Ce court texte écrit pour un colloque organisé par la
revue Nouvelles questions féministes essaye de synthétiser
les différents points de vue sur la prostitution - "abolitionnistes"
dun côté, "réglementaristes" de
l'autre pour simplifier -, et de proposer des pistes de lutte contre
le système prostitutionnel.
Ces controverses portent sur les analyses et les conceptualisation de
ce qui est nommé « prostitution », sur
les stratégies et les perspectives, sur la façon danalyser
les discours émanant des personnes prostituées et dagir
avec elles. Confronter de façon systématique et sans les
déformer ces divers points de vue qui se déclarent féministes
nest pas aisé, parce quon y rencontre beaucoup domissions,
de points faibles dans le raisonnement, voire de sophismes, et ces points
de vue ne se réduisent pas à deux courants, même
si une réelle ligne de fracture oppose celles qui veulent redéfinir
la prostitution comme un travail, la vente de services sexuels, la faire
reconnaître comme un choix, voire une expression non problématique
de la sexualité, et celles pour qui le système prostitutionnel
est une des formes de la violence conte les femmes et du pouvoir des
hommes, et donc les revendications doivent aller dans le sens de la
disparition de ce système.
1) Les actions, les luttes, les prises de paroles de femmes prostituées,
ou ayant été prostituées, ont suscité des
prises de positions et des engagement divers de féministes non
prostituées. Mais cette diversité, elle se trouve aussi
dans les points de vue émanant de femmes prostituées ou
ayant été prostituées ; les contradictions et controverses
ont été et sont vives aussi à lintérieur
des mouvements de prostituées. Aussi on ne peut que récuser
la prétention de tel ou tel courant féministe ou militant
à représenter « le point de vue des prostituées
» et leur affirmation que « les féministes font taire
lexpérience des prostituées ». Contraints
à utiliser plusieurs argumentaires pour se légitimer,
les collectifs de prostituées voient aussi leurs discours est
infléchis par les appuis existant ou recherchés, et doit
être replacé dans les dynamiques et les conflits internes
aux milieux prostitutionnels, dans les interactions avec les stratégies
et les objectifs des divers acteurs et actrices concernés, des
États aux groupes politiques et féministes en passant
par les médias et les puissances économiques.
Sauf à tomber dans un subjectivisme et un relativisme qui interdisent
toute réflexion et aboutissent à des absurdités,
on ne peut pas considérer que toute parole venant dun groupe
ou dune personne opprimée est automatiquement et quelle
quelle soit une parole vraie et toute revendication une revendication
juste. En revanche, les expressions, si elles sont prises réellement
en compte dans leur diversité et leur complexité, de personnes
prostituées ou ayant été prostituées, confrontée
avec lexpérience issue des luttes féministes, notamment
contre les violences faites aux femmes, apportent des éléments
très forts à une analyse critique du système prostitutionnel.
2) Les problématiques féministes, aussi diverses soient
elles, cherchent à situer « la prostitution » dans
le système patriarcal, et impliquent donc des analyses de la
construction de la sexualité, du genre et des rapports sociaux
de sexe.
a - quil y ait une construction sociale et historique du genre
et de la sexualité, donc que la catégorisation de «
prostitution » ait un caractère relatif et évolutif
me semble un point de départ commun, mais les conclusions tirées
sont très divergentes. P.Tabet insiste sur la relativité
de cette notion dans diverses sociétés, M.V. Louis sur
le pouvoir à l'uvre dans ces définitions et catégorisations,
en termes de processus dassignation des femmes et du corps des
femmes à différentes fonctions, toutes contribuant à
lordre patriarcal. La stigmatisation de la personne définie
comme prostituée est interprétée de façon
différente, comme le montrent le point de vue de G. Pheterson
et celui de Sheila Jeffreys.
b - un enjeu central du débat est la question des continuités
et discontinuités à lintérieur du système
patriarcal.
De son analyse du « continuum des services sexuels contre compensation
», P. Tabet conclut à plus d'autonomie et de liberté
pour les femmes dans la vente de services bien définis et tarifés.
Cette conclusion rejoint en un sens celle qui voit dans la prostitution
une transgression du système patriarcal, voire une émancipation
et une perspective positive pour les femmes, car ce serait faire payer
ce quelles sont censées donner gratuitement, comme lassurent
les groupes du « salaire au travail ménager » ou
G. Pheterson.
Mais loin dêtre une transgression, la prostitution nest-elle
pas au contraire une des formes de linsertion des femmes dans
ce système patriarcal, au profit des hommes qui trouvent dans
ces différents rôles féminins une diversité
et une complémentarité de services à leur profit
? Revendiquer le salaire au travail ménager et le paiement des
services sexuels, nest-ce pas perpétuer et renforcer la
division sexuelle des rôles, des sphères, des fonctions,
au lieu de la contester ?
c - aussi ce sont dautres continuités qui peuvent apparaître,
celle des violences contre les femmes, des formes d'appropriation des
femmes et des usages du corps des femmes, des droits et des pouvoirs
des hommes sur les femmes. Mais analyser les discontinuités et
les dissemblances doit permettre de récuser amalgames et banalisation.
