Dans ton livre : « Discours sur la servitude volontaire ou le
Contrun. »1, tu as posé une question fondamentale,
elle nous hante depuis sa première publication en 1574 : «
Qui garde le tyran quand il dort ? » Tu as mis en évidence
une question très gênante pour les humains, la question
de la servitude volontaire, qui me semble plutôt être une
servitude « sans contrainte ». Tu ne pouvais pas penser
que cette servitude sans contrainte, qui ta tant étonné,
serait la norme majoritaire, la normalité du comportement humain
en période de paix et sans répression ouverte. Cette servitude
sans contrainte se reproduit de génération en génération
et elle ne semble pas, pour linstant, avoir de fin.
La servitude sans contrainte est mise en oeuvre du plus puissant au
plus faible, elle est le moteur de tout le système hiérarchique.
Du plus pauvre au plus puissant la chaîne de la hiérarchie
se maintient, il y a toujours un chef au-dessus du chef. Il existe de
fait une certaine solidarité entre le haut et le bas. Cette hiérarchie
est acceptée même par les plus pauvres et les plus démuni-es,
qui cherchent très souvent à opprimer une ou des personnes
plus faibles quelles. En procédant ainsi elles ou ils essaient
de compenser leur propre soumission en opprimant dautres humains.
Les pauvres et les opprimé-es, se comportant de cette manière,
nous font parfois désespérer de lhumanité.
Lapport de la psychanalyse montre que lautorité fonctionne
bien parce quelle est intériorisée en nous-mêmes.
Dominique Quessada 2 nous propose une explication, une hypothèse
qui montre que nous échangeons notre servitude sans y être
contraint-e contre un nom, une place dans la communauté humaine
et une explication qui donne sens au monde. La place du maître se
crée sans que nous nous en rendions compte, la vigilance rationnelle,
que tu as si vaillamment utilisée est en échec.
Place du maître |
Lien social, Agrégation 1
|
Nom et Soumission"sans
contrainte",
Place dans la société
|
Désir
de connaître, désir de nom.
|
1 Dominique Quessada emploie
le terme " colle sociale". Il se base sur la pensée
de Pierre Legendre. Il a tendance à se lamenter sur la perte
de l'autorité (la société sans pères) et
en vient presque à demander un retour à une autorité
forte telle qu'elle existait auparavant. Évidemment je ne peux
le suivre sur ce terrain. Au contraire il me semble que la voie qui
permettra à l'humanité d'avancer, c'est d'accepter l'auto-référence,
de mettre en oeuvre notre capacité à nous donner notre
loi, nos règles, même si nous devons les réévaluer
régulièrement.
[Le schéma de ci-dessus fonctionne donc comme un triangle,
le milieu , le lien social, étant la résultante de l'action
des trois poles liés ensemble]
Le processus fonctionne avec des symboles et le regard, les émotions,
les rituels. Les signes, les emblèmes, les images ne sadressent
pas à la raison mais au regard et aux affects, tant et si bien
que tout semble inconscient et lest de fait. Claude Lefort parle
à ce propos de la force du désir et de la croyance :
« Ce quévoquait : servitude volontaire, une articulation
défaite, nous le repérons mieux à présent
: amour de soi, narcissisme social. Et ses effets sont aussi sous les
yeux : le désir radicalement tranché ; la place circonscrite
du maître et de lesclave ; le désir des esclaves
leur devenant indéchiffrable, logé dans leur condition,
soustrait à la connaissance des choses quon désire
comme son bien. Avec la servitude, le charme du nom dUn a détruit
larticulation du langage politique. Le peuple se veut nommé
: mais le nom dans lequel sabolissent la différence dun
à un, lénigme de la division sociale, lépreuve
de la reconnaissance indéfiniment reportée est le nom
du tyran. » ... « Telle est donc, entendons-nous, la véritable
nourriture : quelque chose qui repaît la croyance » 4
Cest pourquoi la notion de volonté qui implique conscience
et décision ne me paraît pas satisfaisante et que je préfère
parler de soumission sans contrainte. Si on accepte que la servitude
concerne lintime de chaque humain, alors on doit admettre que
la soumission concerne le rapport au désir. On le constate facilement
dans le contexte érotique. Ce type de comportement est développé
de façon littéraire dans loeuvre de Sade et de Sader-Masoch.
