quelques faits et notes issus de
notre pratique d'opposition à ce mouvement qui utilise la
notion de "droits des hommes" dans le but d'entraver l'établissement
d'une véritable société de droit. Nous identifions
notre action à une lutte pour l'équité sexuelle6.
Un mouvement de ressac organisé
Même si quelques membres du groupe initial étaient plutôt
sensibles à une perspective centrée sur les intérêts
masculins - par exemple, déplorer le "prix à payer pour
être un homme" en faisant l'impasse sur ce que ce prix achète
et sur ce que paient femmes et enfants - le CMCS s'est rallié
dès ses débuts aux thèses féministes de
l'oppression de genre (Delphy 1970; Rich 1980; MacKinnon 1980) et à
une pratique d'appui aux luttes des femmes, notamment par un travail
de recherche et d'intervention face aux divers modes de protection et
de renforcement délibéré du pouvoir masculin, dans
un mouvement de ressac que documente Susan Faludi dans l'ouvrage Backlash.
Nous cherchions, plutôt que de tenter de nous imposer dans l'espace
féministe, à nous responsabiliser face aux hommes, c'est-à-dire
à documenter et à tenter de contrer7
les offensives masculines explicites contre les droits des femmes et
des enfants, tout en travaillant à attirer des hommes "dissidents"
au CMCS.
Au Québec, nous avons d'abord rencontré les militants
masculinistes sur le terrain, dans les assemblées communautaires
organisées à Montréal au début des années
1980 par l'équipe de la revue Hom-Info, qui disait vouloir
favoriser l'expression des hommes sur leur "détresse" face au
féminisme et aux revendications des femmes dans les couples hétérosexuels.
La "parole d'homme" y était cependant strictement balisée
puisque étaient interdits toute objectivité ou tout acquiescement
aux dires des femmes ("Parle au Je!"), toute reconnaissance de torts
sexistes infligés par des hommes ("Culpabilité!") et surtout
toute contestation de propos ou gestes misogynes, au nom d'une fraternité
mâle posée en axiome...8
Répercussions concrètes du masculinisme
Le rappel sonné par les masculinistes, au nom d'une prétendue
discrimination subie par les hommes, a joui - au Québec comme
aux États-Unis (Ehrenreich, 1984) - d'un accueil plus qu'enthousiaste
des éditeurs et des mass médias, qui ont relayé
ces messages implicitement ou explicitement antiféministes à
l'ensemble de la population. Une des conclusions de nos recherches a
été l'influence vérifiée de ces discours
sur certains hommes dans des sévices infligés à
leur conjointe et à leurs enfants. En septembre 1984, par
exemple, un nourrisson est mort d'inanition à Montréal
après que le père ait décidé d'empêcher
la mère d'allaiter. Forçant celle-ci à aller travailler
comme danseuse topless, Aldo Zurlo s'était approprié la
préparation de biberons, qu'il allongeait d'eau par mesure d'économie.
À son procès pour l'homicide involontaire d'Aldo Junior,
Zurlo a justifié sa décision en disant avoir été
prévenu contre le lien mère-enfant créé
par l'allaitement : "On m'avait dit qu'il serait plus attaché
à elle qu'à moi".9
Plus récemment, on a vu en 1995 un homme réclamer (et
obtenir) d'un tribunal de Longueuil (Québec) une injonction interdisant
à son ex-conjointe d'allaiter, de façon à lui enlever
un argument contre la garde partagée de l'enfant, réclamée
presque immédiatement après l'accouchement10.
Une manifestation de femmes - qui ont allaité en public dans
le hall du Palais de justice de Longueuil - a forcé le renversement
précipité de cet arrêt.
