1. Résister c'est créer
Contrairement à la position défensive qu'adoptent le plus
souvent les mouvements et groupes contestataires ou alternatifs, nous
posons que la véritable résistance passe par la création,
ici et maintenant, de liens et de formes alternatives par des collectifs,
groupes et personnes qui, au travers de pratiques concrètes et
d'une militance pour la vie, dépassent le capitalisme et la réaction.
Au niveau international, nous assistons aujourd'hui au début
d'une contre-offensive à la suite d'une longue période
de doutes, de marche arrière et de destruction des forces alternatives.
Ce recul a été largement favorisé par la volonté
de la logique néolibérale et capitaliste de détruire
une bonne partie de ce que cent cinquante ans de luttes révolutionnaires
avaient construit. Dès lors, résister, c'est créer
les nouvelles formes, les nouvelles hypothèses théoriques
et pratiques qui soient à la hauteur du défi actuel.
2. Résister à la tristesse
Nous vivons une époque profondément marquée par
la tristesse qui n'est pas seulement la tristesse des larmes mais, et
surtout, la tristesse de l'impuissance. Les hommes et les femmes de
notre époque vivent dans la certitude que la complexité
de la vie est telle que la seule chose que nous puissions faire, si
nous ne voulons pas l'augmenter, c'est de nous soumettre à la
discipline de l'économisme, de l'intérêt et de l'égoïsme.
La tristesse sociale et individuelle nous convainc que nous n'avons
plus les moyens de vivre une véritable vie et dès lors,
nous nous soumettons à l'ordre et à la discipline de la
survie. Le tyran a besoin de la tristesse parce qu'alors chacun de nous
s'isole dans son petit monde, virtuel et inquiétant, tout comme
les hommes tristes ont besoin du tyran pour justifier leur tristesse.
Nous pensons que le premier pas contre la tristesse (qui est la forme
sous laquelle le capitalisme existe dans nos vies) c'est la création,
sous de multiples formes, de liens de solidarité concrets. Rompre
l'isolement, créer des solidarités est le début
d'un engagement, d'une militance qui ne fonctionne plus « contre
» mais « pour » la vie, la joie, à travers
la libération de la puissance.
3. La résistance c'est la multiplicité
La lutte contre le capitalisme, qui ne peut se réduire à
la lutte contre le néolibéralisme, implique des pratiques
dans la multiplicité. Le capitalisme a inventé un monde
unique et unidimensionnel, mais ce monde n'existe pas « en soi
». Pour exister, il a besoin de notre soumission et de notre accord.
Ce monde unifié qui est un monde devenu marchandise, s'oppose
à la multiplicité de la vie, aux infinies dimensions du
désir, de l'imagination et de la création. Et il s'oppose,
fondamentalement, à la justice.
C'est pourquoi nous pensons que toute lutte contre le capitalisme qui
se prétend globale et totalisante reste piégée
dans la structure même du capitalisme qui est, justement, la globalité.
La résistance doit partir de et développer les multiplicités,
mais en aucun cas selon une direction ou une structure qui globalise,
qui centralise les luttes.
Un réseau de résistance qui respecte la multiplicité
est un cercle qui possède, paradoxalement, son centre dans toutes
les parties. Nous pouvons rapprocher cela de la définition du
rhizome de Gilles Deleuze : « Dans un rhizome on entre par n'importe
quel côté, chaque point se connecte avec n'importe quel
autre, il est composé de directions mobiles, sans dehors ni fin,
seulement un milieu, par où il croît et déborde,
sans jamais relever d'une unité ou en dériver ; sans sujet
ni objet. »
4. Résister c'est ne pas désirer le pouvoir
Cent cinquante années de révolutions et de luttes nous
ont enseigné que, contrairement à la vision classique,
le lieu du pouvoir, les centres de pouvoir, sont en même temps
des lieux de peu de puissance, voire d'impuissance. Le pouvoir s'occupe
de la gestion et n'a pas la possibilité de modifier d'en haut
la structure sociale si la puissance des liens réels à
la base ne le rend pas possible. La puissance est ainsi toujours séparée
du pouvoir. C'est pour cela que nous établissons une distinction
entre ce qui se passe « en haut », qui est de l'ordre de
la gestion et la politique, au sens noble du terme, qui est ce qui se
passe « en bas ».
