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Femmes des cités, femmes révoltées
Des militantes de banlieue lancent un manifeste contre le machisme
Par Charlotte ROTMAN,
Libération, mercredi 15 mai 2002


Elles ne sont "ni putes ni soumises". Elles veulent simplement dire combien il est difficile d'être une femme dans les quartiers. Aujourd'hui, elles en ont "marre qu'on parle à [leur] place". Et pour se faire entendre, elles ont lancé un manifeste contre le machisme qu'elles subissent en banlieue. Peut-être l'amorce d'un mouvement féministe.

Elles sont parties de ce constat : "Dans les ghettos, les femmes sont les premières victimes" Sous la houlette de la Fédération nationale des Maisons des potes, proche de SOS Racisme, et de sa présidente, Fadela Amara, ces militantes ont fait remonter des paroles de femmes des quartiers, issues de l'immigration ou non. D'abord dans les associations affiliées à la fédération, puis lors d'états généraux, tenus en janvier, à la Sorbonne, et qui ont réuni 250 femmes. Enfin, elles ont consigné ces témoignages dans un livre blanc, assorti de propositions et qui devrait être finalisé et publié avant la fin de l'année. Un travail de fourmi, initié en 1999.

Il a d'abord fallu parler. Remuer les tripes, bousculer les secrets et les habitudes. Dans les cités, dans les familles, cela reste difficile. Tabou même, quand il s'agit de sexualité. Pourtant, "c'est dans ce domaine que se manifeste le plus clairement la dégradation de notre condition de femme", lit-on dans le livre blanc. "Ce que ces femmes décrivent, c'est une grande misère sexuelle", traduit Hélène Orain, sociologue, membre de SOS Racisme, qui a recueilli leurs témoignages. Certaines mères découvrent à 50 ans ce qu'est un cycle, ou la contraception. Il n'y a pas de dialogue dans les familles. La condition des jeunes filles est alarmante. Pour elles, c'est bien d'un recul qu'il s'agit, par rapport à ce qu'ont vécu leurs aînées il y a dix ou quinze ans.

La virginité, surtout, doit être préservée à tout prix. "Le mythe de la virginité, c'était une tradition oubliée. Pendant dix ans, on a tout fait pour le dépasser. Ça revient", constate Fadela Amara. On montre et on met en scène le drap maculé, le lendemain des noces. "Les pressions familiales et communautaires sont énormes", constate Hélène Orain. Pour rester vierges, les filles s'arrangent. Se planquent. Beaucoup choisissent la sodomie, développent une sexualité sans pénétration. Dans leur quartier, elles ne peuvent afficher une relation avec un garçon. Les filles couchent dans les hôtels Formule 1 ou sur les banquettes arrière des voitures. Elles ont une vie sexuelle mais ne le laissent pas voir ni savoir.

Voile ou survêtement.
Car dans l'espace public, elles se révèlent très fragiles. Hélène Orain : "Une adolescente ne peut pas sortir et faire dix mètres sans être prise à partie, insultée, agressée." Réalité banale, que les jeunes femmes dénoncent dans leur livre blanc : "La rue, le bus ou les centres commerciaux sont devenus des lieux dangereux pour nous et pas seulement le soir.

Constamment, il nous faut surveiller les alentours et faire profil bas." Pour éviter les sifflets, les réflexions, les attouchements, certaines choisissent le repli. Des jeunes filles se mettent à porter le voile pour être plus respectées. D'autres adoptent le survêtement, informe et masculin. Elles donnent ainsi des gages publics de soumission. "En apparence, elles semblent soumises mais en cachette elles sortent, ont des modes de vie de leur âge. Ce n'est pas très épanouissant pour elles, poursuit Fadela Amara. Ce sont des comportements schizophrènes."