Si les hommes revendiquent en tant qu'hommes, ils ne le font pas toujours
en leur propre nom. L'idéologie masculiniste a des effets
particulièrement dévastateurs lorsqu'elle amène
des hommes à phagocyter l'enfant et à s'identifier à
lui dans leur guerre contre les femmes.11 À
Deux-Montagnes, en 1993, Daniel Riendeau, un étudiant en psychologie
incarcéré pour violence conjugale qui avait, de sa cellule,
envoyé à sa conjointe des menaces de mort extrêmement
précises, s'est tout de même vu accorder un droit de visite
non surveillée de son fils Alexandre, 7 ans, à l'occasion
de Noël, malgré les représentations contraires de
la police et de sa conjointe. Riendeau en profita pour étrangler
l'enfant, "afin de lui éviter d'être élevé
sans père comme moi"12. Il posa sur le cadavre,
ouvert en bonne page, le best-seller masculiniste de Guy Corneau,
Pères manquants, fils manqués. Riendeau regardait
d'ailleurs une émission de télévision co-animée
par Corneau - qu'il considérait comme son "père spirituel"
- au moment de son arrestation par la police après l'agression
infligée à son épouse; il s'apprêtait à
rallier le Réseau
Hommes-Québec13.
Le plus connu des meurtriers revendiquant les arguments masculinistes
est l'auteur du massacre de 14 femmes à l'École Polytechnique
de Montréal, le 6 décembre 1989 (Chalouh et Malette
1990; Dworkin 1997). On retrouva sur lui une lettre-manifeste dont la
police a empêché la publication et qui n'a finalement été
rendue publique qu'un an plus tard, par une des féministes ciblées
par le meurtrier.14 Marc Lépine y justifiait
froidement son geste par des arguments masculinistes classiques à
propos des soi-disant contradictions des féministes et en parlant
de privilèges qu'il estimait appartenir intrinsèquement
aux hommes. Était jointe à cette lettre une liste noire
qu'il avait compilée15 avec les noms de féministes
québécoises et d'autres femmes qui avaient réussi
dans des domaines traditionnellement masculins; il disait regretter
de ne pas avoir eu le temps de toutes les abattre.
On aurait tort de voir dans ces tragédies de simples anecdotes
ou cas d'aliénation mentale quand une foule de liens entre
l'imagerie masculiniste et le terrorisme sexiste sont vérifiables
et devraient faire l'objet de recherches plus poussées. Ehrenreich
(1987) s'attarde à la dynamique psychique du "guerrier" misogyne
dans sa préface à l'ouvrage Male Fantasies, de Klaus Theweleit,
une analyse des journaux intimes tenus par les commandos réactionnaires
de l'époque pré-Nazie, les Freikorpsmen16.
Plus près de nous, un autre attentat à connotation politique
a retenu l'attention du philosophe français Pierre Legendre (1989),
qui associe à un enjeu de paternité les meurtres commis
par le militaire Denis Lortie cinq ans plus tôt dans les locaux
de l'Assemblée nationale du Québec (CMCS 1995).17
On peut parler d'effet de miroir entre la spirale narcissique repérable
chez les pères meurtriers18 et certains reportages
à saveur masculiniste : par exemple, au printemps 1997, un
reportage diffusé aux "Beaux Dimanches", le navire-amiral de
la programmation télé du réseau français
de Radio-Canada, présente des détenus ayant tué
conjointe et enfants - et qui vivent en tout confort à l'abri
d'autres prisonniers - comme les "survivants de tragédies familiales"19.
(Oserait-on parler de Nazis comme de "survivants" d'Auschwitz?) Dans
un des fréquents et enthousiastes reportages du Journal de Montréal
au sujet du principal lobby masculiniste québécois, le
Groupe d'entraide aux pères et de soutien à l'enfant
(GEPSE), quelques-uns de ses militants sont présentés
comme "ces hommes qui ne verront pas leur enfant à Noël"20.
Il faut lire attentivement le texte pour découvrir que leurs
ex-conjointes n'étaient nullement responsables de cette privation,
l'un d'entre eux étant incarcéré, l'autre ayant
choisi de ne plus voir son fils. Toutefois, au lendemain de la publication
de cet article, un Montréalais récemment divorcé
assassinait ses deux enfants durant leur séjour chez lui, précisant
dans un message laissé à la mère qu'il ne pouvait
tolérer de ne pas voir ses enfants plus souvent. Ces infanticides
à l'occasion d'un "droit de visite" ou d'une garde partagée
se multiplient depuis quelques années au Québec21.
Des intérêts matériels à défendre
et un lobby des agresseurs
L'essentiel de la criminalité sexiste ne fait pas la manchette.