Dès lors, la résistance alternative sera puissante dans
la mesure où elle abandonnera le piège de l'attente, c'est-à-dire
le dispositif politique classique qui reporte invariablement à
un « demain », à un plus tard, le moment de la libération.
Les « maîtres libérateurs » nous demandent
l'obéissance aujourd'hui au nom d'une libération que nous
verrons demain, mais demain est toujours demain, autrement dit, demain
(le demain de l'attente, le demain de l'ajournement perpétuel,
le demain des lendemains qui chantent) n'existe pas. C'est pour cela
que ce que nous proposons aux maîtres libérateurs (commissaires
politiques, dirigeants et autres militants tristes) c'est : la libération
ici et maintenant et l'obéissance
demain.
5. Résister à la sérialisation
Le pouvoir maintient et développe la tristesse en s'appuyant
sur l'idéologie de l'insécurité. Le capitalisme
ne peut exister sans sérialiser, séparer, diviser. Et
la séparation triomphe lorsque, petit à petit, les gens,
les peuples, les nations vivent dans l'obsession de l'insécurité.
Rien n'est plus facile à discipliner qu'un peuple de brebis toutes
convaincues d'être un loup pour les autres. L'insécurité
et la violence sont réelles, mais seulement dans la mesure où
nous l'acceptons, c'est-à-dire où nous acceptons cette
illusion idéologique qui nous fait croire que nous sommes, chacun,
un individu isolé du reste et des autres. L'homme triste vit
comme s'il avait été jeté dans un décor,
les autres étant des figurants. La nature, les animaux et le
monde seraient des « utilisables » et chacun de nous, le
protagoniste central et unique de nos vies. Mais l'individu n'est qu'une
fiction, une étiquette. La personne, en revanche, c'est chacun
de nous en tant que nous acceptons notre appartenance à ce tout
substantiel qu'est le monde.
Il s'agit alors de refuser les étiquettes sociales de profession,
de nationalité, d'état-civil, la répartition entre
chômeurs, travailleurs, handicapés, etc., derrière
lesquelles le pouvoir tente d'uniformiser et d'écraser la multiplicité
qu'est chacun de nous. Car nous sommes des multiplicités mêlées
et liées à d'autres multiplicités. C'est pour cela
que le lien social n'est pas quelque chose à construire mais
plutôt quelque chose à assumer. Les individus, les étiquettes
vivent et renforcent le monde virtuel en recevant des nouvelles de leurs
propres vies à travers l'écran de leur télévision.
La résistance alternative implique de faire exister le réel
des hommes, des femmes, de la nature. Les individus sont de tristes
sédentaires piégés dans leurs étiquettes
et leurs rôles ; c'est pour cela que l'alternative implique d'assumer
un nomadisme libertaire.
6. Résister sans maîtres
La création d'une vie différente passe, fondamentalement,
par la création de modes de vie, de modes de désirer alternatifs.
Si nous désirons ce que le maître possède, si nous
désirons comme le maître, nous sommes condamnés
à répéter les fameuses révolutions mais,
cette fois, dans le sens que ce terme a en physique, c'est-à-dire
celui d'un tour complet. Il s'agit ainsi d'inventer et de créer
concrètement de nouvelles pratiques et images de bonheur. Si
nous pensons que nous ne pouvons être heureux qu'à la manière
individualiste du maître et que nous demandons une révolution
qui nous donne satisfaction, nous serons condamnés éternellement
à ne faire que changer de maître. Car on ne peut être
réellement anticapitaliste et accepter en même temps les
images de bonheur que ce même système génère.
Si on désire « être comme le maître »
ou « avoir ce que le maître possède » on reste
dans la position de l'esclave.
Les chemins de la liberté sont incompatibles avec le désir
du maître. Désirer le pouvoir du maître est l'opposé
de désirer la liberté. Et la liberté c'est devenir
libre, c'est une lutte. De la résistance surgissent précisément
d'autres images de bonheur et de liberté, des images alternatives
liées à la création et au communisme (dans le sens
de liberté et de partage que ce terme recouvre, dans le sens
d'une exigence permanente et non pas en tant que modèle de société).
Ce qu'il faut c'est créer un communisme libertaire, non de la
nécessité, mais de la jouissance que donne la solidarité.