Guerre du string.
Dans les quartiers, la réputation est devenue primordiale. Le climat entre filles et garçons s'est dégradé. La mixité devient presque impossible. Les institutions non plus ne sont pas épargnées. "Dans les cours de récréation du collège, la séparation entre les filles et les garçons est de plus en plus réelle. Ce n'est pas conflictuel, mais bien plus visible qu'il y a quinze ou vingt ans", relève Hélène Orain. A l'intérieur des familles, notamment maghrébines, le contrôle social sur les filles s'est accentué. Est-ce qu'elles fument ? sortent ? Comment s'habillent-elles ? Qui fréquentent-elles ? Les frères veillent. Karima, 24 ans, rapporte ainsi comment a commencé chez elle, à Clermont-Ferrand, ce qu'elle intitule la "guerre du string". Pour son anniversaire, des copines lui offrent un string. Son frère le trouve par hasard quelques semaines plus tard, "il rentre dans une colère monstre, j'ai dû me justifier en lui donnant des explications, puis j'ai reçu des coups, sans compter les insultes".

Les familles font pression pour que les filles se marient. Il y a des mariages forcés, souvent au sein de sa communauté. Sonia raconte ainsi le mariage d'une de ses amies : "Ses parents voyaient en elle une fille qui tournait mal. Et il y a la pression des gens autour, qui font des réflexions. (...) Du jour au lendemain, tout a changé. Elle n'avait plus le droit de faire quoi que ce soit. Au bout de mois de conflit (...), elle a fini par craquer." Son amie s'est finalement mariée. Elle a été battue, a divorcé après avoir eu un enfant. "Mais ce n'était plus un déshonneur parce que ma copine s'était mariée dans la tradition." Bien des mariages, sans être contraints, relèvent plus de l'arrangement que du choix amoureux.

"Respectueuses". Car les filles ne veulent pas rompre avec leur famille. Elles composent, négocient. C'est une nouveauté, par rapport à leurs aînées. "A la génération précédente, les filles étaient plutôt émancipées. La mixité, la contraception étaient des choses acquises. Aujourd'hui, les filles sont plus soumises, plus respectueuses", constate Hélène Orain. Fadela Amara, 37 ans, appartient à cette première génération de militantes, protagonistes de la Marche des beurs des années 1980. "Ma génération a pris la parole. Vingt ans plus tard, on n'a rien eu. La politique de la ville se décline au masculin." Pour les femmes, "les finances publiques rémunèrent des activités couscous".

Aujourd'hui, les filles encouragées par Fadela Amara et les associations se mettent à parler. A Vitrolles, à la Maison pour l'égalité : "C'était les mêmes problèmes qui revenaient : l'école, les sorties, les vêtements, le poids des traditions. Les femmes avaient le désir d'en parler." A Clermont-Ferrand, à la Maison des potes, les langues se sont déliées après les rencontres de la Sorbonne. "Des filles qui n'avaient jamais parlé ont voulu raconter leur vie, rapporte Malika. Mais, pour l'instant, elles ne se voient pas comme féministes."
Et pour cause. Le féminisme est vu par ces femmes comme un "truc de bourgeoise". Les conquêtes des féministes ne les ont pas vraiment touchées. Ni leur discours. "Il y a un vrai décalage avec les féministes, on ne se reconnaît pas, on n'est pas du même milieu, on n'a pas les mêmes difficultés", pose Nadjet Chérigui, du journal Pote à pote, sans hostilité. L'accès à la pilule et à l'IVG reste difficile pour les jeunes filles comme pour les mères de famille en banlieue. La parité les touche autant que l'"annonce des soldes chez Hermès", note le livre blanc. Selon Fadela Amara, le "discours sur la parité reste du virtuel. Il y a un écart extraordinaire avec ce qui se passe dans les quartiers". Les Chiennes de garde sont citées comme un contre-modèle : la défense de Laure Adler ou de Dominique Voynet insultées, celle des deux femmes expulsées du Fouquet's se trouvent à des années-lumière des difficultés que rencontrent ces filles en banlieue. Leurs revendications et leurs doléances, les féministes historiques n'ont pas su les entendre, ni les relayer. "
Ce manifeste est aussi la ruine du mouvement des beurs et d'une partie du mouvement féministe, enfermé dans une vision élitiste", analyse la sociologue Nacira Guénif Souilamas (1). Or, ces femmes des quartiers en butte à un renouveau du machisme sont aujourd'hui en demande de ce que la chercheuse appelle un "féminisme concret".
Un nouveau féminisme ?

(1) Auteur de Des "beurettes" aux descendantes d'immigrants nord-africains, Grasset Le Monde, 2000. --


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