L'argent est le fil rouge reliant la majorité des démarches
masculinistes, surtout du côté des hommes divorcés
(CMCS 1993). Il y a 15 ans, l'Association des hommes séparés
et divorcés du Québec (AHSD) incitait les hommes à
refuser de payer toute pension alimentaire aux enfants s'ils étaient
insatisfaits d'une ordonnance de divorce. L'AHSD est aujourd'hui devenue
le GEPSE, qui poursuit - intérêt de l'enfant oblige...
- la lutte contre la perception du soutien dû aux enfants22.
L'argent est aussi le nerf de la guerre dans le dossier du viol.
Les intérêts des agresseurs sont ici notamment défendus
par la False
Memory Syndrome Foundation (Fondation du Syndrome des faux souvenirs),
qui regroupe essentiellement des hommes accusés d'inceste par
leurs enfants et désireux de se prémunir contre des poursuites
civiles (CMCS 1994). Riche d'un budget annuel évalué à
un million de dollars américains, la FMSF multiplie les pressions
sur les médias et les corporations professionnelles pour faire
discréditer ce qu'elle allègue être les "faux souvenirs"
de toute personne témoignant contre son violeur. Le CMCS a pris
une part active à la confrontation d'un des cadres de la FMSF
par une vaste coalition d'organisations montréalaises qui, après
s'être renseignés sur ce dossier auprès de féministes
américaines, ont chahuté M. Howard Leif, forçant
l'université McGill à mettre un terme à son exposé
particulièrement raciste et sexiste (Kristiansen 1994).
Dans la même veine, des sites Web du lobby masculiniste dirigent
les hommes vers de soi-disant "témoins experts" - payés
jusqu'à 2000$ par jour malgré une absence patente de qualifications
professionnelles - qui parcourent le monde pour témoigner aveuglément
à l'appui de n'importe quel accusé de viol au nom de statistiques
et de "syndromes" inventés de toutes pièces au sujet de
l'incidence des fausses allégations dans les plaintes déposées
pour viol (Salter 1989; Jones 1994; Smith et Coukos 1997).
On peut parler d'un véritable lobby des agresseurs,
non seulement à cause de la défense systématique
des agresseurs sexistes par les masculinistes - notamment sur les groupes
féministes de discussion Internet qu'ils envahissent et occupent
pour les paralyser23 - mais parce que bien des militants
de ces groupes ont eux-mêmes des antécédents criminels.
En 1987, un homme ayant purgé dix mois de prison pour avoir
kidnappé ses enfants est élu premier président
du Conseil canadien des droits de la famille, la nouvelle fédération
canadienne des groupes d'hommes divorcés; ses commettants l'ovationnent
lorsqu'il se dit encore fier de son geste24. Quelques
années plus tard, un masculiniste disant représenter les
"hommes battus" est confronté en direct par une animatrice de
télévision à propos des menaces de violences laissées
par lui sur le répondeur de son ex-conjointe25.
En 1998, Kirby Inwood, un autre masculiniste condamné dix ans
plus tôt pour assaut contre sa conjointe et leur enfant de 18
mois26 est tout de même accueilli par un comité
parlementaire-sénatorial canadien qui, noyauté par des
masculinistes, recommande de réformer la loi canadienne du
divorce pour en supprimer toute reconnaissance de la garde d'enfants,
au nom des "droits" du parent qui laisse ce travail à l'autre27.
Un des directeurs actuels du GEPSE a été arrêté
à plusieurs reprises pour harcèlement de son ex-conjointe
et de son ex-employeur28.
Au nom du Père et de la famille
Nous notons que la paternité semble servir d'alibi dans
la dénégation des violences sexistes par le lobby
masculiniste. Ainsi, dans une prestation radio à l'appui des
batteurs de femmes, où il réclame l'arrestation systématique
par la police des femmes violentées en même temps que leur
agresseur, Yves Ménard, alors président du GEPSE, choisit
plutôt de parler de l'arrestation du "père"...29
Beaucoup de gens aimeraient croire que les organisations masculinistes
rassemblent de "nouveaux hommes" et des pères égalitaires,
bien décidés à éradiquer tout stéréotype
de genre de la société et de leur propre vie. Ce modèle
idéal est vraisemblablement plus rare que ce qu'en disent les
mass médias puisque, selon nos observations sur ce terrain, ce
sont les plus agressivement sexistes des hommes dont les masculinistes
défendent les intérêts, face à un État
et à un appareil judiciaire qui commencent à peine à
leur demander des comptes. Dans leurs prestations publiques et leur
recrutement, parfois effectué directement en milieu carcéral,
les masculinistes invitent à communiquer avec eux les hommes
accusés de violences sexistes et les appuient en lançant
dans les médias, sans l'ombre d'une preuve, que "plus de 80%"
de ceux-ci seraient innocents30.