Il ne s'agit pas de partager à la manière triste, parce
que nous sommes obligés, mais de découvrir la jouissance
d'une vie plus pleine, plus libre. Dans la société de
la séparation, la société capitaliste, les hommes
et les femmes ne trouvent pas ce qu'ils désirent, ils doivent
se contenter de désirer ce qu'ils trouvent, selon la formule
de Guy Debord. La séparation est ainsi séparation les
uns des autres, de chacun de nous d'avec le monde, du travailleur d'avec
son produit, mais en même temps de chacun de nous, séparé,
exilé de lui-même. Telle est la structure de la tristesse.
7. Résistance et politique de la liberté
La politique, dans sa signification profonde, est liée aux pratiques
émancipatrices, aux idées et aux images de bonheur qui
dérivent d'elles. La politique est la fidélité
à une recherche active de la liberté. A l'encontre de
cette conception de la politique se situe la « politique »
comme gestion de la situation telle qu'elle apparaît. Mais cet
élément, que nous appelons gestion, prétend être
le tout de la politique et hiérarchise les priorités en
limitant, en freinant et en institutionnalisant les énergies
vitales qui le dépassent. Pourtant la gestion n'est qu'un moment,
une tâche, un aspect.
La gestion est représentation, et la représentation, en
tant que telle, n'est qu'une partie du mouvement réel. Celui-ci
n'a pas besoin de la représentation pour vivre, tandis que cette
dernière tend à délimiter la puissance de la présentation.
La politique révolutionnaire est celle qui poursuit à
chaque instant la liberté non pas en tant qu'associée
essentiellement aux hommes ou aux institutions, mais comme devenir permanent
qui refuse de s'attacher, de se fondre, de « s'incarner »
ou de s'institutionnaliser. La recherche de la liberté est liée
à la constitution du mouvement réel, de la critique pratique,
du questionnement permanent et du développement illimité
de la vie. Dans ce sens, la politique révolutionnaire n'est pas
le contraire de la gestion. Celle-ci, comme partie du tout, est une
partie de la politique. En revanche, la gestion en tant qu'elle tend
à être le tout de la politique constitue précisément
le mécanisme de la virtualisation qui nous plonge dans l'impuissance.
La politique comme telle n'est que l'harmonie de la multiplicité
de la vie en lutte permanente contre ses propres limites. La liberté
est le déploiement de ses capacités et de sa puissance
; la gestion n'est qu'un moment limité et circonscrit où
ce déploiement est représenté.
8. Résistance et contre-culture
Résister c'est créer et développer des contre-pouvoirs
et des contre-cultures. La création artistique n'est pas un luxe
des hommes, c'est une nécessité vitale de laquelle pourtant
la grande majorité se trouve privée. Dans la société
de la tristesse, l'art a été séparé de la
vie et même, l'art est de plus en plus séparé de
l'art lui-même possédé, gangrené qu'il est
par les valeurs marchandes. C'est pour cela que les artistes comprennent,
peut-être mieux que beaucoup, que résister c'est créer.
C'est donc à eux aussi que nous nous adressons pour que la création
dépasse la tristesse, c'est-à-dire la séparation,
pour que la création puisse se libérer de la logique de
l'argent et qu'elle retrouve sa place au cur de la vie.
9. Résister à la séparation
Résister c'est, aussi, dépasser la séparation capitaliste
entre théorie et pratique, entre l'ingénieur et l'ouvrier,
entre la tête et le corps. Une théorie qui se sépare
des pratiques devient une idée stérile. C'est ainsi que,
dans nos universités, il existe une myriade d'idées stériles,
mais en même temps, les pratiques qui se séparent de la
théorie se condamnent à disparaître à l'usure
dans une sorte d'auto-résorption. Résister, dès
lors, c'est créer les liens entre les hypothèses théoriques
et les hypothèses pratiques, que tous ceux qui savent faire quelque
chose sachent aussi le transmettre à ceux qui désirent
se libérer. Créons ainsi les relations, les liens qui
potentialisent des théories et des pratiques de l'émancipation,
en tournant le dos aux chants des sirènes qui nous proposent
de « nous occuper de nos vies », à quoi nous répondons
que nos vies ne se réduisant pas à des survies, elles
s'étendent au-delà des limites de notre peau.
