Félix Guattari dans son ouvrage, "Les trois écologies"
(Paris, Galilée, 1989), développe la notion "d'écosophie"
qui repose sur trois écologies. La première, environnementale,
est la démarche écologique ordinaire. La seconde, l'écologie
sociale, consiste à s'opposer au capitalisme mondial intégré,
en recréant des espaces d'économie individuelle, autonome,
et des rapports sociaux ou familiaux "réinventés
; enfin l'écologie mentale qui, pour Guattari l'expert en psychanalyse,
permet la réhabilitation de la subjectivité, de la singularité.
F. Guattari montre que l'écologie environnementale devrait être
pensée d'un seul tenant avec l'écologie sociale et l'écologie
mentale, à travers une "écosophie" de caractère
éthico-politique. Nous présentons ici un extrait dun
autre texte, que Le Monde diplomatique a présenté comme
une sorte de "testament philosophique". La réflexion
y est ambitieuse et totalisante. Elle centre néanmoins son analyse
sur limportance de la singularité de chacun dentre
nous, en nous et face aux autres. Une façon bien à lui
de concevoir la place de lindividu dans notre société.
Extrait de Faillite des médias, crise de civilisation, fuite
de la modernité.
Pour une refondation des pratiques sociales : Le
Monde diplomatique (octobre 1992).
______________
La subjectivité ?
Le
progrès social et moral est inséparable des pratiques
collectives et individuelles qui en assument la promotion. Le nazisme
et le fascisme n'ont pas été des maladies transitoires,
des "accidents de l'histoire" désormais dépassés.
Ils constituent des potentialités toujours présentes ;
ils continuent d'habiter nos univers de virtualité ; le stalinisme
du Goulag, le despotisme maoïste, peuvent renaître, demain,
dans de nouveaux contextes.
Sous des formes variées, un microfascisme prolifère dans
les pores de nos sociétés, se manifestant à travers
le racisme, la xénophobie, la remontée des fondamentalismes
religieux, du militarisme, de l'oppression des femmes. L'histoire ne
garantit aucun franchissement irréversible de "seuils progressistes".
Seules les pratiques humaines, un volontarisme collectif peuvent nous
prémunir de retomber dans les pires barbaries. A cet égard,
il serait tout à fait illusoire de s'en remettre aux impératifs
formels de la défense des "droits de l'homme" ou du
"droit des peuples". Les droits ne sont pas garantis par une
autorité divine ; ils reposent sur la vitalité des institutions
et des formations de pouvoir qui en soutiennent l'existence.
Une condition primordiale pour aboutir à la promotion d'une nouvelle
conscience planétaire résidera donc dans notre capacité
collective à faire réémerger des systèmes
de valeurs échappant au laminage moral, psychologique et social
auquel procède la valorisation capitaliste uniquement axée
sur le profit économique. La joie de vivre, la solidarité,
la compassion à l'égard d'autrui doivent être considérées
comme des sentiments en voie de disparition et qu'il convient de protéger,
de vivifier, de réimpulser dans de nouvelles voies. (
)
La puissance de suggestion de la théorie de l'information a contribué
à masquer l'importance des dimensions énonciatrices de
la communication. Elle a souvent conduit à oublier que c'est
seulement s'il est reçu qu'un message prend son sens, et non
simplement parce qu'il est transmis. L'information ne peut être
réduite à ses manifestations objectives ; elle est, essentiellement,
production de subjectivité, prise de consistance d'univers incorporels.
Et ces derniers aspects ne peuvent être réduits à
une analyse en termes d'improbabilité et calculés sur
la base de choix binaires. La vérité de l'information
renvoie toujours à un événement existentiel chez
ceux qui la reçoivent. Son registre n'est pas celui de l'exactitude
des faits, mais celui de la pertinence d'un problème, de la consistance
d'un univers de valeurs. La crise actuelle des médias et la ligne
d'ouverture vers une ère postmédias constituent les symptômes
d'une crise beaucoup plus profonde.
Ce sur quoi j'entends mettre l'accent, c'est sur le caractère
foncièrement pluraliste, multicentré, hétérogène,
de la subjectivité contemporaine, malgré l'homogénéisation
dont elle est l'objet du fait de sa mass-médiatisation. A cet
égard, un individu est déjà un "collectif"
de composantes hétérogènes. Un fait subjectif renvoie
à des territoires personnels - le corps, le moi, - mais, en même
temps, à des territoires collectifs - la famille, le groupe,
l'ethnie. Et à cela s'ajoutent toutes les procédures de
subjectivation qui s'incarnent dans la parole, l'écriture, l'informatique,
les machines technologiques.
Dans les sociétés antérieures au capitalisme, l'initiation
aux choses de la vie et aux mystères du monde passait par le
canal de rapports familiaux, de rapports de classes d'âge, de
rapports de clan, de corporation, de rituels, etc. Ce type d'échange
direct entre individus tend à se raréfier. C'est à
travers de multiples médiations que se forge la subjectivité,
tandis que les rapports individuels entre les générations,
les sexes, les groupes de proximité se distendent.
Par exemple, très souvent, la fonction des grands-parents comme
support d'une mémoire intergénérationnelle pour
les enfants disparaît. L'enfant se développe dans un contexte
hanté par la télévision, les jeux informatiques,
les communications télématiques, les bandes dessinées...
