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Société du jetable
Par Paul Demare


Tout s'achète et tout se vend, même les organes humains, tout peut faire l'objet d'un commerce : les produits, les hommes, les idées, les images. Et avant d'être des citoyens, les individus sont des consommateurs, quelque soit leur âge, leur sexe ou leur catégorie sociale. Les relations d'individu à individu sont très souvent réductibles au rapport producteur-consommateur, rapport d'échange qui nécessite toujours un intermédiaire. Si l'argent est le plus courant, les images sont tout aussi efficaces. Elles circulent, envahissent le quotidien et tiennent le consommateur constamment en alerte. Leur destin est de disparaître aussi vite qu'elles apparaissent : l'une doit remplacer l'autre aussi rapidement que les produits se succèdent, pour que le besoin de consommer ne faiblisse jamais. Un petit tour et puis s'en vont, les images sont jetées à la poubelle, une fois leur devoir accompli.

Images phatiques
Les emballages des produits, les prospectus diffusés dans les boîtes à lettres, les catalogues de vente par correspondance et, dans une certaine mesure, les affichages publicitaires ont une fonction comparable à celle qu'on nomme en linguistique "fonction phatique" (1) : elles établissent la communication entre producteurs et consommateurs, attirent l'attention du consommateur et veillent à ce que celle-ci ne se relâche pas. En un mot, elles excitent le besoin de consommer.
Les centaines de photographies des catalogues de vente par correspondance sont toutes identiques. Les objets sont nets, bien cadrés, le fond est le plus neutre possible. Couplées à des références et à des prix, elles permettent de désigner - du doigt : "c'est cela que je veux" - tel ou tel produit. Le photographique atteint le degré zéro de son écriture. Aucun effet de style de la part des photographes, pas de place pour la créativité (dans l'imagerie publicitaire, la créativité trouve encore sa place, ce qui la distingue quelque peu de ces images phatiques). Seul le produit doit occuper l'espace de ces pages de papier glacé.
L'effacement du photographique est plus radical dans les prospectus diffusés par les supermarchés. Les photographies y sont presque toujours détourées, les bords de l'image se confondent avec ceux de l'objet et le fond disparaît. L'objet et l'image ne font plus qu'un, la photographie est un médium transparent entre le produit et son consommateur.
À travers ces images-objets, le consommateur possède déjà un peu des produits qui sont proposés. "Je te donne une photographie-objet, tu me donnes ton argent, je te donne l'objet". Les règles de la consommation sont ainsi fixées ; les images servent de monnaie d'échange, au même titre que les billets de banque, autres images...

Destination : vide-ordures
Prédestinées au statut de rebut, parce qu'il est nécessaire qu'elles se succèdent rapidement, afin d'entretenir le besoin de consommer, ces images suivent le destin de tout produit de consommation : la poubelle.
La société de consommation est aussi celle de la vitesse, vitesse de circulation des marchandises et des informations, qui augmente à mesure que les technologies progressent. Emportées par ce mouvement, les images sont vouées à l'éphémère, aux modes, puis à la disparition. Le consommateur vit dans un monde perpétuellement provisoire qui sans arrêt se renouvelle et pourtant reste identique : on ne lui propose en définitive que du nouveau toujours déjà vu.
Voilà ce qui lie modernité et capitalisme : produire continuellement du nouveau pour que les choses restent ce qu'elles sont. De nouvelles productions engendrent de nouveaux besoins, et ainsi de suite... Le capital s'auto légitime (2).

L'ère du zapping
Les images succèdent aux images sans qu'aucune soit plus importante qu'une autre. La télévision incarne parfaitement ce mouvement sans fin : le zapping, qui est la manière actuelle de regarder la télévision, doit être considéré comme le modèle d'une nouvelle perception du réel.
Zapper, c'est passer d'une chose à une autre, sans autre raison que le fait de le faire. La pratique du zapping dépossède de leurs significations les images qu'elle met bout à bout, contrairement au montage cinématographique qui ajoute du sens. Ceci dit, le zapping est un mode de perception conforme à ce qu'est fondamentalement la télévision : une machine à produire des images comme on débite de la chair à saucisse. Chaque image pousse la précédente à la corbeille, le renouvellement permanent du spectacle est le seul moyen efficace pour maintenir l'attention du spectateur.
Avec le télé-achat, la fusion entre la télévision et les images-monnaies d'échange s'est réalisée. Aux Etats-Unis, la chaîne Home Shopping Television Network lui est entièrement consacrée : elle propose des milliers de produits aussi divers que variés, le superflu y côtoie l'inutile, mais la ménagère de moins de 50 ans et l'adolescent (qui sont à la fois les consommateurs et les téléspectateurs de référence) trouveront de quoi satisfaire leurs pseudo-besoins. Ce système poussé à l'extrême, il ne sera même plus nécessaire de surveiller les individus pour les contrôler. Enchaînés à leur téléviseur, ils seront de dociles spectateurs-consommateurs enfermés dans leurs appartements. Leurs loisirs se résumeront à consommer et jeter objets et images. Uniques efforts à fournir : rester éveillés et appuyer sur les touches.


1. Voir Roman Jakobson, "Linguistique et poétique", Essais de linguistique générale, les fondations du langage. Paris, Minuit, 1963.

2. Voir Jonathan Crary, L'Art de l'observateur. Vision et modernité au XIXe siècle. Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 31. On se reportera également ouvrage de Guy Debord, La Société du spectacle, Éditions Gallimard, Paris, 1992, ainsi qu'à la première section du Capital de Karl Marx.


La Société du jetable Par Paul Demare (article publié dans la revue Le Voyeur numéro 5, printemps 1995)

Le lien d'origine : Cet article a été trouvé sur le site de la revue LE VOYEUR - Articles - Dossier 1 - Société du jetable
Dossier : Le rebut / Société du jetable / Paul Demare
Son adresse http://www.imago.univ-paris8.fr/levoyeur/txt/do1/jet/jet1.html

Version transmise par l'auteur sous forme de fichier texte, merci à lui !