Selon Warren Farrell, auteur à succès masculiniste (The
Myth of Male Power) et figure de proue du lobby américain National
Coalition of Free Men (NCFM), pour qui le viol marital est un
non-sens, l'inceste devrait bénéficier du label plus
guilleret de "family sex"31, vu ce que Farrell
appelle ses aspects "positifs", qu'il vante notamment aux adeptes du
magazine pornographique Penthouse32. Le lien
entre le masculinisme et l'industrie pornographique - le média
le plus lucratif aux USA (Lederer 1983) - est significatif. Dans The
Hearts of Men, Ehrenreich relie les débuts de la vague masculiniste
actuelle - il y en a eu d'autres au moment de chaque vague féministe33
- à des essais parus à la fin des années 1950 dans
la revue pornographique Playboy, où l'on invitait les
hommes à se percevoir comme opprimés en tant que pourvoyeurs.
Les idéologues masculinistes les plus lus aux USA sont d'ailleurs
les chroniqueurs Asa Baber et Sidney Siller, eux aussi affiliés
à la NCFM, dont les appels aux armes tirent à plusieurs
millions d'exemplaires chaque mois dans Playboy et Penthouse.
Autre exemple du discours de libération masculine face aux
droits des femmes et des enfants : les plus connus des témoins
experts pour la défense d'accusés de viol auxquels réfèrent
les sites Web masculinistes ont publié des propos sympathiques
à la pédophilie34.
L'accueil du système
Les masculinistes ne font pas qu'affirmer l'innocence des accusés
de viol et de violence conjugale; ils travaillent à réduire
les condamnations en faisant pression sur l'appareil d'État pour
que celui-ci décriminalise de facto des violences commises par
des hommes en tant qu'hommes, c'est-à-dire contre une femme ou
des enfants, habituellement en contexte familial. Pressés par
les intervenantes féministes d'intervenir face aux violences
sexistes infligées dans la vie privée, les gouvernements
nord-américains ont, plutôt que de sanctionner ces hommes,
avalisé et subventionné en catastrophe toute une kyrielle
de prétendues "thérapies" et ce, malgré l'absence
de la moindre preuve d'une efficacité de ces programmes (CMCS
1997). Au Québec, cette filière "thérapeutique"
est, pour une bonne part, entre les mains des ex-rédacteurs de
la revue masculiniste Hom-Info. L'État et l'appareil judiciaire
dirigent ainsi vers des programmes expérimentaux subventionnés
quantité de batteurs de femmes, de violeurs, de pères
incestueux et autres "gars mal dans leur peau", si tel est leur bon
vouloir, une voie d'évitement qui épargne au pouvoir des
frais de mises en accusation, d'incarcération, de procédures
de déchéance parentale et de mesures de soutien matériel
et juridique aux personnes victimisées par ces hommes. Signe
des temps et de la haute tenue morale du mouvement en cause : la première
question portée par son président à l'ordre du
jour de l'Association des ressources intervenant auprès des
hommes violents (ARIHV) - la corporation des conseillers québécois
de batteurs de femmes - lors de son congrès de fondation en 1987,
fut la suivante : "Quelle sera notre position face aux médias
la première fois où l'un de nos clients tuera sa conjointe?"35.
Il s'agit d'un risque très réel puisque, selon une enquête
menée en 1988, 11 sur 14 des organismes de soutien aux conjoints
violents ayant répondu affirmaient placer le privilège
de confidentialité de leurs clients au-dessus de leur responsabilité
de prévenir leur conjointe des menaces proférées
à son endroit36. Pourtant, le nombre d'assassinats
de conjointes (et, lorsqu'il y en a, de leurs enfants) par un partenaire
éconduit se multiplient (Côté 1991, CMCS 1998).
Ces crimes sont devenus si fréquents que l'hebdomadaire à
sensation Allo Police propose de qualifier ces crimes du néologisme
de "suicide étendu" lorsque l'assassin attente ensuite à
ses jours. Une autre façon de signaler qu'il n'y a que l'expérience
des hommes qui compte dans ce jeu de massacre.
