Tout s'achète et tout se vend, même les organes humains,
tout peut faire l'objet d'un commerce : les produits, les hommes, les
idées, les images. Et avant d'être des citoyens, les individus
sont des consommateurs, quelque soit leur âge, leur sexe ou leur
catégorie sociale. Les relations d'individu à individu
sont très souvent réductibles au rapport producteur-consommateur,
rapport d'échange qui nécessite toujours un intermédiaire.
Si l'argent est le plus courant, les images sont tout aussi efficaces.
Elles circulent, envahissent le quotidien et tiennent le consommateur
constamment en alerte. Leur destin est de disparaître aussi vite
qu'elles apparaissent : l'une doit remplacer l'autre aussi rapidement
que les produits se succèdent, pour que le besoin de consommer
ne faiblisse jamais. Un petit tour et puis s'en vont, les images sont
jetées à la poubelle, une fois leur devoir accompli.
Images phatiques
Les emballages des produits, les prospectus diffusés dans les
boîtes à lettres, les catalogues de vente par correspondance
et, dans une certaine mesure, les affichages publicitaires ont une fonction
comparable à celle qu'on nomme en linguistique "fonction
phatique" (1) : elles établissent la communication entre
producteurs et consommateurs, attirent l'attention du consommateur et
veillent à ce que celle-ci ne se relâche pas. En un mot,
elles excitent le besoin de consommer.
Les centaines de photographies des catalogues de vente par correspondance
sont toutes identiques. Les objets sont nets, bien cadrés, le
fond est le plus neutre possible. Couplées à des références
et à des prix, elles permettent de désigner - du doigt
: "c'est cela que je veux" - tel ou tel produit. Le photographique
atteint le degré zéro de son écriture. Aucun effet
de style de la part des photographes, pas de place pour la créativité
(dans l'imagerie publicitaire, la créativité trouve encore
sa place, ce qui la distingue quelque peu de ces images phatiques).
Seul le produit doit occuper l'espace de ces pages de papier glacé.
L'effacement du photographique est plus radical dans les prospectus
diffusés par les supermarchés. Les photographies y sont
presque toujours détourées, les bords de l'image se confondent
avec ceux de l'objet et le fond disparaît. L'objet et l'image
ne font plus qu'un, la photographie est un médium transparent
entre le produit et son consommateur.
À travers ces images-objets, le consommateur possède déjà
un peu des produits qui sont proposés. "Je te donne une
photographie-objet, tu me donnes ton argent, je te donne l'objet".
Les règles de la consommation sont ainsi fixées ; les
images servent de monnaie d'échange, au même titre que
les billets de banque, autres images...
Destination : vide-ordures
Prédestinées au statut de rebut, parce qu'il est nécessaire
qu'elles se succèdent rapidement, afin d'entretenir le besoin
de consommer, ces images suivent le destin de tout produit de consommation
: la poubelle.
La société de consommation est aussi celle de la vitesse,
vitesse de circulation des marchandises et des informations, qui augmente
à mesure que les technologies progressent. Emportées par
ce mouvement, les images sont vouées à l'éphémère,
aux modes, puis à la disparition. Le consommateur vit dans un
monde perpétuellement provisoire qui sans arrêt se renouvelle
et pourtant reste identique : on ne lui propose en définitive
que du nouveau toujours déjà vu.
Voilà ce qui lie modernité et capitalisme : produire continuellement
du nouveau pour que les choses restent ce qu'elles sont. De nouvelles
productions engendrent de nouveaux besoins, et ainsi de suite... Le
capital s'auto légitime (2).
L'ère du zapping
Les images succèdent aux images sans qu'aucune soit plus importante
qu'une autre. La télévision incarne parfaitement ce mouvement
sans fin : le zapping, qui est la manière actuelle de regarder
la télévision, doit être considéré
comme le modèle d'une nouvelle perception du réel.
Zapper, c'est passer d'une chose à une autre, sans autre raison
que le fait de le faire. La pratique du zapping dépossède
de leurs significations les images qu'elle met bout à bout, contrairement
au montage cinématographique qui ajoute du sens. Ceci dit, le
zapping est un mode de perception conforme à ce qu'est fondamentalement
la télévision : une machine à produire des images
comme on débite de la chair à saucisse. Chaque image pousse
la précédente à la corbeille, le renouvellement
permanent du spectacle est le seul moyen efficace pour maintenir l'attention
du spectateur.
Avec le télé-achat, la fusion entre la télévision
et les images-monnaies d'échange s'est réalisée.
Aux Etats-Unis, la chaîne Home Shopping Television Network lui
est entièrement consacrée : elle propose des milliers
de produits aussi divers que variés, le superflu y côtoie
l'inutile, mais la ménagère de moins de 50 ans et l'adolescent
(qui sont à la fois les consommateurs et les téléspectateurs
de référence) trouveront de quoi satisfaire leurs pseudo-besoins.
Ce système poussé à l'extrême, il ne sera
même plus nécessaire de surveiller les individus pour les
contrôler. Enchaînés à leur téléviseur,
ils seront de dociles spectateurs-consommateurs enfermés dans
leurs appartements. Leurs loisirs se résumeront à consommer
et jeter objets et images. Uniques efforts à fournir : rester
éveillés et appuyer sur les touches.
1. Voir Roman Jakobson, "Linguistique et poétique",
Essais de linguistique générale, les fondations du langage.
Paris, Minuit, 1963.
2. Voir Jonathan Crary, L'Art de l'observateur. Vision et modernité
au XIXe siècle. Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 31.
On se reportera également ouvrage de Guy Debord, La Société
du spectacle, Éditions Gallimard, Paris, 1992, ainsi qu'à
la première section du Capital de Karl Marx.
La Société du jetable Par Paul Demare (article publié
dans la revue Le Voyeur numéro 5, printemps 1995)
Le lien d'origine : Cet article a été trouvé sur
le site de la revue LE VOYEUR - Articles - Dossier 1 - Société
du jetable
Dossier : Le rebut / Société du jetable / Paul Demare
Son adresse
http://www.imago.univ-paris8.fr/levoyeur/txt/do1/jet/jet1.html
Version transmise par l'auteur sous forme de fichier texte, merci à
lui !