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Le logiciel libre, comme forme subversive de production
Jérôme Gleizes


Linux connaît actuellement un certain succès médiatique et financier ; une entreprise du secteur a vu le cours de son action multiplié par 8 le jour de son introduction en Bourse. Ce succès est aussi la consécration d’une croissance fulgurante avec 20 millions d’utilisateurs à ce jour. Mais qu’est-ce donc que ce phénomène : le produit d’un marketing à la recherche de nouveautés, une nouvelle forme d’exploitation du travail intellectuel ou comme nous le pensons la mise en place d’un nouveau mode de production coopératif antinomique avec l’actuel mode de production hiérarchique.

Une fois explicité ce qu’est le logiciel libre (définitions, typologie, législation), nous en verrons l’efficacité de son mode de production, puis les limites potentielles. Nous ouvrirons ensuite sur les changements induits sur nos systèmes de production et l’importance grandissante des savoirs dans la production

Pour commencer, quelques définitions. Le logiciel est un bien d’information particulier qui dans nos économies de plus en plus informatisées, prend une place prépondérante. Un bien d’information est un bien qui a la propriété de ne rien coûter à sa reproduction, l’essentiel du coût de production se limitant à sa création. Un logiciel est l’ensemble d’instruction donné à un ordinateur ou à toute machine électronique, écrit dans un langage de programmation. Deux niveaux se confondent : il est tout autant le programme, l’ensemble du code source que la forme exécutable, dite compilée dudit programme. Pour l’utilisateur, seule le second niveau importe.

Un logiciel libre (free software) est un logiciel fourni avec son code source (i.e. le programme du logiciel), donnant le droit à toute personne de l'utiliser, le copier, le modifier librement et le distribuer (y compris dans ses versions modifiées). Il peut être commercialisé dans une version exécutable mais il est toujours possible d’obtenir le code source et souvent, il est disponible gratuitement par téléchargement depuis un site Internet ou par copie d'un CD-ROM. Au logiciel libre, on oppose le logiciel propriétaire, c'est-à-dire un logiciel dont les sources sont cachées ou un logiciel qui ne peut être modifié sans l’accord du propriétaire initial.

Parmi les logiciels, on distingue deux catégories : - Le système d'exploitation qui est l’élément central d’un ordinateur car il permet son utilisation et la gestion des périphériques. Il se compose d’un noyau mais inclut également des compilateurs, des éditeurs, des formateurs de texte, des logiciels de courrier, etc. L'écriture d'un système d'exploitation complet et cohérent est un travail essentiel pour garder sa liberté et son autonomie face aux logiciels propriétaires. - Les logiciels d’application pour l’utilisateur (traitements de texte, tableurs, jeux, etc.)

Linux ou plus exactement GNU/linux est le système d’exploitation libre le plus utilisée dans le monde. Il est disponible dans de nombreuses plates-formes informatiques (Mac, PC, Amiga, …). Historiquement, le logiciel libre comme concept est né dans les années 80. Il a été inventé par Richard Stallman. Par l’intermédiaire de la Free Software Foundation (FSF) et à travers du projet GNU, il a programmé la majeure partie des fonctions du système d’exploitation. Mais, il manquait encore le noyau. Celui-ci a été développé par un finlandais, Linus Torvalds, d’où le nom de GNU-Linux.

Cependant toute la pertinence du projet GNU vient de la formalisation juridique du logiciel libre par Richard Stallman car avant lui existent déjà des logiciels libres mais très souvent, au bout d’un certain temps, le code source était privatisé et le logiciel, marchandisé. Afin de s’opposer à la brevetisation des logiciels, il a détourné la notion de copyright en inventant le concept juridique de copyleft.

Au logiciel libre du projet GNU sont associés des licences spécifiques : la GPL (General Public License), licence qui spécifie les conditions de distribution des logiciels et la LGPL (Library General Public License) pour les bibliothèques de sous-programmes. Ces licences sont basées sur le principe du droit d’auteur (copyright) mais donnent ensuite l'autorisation légale de dupliquer, distribuer et/ou modifier le logiciel (notion de copyleft, ou "gauche d’auteur" selon la traduction de Richard Stallman). Il existe cependant des licences de logiciel libre qui n’interdisent pas la privatisation et la fermeture des codes des versions modifiées (licence BSD). Dans ce cas-là, le logiciel se rapproche de la catégorie des logiciels du domaine public. A la différence d’un programme du domaine public, un programme libre peut appartenir à ses auteurs (copyright) mais en aucun cas ses auteurs et ceux qui vont l’acquérir ne peuvent refuser la diffusion des codes sources initiaux et ceux des versions successives (copyleft).