Le pouvoir sans les responsabilités
À cette politique de retrait de facto des agressions sexistes
de l'appareil pénal correspond un travail persistant du lobby
masculiniste pour faire retirer aux parents de première ligne
et aux enfants les garanties du droit de la famille et de la protection
de la jeunesse au profit de privilèges absolus pour à
peu près n'importe quel père biologique non-gardien37.
Aux prérogatives de celui des parents qui a effectué et
va continuer d'assumer l'essentiel du travail parental seraient substitués
des droits absolus pour l'autre parent, par assimilation de l'intérêt
de l'enfant à l'autorité paternelle, évolution
que Sutton et Friedman (1982) qualifient de "jalon historique important
de l'histoire du patriarcat". Il y aurait donc recul face au projet
d'une société de droit où femmes et enfants
seraient également sujets au profit d'une privatisation par arbitrage
- la "médiation familiale" - équivalant à un droit
de veto du père sur chacun des choix de la mère, et ce
sans le soutien d'une pension alimentaire, remplacée par la soi-disant
"responsabilité partagée" du parent s'arrogeant le contrôle
du parent de première ligne.
Les hommes qui participent déjà le moins aux tâches
parentales y gagneraient donc sur deux tableaux, celui de l'argent
et du contrôle, sans compter la menace d'une déchéance
parentale de la mère qu'ils seront plus à même
de réclamer, en invoquant la présence d'une nouvelle conjointe
(mère de remplacement), et le succès de quelques années
de cette responsabilité conjointe où le parent de première
ligne vivra sous haute surveillance. C'est là une façon
de couper aux femmes la sortie de secours que constitue le divorce
- et certains masculinistes ne s'en cachent pas, faisant valoir auprès
d'un État de plus en plus porté au désengagement
du soutien aux femmes (Côté 1998) que la menace de perdre
leurs enfants les dissuadera de réclamer le divorce. Par ailleurs,
il est difficile d'accorder longtemps foi au statut de victime d'hommes
qui se prétendent frustrés de la garde de leurs enfants
lorsqu'on constate jusqu'à quel point ils travaillent à
mettre tous les pouvoirs et tous les privilèges entre les mains
du parent non gardien, tout en négociant de plus en plus chèrement
la concession de continuer à laisser à l'ex-conjointe
l'essentiel du travail parental matériel après la rupture
(Lamb 1987).
CONCLUSION
Nous avons observé sur le terrain un mouvement d'organisation
politique et de représentation des hommes en tant qu'hommes où
- comme dans d'autres mouvement politiques réactionnaires - la
notion de "droits" des membres du groupe dominant est utilisée
pour lutter contre une véritable équité. Cette
activité dynamique et délibérée nous semble
confirmer l'analyse matérialiste du sexisme qui, plutôt
que d'interpréter le sexisme comme un simple effet de conditionnement
- à l'extrême, comme un système imposé aux
hommes, à l'encontre de leur intérêt "véritable"
- y voit des stratégies et des choix réfléchis
et intéressés, dont celui d'une protection sociale
des pires outrances que choisissent de commettre des hommes sur le "front
intérieur" (Armstrong 1983).