Dans ce cadre, le plaisir peut être lié à la soumission,
voire à la douleur, douleur qui est souvent morale. Il est difficile
de condamner ce choix à partir du moment où les personnes
adultes qui vivent cela donnent leur accord, accord souvent considéré
comme accord tacite parce que la personne ne soppose pas ouvertement
à la demande, et si leur refus de continuer est respecté.
Ce respect peut effectivement poser problème parce que beaucoup
dhommes nadmettent pas que loppression des femmes
soit, de fait, une donnée banale de notre société.
Si on admet, dans le domaine social et politique, lhypothèse
de Quessada, celle-ci permet dexpliquer pourquoi la force du signe
et le signe de la force sont complémentaires et si souvent se
confondent. En outre, cet auteur note que la place du maître est
structurelle et non attachée à une personne ou à
un nom précis. Ceci semble bien correspondre à la notion
de case à remplir contenues dans lorganigramme hiérarchique
qui organise nos sociétés. Depuis la révolution
de 1789 la place dans la hiérarchie nest plus liée
à un nom précis, elle nest plus affectée
à un rang ou à la naissance. Si la place du maître
est structurelle, ce constat devrait modérer la croyance en leur
grande puissance quéprouve de nombreux chefs politiques,
en particulier en milieu militant.
Létude de la servitude sans contrainte peut sappuyer
également sur les recherches de Bauvois en psychologie sociale.
Il a souhaité continuer les travaux de Milgram, qui avait testé
la capacité à se soumettre des humains et en particulier
la capacité à torturer sur ordre quand cela était
demandé par des scientifiques. Jean-Léon Bauvois en arrive
aux conclusions suivantes :
* En premier lieu, il faut déclarer libre le sujet à qui
on demande de se soumettre. Le sujet en question peut refuser, il sait
quil ny aura aucune conséquence à ce refus,
si ce nest continuer à vivre avec ce choix.
* Dans un second temps, il faut fournir à la personne des raisons
élevées pour quelle puisse rationaliser sa soumission.
Dans ce cadre, les hautes raisons morales ou humanitaires sont très
efficaces. Si ces raisons sont énoncées et transmises
par une personne reconnue sur le plan moral et intellectuel, sur le
plan symbolique, la puissance de conviction est très forte.
* Ensuite, la troisième étape consiste à changer
les règles en utilisant ce quil nomme la théorie
de lengagement ou « pied dans la porte », du nom de
la méthode utilisée par les vendeurs qui font du porte
à porte. La théorie de lengagement constate que
la personne, qui se soumet, accepte assez facilement daller plus
loin dans sa soumission, si on lui demande plus après quelle
ait donné son accord dune façon ou dune autre.
Cet engagement est plus fort que les désagréments causés
par la soumission. Cet aspect de la vie sociale est facile à
vérifier, par exemple, lorsquon se renseigne dans un magasin
sur les prix et les performances dun appareil ménager.
La personne qui est là pour vendre trouve immédiatement
des points communs avec vous et est de suite en empathie avec vous.
Le ton est amical et en général cela permet à la
procédure achat / vente de se dérouler assez vite. A partir
du moment où lon a acquiescé aux dires dune
personne en situation dautorité, ou qui détient
quelque chose que lon veut obtenir, il est très difficile
de revenir en arrière. La soumission semble fonctionner facilement
avec ce genre de lien qui engage les humains les uns par rapport aux
autres.
Ce type dengagement est ritualisé depuis notre enfance
avec notre famille, nos proches et les autorités dont nous dépendons.
Ce rapport humain, cet engagement sadresse au regard, à
lémotionnel, aux affects, il est lié au relationnel
et est très souvent ritualisé (comme le montre la politesse).
Par exemple, il très difficile de refuser daider une personne
amie, même si ce quelle nous demande de faire va à
lencontre de notre conscience morale. En général,
cela est vécu comme une preuve de la force du lien affectif qui
unit ces deux personnes.
