Linux connaît actuellement un certain succès médiatique
et financier ; une entreprise du secteur a vu le cours de son action multiplié
par 8 le jour de son introduction en Bourse. Ce succès est aussi
la consécration d’une croissance fulgurante avec 20 millions d’utilisateurs
à ce jour. Mais qu’est-ce donc que ce phénomène :
le produit d’un marketing à la recherche de nouveautés,
une nouvelle forme d’exploitation du travail intellectuel ou comme nous
le pensons la mise en place d’un nouveau mode de production coopératif
antinomique avec l’actuel mode de production hiérarchique.
Une fois explicité ce qu’est le logiciel libre (définitions,
typologie, législation), nous en verrons l’efficacité
de son mode de production, puis les limites potentielles. Nous ouvrirons
ensuite sur les changements induits sur nos systèmes de production
et l’importance grandissante des savoirs dans la production
Pour commencer, quelques définitions. Le logiciel est un bien
d’information particulier qui dans nos économies de plus en plus
informatisées, prend une place prépondérante. Un
bien d’information est un bien qui a la propriété de ne
rien coûter à sa reproduction, l’essentiel du coût
de production se limitant à sa création. Un logiciel est
l’ensemble d’instruction donné à un ordinateur ou à
toute machine électronique, écrit dans un langage de programmation.
Deux niveaux se confondent : il est tout autant le programme, l’ensemble
du code source que la forme exécutable, dite compilée
dudit programme. Pour l’utilisateur, seule le second niveau importe.
Un logiciel libre (free software) est un logiciel fourni avec son code
source (i.e. le programme du logiciel), donnant le droit à toute
personne de l'utiliser, le copier, le modifier librement et le distribuer
(y compris dans ses versions modifiées). Il peut être commercialisé
dans une version exécutable mais il est toujours possible d’obtenir
le code source et souvent, il est disponible gratuitement par téléchargement
depuis un site Internet ou par copie d'un CD-ROM. Au logiciel libre,
on oppose le logiciel propriétaire, c'est-à-dire un logiciel
dont les sources sont cachées ou un logiciel qui ne peut être
modifié sans l’accord du propriétaire initial.
Parmi les logiciels, on distingue deux catégories : - Le système
d'exploitation qui est l’élément central d’un ordinateur
car il permet son utilisation et la gestion des périphériques.
Il se compose d’un noyau mais inclut également des compilateurs,
des éditeurs, des formateurs de texte, des logiciels de courrier,
etc. L'écriture d'un système d'exploitation complet et
cohérent est un travail essentiel pour garder sa liberté
et son autonomie face aux logiciels propriétaires. - Les logiciels
d’application pour l’utilisateur (traitements de texte, tableurs, jeux,
etc.)
Linux ou plus exactement GNU/linux est le système d’exploitation
libre le plus utilisée dans le monde. Il est disponible dans
de nombreuses plates-formes informatiques (Mac, PC, Amiga, …). Historiquement,
le logiciel libre comme concept est né dans les années
80. Il a été inventé par Richard Stallman. Par
l’intermédiaire de la Free Software Foundation (FSF) et à
travers du projet GNU, il a programmé la majeure partie des fonctions
du système d’exploitation. Mais, il manquait encore le noyau.
Celui-ci a été développé par un finlandais,
Linus Torvalds, d’où le nom de GNU-Linux.
Cependant toute la pertinence du projet GNU vient de la formalisation
juridique du logiciel libre par Richard Stallman car avant lui existent
déjà des logiciels libres mais très souvent, au
bout d’un certain temps, le code source était privatisé
et le logiciel, marchandisé. Afin de s’opposer à la brevetisation
des logiciels, il a détourné la notion de copyright en
inventant le concept juridique de copyleft.
Au logiciel libre du projet GNU sont associés des licences spécifiques
: la GPL (General Public License), licence qui spécifie les conditions
de distribution des logiciels et la LGPL (Library General Public License)
pour les bibliothèques de sous-programmes. Ces licences sont
basées sur le principe du droit d’auteur (copyright) mais donnent
ensuite l'autorisation légale de dupliquer, distribuer et/ou
modifier le logiciel (notion de copyleft, ou "gauche d’auteur" selon
la traduction de Richard Stallman). Il existe cependant des licences
de logiciel libre qui n’interdisent pas la privatisation et la fermeture
des codes des versions modifiées (licence BSD). Dans ce cas-là,
le logiciel se rapproche de la catégorie des logiciels du domaine
public. A la différence d’un programme du domaine public, un
programme libre peut appartenir à ses auteurs (copyright) mais
en aucun cas ses auteurs et ceux qui vont l’acquérir ne peuvent
refuser la diffusion des codes sources initiaux et ceux des versions
successives (copyleft).