Si les hommes analystes du men's movement (Clatterbaugh 1990; Thorne-Finch
1992) ont insisté sur la diversité de ses manifestations,
nous y avons surtout observé - au-delà d'inévitables
querelles de chapelle et de préséance mâle - des
convergences, des alliances et des complaisances significatives. Qu'ils
travaillent au retour du Droit paternel (Chesler 1986 et 1994), à
la "rédemption" de la virilité (Stoltenberg 1993), à
faire des agresseurs sexistes des bénéficiaires du réseau
de soutien psycho-social (CMCS 1997) ou qu'ils se contentent d'attaquer
les femmes, les mères et les féministes - parfois même
au nom d'un proféminisme" éclairé"38
(Delphy 1977; Leonard 1982) - nous voyons les masculinistes de toutes
couleurs faire cause commune. Cette cause, c'est celle des hommes,
le genre privilégié, à qui le discours et la pratique
masculinistes prêtent une position d'opprimés et de
détresse pour mieux attiser un mouvement de ressac et imposer
de nouveaux modes d'exercice de l'oppression des femmes par les hommes,
en exploitant un discours libertaire. L'influence de ces organisations
paraît disproportionnée par rapport à leur faible
ancrage dans la population (on compte au Québec moins d'une dizaine
de groupes-hommes39 - dont plusieurs ne comptent qu'un
ou deux membres, en regard de plusieurs centaines d'organisations de
femmes), ce qui suggère que leur fonction est essentiellement
de servir d'alibi idéologique à un appareil social
(État, tribunaux, médias, etc.) qui demeure profondément
patriarcal, même face aux formes les plus extrêmes de
répression infligées aux femmes. D'abord repérée
par Andrea Dworkin (1983a et 1983b), cette inquiétante alliance
entre les volets conservateurs et apparemment progressistes du masculinisme,
cet effort pour transformer une tutelle privée en tutelle publique,
avec le soutien de l'État, appellent des recherches plus poussées.
NOTES
1 - On peut notamment partir des méga-sites tenus à
jour par David Throop à
www.vix.com/men et Peter Zohrab à www.backlash.com.
En français, le site perso.wanadoo.fr/ev/FMCP
est aussi révélateur.
2 - Men's
Defense Manifesto.
3 - Voir notamment www.gate.net/~liz/fathers.
4- Voir, pour le Canada, www.sharedparenting.com
et, pour une analyse novatrice de la collusion croissante entre les
masculinistes et l'État américain, les
textes de Trish Wilson, notamment à propos du Fatherhood
Project. Pour Marie Abdelmalik, une féministe canadienne
participant à un groupe de discussion Internet géré
par le Women's Justice
Project : "Les lobbyists du Droit paternel que je trouve politiquement
dangereux sont ceux qui maîtrisent bien leur haine et leur colère
pour étaler plutôt une rhétorique égalitaire,
en insistant sur la "nécessité" d'un mode "non antagoniste"
de règlement de litiges et tout ce blabla, afin de faire passer
leur programme politique. Ce genre de personnes semblent raisonnables,
notamment lorsqu'elles possèdent des qualifications académiques,
et ont une influence considérable sur l'opinion publique, les
lois et les décisions politiques." (WJN-ACTION-L, message "Strategies
and Reflections", 2021-98)
5 - Ce discours a particulièrement été tenu au
Québec par les artisans de la revue Hom-Info au début
des années 1980. Il se poursuit aujourd'hui dans les rituels
néo-jungiens pratiqués au Réseau
Hommes-Québec créé par le psychanalyste
Guy Corneau. On incite par exemple les hommes à créer,
puis à brûler une effigie emblématique de "la personne
qui vous fait le plus souffrir" - Information glanée au Congrès
de fondation du RHQ à Montréal en 1994.
6 - Cette référence éthique proposée par
John Stoltenberg (1989) nous semble ancrer une politique qui échappe
à tout piège identitaire.
7 - Ce qui nous a bien sûr valu notre lot d'intimidation et
de menaces...
8 - Règles établies dans Broué 1984. Exemple
typique observé à un de ces meetings, aux Ateliers d'éducation
populaire de Montréal, en 1983 : un homme raconte, sans l'ombre
d'un remords, avoir abandonné sa conjointe deux semaines avant
un accouchement et avoir refait irruption dans sa vie cinq ans plus
tard; tous s'indignent que cette femme ose lui contester les "Droits
du Père" et n'expriment que de la sympathie à cet homme.
La dynamique masculiniste refait présentement surface en France
avec le Réseau
européen des hommes proféministes (Brochure de
promotion du Réseau et "Les alliés des femmes", in Lunes,
No 1, p. 24), comme dans la notion d'une "écoute" due aux "hommes
violents" (Welzer-Lang, 1992).
9 - Témoignage d'Aldo Zurlo à son procès.
10- Décision de la juge Nicole Bénard rapportée
dans La Presse du 7 mars 1996. Une Québécoise d'adoption
nous a également rapporté que son ex-conjoint avait précipitamment
saisi son fils, en salle d'accouchement, pour effectuer sur lui un rituel
de bonding que lui avaient recommandé ses collègues universitaires
masculinistes.
