Le professeur de droit international entra dans l’amphithéâtre.
Son cours portait ce jour-là sur les frontières. Il commença
comme il se doit par la définition :
« La frontière est la ligne qui sépare les territoires
de deux Etats souverains ».
Pendant que les étudiants appliqués écrivaient, son
regard effleurait la suite de ses notes. Venait alors la définition
de la souveraineté (la compétence exclusive d’un pouvoir
sur un territoire) complétée par le principe de l’égalité
souveraine des Etats, puis le statut de la frontière en droit international,
cette intangibilité que la Charte des Nations Unies garantit aux
Etats à travers l’action du Conseil de Sécurité.
Si l’intégrité territoriale d’un Etat est violée,
ce dernier use de ses pouvoirs pour la rétablir et assure ainsi
le maintien de la paix.
À ce moment, une sorte d’épaisse nappe de brouillard
se répandit dans le cerveau du professeur. Il se leva. Abasourdis,
les étudiants ne le quittaient pas des yeux. Alors qu’en
titubant il gagnait péniblement la sortie, les images s’entrechoquaient
dans son esprit.
Il prenait dans ses bras des enfants irakiens orphelins suite aux raids
anglo-américains opérés régulièrement
au-dessus du territoire de l’Irak hors de toute action collective.
Il voyait les agents du F.M.I., symboles arrogants et inconscients des
grandes puissances, s’introduire dans les bureaux des gouvernants
d’Etats exsangues d’Afrique ou d’ailleurs pour les presser
ou les menacer afin qu’ils se plient aux conditions de l’ajustement
structurel.
Il apercevait sous tous les uniformes imaginables les polices du monde
entier, corrompues ou impuissantes, laisser passer les trafiquants d’enfants,
d’armes, de drogue ou de diamants ainsi que les proxénètes
et leurs cohortes de femmes sans autre moyen de survie. Il était
à la frontière vietnamo-chinoise et il voyait les douaniers
attablés et buvant après avoir touché leur dîme
du jour sur les flots de produits entrant en contrebande et déstabilisant
l’économie vietnamienne.
Il se trouvait à Calais et sous ses yeux, des militants s’affairaient
autour des Skri-lankais moribonds qui avaient été découverts
dans un camion par lequel ils espéraient arriver jusqu’en
Angleterre.
Il suivait en pensée le cliquettement des ordinateurs, trace concrète
de la ronde des flux financiers se jouant des frontières et tournant
librement autour de la terre.
Il sentait, ici, en France, la tiédeur de l’air, plus douce
que de saison, et provenant sans doute de ces émissions lointaines
que les Etats responsables refusaient de réduire. Il se trouvait
aussi dans un taxi collectif pris à la porte de Damas à
Jérusalem pour aller à Ramallah et non seulement il avait
déjà eu à franchir cinq lignes résultant du
« processus de paix », mais il constatait que des fossés
de quatre mètres de large isolaient dorénavant les localités
palestiniennes.
Il était caché dans les montagnes d’Afghanistan et
il voyait arriver vers lui, grimaçants de haine, les commandos
américains et britanniques chargés de capturer Ben Laden.
« De quel droit avez-vous passé la frontière ? »
voulut-il leur crier.
Mais alors, le brouillard se dissipa dans son cerveau. Un bien-être
léger l’envahit. C’est ce que ressentent les aveugles
qui recouvrent la vue, se dit-il. Déterminé et détendu,
il revint vers l’estrade, face aux étudiants. Restant debout,
il dit d’une voix étonnamment ferme : « Le droit des
frontières n’existe plus. Il a disparu avec l’échec
du droit international parce que nous sommes sous le règne de la
technologie et du pur rapport de forces.
Désormais, il y a une ligne de séparation et une seule.
Elle traverse le monde entier. Elle ne sépare pas que les Etats.
Elle se faufile à travers les Etats, les régions, les villes
et les rues. Elle met d’un côté ceux qui sont assurés
de garanties de survie. Cela peut être le résultat de systèmes
sociaux encore actifs, mais aussi des vols dont les produits sont accumulés
sur des comptes bancaires à l’abri. De l’autre côté,
ont basculé tous ceux, chaque jour plus nombreux, infiniment plus
nombreux que les premiers, qui n’ont ni espoir, ni sûreté.
Chômeurs et exclus des grandes villes occidentales, immigrés
cantonnés aux marges de la société, Palestiniens
privés d’avenir depuis cinquante ans, enfants vietnamiens
aux maladies effrayantes des suites de l’agent orange déversé
il y a plus de trente ans, habitants des Maldives ou des Seychelles qui
disparaîtront les premiers de la montée des océans,
malades du sida africains sans espoir de soins, enfants de Centrafrique
dont les écoles sont fermées depuis cinq ans, population
irakienne châtiée depuis dix ans, survivants rwandais, bosniaques,
somaliens, cambodgiens, congolais, guatémaltèques, algériens,
tchétchènes, âmes fêlées qui ne sont
plus que des ombres à mi-chemin de la vie et du royaume de la mort.
Le droit n’a pas d’autre avenir qu’à s’attaquer
sans relâche à cette ligne maléfique. Que tout passe
de ce que l’on appelle encore un Etat vers un autre. Puisque le
pire a commencé à passer avec parfois un peu du meilleur,
n’arrêtons pas ce mouvement.
Toute fermeture de la frontière est suspecte. Mais que ceux dont
les garanties de survie sont encore le fruit de ce qui avait été
une pensée de l’en-commun et du partage s’attachent
à pousser en avant le principe du bien public jusqu’à
ce qu’en irriguant toute la terre, il ait effacé cette nouvelle
frontière. Alors il restera des lignes imaginaires et floues sans
douaniers, ni policiers, qui ne seront que les témoins des folies
du passé. Elles symboliseront les identités différenciées,
mais n’étant que des lignes imaginaires ne faisant pas obstacle
au bien commun, elles ne pourront susciter les haines identitaires qui
se seront dissoutes avec les frontières. »
Les étudiants se levèrent en silence et quittèrent
la salle la mine grave.
Ils avaient compris que le droit « international » avait vécu
et qu’il restait à construire dans l’action les règles
permettant à l’humanité de survivre. En somme un droit
mondial à usage de tous.
Monique Chemillier-Gendreau
Professeur de droit international et de science politique.
Auteur entre autres de Le droit dans la mondialisation, Ed. Actuel Marx/Presses
universitaires de France, 2001.
Le lien d'origine : Revue Le Passant Ordinaire N° 37 (novembre 2001
- décembre 2001)
http://www.passant-ordinaire.com/
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