Pour les courant féministes qui se sont développés
dans la lutte contre les violences faites aux femmes, le système
prostitutionnel est intrinsèquement une violence. La prostitution
existe du fait de la construction culturelle, politique, économique
des sexes et des rôles sexuels en terme de domination et de subordination
et elle renforce cette oppression. Dire que les personnes prostituées
sont des victimes de ce système (ou employer comme certaines
la notion de « survivantes ») nimplique pas nécessairement
de considérer quelles seraient passives, incapables daction,
de pensée. Cest aussi la construction patriarcale de la
sexualité quil faut analyser de façon beaucoup plus
rigoureuse, comme ly appelle Sheila Jeffreys.
d - les groupes qui récusent la conceptualisation de la prostitution
en terme de violence insistent aussi sur le « choix » individuel
des personnes prostituées. Mais ne faut-il pas replacer les décisions
et les actes des individus dans les conditions matérielles et
idéologiques, faites dinégalités structurelles,
de rapports de pouvoir ? La croyance dans les possibilités de»
libre choix » dans un tel contexte sinscrit dans le lidéologie
libérale, doù vient aussi le retournement de la
revendication féministe du droit à disposer de son corps,
déconnecté de sa visée émancipatrice et
collective.
3) Cette question du « choix » et du libéralisme
conduit à examiner comment la prostitution est située
dans le cadre de léconomie marchande, et à interroger
à nouveau la représentation de la vente de services sexuels
comme travail, dans le contexte social et économique patriarcal/
capitaliste/ impérialiste. La prostitution est-elle une opportunité
économique pour les femmes, un travail comme un autre (et même
mieux quun autre), ou une exploitation qui sinscrit aujourdhui
dans une nouvelle étape de la mondialisation du capitalisme,
de lexpansion du marché à toutes les sphères
de la vie, de la restructuration du capital autour des activités
financières et de services, de nouveaux enjeux biopolitiques
?
Dans un tel contexte, défendre en priorité « le
droit de se prostituer » ou « le droit à ne pas être
prostituée » est une opposition stratégique fondamentale.
Mais dailleurs la notion de choix est elle pertinente pour le
fonctionnement du système prostitutionnel ?
Si la vente de services sexuels est un métier, quel type de métier
est-ce qui ne peut exister que dans une société patriarcale
et inégalitaire ? pourquoi faudrait-il rendre des services sexuels
aux hommes ? La recherche de la légitimité par la «
fonction sociale » des femmes prostituées ne doit-elle
pas être questionnée, même dans une solidarité
avec les femmes prostituées contre la répression et les
discriminations ?
4) Les controverses entre féministes portent enfin tout particulièrement
sur lanalyse des politiques étatiques sur la prostitution.
Certaines focalisent leurs critiques sur labolitionnisme, dautre
au contraire sur « les états proxénètes »,
les « lobbies pro-prostitution » et les projets néo-réglementaristes.
Toutes combattent le trafic des femmes, mais certaines refusent que
ce combat soit séparé de la lutte contre le système
prostitutionnel lui-même. Mais pour beaucoup de féministes
abolitionnistes, labolitionnisme est en fait à refonder,
afin quil réinvestisse le champ politique et sengage
résolument dans la défense concrète des droits
des personnes prostituées. Quelles alliances, quelles solidarités
nouer, ou refuser, dans la lutte pour la disparition de la prostitution
?
État, capital, patriarcat : ce sont des forces en pleine transformation.
Les enjeux autour du système prostitutionnel sinscrivent
dans ces évolutions, et notamment dans la modernisation du patriarcat,
et de nouvelles formes de lassujettissement des femmes. Sur ce
sujet fondamental, les analyses féministes, trop centrées
sur les permanences et les traits structurels, sont encore insuffisantes.
En fin de compte, sous quel angle est analysé le système
prostitutionnel et ses acteurs/trices, quelle conceptualisation en est
faite ? Que mettre au centre : les personnes prostituées elles-mêmes
et la « vente » de « services sexuels » ? c'est
la définition traditionnelle, mais c'est aussi la définition
prétendument nouvelle. Ou y mettre les hommes pour qui, par qui
ce système existe et « lachat » de ces «
services » ? En ce sens, il sagit de redéfinir le
système prostitutionnel comme usage du corps des femmes contre
rémunération par les hommes pour leur bénéfice
- ce bénéfice étant à analyser en terme
de pouvoir, pas seulement de satisfaction « sexuelle ».
Le regard dans ce cas se déplace vers les hommes, les proxénètes,
les clients. Sur ces deux points, les controverses sont extrêmement
significatives, car certains groupes se refusent à ne serait-ce
quinterpeller « le client » et la théorie de
ses « besoins sexuels » (ou affectifs), et occultent gravement
la question du proxénétisme.
Quelles luttes, quelles stratégies, quelles perspectives ?
Faire reconnaître la prostitution comme une violence contre les
femmes, une violation des droits humains des femmes, ou la faire reconnaître
comme une profession, un choix, une expression non problématique
de la sexualité, cest évidemment la controverse
stratégique majeure vis à vis de laquelle les féministes
se situent. Si les partisanes de la reconnaissance de la prostitution
croient ainsi renforcer « le pouvoir des femmes », les autres
mettent au cur de leur préoccupation légalité,
la lutte pour légalité, luniversalité
des droits. Mais si des critiques ont été faites des incohérences
de la revendication dun statut, et de ses effets dévastateurs
pour lémancipation des femmes (de toutes les femmes) peu
a encore été fait pour articuler la défense des
droits des personnes prostituées comme droits universels et la
contestation du système prostitutionnel qui, selon moi, ne peut
être rigoureusement fait quen tant quun élément
de lorganisation patriarcale et marchande du monde et au nom dun
autre projet de société.
Claudie Lesselier Automne 2001
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», in Sexe et Genre, éditions du CNRS, 1991.
Paola Tabet, « Du don au tarif. Les relations sexuelles impliquant
une compensation », Les Temps Modernes, mai 1987.
Ce texte est issu de la page suivante du site de l'OCL :
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