11- La plupart des micro-groupes de pression (il s'agit souvent d'une
seule personne) qui militent pour les privilèges des hommes séparés/divorcés
prétendent maintenant le faire au nom des droits de l'enfant
(ou de "la famille") et ce, alors même qu'ils luttent pour remplacer
le critère de l'intérêt de l'enfant et ses droits
par des prérogatives accrues pour celui des parents qui laisse
à l'autre le travail parental, c.-a.-d. le père. On peut
citer quelques noms d'organisations : Association L'Enfant Et Son Droit,
Fathers and Children : Their Society, Groupe d'entraide aux pères
et de soutien à l'enfant, National Congress for Fathers and Children,
My Child Says Daddy, Organisation de sauvegarde des Droits des Enfants,
Allo Papa Séparation Divorce (E2SD), etc. Dans l'esprit de la
pop psychology américaine, les masculinistes de la Calgary Divorced
Parents Association disent mener leur combat anti-mères à
titre d'"adult children of divorce" (Message affiché sur le groupe
de discussion Internet CSOCWORK, novembre 1998).
12- Informations tirées du dossier de Daniel Riendeau au Palais
de justice de Saint-Jérôme, No 700-01-007295-937. Voir
aussi Journal de Montréal, 31 décembre 1993, p. 3.
13- Confronté à ce sujet deux mois plus tard, au congrès
de fondation du RHQ, Corneau a préféré garder le
silence.
14- La Presse, 27 novembre 1990.
15- Greg Weston et Jack Aubry, "The making of a massacre", Ottawa
Citizen, 7 février 1990, p. A1.
16- Formés, comme Lépine, par d'ex-membres des Forces
armées, les Freikorpsmen ont mené une guerilla d'extrême-droite
contre la classe ouvrière révolutionnaire allemande durant
l'entre-deux-guerres. Sous la houlette de leaders charismatiques, ces
futurs membres des troupes d'élite nazies s'enorgueillissaient
de piéger et d'assassiner des communistes, et notamment des femmes,
qu'ils associaient à une sexualité débridée
et au renversement des valeurs patriarcales et traditionnelles. Ehrenreich
souligne le sentiment de familiarité que suscite la lecture des
fantasmes sadiques et gynophobes colligés et analysés
par Theweleit dans Male Fantasies.
17- Le 8 mai 1984, un Québécois enrôlé
dans les Forces canadiennes fait irruption en uniforme à l'Assemblée
nationale du Québec, décidé à abattre les
leaders du gouvernement (autonomiste), à qui il reproche les
sévices que lui infligent des Canadiens anglophones au sein de
l'armée. Lortie abat à la mitraillette trois employées
de l'État avant de se rendre à un "maître d'armes"
dépêché sur les lieux. Legendre parle de "meurtre
du père"; ne s'agissait-il pas plutôt, au plan symbolique,
de celui d'une conjointe/mère menaçant de rompre l'ordre
établi?
18- Ils laissent souvent, comme Daniel Riendeau, des justifications
détaillées, entièrement consacrées à
leurs états d'âme. À l'Ancienne-Lorette (Québec),
un autre homme en instance de divorce consigne sur magnétophone
les dernières pages de son journal intime, forçant sa
femme à lui répondre, avant de la tuer avec ses enfants.
(Allo Police, 29 avril 1997)
19- "Face à face avec un meurtrier sexuel", émission
diffusée le 23-022997.
20- Journal de Montréal, 19 déc. 1997, p. 3. 21- Notre
organisation tient à jour et diffuse une base de données
et une affiche,
(gif de 300k) dénombrant les femmes
et enfants assassinés par des hommes au Québec
depuis le 6 décembre 1989 et détaillant chaque cas. Au
17 novembre 1998, on comptait déjà 515 de ces assassinats,
dont ceux de 98 enfants, victimes pour la plupart de leur père
dans des situations d'exercice des "droits du père".
22- Le lobby des pères incite ses membres à une "désobéissance
civile justifiée et, en fait, nécessaire" en ce domaine
(Alliance for Non-Custodial Parents Rights, sur le site Web www.ancpr.org/various.htm).
23- Par exemple, le groupe de discussion INTVIO-L et les newsgroups
alt.child-support et alt.feminism.