Nous pouvons retrouver ici le mécanisme décrit par la
double contrainte. Celle-ci fonctionne lorsquil y a un lien fort
qui unit les deux parties contractantes (il sagit de deux ou de
plusieurs personnes qui sont engagées dans une relation intense,
relation qui a une valeur vitale, physique et / ou psychologique pour
lune delle, pour plusieurs ou pour toutes les personnes
en question. Le contexte peut être familial, amical, amoureux,
idéologique, etc.). On déclare lindividu-e libre
et on le soumet en même temps. cette soumission qui passe par
le discours qui enferme les personnes dans une contrainte mentale. On
ne peut sortir de cette contrainte que de façon paradoxale, ou
en changeant de plan.
Cette double contrainte est utilisée par la gauche au pouvoir.
Dun coté on se dit de gauche, mais de lautre coté
on gère le capitalisme et il est difficile de critiquer ce choix,
voire interdit de le faire, parce que cela affaiblirait lidée
la gauche en général, donc les possibilités de
changement. Pour sen sortir il faut faire sauter le verrou de
la gestion, se rendre compte et admettre que le qualificatif de gauche
est une identité usurpée. Il faut alors faire le deuil
de cette gauche et entreprendre den construire une autre, ce qui
nest pas évident pour beaucoup de gens.
Bauvois, dans une annexe de son livre, prend comme exemple, de ce quil
nomme « la servitude libérale » 5le vote au suffrage
universel dans nos démocraties représentatives parlementaires.
Nous sommes déclaré-es libres, on admet les hautes raisons
de la démocratie pour la rationalisation du processus et on se
soumet à un rituel qui nous dépossède de notre
capacité à nous donner notre propre loi. En agissant ainsi
nous déléguons aux politiciens notre autonomie, nous acceptons
notre soumission, puisque nous ne pouvons pas leur demander des comptes
sur ce quils ont fait ou voté, nous ne pouvons pas les
destituer ou les interdire de politique, nous ne pouvons que refuser
de les élire à nouveau. Ces personnes décident
à notre place et on appelle cela la démocratie, cela devrait
nous suffire.
Une autre approche théorique peut nous aider à compléter
notre compréhension de la servitude sans contrainte. Il sagit
du don et du contre-don étudié par Marcel Mauss. Le don
nous installe dans lobligation de rendre. Dans ce cadre il est
clair que le lien lemporte sur le bien. Léchange
est marqué par le rapport entre les humains, rapport qui est
souvent un rapport inégal, un rapport de soumission, rapport
qui est aussi un rapport de groupe à groupe. Ce type de fonctionnement
peut se vivre dans léchange travail contre salaire, ou
salaire contre travail, dans léchange de la protection
contre la soumission dans le rapport institutionnel à lEtat.
Il peut également se vivre dans la vie militante : lidée
libertaire donne une bonne image de soi, une valorisation personnelle,
en échange de quoi on se doit daccepter la soumission à
lorganisation. Souvent nous échangeons notre dévouement
pour la cause contre une place au ciel de lhumanité, un
paradis vu sous la forme de lutopie communiste libertaire. Ces
dons et contre-dons sont eux aussi ritualisés et réactivés
très souvent pour le bon fonctionnement des communautés
humaines.
Si on accepte lhypothèse de Quessada décrite précédemment,
il faut remarquer quaujourdhui on ne se réfère
plus beaucoup à Dieu, mais massivement aux « marques »,
aux images identificatoires que nous transmettent la publicité,
la fabrication industrielle du discours et des images du spectacle marchand
capitaliste. Le système sappuie sur « lindividu-e
» pour que la personne ne se pose jamais de questions. On nous
laisse croire que nous sommes libres, alors que nous faisons presque
tous et toutes la même chose. On utilise nos désirs pour
vendre, pour nous faire acheter, pour nous faire adhérer au monde
de la marchandise et du spectacle, pour nous déposséder
de notre capacité politique. Ton analyse de la servitude, mon
cher Étienne, est devenue un classique des agences de marketing
et de la formation des politiciens.
Toi, tu osais penser que la rébellion était nécessaire
et vitale pour les humains, aujourdhui nous sommes obligé-es
de constater que cest le contraire qui fonctionne avec les identifications
que nous propose le système capitaliste, la soumission sans contrainte
est la règle majoritaire. La place du maître est structurelle
dans un tel monde. Le maître nest plus identifiable immédiatement
comme létaient les seigneurs féodaux et les évêques
de ton époque. Aujourdhui lutopie comme anarchie
se doit de questionner les rapports hiérarchiques qui semblent
aller de soi si simplement, si naturellement.
