Le structuralisme est la méthode qui a fait faire aux sciences
humaines en ce siècle d'immenses progrès et Lévi-Strauss
est en France le maître du structuralisme. Il procède de
l'application à l'anthropologie et aux sciences humaines d'un
modèle linguistique. Son initiateur fut de Saussure, dans son
Cours de linguistique générale. Les linguistes, comme
Meillet ou Vendryès, s'efforçaient encore d'expliquer
l'évolution d'une langue en la liant à celle d'une société.
Saussure ne se préoccupe plus de genèse; il renverse les
rapports entre système et histoire. Dans le langage, il distingue
la langue qui est l'ensemble des conventions adoptées pour permettre
l'exercice du langage chez les individus et la parole qui est cet exercice
même. L'objet de la science linguistique c'est le système
de signes, issu de la détermination mutuelle de la chaîne
sonore du signifiant et de la chaîne conceptuelle du signifié.
Ce système est structure. Le sens d'un terme ne se définit
pas par son rapport avec un objet, mais par sa relation avec les autres
mots de la langue : la signification est différentielle.
En appliquant ce type d'analyse à l'anthropologie, Lévi-Strauss
en garde l'esprit anti-historiciste. Le structuralisme est une combinatoire
qui opère sans égard à l'histoire. Il diffère
cependant de toute théorie de la forme. Formalisme et structuralisme
se séparent en raison des attitudes différentes qu'ils
adoptent envers le concret. A l'inverse du formalisme, le structuralisme
refuse d'opposer le concret à l'abstrait et de privilégier
ce dernier. Laforme se définit par une matière qui lui
est étrangère. La structure n'a pas de contenu distinct
: elle est le contenu même, appréhendé dans une
organisation logique comme propriété du réel. En
ce sens le structuralisme, issu cependant du formalisme, s'y oppose
nettement : un peu de structuralisme éloigne du concret, beaucoup
y ramène. La pensée sauvage n'est pas prélogique,
mais logique. C'est la pensée travaillant à un premier
niveau, celui du concret, c'est la "logique du concret".
C'est d'abord, et peut-être le mieux, à l'étude
des systèmes de parenté que Lévi-Strauss a appliqué
sa méthode. Comme le langage en effet, ce système est
établi, non pas au niveau des termes, mais des couples de relation
: mari-femme, père-fils, frère-soeur, oncle maternel et
fils de la soeur. Comme le langage encore, la parenté est un
système de communication. Elle ne se développe pas spontanément
à partir d'une situation de fait, mais comme un système
arbitraire de représentations : ce n'est pas une modalité
biologique, mais une alliance. Les règles du mariage assurent
la circulation des femmes au sein du groupe social et remplacent ainsi
un système de relations consanguines d'origine biologique par
un système sociologique d'alliance. La parenté est donc
un " langage ", puisqu'elle assure entre les individus et
les groupes un certain type de communication. Que le " message
" soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent
entre les clans, et non par les mots du groupe circulant entre les individus
n'altère en rien l'identité du phénomène
considéré dans les deux cas.
Le langage est échange, communication, dialogue. C'est ce qui
se passe dans le mariage. Echanger des signes ou échanger des
femmes, ce sont phénomènes comparables, auxquels on peut
appliquer la même méthode structurale. La prohibition de
l'inceste est la règle fondamentale qui fait naître l'homme
à la vie culturelle. En effet elle est par excellence la règle
du don. Elle interdit moins d'épouser mère, soeur ou fille
qu'elle n'oblige à donner mère, soeur ou fille à
autrui. " Il y a bien plus dans l'échange que les choses
échangées. " Il y a la réciprocité.
C'est pourquoi tout mariage est une rencontre dramatique entre la nature
et la culture, entre l'alliance et la parenté. " L'émergence
de la pensée symbolique devait exiger q ' ne les femmes, comme
les paroles, fussent des choses qui s'échangent. C'était
en effet dans ce cas le seul moyen de surmonter la contradiction qui
faisait percevoir la même femme sous deux aspects incompatibles
: d'une part objet de désir propre, et donc excitant des instincts
sexuels et d'appropriation, et en même temps sujet, perçu
comme tel, du désir d'autrui; c'est-à-dire moyen de le
lier en se l'alliant. " Le langage non en tant que sens, mais en
tant que code, est bien le prototype de toute organisation.
Cette même méthode est appliquée à l'analyse
des mythes. Suivant Lévi-Strauss l'intelligence humaine est une.
La pensée mythique n'est pas une pensée prélogique,
mais une pensée logique au niveau du sensible, une pensée
classificatrice qui utilise des catégories empiriques (cru et
cuit, frais et pourri, mouillé et brûlé, etc.),
véritables outils conceptuels servant à dégager
des notions abstraites et à les enchaîner en propositions.
