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Féminisme et prostitution : les contreverses
Claudie Lesselier


Ce court texte écrit pour un colloque organisé par la revue Nouvelles questions féministes essaye de synthétiser les différents points de vue sur la prostitution - "abolitionnistes" d’un côté, "réglementaristes" de l'autre pour simplifier -, et de proposer des pistes de lutte contre le système prostitutionnel.
Ces controverses portent sur les analyses et les conceptualisation de ce qui est nommé « prostitution », sur les stratégies et les perspectives, sur la façon d’analyser les discours émanant des personnes prostituées et d’agir avec elles. Confronter de façon systématique et sans les déformer ces divers points de vue qui se déclarent féministes n’est pas aisé, parce qu’on y rencontre beaucoup d’omissions, de points faibles dans le raisonnement, voire de sophismes, et ces points de vue ne se réduisent pas à deux courants, même si une réelle ligne de fracture oppose celles qui veulent redéfinir la prostitution comme un travail, la vente de services sexuels, la faire reconnaître comme un choix, voire une expression non problématique de la sexualité, et celles pour qui le système prostitutionnel est une des formes de la violence conte les femmes et du pouvoir des hommes, et donc les revendications doivent aller dans le sens de la disparition de ce système.

1) Les actions, les luttes, les prises de paroles de femmes prostituées, ou ayant été prostituées, ont suscité des prises de positions et des engagement divers de féministes non prostituées. Mais cette diversité, elle se trouve aussi dans les points de vue émanant de femmes prostituées ou ayant été prostituées ; les contradictions et controverses ont été et sont vives aussi à l’intérieur des mouvements de prostituées. Aussi on ne peut que récuser la prétention de tel ou tel courant féministe ou militant à représenter « le point de vue des prostituées » et leur affirmation que « les féministes font taire l’expérience des prostituées ». Contraints à utiliser plusieurs argumentaires pour se légitimer, les collectifs de prostituées voient aussi leurs discours est infléchis par les appuis existant ou recherchés, et doit être replacé dans les dynamiques et les conflits internes aux milieux prostitutionnels, dans les interactions avec les stratégies et les objectifs des divers acteurs et actrices concernés, des États aux groupes politiques et féministes en passant par les médias et les puissances économiques.
Sauf à tomber dans un subjectivisme et un relativisme qui interdisent toute réflexion et aboutissent à des absurdités, on ne peut pas considérer que toute parole venant d’un groupe ou d’une personne opprimée est automatiquement et quelle qu’elle soit une parole vraie et toute revendication une revendication juste. En revanche, les expressions, si elles sont prises réellement en compte dans leur diversité et leur complexité, de personnes prostituées ou ayant été prostituées, confrontée avec l’expérience issue des luttes féministes, notamment contre les violences faites aux femmes, apportent des éléments très forts à une analyse critique du système prostitutionnel.

2) Les problématiques féministes, aussi diverses soient elles, cherchent à situer « la prostitution » dans le système patriarcal, et impliquent donc des analyses de la construction de la sexualité, du genre et des rapports sociaux de sexe.

a - qu’il y ait une construction sociale et historique du genre et de la sexualité, donc que la catégorisation de « prostitution » ait un caractère relatif et évolutif me semble un point de départ commun, mais les conclusions tirées sont très divergentes. P.Tabet insiste sur la relativité de cette notion dans diverses sociétés, M.V. Louis sur le pouvoir à l'œuvre dans ces définitions et catégorisations, en termes de processus d’assignation des femmes et du corps des femmes à différentes fonctions, toutes contribuant à l’ordre patriarcal. La stigmatisation de la personne définie comme prostituée est interprétée de façon différente, comme le montrent le point de vue de G. Pheterson et celui de Sheila Jeffreys.

b - un enjeu central du débat est la question des continuités et discontinuités à l’intérieur du système patriarcal.
De son analyse du « continuum des services sexuels contre compensation », P. Tabet conclut à plus d'autonomie et de liberté pour les femmes dans la vente de services bien définis et tarifés. Cette conclusion rejoint en un sens celle qui voit dans la prostitution une transgression du système patriarcal, voire une émancipation et une perspective positive pour les femmes, car ce serait faire payer ce qu’elles sont censées donner gratuitement, comme l’assurent les groupes du « salaire au travail ménager » ou G. Pheterson.
Mais loin d’être une transgression, la prostitution n’est-elle pas au contraire une des formes de l’insertion des femmes dans ce système patriarcal, au profit des hommes qui trouvent dans ces différents rôles féminins une diversité et une complémentarité de services à leur profit ? Revendiquer le salaire au travail ménager et le paiement des services sexuels, n’est-ce pas perpétuer et renforcer la division sexuelle des rôles, des sphères, des fonctions, au lieu de la contester ?

c - aussi ce sont d’autres continuités qui peuvent apparaître, celle des violences contre les femmes, des formes d'appropriation des femmes et des usages du corps des femmes, des droits et des pouvoirs des hommes sur les femmes. Mais analyser les discontinuités et les dissemblances doit permettre de récuser amalgames et banalisation.
Pour les courant féministes qui se sont développés dans la lutte contre les violences faites aux femmes, le système prostitutionnel est intrinsèquement une violence. La prostitution existe du fait de la construction culturelle, politique, économique des sexes et des rôles sexuels en terme de domination et de subordination et elle renforce cette oppression. Dire que les personnes prostituées sont des victimes de ce système (ou employer comme certaines la notion de « survivantes ») n’implique pas nécessairement de considérer qu’elles seraient passives, incapables d’action, de pensée. C’est aussi la construction patriarcale de la sexualité qu’il faut analyser de façon beaucoup plus rigoureuse, comme l’y appelle Sheila Jeffreys.

d - les groupes qui récusent la conceptualisation de la prostitution en terme de violence insistent aussi sur le « choix » individuel des personnes prostituées. Mais ne faut-il pas replacer les décisions et les actes des individus dans les conditions matérielles et idéologiques, faites d’inégalités structurelles, de rapports de pouvoir ? La croyance dans les possibilités de» libre choix » dans un tel contexte s’inscrit dans le l’idéologie libérale, d’où vient aussi le retournement de la revendication féministe du droit à disposer de son corps, déconnecté de sa visée émancipatrice et collective.