Ta question, Étienne, na pas été oubliée,
elle ne sest pas perdue, elle est reprise régulièrement
par la lutte pour le changement social et politique. Par exemple, Gustav
Landauer écrivait en 1907 à propos de ton livre : «
Cet essai annonce ce que diront plus tard, en dautres langues,
Goldwin et Stirner, Proudhon, Bakounine et Tolstoï : cest
en vous, ce nest pas au-dehors, cest en vous mêmes
; les hommes ne devraient pas être liés par le pouvoir,
mais être alliés en tant que frères. Sans pouvoir
: An-archie. » 6
Ta question alimente toujours la fonction critique de la position anarchiste
ou libertaire, elle nous place dans une perspective révolutionnaire
qui vise légalité, la liberté et la justice.
La solidarité qui se vit dans ces luttes accepte la diversité
humaine, la diversité des cultures et des désirs à
condition que ces ensembles humains ne reproduisent pas la domination,
et refusent, comme toi, la soumission contrainte ou non.
Pour aller dans ce sens, la critique libertaire propose que les humains
se réapproprient leur capacité de se donner eux-mêmes
des lois, des règles. Cest en luttant pour lautonomie
politique que la servitude sans contrainte ne sera plus cette banalité
qui permet à la domination de se maintenir. Nous navons
pas oublié lappel à la révolte que tu as
lancé en 1548 : « Soyez résolus de ne servir plus,
et vous voilà libres ! » Ce cri résonne encore souvent
dans les luttes un peu partout dans le monde, mais nous savons maintenant
quil est insuffisant. La reproduction du mythe de lautorité
se fait au niveau intime de la personne humaine, on le constate très
nettement dans la notion de genre. La continuité du machisme
est basée sur une reproduction à chaque génération
dans la subjectivité de chaque personne de la structure mentale
masculine ou féminine. Je crois quEduardo Colombo a raison
de pousser un peu plus loin ton intuition : « Se révolter
contre l'influence de la société exige se révolter,
du moins en partie, contre soi-même ; c'est en cela qu'il est
le moment le plus difficile de la liberté. » 7
Philippe Coutant, Nantes le 13/12/2000
Notes :
1 Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire,
éditions Payot, Paris, 1993.
2 Dominique Quessada, La société de la consommation de
soi, éditions Verticales, Paris 1999.
3 Dominique Quessada emploie le terme « colle sociale ».
Il se base sur la pensée de Pierre Legendre. Il a tendance à
se lamenter sur la perte de lautorité (la société
sans pères) et en vient presque à demander un retour à
une autorité forte telle quelle existait auparavant. Évidemment,
je ne peux le suivre sur ce terrain. Au contraire, il me semble que
la voie qui permettra à lhumanité davancer,
cest daccepter lauto-référence, de mettre
en oeuvre notre capacité à nous donner notre loi, nos
règles, même si nous devons les réévaluer
régulièrement.
4 Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire,
éditions Payot, Paris, 1993, page 274 et 298. Dans le texte :
« Le nom dUn » de Claude Lefort contenu dans ce volume
avec le texte de Pierre Clastres « Liberté, malencontre,
Innommable. »
5 Jean-léon Bauvois, Traité de la servitude libérale,
analyse de la soumission, éditions Dunod, Paris, 1994.
On peut également se référer à son livre
intitulé : « Petit traité de manipulation à
lusage des honnêtes gens », qui explique le fonctionnement
de la théorie de lengagement, ou théorie du pied
dans la porte.
6 Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire,
éditions Payot, Paris, 1993, page 85. Ce passage est extrait
du livre de Gustav Landauer : De la Révolution, publié
à Francfort en 1097.
7 Eduardo Colombo, « Anarchisme, obligation sociale et devoir
dobéissance », dans Réfractions numéro
2 intitulé « Philosophie politique de lanarchisme
».
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Ce texte est paru dans la Revue Temps critiques
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Le texte de La Boétie : " Étienne de LA BOÉTIE,
1530-1563 écrivain français, ami de Montaigne
DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE OU CONTR’UN (1549) "
est disponible sur le site des Classiques en Sciences sociales au Canada
http://classiques.uqac.ca/classiques/la_boetie_etienne_de/discours_de_la_servitude/discours_servitude.html
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