Elles ne sont "ni putes ni soumises". Elles veulent
simplement dire combien il est difficile d'être une femme dans
les quartiers. Aujourd'hui, elles en ont "marre qu'on parle à
[leur] place". Et pour se faire entendre, elles ont lancé
un manifeste contre le machisme qu'elles subissent en banlieue. Peut-être
l'amorce d'un mouvement féministe.
Elles sont parties de ce constat : "Dans les ghettos, les femmes
sont les premières victimes" Sous la houlette de la Fédération
nationale des Maisons des potes, proche de SOS Racisme, et de sa présidente,
Fadela Amara, ces militantes ont fait remonter des paroles de femmes
des quartiers, issues de l'immigration ou non. D'abord dans les associations
affiliées à la fédération, puis lors d'états
généraux, tenus en janvier, à la Sorbonne, et qui
ont réuni 250 femmes. Enfin, elles ont consigné ces témoignages
dans un livre blanc, assorti de propositions et qui devrait être
finalisé et publié avant la fin de l'année. Un
travail de fourmi, initié en 1999.
Il a d'abord fallu parler. Remuer les tripes, bousculer les secrets
et les habitudes. Dans les cités, dans les familles, cela reste
difficile. Tabou même, quand il s'agit de sexualité. Pourtant,
"c'est dans ce domaine que se manifeste le plus clairement la dégradation
de notre condition de femme", lit-on dans le livre blanc. "Ce
que ces femmes décrivent, c'est une grande misère sexuelle",
traduit Hélène Orain, sociologue, membre de SOS Racisme,
qui a recueilli leurs témoignages. Certaines mères découvrent
à 50 ans ce qu'est un cycle, ou la contraception. Il n'y a pas
de dialogue dans les familles. La condition des jeunes filles est alarmante.
Pour elles, c'est bien d'un recul qu'il s'agit, par rapport à
ce qu'ont vécu leurs aînées il y a dix ou quinze
ans.
La virginité, surtout, doit être préservée
à tout prix. "Le mythe de la virginité, c'était
une tradition oubliée. Pendant dix ans, on a tout fait pour le
dépasser. Ça revient", constate Fadela Amara. On
montre et on met en scène le drap maculé, le lendemain
des noces. "Les pressions familiales et communautaires sont énormes",
constate Hélène Orain. Pour rester vierges, les filles
s'arrangent. Se planquent. Beaucoup choisissent la sodomie, développent
une sexualité sans pénétration. Dans leur quartier,
elles ne peuvent afficher une relation avec un garçon. Les filles
couchent dans les hôtels Formule 1 ou sur les banquettes arrière
des voitures. Elles ont une vie sexuelle mais ne le laissent pas voir
ni savoir.
Voile ou survêtement.
Car dans l'espace public, elles se révèlent très
fragiles. Hélène Orain : "Une adolescente ne peut
pas sortir et faire dix mètres sans être prise à
partie, insultée, agressée." Réalité
banale, que les jeunes femmes dénoncent dans leur livre blanc
: "La rue, le bus ou les centres commerciaux sont devenus des lieux
dangereux pour nous et pas seulement le soir.
Constamment, il nous faut surveiller les alentours et faire profil
bas." Pour éviter les sifflets, les réflexions, les
attouchements, certaines choisissent le repli. Des jeunes filles se
mettent à porter le voile pour être plus respectées.
D'autres adoptent le survêtement, informe et masculin. Elles donnent
ainsi des gages publics de soumission. "En apparence, elles semblent
soumises mais en cachette elles sortent, ont des modes de vie de leur
âge. Ce n'est pas très épanouissant pour elles,
poursuit Fadela Amara. Ce sont des comportements schizophrènes."
Guerre du string.
Dans les quartiers, la réputation est devenue primordiale. Le
climat entre filles et garçons s'est dégradé. La
mixité devient presque impossible. Les institutions non plus
ne sont pas épargnées. "Dans les cours de récréation
du collège, la séparation entre les filles et les garçons
est de plus en plus réelle. Ce n'est pas conflictuel, mais bien
plus visible qu'il y a quinze ou vingt ans", relève Hélène
Orain. A l'intérieur des familles, notamment maghrébines,
le contrôle social sur les filles s'est accentué. Est-ce
qu'elles fument ? sortent ? Comment s'habillent-elles ? Qui fréquentent-elles
? Les frères veillent. Karima, 24 ans, rapporte ainsi comment
a commencé chez elle, à Clermont-Ferrand, ce qu'elle intitule
la "guerre du string". Pour son anniversaire, des copines
lui offrent un string. Son frère le trouve par hasard quelques
semaines plus tard, "il rentre dans une colère monstre,
j'ai dû me justifier en lui donnant des explications, puis j'ai
reçu des coups, sans compter les insultes".