3) Cette question du « choix » et du libéralisme conduit à examiner comment la prostitution est située dans le cadre de l’économie marchande, et à interroger à nouveau la représentation de la vente de services sexuels comme travail, dans le contexte social et économique patriarcal/ capitaliste/ impérialiste. La prostitution est-elle une opportunité économique pour les femmes, un travail comme un autre (et même mieux qu’un autre), ou une exploitation qui s’inscrit aujourd’hui dans une nouvelle étape de la mondialisation du capitalisme, de l’expansion du marché à toutes les sphères de la vie, de la restructuration du capital autour des activités financières et de services, de nouveaux enjeux biopolitiques ?
Dans un tel contexte, défendre en priorité « le droit de se prostituer » ou « le droit à ne pas être prostituée » est une opposition stratégique fondamentale. Mais d’ailleurs la notion de choix est elle pertinente pour le fonctionnement du système prostitutionnel ?
Si la vente de services sexuels est un métier, quel type de métier est-ce qui ne peut exister que dans une société patriarcale et inégalitaire ? pourquoi faudrait-il rendre des services sexuels aux hommes ? La recherche de la légitimité par la « fonction sociale » des femmes prostituées ne doit-elle pas être questionnée, même dans une solidarité avec les femmes prostituées contre la répression et les discriminations ?

4) Les controverses entre féministes portent enfin tout particulièrement sur l’analyse des politiques étatiques sur la prostitution. Certaines focalisent leurs critiques sur l’abolitionnisme, d’autre au contraire sur « les états proxénètes », les « lobbies pro-prostitution » et les projets néo-réglementaristes. Toutes combattent le trafic des femmes, mais certaines refusent que ce combat soit séparé de la lutte contre le système prostitutionnel lui-même. Mais pour beaucoup de féministes abolitionnistes, l’abolitionnisme est en fait à refonder, afin qu’il réinvestisse le champ politique et s’engage résolument dans la défense concrète des droits des personnes prostituées. Quelles alliances, quelles solidarités nouer, ou refuser, dans la lutte pour la disparition de la prostitution ?
État, capital, patriarcat : ce sont des forces en pleine transformation. Les enjeux autour du système prostitutionnel s’inscrivent dans ces évolutions, et notamment dans la modernisation du patriarcat, et de nouvelles formes de l’assujettissement des femmes. Sur ce sujet fondamental, les analyses féministes, trop centrées sur les permanences et les traits structurels, sont encore insuffisantes.
En fin de compte, sous quel angle est analysé le système prostitutionnel et ses acteurs/trices, quelle conceptualisation en est faite ? Que mettre au centre : les personnes prostituées elles-mêmes et la « vente » de « services sexuels » ? c'est la définition traditionnelle, mais c'est aussi la définition prétendument nouvelle. Ou y mettre les hommes pour qui, par qui ce système existe et « l’achat » de ces « services » ? En ce sens, il s’agit de redéfinir le système prostitutionnel comme usage du corps des femmes contre rémunération par les hommes pour leur bénéfice - ce bénéfice étant à analyser en terme de pouvoir, pas seulement de satisfaction « sexuelle ». Le regard dans ce cas se déplace vers les hommes, les proxénètes, les clients. Sur ces deux points, les controverses sont extrêmement significatives, car certains groupes se refusent à ne serait-ce qu’interpeller « le client » et la théorie de ses « besoins sexuels » (ou affectifs), et occultent gravement la question du proxénétisme.

Quelles luttes, quelles stratégies, quelles perspectives ?

Faire reconnaître la prostitution comme une violence contre les femmes, une violation des droits humains des femmes, ou la faire reconnaître comme une profession, un choix, une expression non problématique de la sexualité, c’est évidemment la controverse stratégique majeure vis à vis de laquelle les féministes se situent. Si les partisanes de la reconnaissance de la prostitution croient ainsi renforcer « le pouvoir des femmes », les autres mettent au cœur de leur préoccupation l’égalité, la lutte pour l’égalité, l’universalité des droits. Mais si des critiques ont été faites des incohérences de la revendication d’un statut, et de ses effets dévastateurs pour l’émancipation des femmes (de toutes les femmes) peu a encore été fait pour articuler la défense des droits des personnes prostituées comme droits universels et la contestation du système prostitutionnel qui, selon moi, ne peut être rigoureusement fait qu’en tant qu’un élément de l’organisation patriarcale et marchande du monde et au nom d’un autre projet de société.

Claudie Lesselier Automne 2001


REFERENCES
Documents, témoignages, mouvements de personnes prostituées, mouvements militants, stratégies…

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Théories, conceptualisations, sociologie, synthèses (voir aussi ci-dessus)…

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Paola Tabet, « Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant une compensation », Les Temps Modernes, mai 1987.


Ce texte est issu de la page suivante du site de l'OCL :
http://oclibertaire.free.fr/debat_prostitution.html