L’efficacité de la diffusion du logiciel libre vient du caractère
coopératif et subversif du processus productif. Car du fait de
la nature même du logiciel, nous ne sommes pas dans la sphère
non marchande de l’économie mais bien au cœur de la sphère
productive. Au sein de l'économie capitaliste émerge ainsi
le nouveau modèle productif du logiciel libre, construit autour
d'un rejet de l'appropriation privée des sources de l'innovation
et de l’affirmation de la coopération. Aucune entreprise, aucun
processus productif ne peut se passer de logiciels. Il n’est pas anecdotique
de rappeler des événements récents comme l’ouverture
du code du logiciel de Conception Assistée par Ordinateur de
Matera, l’utilisation d’ordinateurs sous systèmes GNU-Linux pour
faire les effets spéciaux du film Titanic ou encore la décision
d’IBM d’installer du logiciel libre sur ses ordinateurs. Des entreprises
capitalistes sont ainsi obligées pour des raisons diverses d’abandonner
leurs droits de propriétés si elles veulent continuer
à croître. Mais alors, elles abandonnent aussi une partie
de leur pouvoir à la communauté des informaticiens et
indirectement à l’ensemble de l’humanité.
La disponibilité du code permet à chacun de corriger
les bogues mais aussi à ajouter des fonctions, le tout dans un
processus interactif. Internet permet cela et devient un instrument
autonome aux mains de communautés de ceux que Richard Stallman
dénomme les hackers qui loin d’être uniquement des pirates
informatiques sont de véritables innovateurs. Mais le réseau
permet aussi aux non-programmeurs de s’exprimer en testant les logiciels
et en indiquant les erreurs. Ainsi comme le disent Aris Papathéodorou
et Laurent Moineau dans Multitudes « ce qui circule via les lignes
téléphoniques (par le mail, les listes de diffusion dans
les newsgroups) est bien plus qu'une somme de simples données
académiques : la communication électronique devient le
vecteur d’agrégation de microcommunautés d'intérêts,
de coopération sur des projets communs » ou encore «
le développement du procès coopératif de production
du logiciel libre autour du système GNU/Linux - avec son fort
contenu d'innovation -, sans pour autant se faire hors de la dynamique
de production capitaliste, met en œuvre des forces sociales qui se déterminent
dans une large mesure en dehors des seuls mécanismes de l'économie.
La circulation des savoirs, l'identification collective à une
éthique du partage cognitif, les pratiques de création
collectives en réseau, ou les tentatives de "moralisation" du
rapport marchand, etc. suggèrent bien que nous sommes en présence
de sujets sociaux hybrides, acteurs d'une formidable embolie productive,
mais aussi acteurs d'une véritable mobilisation pour la conquête
de nouveaux droits. »
Actuellement, nous assistons cependant à un détournement
de plus en plus important de la philosophie du logiciel libre par l'introduction
de nouvelles licences (Netscape Public Licence, Mozilla Public Licence,
etc.) Cela ne signifie pas pour autant que le modèle du logiciel
libre soit en danger du fait de l’efficacité de son mode de production.
A ce jour, toutes les études faites montrent la supériorité
comme système d’exploitation de GNU/linux sur Windows NT. La
principale limite mais qui tend à se résorber se situe
au niveau de l’interface graphique et des logiciels d’application. De
même, nous pouvons citer comme autre réussite, le serveur
libre http Apache qui détient aujourd’hui plus 50 % du marché
et est plus facile à installer que ses concurrents propriétaires.
Mais la bataille du logiciel libre n’est pas gagnée d’avance.
De nombreux dangers existent, en particulier celui de la brevetabilité
du code source. Tout comme pour le code génétique, les
firmes transnationales essayent de privatiser le code en fin d’empêcher
toute innovation ou du moins de les garder sous leur emprise. Certaines
comme Sun essayent de privatiser le langage de programmation lui-même.
C’est comme si une multinationale essayait de privatiser les quatre
pierres du code génétique que sont l’adénine, la
thymine, la guanine, et la cytosine. D’autres essayent de privatiser
les protocoles de communication, comme si on voulait privatiser le mécanisme
de réplication de l’ADN, et l’ARN, lui-même.
Le grand danger est donc la privatisation de la propriété
intellectuelle. Sous prétexte de préserver les droits
moraux des innovateurs, on sclérose tout mécanisme de
recherche. Le logiciel doit être au contraire analysé comme
un bien public universel, c'est-à-dire un bien appropriable par
tous tout comme le sont théoriquement l’eau, l’air, le savoir,…
Il est universel car sa genèse tout comme son usage est mondial.
L’Indien et le Français sont à égalité pour
l’améliorer, le produire libre mais aussi pour l’utiliser. Pour
l’anecdote, confronté à un problème de compatibilité
entre la carte mère de mon ordinateur et une version de GNU/linux,
j’ai trouvé la solution de mon problème au Pakistan grâce
à l’utilisation de moteurs de recherche, de listes de diffusions,
de mails,… en 48 heures !