Les familles font pression pour que les filles se marient. Il y a
des mariages forcés, souvent au sein de sa communauté.
Sonia raconte ainsi le mariage d'une de ses amies : "Ses parents
voyaient en elle une fille qui tournait mal. Et il y a la pression des
gens autour, qui font des réflexions. (...) Du jour au lendemain,
tout a changé. Elle n'avait plus le droit de faire quoi que ce
soit. Au bout de mois de conflit (...), elle a fini par craquer."
Son amie s'est finalement mariée. Elle a été battue,
a divorcé après avoir eu un enfant. "Mais ce n'était
plus un déshonneur parce que ma copine s'était mariée
dans la tradition." Bien des mariages, sans être contraints,
relèvent plus de l'arrangement que du choix amoureux.
"Respectueuses". Car les filles ne veulent pas rompre avec
leur famille. Elles composent, négocient. C'est une nouveauté,
par rapport à leurs aînées. "A la génération
précédente, les filles étaient plutôt émancipées.
La mixité, la contraception étaient des choses acquises.
Aujourd'hui, les filles sont plus soumises, plus respectueuses",
constate Hélène Orain. Fadela Amara, 37 ans, appartient
à cette première génération de militantes,
protagonistes de la Marche des beurs des années 1980. "Ma
génération a pris la parole. Vingt ans plus tard, on n'a
rien eu. La politique de la ville se décline au masculin."
Pour les femmes, "les finances publiques rémunèrent
des activités couscous".
Aujourd'hui, les filles encouragées par Fadela Amara et les
associations se mettent à parler. A Vitrolles, à la Maison
pour l'égalité : "C'était les mêmes
problèmes qui revenaient : l'école, les sorties, les vêtements,
le poids des traditions. Les femmes avaient le désir d'en parler."
A Clermont-Ferrand, à la Maison des potes, les langues se sont
déliées après les rencontres de la Sorbonne. "Des
filles qui n'avaient jamais parlé ont voulu raconter leur vie,
rapporte Malika. Mais, pour l'instant, elles ne se voient pas comme
féministes."
Et pour cause. Le féminisme est vu par ces femmes comme un "truc
de bourgeoise". Les conquêtes des féministes ne les
ont pas vraiment touchées. Ni leur discours. "Il y a un
vrai décalage avec les féministes, on ne se reconnaît
pas, on n'est pas du même milieu, on n'a pas les mêmes difficultés",
pose Nadjet Chérigui, du journal Pote à pote, sans hostilité.
L'accès à la pilule et à l'IVG reste difficile
pour les jeunes filles comme pour les mères de famille en banlieue.
La parité les touche autant que l'"annonce des soldes chez
Hermès", note le livre blanc. Selon Fadela Amara, le "discours
sur la parité reste du virtuel. Il y a un écart extraordinaire
avec ce qui se passe dans les quartiers". Les Chiennes de garde
sont citées comme un contre-modèle : la défense
de Laure Adler ou de Dominique Voynet insultées, celle des deux
femmes expulsées du Fouquet's se trouvent à des années-lumière
des difficultés que rencontrent ces filles en banlieue. Leurs
revendications et leurs doléances, les féministes historiques
n'ont pas su les entendre, ni les relayer. "
Ce manifeste est aussi la ruine du mouvement des beurs et d'une partie
du mouvement féministe, enfermé dans une vision élitiste",
analyse la sociologue Nacira Guénif Souilamas (1). Or, ces femmes
des quartiers en butte à un renouveau du machisme sont aujourd'hui
en demande de ce que la chercheuse appelle un "féminisme
concret".
Un nouveau féminisme ?
(1) Auteur de Des "beurettes" aux descendantes d'immigrants
nord-africains, Grasset Le Monde, 2000. --
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