10. Résister à la normalisation
Résister signifie, en même temps, déconstruire le
discours faussement démocratique qui prétend s'occuper
des secteurs et des personnes exclues. Dans nos sociétés,
il n'y a pas « d'exclus » ; nous sommes tous inclus, de
manière différente, de manière plus ou moins indigne
et horrible, mais inclus tout de même. L'exclusion n'est pas un
accident, ce n'est pas un « excès ». Ce qu'on appelle
exclusion et insécurité c'est ce que nous devons voir
comme l'essence même de cette société amoureuse
de la mort. C'est pour cela que lutter contre les étiquettes
implique aussi notre désir de nous mettre en contact avec les
luttes de ceux que l'on nomme « anormaux » ou
« handicapés ».
Nous disons qu'il n'y a pas d'homme ou de femme « anormal »
ou « handicapé », mais qu'il existe des personnes
et des modes d'être différents. Les étiquettes agissent
comme des mini-prisons où chacun de nous est défini par
un niveau donné d'impuissance. Or, ce qui nous intéresse,
c'est la puissance, la liberté. Un handicapé n'existe
que dans une société qui accepte la division entre forts
et faibles. Refuser ceci, qui n'est autre que la barbarie, c'est refuser
le quadrillage, la sélection inhérente au capitalisme.
C'est pour cela que l'alternative implique un monde où chacun
assume la fragilité propre au phénomène de la vie
et où chacun développe ce qu'il peut avec les autres et
pour la vie. Que ce soit la lutte pour la culture Sourde qui a su faire
exploser la prison de la taxinomie médicale, comme la lutte contre
la psychiatrisation de la société, et tant d'autres, loin
d'être de petites luttes pour un peu plus d'espace, ce sont de
véritables créations qui enrichissent la vie. C'est pour
cela que nous invitons aussi à résister avec nous les
groupes de lutte contre la normalisation disciplinaire médico-sociale
sous tous ses aspects.
La même chose se produit avec les formes de disciplinarisation
propres aux systèmes éducatifs. La normalisation opère
ici comme une menace permanente d'échec ou de chômage.
Il existe en revanche des expériences parallèles, alternatives
et diverses par rapport à la scolarisation où les problèmes
liés à l'éducation se développent selon
une logique différente. Handicapés, chômeurs, retraités,
cultures en marge, homosexuels, sont toutes des classifications sociologiques
qui opèrent en séparant et en isolant à partir
de l'impuissance, de ce qu'on ne peut pas faire, en rendant unilatéral
et pauvre le multiple, ce qui peut être vu comme source de puissance.
11. Résister au repli
Résister, c'est aussi repousser la tentation d'un repli d'identité
qui sépare les « nationaux » des « étrangers
». L'immigration, les flux migratoires ne sont pas un «
problème » mais une réalité profonde de l'humanité
depuis toujours et pour toujours. Il ne s'agit pas d'être philanthropiquement
« bon pour les étrangers », mais de désirer
la richesse produite par le métissage. Résister c'est
créer des liens entre les « sans », sans toit, sans
travail, sans papiers, sans dignité, sans terre, tous les sans
qui n'ont pas la « bonne couleur de peau », la « bonne
pratique sexuelle », etc. : une union de sans, une fraternité
des sans, non pour être « avec » mais pour construire
une société où les sans et les avec n'existent
plus.
12. Résister à l'ignorance
Nos sociétés qui prétendent être des cultures
scientifiques sont en réalité, d'un point de vue historique
et anthropologique, le type de société qui a produit le
plus grand degré d'ignorance que l'épopée humaine
ait connu. Si dans toute culture les hommes ont possédé
des techniques, notre société est la première qui
soit proprement possédée par la technique. 90% d'entre
nous sommes incapables de savoir ce qui se passe entre le moment où
l'on appuie sur le bouton et le moment où l'effet désiré
se produit. 90% d'entre nous ignorons la quasi-totalité des mécanismes
et ressorts du monde dans lequel nous vivons.