L’efficacité de la diffusion du logiciel libre vient du caractère coopératif et subversif du processus productif. Car du fait de la nature même du logiciel, nous ne sommes pas dans la sphère non marchande de l’économie mais bien au cœur de la sphère productive. Au sein de l'économie capitaliste émerge ainsi le nouveau modèle productif du logiciel libre, construit autour d'un rejet de l'appropriation privée des sources de l'innovation et de l’affirmation de la coopération. Aucune entreprise, aucun processus productif ne peut se passer de logiciels. Il n’est pas anecdotique de rappeler des événements récents comme l’ouverture du code du logiciel de Conception Assistée par Ordinateur de Matera, l’utilisation d’ordinateurs sous systèmes GNU-Linux pour faire les effets spéciaux du film Titanic ou encore la décision d’IBM d’installer du logiciel libre sur ses ordinateurs. Des entreprises capitalistes sont ainsi obligées pour des raisons diverses d’abandonner leurs droits de propriétés si elles veulent continuer à croître. Mais alors, elles abandonnent aussi une partie de leur pouvoir à la communauté des informaticiens et indirectement à l’ensemble de l’humanité.

La disponibilité du code permet à chacun de corriger les bogues mais aussi à ajouter des fonctions, le tout dans un processus interactif. Internet permet cela et devient un instrument autonome aux mains de communautés de ceux que Richard Stallman dénomme les hackers qui loin d’être uniquement des pirates informatiques sont de véritables innovateurs. Mais le réseau permet aussi aux non-programmeurs de s’exprimer en testant les logiciels et en indiquant les erreurs. Ainsi comme le disent Aris Papathéodorou et Laurent Moineau dans Multitudes « ce qui circule via les lignes téléphoniques (par le mail, les listes de diffusion dans les newsgroups) est bien plus qu'une somme de simples données académiques : la communication électronique devient le vecteur d’agrégation de microcommunautés d'intérêts, de coopération sur des projets communs » ou encore « le développement du procès coopératif de production du logiciel libre autour du système GNU/Linux - avec son fort contenu d'innovation -, sans pour autant se faire hors de la dynamique de production capitaliste, met en œuvre des forces sociales qui se déterminent dans une large mesure en dehors des seuls mécanismes de l'économie. La circulation des savoirs, l'identification collective à une éthique du partage cognitif, les pratiques de création collectives en réseau, ou les tentatives de "moralisation" du rapport marchand, etc. suggèrent bien que nous sommes en présence de sujets sociaux hybrides, acteurs d'une formidable embolie productive, mais aussi acteurs d'une véritable mobilisation pour la conquête de nouveaux droits. »

Actuellement, nous assistons cependant à un détournement de plus en plus important de la philosophie du logiciel libre par l'introduction de nouvelles licences (Netscape Public Licence, Mozilla Public Licence, etc.) Cela ne signifie pas pour autant que le modèle du logiciel libre soit en danger du fait de l’efficacité de son mode de production. A ce jour, toutes les études faites montrent la supériorité comme système d’exploitation de GNU/linux sur Windows NT. La principale limite mais qui tend à se résorber se situe au niveau de l’interface graphique et des logiciels d’application. De même, nous pouvons citer comme autre réussite, le serveur libre http Apache qui détient aujourd’hui plus 50 % du marché et est plus facile à installer que ses concurrents propriétaires.

Mais la bataille du logiciel libre n’est pas gagnée d’avance. De nombreux dangers existent, en particulier celui de la brevetabilité du code source. Tout comme pour le code génétique, les firmes transnationales essayent de privatiser le code en fin d’empêcher toute innovation ou du moins de les garder sous leur emprise. Certaines comme Sun essayent de privatiser le langage de programmation lui-même. C’est comme si une multinationale essayait de privatiser les quatre pierres du code génétique que sont l’adénine, la thymine, la guanine, et la cytosine. D’autres essayent de privatiser les protocoles de communication, comme si on voulait privatiser le mécanisme de réplication de l’ADN, et l’ARN, lui-même.

Le grand danger est donc la privatisation de la propriété intellectuelle. Sous prétexte de préserver les droits moraux des innovateurs, on sclérose tout mécanisme de recherche. Le logiciel doit être au contraire analysé comme un bien public universel, c'est-à-dire un bien appropriable par tous tout comme le sont théoriquement l’eau, l’air, le savoir,… Il est universel car sa genèse tout comme son usage est mondial. L’Indien et le Français sont à égalité pour l’améliorer, le produire libre mais aussi pour l’utiliser. Pour l’anecdote, confronté à un problème de compatibilité entre la carte mère de mon ordinateur et une version de GNU/linux, j’ai trouvé la solution de mon problème au Pakistan grâce à l’utilisation de moteurs de recherche, de listes de diffusions, de mails,… en 48 heures !