Une nouvelle solitude machinique est née, qui n'est certes pas
sans qualité, mais qui mériterait d'être retravaillée
en permanence de façon qu'elle puisse s'accorder avec des formes
renouvelées de socialité. Plutôt que des rapports
d'opposition, il s'agit de forger des enlacements polyphoniques entre
l'individu et le social. Toute une musique subjective reste ainsi à
inventer.
La nouvelle conscience planétaire devra repenser le machinisme.
Il est fréquent que l'on continue d'opposer la machine à
l'âme humaine.
Certaines philosophies estiment que la technique moderne nous a voilé
l'accès à nos fondements ontologiques, à l'Etre
primordial.
Et si, au contraire, un renouveau de l'âme et des valeurs humaines
pouvait être attendu d'une nouvelle alliance avec la machine ?
Les biologistes associent actuellement la vie à une nouvelle
approche du machinisme à propos de la cellule, des organes et
du corps vivant.
Ce sont encore des linguistes, des mathématiciens, des sociologues,
qui explorent d'autres modalités de machinisme. En élargissant
ainsi le concept de machine, ils nous conduisent à mettre l'accent
sur certains de ses aspects insuffisamment explorés à
ce jour. Les machines ne sont pas des totalités refermées
sur elles-mêmes. Elles entretiennent des rapports déterminés
avec une extériorité spatio-temporelle, ainsi qu'avec
des univers de signes et des champs de virtualités. Le rapport
entre le dedans et le dehors d'un système machinique n'est pas
seulement le fait d'une consommation d'énergie, d'une production
d'objet : il s'incarne également à travers des phylums
génétiques (1).
Une machine affleure au présent comme terme d'une lignée
passée et elle est le point de relance, ou le point de rupture,
à partir duquel se déploiera, dans le futur, une lignée
évolutive.
L'émergence de ces généalogies et de ces champs
d'altérité est complexe.
Elle est travaillée en permanence par toutes les forces créatrices
des sciences, des arts, des innovations sociales, qui s'enchevêtrent
et constituent une mécanosphère enveloppant notre biosphère.
Et cela non comme un carcan contraignant ou une cuirasse extérieure,
mais comme une efflorescence machinique abstraite, explorant le devenir
humain. (...)
L'humanité devra contracter un mariage de raison et de sentiments
avec les multiples rameaux du machinisme, sinon elle risque de sombrer
dans le chaos. Un renouveau de la démocratie pourrait avoir pour
objectif une gestion pluraliste de l'ensemble de ses composantes machiniques.
Le juridique et le législatif seront ainsi amenés à
nouer des liens imprévus avec le monde de la technologie et de
la recherche (c'est déjà le cas avec les commissions d'éthique
relatives aux problèmes de la biologie et de la médecine
contemporaines ; mais il faudrait aussi concevoir rapidement des commissions
d'éthique des médias, d'éthique de l'urbanisme,
d'éthique de l'éducation).
Il s'agit, en somme, de redécouper les véritables entités
existentielles de notre époque, qui ne correspondent plus à
celles d'il y a encore quelques décennies.
L'individu, le social, le machinique, se chevauchent ; le juridique,
l'éthique, l'esthétique et le politique également.
Une grande dérive des finalités est en train de s'opérer
: les valeurs de resingularisation de l'existence, de responsabilité
écologique, de créativité machinique, sont appelées
à s'instaurer comme foyer d'une nouvelle polarité progressiste
au lieu et place de l'ancienne dichotomie droite-gauche. (
)
Au sein de tout état de chose, un point d'échappée
de sens est à repérer, à travers l'impatience de
ce que l'autre n'adopte pas mon point de vue, à travers la mauvaise
volonté de la réalité à se plier à
mes désirs.
Cette adversité, j'ai non seulement à l'accepter, mais
à l'aimer pour elle-même ; j'ai à la rechercher,
à dialoguer avec elle, à la creuser, à l'approfondir.
C'est elle qui me fera sortir de mon narcissisme, de mon aveuglement
bureaucratique, qui me restituera un sens de la finitude, que toute
la subjectivité massmédiatique infantilisante s'emploie
à voiler.
La démocratie écosophique ne s'abandonnera pas à
la facilité de l'accord consensuel : elle s'investira dans la
métamodélisation dissensuelle. Avec elle, la responsabilité
sort du soi pour passer à l'autre.
Faute de la promotion d'une telle subjectivité de la différence,
de l'atypie, de l'utopie, notre époque pourrait basculer dans
les conflits atroces de l'identité, comme ceux que subissent
les peuples de l'ex-Yougoslavie. Il restera vain d'en appeler à
la morale et au respect des droits.
La subjectivité s'enlise dans le vide des enjeux de profit et
de pouvoir. Le refus du statut des médias actuels, associé
à la recherche de nouvelles interactivités sociales, d'une
créativité institutionnelle et d'un enrichissement des
univers de valeurs, constituerait déjà une étape
importante sur la voie d'une refondation des pratiques sociales.
(1) le phylum est la souche primitive d'où est
issue une série généalogique.
Article disponible sur le site de la revue Ecorev http://ecorev.free.fr/