Ainsi, notre culture produit des hommes et des femmes ignorants qui,
se sentant exilés de leur milieu, peuvent alors le détruire
sans scrupule aucun. La violence de cet exil est tel que, pour la première
fois, l'humanité se trouve confrontée à la possibilité
réelle et concrète - et peut-être inévitable
- de sa destruction. On nous dit qu'étant donnée la complexité
de la technique les hommes doivent l'accepter sans la comprendre, mais
le désastre écologique montre que ceux qui croient comprendre
la technique sont loin de la maîtriser. Il est donc urgent de
créer des groupes, des noyaux, forums de socialisation du savoir
pour que les hommes puissent à nouveau prendre pied dans le monde
réel.
De nos jours, la technique de la génétique nous place
à la lisière d'une possibilité de sélection
entre les êtres humains selon des critères de productivité
et de bénéfices. L'eugénisme, au nom du bien, inhumanise
l'humanité. On nous apprend que nous pouvons à présent
procéder à la clonation d'un être humain et notre
triste humanité désorientée ignore ce qu'est un
être humain
Ces questions sont des questions profondément
politiques qui ne doivent pas rester entre les mains des techniciens.
Autrement dit, la res-publique ne doit pas devenir res-technique.
13. Résistance permanente
Résister c'est affirmer que, contrairement à ce que l'on
a pu croire, la liberté ne sera jamais un point d'arrivée.
Paradoxalement, l'espoir nous condamne à la tristesse. La liberté
et la justice n'existent qu'ici et maintenant, dans et par les moyens
qui les construisent. Il n'y a pas de bon maître ni d'utopie réalisée.
L'utopie est le nom politique de l'essence même de la vie, c'est-à-dire
le devenir permanent. C'est pourquoi l'objectif de la résistance
ne sera jamais le pouvoir.
Le pouvoir et les puissants sont d'ailleurs condamnés à
ne pas trop s'éloigner de ce qu'un peuple désire. Dès
lors, croire que le pouvoir décide du réel de nos vies
relève toujours d'une attitude d'esclave. L'homme triste, comme
nous le disions, a besoin du tyran. Il n'est pas suffisant de demander
aux hommes qui occupent le pouvoir qu'ils édictent telle ou telle
loi séparée des pratiques de la base sociale. Nous ne
pouvons pas, par exemple, demander à un gouvernement qu'il édicte
des lois donnant aux étrangers les mêmes droits qu'aux
autres si au sein de la base sociale nous ne construisons pas la solidarité
qui va dans ce sens.
La loi et le pouvoir, s'ils sont démocratiques, doivent refléter
l'état de la vie réelle de la société. Par
conséquent, notre problème n'est pas que le pouvoir soit
corrompu et arbitraire. Notre problème et notre défi c'est
la société que ce pouvoir reflète, autrement dit,
notre tâche en tant qu'hommes et femmes libres, c'est qu'existent
les liens de solidarité, de liberté et d'amitié
qui empêchent réellement que le pouvoir soit réactionnaire.
Il n'y a de liberté que dans les pratiques de libération.
14. La résistance est lutte
La composition de liens augmente la puissance, la séparation
capitaliste la diminue. La lutte pour la liberté est bien une
lutte communiste pour récupérer et augmenter la puissance.
En revanche, le capitalisme opère par abstraction, sérialisation,
réification en décomposant les liens et en nous plongeant
dans l'impuissance. C'est pourquoi la lutte pour la liberté et
la démocratie sont des devenirs permanents qui ne trouveront
jamais d'incarnation définitive. La lutte va toujours dans le
sens de la puissance, de la composition de liens, de l'alimentation
du désir de liberté dans chaque situation concrète.
15. Résistance ouvrière
La résistance comme création exige que nous pensions aussi
la question du « sujet révolutionnaire », en rompant
définitivement avec la vision marxiste classique posant la classe
ouvrière comme « le » sujet révolutionnaire,
personnage messianique au sein de l'historicisme moderne.
Cependant, contrairement à ce que prétendent certains
sociologues postmodernes de la complexité, la classe ouvrière
ne tend pas à disparaître, simplement, la fonction ouvrière
se déplace et s'ordonne géographiquement. Ainsi, si dans
les pays centraux il y a numériquement moins d'ouvriers, la production
s'est déplacée vers les pays dits périphériques
où l'exploitation brutale des hommes, des femmes et des enfants
assure d'énormes bénéfices aux entreprises capitalistes.
