Une femme et un homme qui se tiennent par la main dans la rue, c'est banal,
nul n'y prête attention. Deux hommes - ou deux femmes - se tenant
par la main dans la rue sentent le poids des regards sur eux - elles -.
L'homosexualité attire, choque, voire repousse. Qu'elle soit tolérée,
encouragée, réprimée, stigmatisée. l'homosexualité
n'est jamais ignorée car elle n'est pas normale : elle n'est pas
dans la norme.
Il n'y a guère besoin de catégoriser le comportement hétérosexuel,
car il est dominant et intégré comme normal. On entend
ainsi très peu parler d'hétérosexualité
(comparé à la fréquence de l'usage de termes renvoyant
à l'homosexualité). Voici donc quelques réflexions
pour tenter de mettre à mal le modèle dominant, et montrer
que la classification en homos/hétéros n'est pas si évidente
que cela. Ou en tout cas qu'elle ne l'a pas toujours été.
Historiquement, les minorités opprimées ont toujours eu
besoin de revendiquer positivement leur catégorisation discriminatoire.
Les Blacks Panthers ont revendiqué la fierté d'être
noir, la communauté homosexuelle celle d'être pédé
ou gouine. La question n'est donc pas de nier cette nécessité
de revendication identitaire au niveau des luttes, mais plutôt de
montrer que la norme n'est pas si normale qu'elle semble l'être.
La Grèce antique est un exemple classique de la non-pertinence
des catégorisations homosexuelles/hétérosexuelles.
Ces deux catégories qui nous paraissent étanches l'une
de l'autre n'avaient tout simplement pas lieu d'être dans l'Athènes
du IIIème siècle av. JC. Pour simplifier, on peut considérer
que la société masculine était bisexuelle (même
si la réalité contemporaine que recouvre ce terme ne cadre
pas vraiment avec les conceptions grecques de l'amour). Ce qui comptait
n'était pas d'aimer les garçons ou les filles, mais d'aimer
les corps jeunes et beaux. Mais attention, cela ne signifiait nullement
que l'amour entre garçons ne posait pas de problème. La
forme accomplie de l'amour charnel étant la pénétration,
synonyme de domination pour le pénétrant et de passivité
pour le-la pénétré-e, le problème se posait
de savoir s'il était convenable qu'un jeune garçon se
retrouve en position passive alors qu'il aurait plus tard à exercer
un rôle actif dans la société (on peut noter au
passage que ces questionnements existent toujours implicitement aujourd'hui,
ce qui fait que l'homosexualité masculine est considérée
comme une infraction au code masculin beaucoup plus grave que l'est
l'homosexualité féminine, souvent pensée comme
des attouchements sans importance ni conséquence).
Cette forme d'amour charnel (1) se créait généralement
entre un maître et son disciple, le premier échangeant sa
sagesse contre la beauté du second. Cette paiderastia (amour avec
un pais, un jeune homme) pouvait (et devait, si l'on en croit les manuels
de morale et d'éthique de l'époque) déboucher sur
un lien plus durable et moins charnel : la philia. L'amour entre garçons
était donc hautement problématisé (ce qui n'a rien
étonnant au sein d'une société ultra-patriarcale
qui encensait le mariage et interdisait la citoyenneté aux femmes),
mais il n'était pas défini comme fondamentalement différent
de l'amour entre hommes et femmes. Michel Foucault montre tout ceci de
façon remarquable dans son Histoire de la sexualité (2).
Ainsi, ces catégories d'homosexualité/hétérosexualité
qui nous semblent aller d'elles-mêmes n'avaient pas cours à
l'époque. Les choses n'étaient tout simplement pas considérées
sous cet angle.
De la même manière, les études d'anthropologie nous
ont dévoilé beaucoup de sociétés où
le clivage homo-hétéro n'était pas pertinent. Maurice
Godelier (3) montre que chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, il
existe des pratiques de fellation initiatique entre hommes, où
le plus vieux offre son pénis à la bouche du plus jeune.
D'ailleurs, ces pratiques ne remettent aucunement en cause le sexisme
fondamental de la culture Baruya (qui évacue les femmes des activités
productives et gratifiantes en s'appuyant sur une mythologie qui les
infériorise).
D'autres peuplades du Pacifique pratiquaient même le communautarisme
bisexuel et intergénérationnel jusqu'à l'arrivée
des colons.
Bref, tout ceci pour montrer que notre manière de catégoriser
les individus selon deux modèles : l'un normal (hétérosexuel)
et l'autre anormal (homosexuel), étanches entre eux, est loin
d'être une idée qui va de soi, et qu'elle prend ses racines
dans notre culture (notamment la culture judéo-chrétienne
qui divise les amours entre amours contre-nature et amours tolérés,
car visant la reproduction de l'humanité donc de l'uvre
divine).