Le plus important n'est pas le contenu du mythe. La pire erreur serait,
à la manière des archétypes de Jung, d'interpréter
chaque symbole à part et pour ainsi dire en lui-même. Il
n'est pas autonome vis-à-vis du contexte : sa signification est
déposition. La vérité du mythe consiste "
en rapports logiques dépourvus de contenu ou plutôt dont
les propriétés invariantes épuisent la valeur opératoire,
puisque des rapports comparables peuvent s'établir entre les
éléments d'un grand nombre de contenus différents
". Ainsi y a-t-il une objectivité et une structure des mythes.
Lévi-Strauss ne prétend pas montrer " comment les
hommes pensent les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les
hommes et à leur insu ", à la limite comment "
les mythes se pensent entre eux ". Le philosophe tend toujours
à lier la notion de discours à celle de personne. Mais
le savant ne procède pas ainsi. Pour lui les mythes d'une société
forment le discours de cette société, et un discours pour
lequel il n'y a pas d'émetteur personnel : un discours qu'on
recueille comme un linguiste qui s'en va étudier une langue mal
connue et dont il essaie de faire la grammaire, sans se soucier de savoir
qui a dit et ce qui a été dit. Un groupe de mythes forme
un ensemble permutable. Par exemple dans les mythes et contes des Indiens
des deux Amériques les mêmes actions sont attribuées,
selon les récits, à des animaux différents. Comprendre
le sens d'un terme c'est le permuter dans tous ses contextes.
L'anthropologue procède de même. Si l'aigle apparaît
de jour et le hibou de nuit dans la même fonction, on en tirera
que l'aigle est un hibou diurne comme le hibou un aigle nocturne, ce
qui signifie que l'opposition pertinente est celle du jour et de la
nuit. En comparant à d'autres mythes, on verra que l'aigle et
le hibou s'opposent ensemble au corbeau, comme des prédateurs
à un charognard, tandis qu'ils s'opposent entre eux sous le rapport
du jour et de la nuit, et le canard à tous les trois, sous le
rapport d'une nouvelle opposition entre le couple ciel-terre, et le
couple ciel-eau. On définira ainsi progressivement un "
univers du conte ", analysable en termes d'oppositions diversement
combinées au sein de chaque personnage, qui n'est, comme le phonème
de Jakobson, qu'un " faisceau d'éléments différentiels
". Demandera-t-on alors quel est le sens de ces mythes, à
quelle ultime signification renvoient ces significations qui se signifient
les unes les autres ? Il faut répondre que les mythes signifient
l'esprit qui les établit au moyen du monde dont il est lui-même
une partie. Ainsi peuvent être simultanément engendrés
les mythes eux-mêmes par l'esprit qui les cause, et par les mythes
une image du monde déjà inscrite dans l'architecture de
l'esprit.
Cette méthode enfin implique une philosophie, qui effleure dans
tous les ouvrages, mais surtout dans La pensée sauvage. Il y
a une pensée et une logique comme immanentes à la nature
et à la vie et qui, pour se récupérer, doivent
passer par la médiation du concept. Bien loin que l'objet soit
constitué par le sujet ou même par les sujets, c'est le
sujet qui est constitué par une sorte d'intériorisation
de l'esprit objectif. Pas de Cogito individuel à la manière
de Descartes, pas de Cogito sociologique à la manière
de Sartre. C'est l'idée même d'intériorité
qui est contestée. " Qui commence par s'installer dans les
prétendues évidences du moi n'en sort plus. " Le
structuralisme s'installe au niveau où l'organisation fait système,
à l'insu des consciences. Cependant LéviStrauss s'affirme
à demi kantien et Ricoeur a pu parler d'un " transcendantalisme
sans sujets ". Mais est-ce encore un transcendantalisme ? Il est
vrai que la notion de structure est essentielle au kantisrne, et en
cela le structuralisme est kantien. Mais des structures qui ne sont
Plus les catégories du sujet, qui sont dans les choses et que
l'esprit ne fait que refléter prennent une signification bien
différente. En somme le structuralisme vise à un code
universel, parce qu'il croit à un @tisme des combinaisons possibles.
Il n'y a qu'une pensée. La pensée sauvage se retrouve
chez tous et elle est avec la pensée civilisée dans des
rapports d'homologie, et non de filiatioti. C'est donc par le moyen
de l'anthropologie, et non par une déduction transcendantale
ou métaphysique, que le structuralisme pense arriver à
construire Ou Plutôt à découvrir une table des catégories.
Lévi-Strauss admet au fond des systèmes sociaux une infrastructure
formelle, une pensée inconsciente, une anticipation de l'esprit
humain comme si notre science était déjà faite
dans les choses et comme si l'ordre humain de la culture était
un second ordre naturel. La structure est pratiquée par les sujets
vivant en société comme allant de soi : " Elle les
a plutôt qu'ils ne l'ont. " C'est la vérité
plus encore que l'homme, la vérité à travers l'homme
qui est l'objet de la quête de Lévi-Strauss. D'une certaine
manière, il est en train d'édifier le seul matérialisme
conséquent de ce temps, la seule philosophie rigoureusement athée.
Pour lui la valeur du mythe vient de ce qu'il est une gigantesque variation
sur le thème du principe de causalité. La magie consiste
à donner à l'homme forme naturelle (physiomorphisme) et
la religion à donner à la nature forme humaine (anthropomorphisme).