Et dans les pays centraux, par le biais de l'évocation de «
l'insécurité » , on propose aux classes populaires
des alliances nationales pour mieux exploiter le tiers-monde.
La production capitaliste est une production diffuse, inégale
et combinée. C'est pour cela que la lutte, la résistance
doit être multiple mais aussi solidaire. Il n'y a pas de libération
individuelle ou sectorielle. La liberté ne se conjugue qu'en
termes universels, ou dit autrement, ma liberté ne s'arrête
pas là où commence celle de l'autre, mais ma liberté
n'existe que sous la condition de la liberté de l'autre.
Bien qu'il n'existe pas de sujet révolutionnaire « en soi
», prédéterminé, il existe en tous cas des
sujets révolutionnaires multiples qui n'ont pas de forme prédéfinie
ni d'incarnation définitive. Aujourd'hui, nous voyons fleurir
des coordinations, des collectifs et des groupes de travailleurs qui
débordent largement dans leurs revendications les luttes sectorielles.
Ces luttes doivent, au sein de chaque singularité, de chaque
situation concrète dépasser le quadrillage du pouvoir,
c'est-à-dire refuser la séparation entre avec emploi et
sans emploi, nationaux et étrangers, etc. Non parce que l'employé,
le national, homme, blanc doit être « charitable »
avec le sans-emploi, l'étranger, la femme, le handicapé,
etc., mais parce que toute lutte qui accepte et reproduit ces différences
est une lutte qui, aussi violente soit elle, respecte et renforce le
capitalisme.
Mais la fonction ouvrière se déplace aussi dans un autre
sens : de l'usine classique comme espace physique privilégié
de constitution de valeur à la fabrique sociale dans laquelle
le capital assume la tâche de coordonner et de subsumer toutes
les activités sociales. La valeur s'estompe dans toute la société,
elle circule à travers les formes multiples du travail. L'accumulation
capitaliste s'étendant à l'ensemble de la société,
elle peut, par conséquent, être sabotée à
n'importe quel point du circuit par le biais d'actes d'insubordination.
16. La résistance et la question du travail
Une partie de la construction des hiérarchies et des classifications
qui nous sont imposées part de la confusion entre la division
technique du travail et la division sociale du travail. Sous la notion
de travail nous entendons en effet deux choses différentes. D'un
côté, une activité constitutive de l'homme, anthropologique
ou ontologique, l'ensemble des relations sociales qui nous conforment,
dans la perspective matérialiste de la société
et de l'histoire. Mais d'un autre côté le travail est ce
devoir, aliénant, cet esclavage moderne sous lequel le capitalisme
nous sépare en classes. C'est celui-là qui nous fait souffrir
quand nous en avons et quand nous n'en avons pas. Abolir le travail
dans ce dernier sens c'est réaliser les possibilités de
l'idée communiste libertaire du travail dans le premier sens.
Les hiérarchies qui se fondent sur l'unidimensionnalisation de
la vie dans la question du travail aliéné, l'emploi, sont
celles qui doivent être dissoutes dans l'ouverture à la
multiplicité des savoirs et des pratiques de la vie. Le travail,
du point de vue ontologique, l'ensemble des activités qui effectivement
valorisent le monde (techniques, scientifiques, artistiques, politiques)
est, en même temps, une source de démocratisation radicale
et une mise en question définitive et totale du capitalisme.
17. Résister c'est construire des pratiques
Résister ce n'est pas, dès lors, avoir des opinions. Dans
notre monde, contrairement à ce que l'on peut croire, il n'y
a pas de « pensée unique », il y a quantités
d'idées différentes. Mais des opinions différentes
n'impliquent pas des pratiques réellement alternatives et de
ce fait ces opinions ne sont que des opinions sous l'empire de la pensée
unique, c'est-à-dire de la pratique unique. Il faut en finir
avec ce mécanisme de la tristesse qui fait que nous avons des
opinions différentes et une pratique unique. Rompre avec la société
du spectacle signifie ne plus être spectateur de sa propre vie,
spectateurs du monde.
Attaquer le monde virtuel, ce monde qui a besoin, pour nous discipliner,
pour nous sérialiser que nous soyons tous à la même
heure devant notre poste de télévision, cela ne revient
pas à dire comment le monde, l'économie, l'éducation,
doit être de manière abstraite. Résister c'est construire
des millions de pratiques, de noyaux de résistance qui ne se
laissent pas piéger par ce que le monde virtuel appelle «
le sérieux ». Etre réellement sérieux ce
n'est pas penser la globalité et constater notre impuissance.