Pour en rajouter encore, on peut signaler les travaux de Boris Cyrulnik,
qui montre très bien le côté culturel de la construction
de la sexualité. Ainsi, ses études sur les enfants sauvages
(4) montrent chez une petite indienne l'absence totale de sexualité,
et chez Etienne, un enfant élevé parmi les ânes,
la préférence très marquée pour leur compagnie.
Pour en revenir au propos, on constate donc maintenant que ce qui apparaît
initialement comme une évidence, à savoir la "naturalité"
de l'amour hétérosexuel et l'"anormalité"
de l'amour homosexuel est en fait totalement construit. Ainsi, comme
le rappelle Daniel Borillo (5), pointer la différence et considérer
toutes les sexualités à partir d'une sexualité
étalon dite " naturelle " (l'hétérosexualité)
est une stratégie qui permet de ramener toutes les autres formes
de sexualité à leur statut implicite d'anormalité.
Stratégie d'autant plus pernicieuse qu'elle se déploie
(souvent) inconsciemment.
Cette subordination de l'homosexualité (et de toutes les sexualités
dites " déviantes ") à l'hétérosexualité
peut donc être nommée hétérosexisme, dans
la mesure où non seulement les rapports homos sont considérés
inférieurs aux rapports hétéros, mais aussi parce
que cette hétéronormalité repose sur le sexisme
ambiant tout en le renforçant du même coup.
En traitant quelqu'un de "pédé", un homme s'affirme
différent de la catégorie des non-virils, il se rassure
quant à son appartenance de genre. Il renvoie autrui hors de
la "maison des hommes" (qui se construit en opposition aux
dominé-e-s, les femmes et les hommes efféminés).
L'homophobie est alors directement conservatrice de la distinction des
genres et de la soumission du genre féminin au genre masculin.
A un autre niveau, l'hétérosexisme sert aussi la cause
antiféministe, en renvoyant sans cesse aux femmes l'idéal
d'un couple homme-femme : l'idéal du mariage, dans lequel réside
le bonheur. Or des études sociologiques montrent très
bien que c'est justement au cur de la famille que se situe l'un
des nuds de l'aliénation patriarcale. La base du couple
hétérosexuel (marié ?) est l'appropriation gratuite
du travail domestique d'une femme par un homme (6).
Pour conclure brièvement, on peut donc noter deux choses quant
au discours (et tous les non-dits qui l'accompagnent chaque jour) qui
vise à présenter l'homosexualité comme une catégorie
bien particulière de sexualité. D'une part il n'est pas
fondé : la sexualité est une construction culturelle (certes
très agréable physiquement et faisant appel au corps,
mais culturelle tout de même). D'autre part ce discours, loin
d'être anodin, se pose comme différentialiste : en stigmatisant
des pratiques, on les pose déjà comme méritant
un traitement particulier (complaisance ou rejet). Pour le dire autrement
: la tolérance est le privilège du dominant. Et ce privilège
participe à la pérennisation d'un ordre établi
où les hommes dominent les femmes au sein de la famille, institution
patriarcale par essence.
Face à cela, il faut donc revendiquer plusieurs choses : la question
n'est pas l'homosexualité, mais l'hétérosexisme
et l'homophobie. La question même de la sexualité, pas
plus que celle de la race ou du sexe n'est pertinente pour définir
des individu-e-s. Tout préjugé que l'on adopte à
l'égard d'autrui est une violence qu'on lui fait. Et rappeler
enfin qu'"on ne naît pas hétéro, on le devient"
!!!
Pirouli
(1) parler de sexualité à propos des Grecs de l'époque
classique est impropre : la notion qui s'en approchait le plus était
celle d'aphrodisia, que l'on peut traduire maladroitement par "
plaisirs de la chair "
(2) Michel Foucault, Histoire de la sexualité, T. 2 : L'usage
des plaisirs, ed. Gallimard, coll. TEL
(3) Maurice Godelier, La Production des Grands Hommes, ed. Fayard, coll.
L'espace du politique
(4) Boris Cyrulnik, Mémoires de singe et parole d'homme, ed.
Seuil, coll. Points
(5) Daniel Borillo, L'homophobie, ed. PUF, coll. Que sais-je ?
(6) Christine Delphy, L'ennemi principal, T. 1 : Economie politique
du patriarcat, Chap. Travail domestique, travail ménager et Famille
et consommation, ed. Syllepse
Cet article est paru dans No Pasaran en Juin 2001. http://www.samizdat.net/nopasaran/juin01/antipat2.html
No Pasaran sur le Net : http://www.samizdat.net/nopasaran/
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