Même si nous faisons l’impasse sur ces dangers, il ne faut pas
non plus négliger la production matérielle et idéaliser
la production immatérielle. La valeur de la première devient
de plus en plus faible. Il n’est qu’à voir comment a évolué
le poids respectif du hardware et du software au cours de ses vingt
dernières années. Microsoft a supplanté IBM qui
a commis l’erreur de ne pas voir l’importance du système d’exploitation
dans un ordinateur. Il a permis à Microsoft en déléguant
tous ses droits sur les logiciels d’avoir une rente de situation. Une
fois le système d’exploitation MS-DOS écrit, le profit
était maximal, égal au chiffre d’affaires puisque le coût
de production est quasiment nul. Le profit a augmenté régulièrement
au rythme de la croissance des ventes de micro-ordinateurs.
Mais cette situation monopolistique est intenable. Une nouvelle fois,
le capitalisme ne se confond pas avec l’économie de marché.
Les mécanismes de marché sont détournés
pour permettre à des entreprises de faire un profit indécent
au détriment du plus grand nombre. Afin de limiter toute fuite,
le capitalisme essaie de mettre en place des mécanismes qui limite
la liberté des individus et mieux les assujettir. La justice
américaine a condamné Microsoft mais cela est insuffisant.
De cette décision, le libéralisme puise sa puissance pour
nous détourner des véritables enjeux du procès
: faire du logiciel, un bien public, commun, non privatisable.
Nous devons maintenant reconnaître le rôle indirect joué
par le savoir abstrait dans la productivité. Il s'agit du savoir
social abstrait transféré dans les machines et objectivé
dans le capital fixe, ce que Marx qualifie de general intellect. Cette
productivité induite amène à se poser des questions
sur le financement de ces activités. Dans le cas du logiciel
libre, le financement est essentiellement indirect. Des personnes salariées
pour une autre activité participent à la production de
logiciel libre en parasitant leur temps de travail à faire autre
chose que ce pour quoi ils sont payés : universitaires, webmasters,
informaticiens d’entreprises,... Certains sont salariés pour
cette activité mais la part majeure de leur rémunération
provient de stocks options. Là, c’est la sphère financière
qui est parasitée par la création de bulles spéculatives.
Nombre de sociétés informatiques ont une valeur boursière
supérieure à la valeur de leurs actifs. Certaines sont
mêmes déficitaires, c'est-à-dire incapable de verser
des dividendes. En fait, ces entreprises détiennent des actifs
immatériels difficiles, voire impossibles à évaluer.
Les marchés financiers créent-ils un nouveau mécanisme
de création de monnaie ? La monnaie se dématérialise
de plus en plus. Après avoir été évaluée
- mesurée par le poids du métal contenu, puis par le montant
de créance détenu par la banque centrale et donc de notre
confiance sur cette banque, la monnaie ne serait-elle la conséquence
de la confiance portée à des entreprises … qui un jour
feront des profits ?
Ne convient-il pas aujourd'hui de dépasser comme le propose
Olivier Blondeau le clivage entre travail productif et improductif
en revenant à la définition première de la productivité,
source de richesse et par-là d'émancipation du salariat
? La productivité et la marchandise ne doivent pas être
analysées qu'en termes matériels. Est productif pour MARX,
tout acte de production créateur de plus-value, c'est-à-dire
qui a « pour résultat des marchandises, des valeurs d'usages
qui possèdent une forme autonome, distincte des producteurs et
des consommateurs et (qui) peuvent donc subsister dans l'intervalle
entre production et consommation et circuler dans cet intervalle comme
marchandises susceptibles d'être vendues ». C'est ce qui
permet de considérer les artistes, écrivains, les créateurs
de toutes sortes, etc., comme des travailleurs productifs. La figure
du producteur se confond avec celle du consommateur.
L’individu a ainsi l’opportunité de se réapproprier le
produit de son travail que le salarié a aujourd’hui perdu en
vendant son temps de travail contre un salaire. Cependant, même
si dans l'économie immatérielle, le salarié s'objective
toujours dans le produit de son travail, il ne peut pas en être
totalement spolié car un bien immatériel est par essence
inappropriable. Pour autant, il n’y a pas ici refus de toute forme de
marchandise en échange de salaire versé. C’est pourquoi,
nous pourrions nous demander s’il n’est pas possible d’aller plus loin
en assurant l’autonomie totale de l’individu par le versement d’un revenu
social garanti ?
Pour conclure, nous devons soutenir politiquement le logiciel libre
non pas en demandant à l’État de financer directement
le logiciel libre comme le proposent trois sénateurs de droite
mais en assurant les conditions de son développement (interdiction
du brevetage des logiciels et de toute forme de production intellectuelle
(algorithme, langage, …, financement des innovateurs, etc.)) car le
mode de production du logiciel libre est écologique autant par
la convivialité et la coopération qu’il présuppose
que par la valeur produite, non fondée sur la rareté,
sur la difficulté à se procurer les matières premières
et les moyens utiles pour la produire mais sur la richesse des réseaux
humains et du niveau de sociabilité.
Le potentiel subversif du logiciel libre, Jérôme Gleizes
http://ecorev.free.fr/rev0/copyleft.htm