Etre sérieux implique de construire, ici et maintenant, les réseaux
et liens de résistance qui libèrent la vie de ce monde
de mort. La tristesse est profondément réactionnaire.
Elle nous rend impuissants. La libération, finalement, est aussi
libération des commissaires politiques, de tous ces tristes et
aigres maîtres libérateurs. C'est pour cela que résister
passe aussi par la création de réseaux qui nous sortent
de cet isolement.
Le pouvoir nous souhaite isolés et tristes, sachons être
joyeux et solidaires. C'est en ce sens que nous ne reconnaissons pas
l'engagement comme un choix individuel. Nous avons tous un degré
déterminé d'engagement. Il n'y a pas de « non militants
» ou « d'indépendants » . Nous sommes tous
liés. La question est de savoir d'une part, à quel degré,
et d'autre part, de quelle côté de la lutte on est engagé.
18. Résister c'est créer des liens
Il est indispensable de réfléchir sur nos pratiques, les
penser, les rendre visibles, intelligibles, compréhensibles.
Pouvoir conceptualiser ce que nous faisons constitue une part de la
légitimité de nos constructions et participe de la socialisation
des savoirs entre les uns et les autres : être nous-mêmes
lecteurs, penseurs et théoriciens de nos pratiques, être
capables d'apprécier la valeur de notre travail pour éviter
qu'on nous appauvrisse par des lectures normalisatrices.
Ce manifeste n'est pas une invitation à adhérer à
un programme et encore moins à une organisation. Nous invitons
simplement les personnes, les groupes et les collectifs qui se sentent
reflétés par ces préoccupations à prendre
contact avec nous afin de commencer à briser l'isolement. Nous
vous invitons aussi à photocopier et à diffuser ce document
par tous les moyens à votre disposition.
Tous ceux qui souhaiteraient faire des commentaires, propositions, etc.,
seront les bienvenus. Nous nous engageons à les faire circuler
au sein du Réseau de Résistance Alternatif. Nous ne souhaitons
pas établir un centre ou une direction et nous mettons à
la disposition des camarades et amis l'ensemble des contacts du Réseau
pour que le dialogue et l'élaboration de projets ne se fasse
pas de manière concentrique.
19. Résistance et collectif de collectifs
Beaucoup de nos groupes ou collectifs possèdent des publications
ou des revues. Le réseau se propose d'accumuler et de mettre
à disposition des autres groupes ces savoirs libertaires qui
peuvent aider et potentialiser la lutte des uns et des autres. Des centaines
de luttes disparaissent par isolement ou par manque d'appui, des centaines
de lutte sont obligées de partir de zéro, et chaque lutte
qui échoue n'est pas seulement une « expérience
», chaque échec renforce l'ennemi. D'où la nécessité
de nous entraider, de créer des « arrière-gardes
solidaires » pour que chaque personne qui en quelque point du
monde lutte à sa manière, dans sa situation, pour la vie
et contre l'oppression puisse compter sur nous comme nous espérons
pouvoir compter sur elle.
Le capitalisme ne tombera pas d'en haut. C'est pour cela que dans la
construction des alternatives il n'y a pas de petit ou de grand projet.
Saluts fraternels à tous les frères et surs
de la côte
Salut de pirates : à la différence des corsaires, trafiquants
esclavagistes et mercantilistes des mers, les pirates étaient
communistes et créaient des communes libres sur les côtes
où ils s'arrêtaient.
El Mate (Argentine), Mères de la place de Mai (Argentine), Collectif
Amautu (Pérou), Groupe Chapare (Bolivie), Collectif Malgré
Tout (Paris), Collectif Che (Toulon), Collectif Contre les Expulsions
(Liège), Centre Social (Bruxelles).
Site internet : http://www.sinectis.com.ar/u/redresistalt
ce site ne fonctionne plus
E-mail : redresistalt@sinectis.com.ar
Boîte postale : C.C. 145, 1422 suc. 22 (B), Ciudad Autónoma
de Buenos Aires, Argentine.
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout
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