24- "Convicted" Childnapper "Heads New Fathers' Rights Group, Louise
Lamb, JURISFEMME, juin 1987, Vol. 8, No 1, Association nationale de
la femme et du droit, Ottawa, p. 24.
25- The Shirley Show, Canadian Television Network, 22 février
1992.
26- E. Kaye Fulton, "Champagne love affair burns with hatred in Toronto
court ", Ottawa Citizen, 21 mai 1988; Michele Landsberg, "How far have
we come on domestic assault issues", Toronto Star, 18 avril 1998.
27- On trouvera au www.owjn.org
un compte-rendu de la campagne féministe menée dans ce
dossier ainsi que des hyperliens vers les représentations faites
au comité et les divers rapports déposés par les
commissaires. Voir aussi Quels
droits la nouvelle loi sur le divorce laissera-t-elle aux enfants et
aux femmes? (Martin Dufresne, 0121-01)
28- Bertrand Desjardins, "Gordon Sawyer encore arrêté!",
Journal de Montréal, 2 avril 1998.
29- Radio-journal de 13 h 45, CKAC, 16 mars 1998.
30-"Les pères veulent criminaliser les fausses accusations",
Josée Panet-Raymond, Journal de Montréal, 12 mars 1998,
p. 7. En fait, les études existantes parlent de taux de fausses
allégations de l'ordre de 2-3% (Thoennes et Tjaden 1990, Penfold
1995; APA 1996, Smith et Coukos 1997). Lire aussi "The
Myth of Epidemic False Allegations of Sexual Abuse in Divorce Cases".
31-"Incest", off our backs, juillet 1983.
32- Philip Nobile, "The Last Taboo : Previously Suppressed Material
from the Original Kinsey Interviews Tells Us That Incest Is Prevalent
and Often Positive", Penthouse, décembre 1977, p. 117 et ss.
33- Voir Jacques Le Ridier. Le cas Otto Weininger : racines de l'antiféminisme
et de l'antisémitisme, Paris, PUF, 1982.
34- Ralph Underwager dans PAIDIKA :
The Journal of Paedophilia, hiver 1992, Amsterdam ; Richard
P. Gardner dans Sex Abuse Hysteria, 1991. Lire également Trish
Wilson.
35- Observation personnelle consignée dans un rapport détaillé
sur cette assemblée de l'ARIHV. Voir Jones et Schecter 1994,
pp. 136-50, et CMCS 1997 pour une analyse des programmes pour maris
et conjoints violents.
36- Rondeau 1988, p. 76-77.
37- J'ai vu au congrès 1989 de NOMAS, à Pittsburgh,
des masculinistes échanger sur la jurisprudence de procès
de reconnaissance de paternité gagnés par des donneurs
de sperme.
38- Quelques exemples : sur Internet, la seule liste de discussion
proféministe, PROFEM-L@coombs.anu.edu.au, est à peu près
inactive, sauf lorsque les abonnés discutent de la souffrance
d'hommes face à des femmes. Un bulletin de liaison proféministe
américain, l'Activist Men's Journal, a été sabordé
en 1995 par son comité de rédaction en rejet d'un vote
majoritaire des abonnés contre toute nouvelle publication d'attaques
dirigées contre le féminisme ou les femmes. Une autre
publication, affiliée à NOMAS, Changing Men, avait déjà
fermé après avoir été confrontée
par des féministes à propos d'un article et d'une annonce
pro-pédophilie (Changing Men, Nos 24 et 25, 1992-93). Au Canada,
l'organisation proféministe Campagne
du ruban blanc a recueilli à ses débuts plus de
400.000$ pour la violence contre les femmes en promettant de remettre
la moitié de ses "surplus" à des groupes féministes;
les femmes n'ont "pas reçu un sou" (Spark 1994). En France, un
proféministe de pointe prête aux conjointes des hommes
violents dont il est à l'écoute le "Syndrome de la mère"
et le "Syndrome de l'assistante sociale" (Welzer-Lang 1993, p. 138-9).
Pas toujours évident, le "proféminisme"...
39- Liste au site Web
www.travel-net.com/~pater/asso_per.htm
Lien d'origine : http://www.cybersolidaires.org/docs/masc.html
Article publié dans :
Nouvelles
Questions féministes, 1998, vo. 19, nos 2-3-4
Recherches féministes, 1998, vol. 11, no 2