Même si nous faisons l’impasse sur ces dangers, il ne faut pas non plus négliger la production matérielle et idéaliser la production immatérielle. La valeur de la première devient de plus en plus faible. Il n’est qu’à voir comment a évolué le poids respectif du hardware et du software au cours de ses vingt dernières années. Microsoft a supplanté IBM qui a commis l’erreur de ne pas voir l’importance du système d’exploitation dans un ordinateur. Il a permis à Microsoft en déléguant tous ses droits sur les logiciels d’avoir une rente de situation. Une fois le système d’exploitation MS-DOS écrit, le profit était maximal, égal au chiffre d’affaires puisque le coût de production est quasiment nul. Le profit a augmenté régulièrement au rythme de la croissance des ventes de micro-ordinateurs.

Mais cette situation monopolistique est intenable. Une nouvelle fois, le capitalisme ne se confond pas avec l’économie de marché. Les mécanismes de marché sont détournés pour permettre à des entreprises de faire un profit indécent au détriment du plus grand nombre. Afin de limiter toute fuite, le capitalisme essaie de mettre en place des mécanismes qui limite la liberté des individus et mieux les assujettir. La justice américaine a condamné Microsoft mais cela est insuffisant. De cette décision, le libéralisme puise sa puissance pour nous détourner des véritables enjeux du procès : faire du logiciel, un bien public, commun, non privatisable.

Nous devons maintenant reconnaître le rôle indirect joué par le savoir abstrait dans la productivité. Il s'agit du savoir social abstrait transféré dans les machines et objectivé dans le capital fixe, ce que Marx qualifie de general intellect. Cette productivité induite amène à se poser des questions sur le financement de ces activités. Dans le cas du logiciel libre, le financement est essentiellement indirect. Des personnes salariées pour une autre activité participent à la production de logiciel libre en parasitant leur temps de travail à faire autre chose que ce pour quoi ils sont payés : universitaires, webmasters, informaticiens d’entreprises,... Certains sont salariés pour cette activité mais la part majeure de leur rémunération provient de stocks options. Là, c’est la sphère financière qui est parasitée par la création de bulles spéculatives. Nombre de sociétés informatiques ont une valeur boursière supérieure à la valeur de leurs actifs. Certaines sont mêmes déficitaires, c'est-à-dire incapable de verser des dividendes. En fait, ces entreprises détiennent des actifs immatériels difficiles, voire impossibles à évaluer. Les marchés financiers créent-ils un nouveau mécanisme de création de monnaie ? La monnaie se dématérialise de plus en plus. Après avoir été évaluée - mesurée par le poids du métal contenu, puis par le montant de créance détenu par la banque centrale et donc de notre confiance sur cette banque, la monnaie ne serait-elle la conséquence de la confiance portée à des entreprises … qui un jour feront des profits ?

Ne convient-il pas aujourd'hui de dépasser comme le propose Olivier Blondeau  le clivage entre travail productif et improductif en revenant à la définition première de la productivité, source de richesse et par-là d'émancipation du salariat ? La productivité et la marchandise ne doivent pas être analysées qu'en termes matériels. Est productif pour MARX, tout acte de production créateur de plus-value, c'est-à-dire qui a « pour résultat des marchandises, des valeurs d'usages qui possèdent une forme autonome, distincte des producteurs et des consommateurs et (qui) peuvent donc subsister dans l'intervalle entre production et consommation et circuler dans cet intervalle comme marchandises susceptibles d'être vendues ». C'est ce qui permet de considérer les artistes, écrivains, les créateurs de toutes sortes, etc., comme des travailleurs productifs. La figure du producteur se confond avec celle du consommateur.

L’individu a ainsi l’opportunité de se réapproprier le produit de son travail que le salarié a aujourd’hui perdu en vendant son temps de travail contre un salaire. Cependant, même si dans l'économie immatérielle, le salarié s'objective toujours dans le produit de son travail, il ne peut pas en être totalement spolié car un bien immatériel est par essence inappropriable. Pour autant, il n’y a pas ici refus de toute forme de marchandise en échange de salaire versé. C’est pourquoi, nous pourrions nous demander s’il n’est pas possible d’aller plus loin en assurant l’autonomie totale de l’individu par le versement d’un revenu social garanti ?

Pour conclure, nous devons soutenir politiquement le logiciel libre non pas en demandant à l’État de financer directement le logiciel libre comme le proposent trois sénateurs de droite mais en assurant les conditions de son développement (interdiction du brevetage des logiciels et de toute forme de production intellectuelle (algorithme, langage, …, financement des innovateurs, etc.)) car le mode de production du logiciel libre est écologique autant par la convivialité et la coopération qu’il présuppose que par la valeur produite, non fondée sur la rareté, sur la difficulté à se procurer les matières premières et les moyens utiles pour la produire mais sur la richesse des réseaux humains et du niveau de sociabilité.


Le potentiel subversif du logiciel libre, Jérôme Gleizes
http://ecorev.free.fr/rev0/copyleft.htm