Elles sont toujorurs liées : le dosage seul varie. Le mythe,
plus objectif, ne serait-il pas supérieur à la religion,
plus subjective? La pensée sauvage, rebelle au changement, éprise
d'ordre et de fixité, éminemment classificatrice, médiatrice
entre la nature et la culture, unissant le symbole et le concret est
particulièrement révélatrice : elle nous fait connaître
l'homme et le monde. " Comme l'esprit aussi est une chose, le fonctionnement
de cette chose nous instruit sur la nature des choses : même la
réflexion pure se résume en une intériorisation
du cosmos. " C'est du côté d'une théorie mathématique
et physique de l'information qu'on trouvera la plus complète
explication. Mais en même temps il y a un humanisme de Lévi-Strauss.
Il dénonce à l'origine de la pseudo-construction du totémisme
comme de l'hystérie la même attitude inhumaine : l'illusion
de leur existence vient d'une volonté de se sentir distant des
malades et des primitifs. Lévi-Strauss au contraire est proche
de ceux qu'il étudie, et il les aime.
Il n'est pas d'ouvrage plus humain que Tristes tropiques, où
l'auteur renoue avec la vieille tradition du voyage philosophique et
où l'on comprend que sa passion pour les peuplades primitives
est une sorte de quête de la naissance de l'humanité. Le
secret de l'immense audience de Lévi-Strauss, en France et à
l'étranger, comme auprès de toute une jeunesse de diverses
disciplines, c'est de réaliser une oeuvre rigoureuse, strictement
scientifique, de réfléchir en même temps sur cette
oeuvre, d'en scruter la méthode, de dégager la philosophie
qui s'y incarne et de demeurer avec tout cela une sorte de Rousseau,
misanthrope et ami des hommes, qui rêve parfois de réconcilier
l'Orient et l'Occident en complétant un marxisme qui affranchirait
l'homme de ses chaînes économiques par un bouddhisme qui
le libérerait de ses chaînes spirituelles.
Ce qui montre sans doute que l'homme est un animal plus résistant
qu'il ne semble, que ni lui ni Dieu ne sont complètement morts
et qu'une forme d'humanisme survivra, celle qui saura sans cesse approfondir
la recherche du sens.
Consulter
Lévi-Strauss (Claude)
* Les structures élémentaires de la parenté (Presses
Universitaires de France).
* Tristes tropiques (Plon).
* Anthropologie structurale (Plon).
* Le totémisme aujourd'hui (Presses Universitaires de France).
* La pensée sauvage (Plon).
* Le cru et le cuit (Plon).
* Du miel aux cendres (Plon).
Sur Claude Lévi-Strauss :
* Auzias (Jean-Marie), Clefs pour le structuralisme (Seghers).
* Charbonnier (Georges), Entretiens avec Lévi-Strauss (Plon).
* De A (Jacques), L'écriture et la différence (Le Seuil).
* Gurvitch . (Georges), Le concept de structure sociale (Cahiers internationaux
de Sociologie, XIX, 1955)
* Lefebvre (Henri), Position : contre les technocrates (Gonthier).
* Sebag (Lucien), Marxisme et structuralisme (Payot).
* Aletheia (n° 4, mai 1966 : "Le structuralisme").
* Esprit (novembre 1961 : "La pensée sauvage et le structuralisme",
mai 1961 "Le structuralisme").
* Les Temps modernes (novembre 1966 : " Le structuralisme ").
* Raison présente (mai-juin 1967 " Claude Lévi-Strauss
: anthropologue et philosophe).
Sur la linguistique moderne :
* Actes du XIle Congrès des Société des Philosophie
(Genève, 1966).
* Le langage (La Baconnière).
* Benvéniste (F.), Problèmes de linguistique generale
(Gallimard)
* Benvéniste, Jakobson, Martinet, etc., Problèmes du langage
(Gallimard, coll. "Diogène")
* Genette (Gérard), Figures (Le Seuil).
* Hjelmslev (J.), Le langage (trad. aux Ed. de Minuit).
* Jakobson (R.), Essais de linguistique générale (Ed.
de Minuit).
* Lefebvre (Henri), Le langage et la société (Gallimard).
* Mandelbrot (B.), Logique, langage , théorie de l'information
(Presses Universitaires de France) .
* Martinet (A.), Eléments de linguistique générale
(Colin).
* Mounin (G.), Problèmes théoriques de la traduction (Gallimard).
- Histoire de la linguistique (Presses Universitaires de France).
* Saussure, (Ferdinand de), Cours de linguistique générale
(Payot).
* Schérer (René), Structure et fondement de la communication
(Sedes).
* Todorov (Tzvetan), Théorie de la littérature. Textes
des formalistes russes présentés et traduits par Tzvetan
Todorov. Préface de Jakobson (Le Seuil).
Le lien d'origine de cette présentation du structuralisme de
Lévi-Strauss par Jean Lacroix
http://www.girafe-info.net/jean_lacroix/strauss.htm
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