|
Origine http://www.cybersolidaires.org/histoire/docs/1982b.html
Le texte qui suit expose une définition "épurée"
du féminisme radical, c'est-à-dire "épurée"
des premières tentatives de concilier et d'articuler les
dimensions nationales et de classe sociale. Micheline Carrier est
une journaliste pigiste qui a publié plusieurs articles féministes
dans la presse officielle et militante, ainsi que des livres, à
compte d'auteure, sur la question de la pornographie et de la violence
envers les femmes au début des années 1980. Publié
dans Le Devoir, auquel elle collaborait depuis 1976, ce texte témoigne
du fait que la pensée radicale a atteint un public élargi.
Elle mettra fin à cette collaboration au début 1984,
quand Le Devoir refusera, sans lui en donner les raisons, de publier
l'un de ses textes portant sur la protection des enfants contre
les infractions sexuelles et la pornographie juvénile.
Sur le féminisme radical, on pourra aussi consulter l'essai
d'Armande Saint-Jean (1983), Pour en finir avec le patriarcat.
On a beau dire que les mots ne sont que des mots, ils ont un pouvoir.
Prenez, par exemple, le mot radical. A quelles sauces n'a-t-il pas
servi et combien de générations a-t-il terrorisées?
Que dire, maintenant, quand on l'accole au mot féminisme?
Une vraie bombe qu'on lance au visage des femmes pour les effrayer,
pour discréditer toutes les féministes, pour faire
oublier la pertinence de leurs réclamations. Mais qu'est-ce,
précisément, le féminisme radical?
Il en existe plusieurs formes, dont une forme extrême qui
effraie terriblement les hommes, car elle préconise de cesser
de les entretenir et de vivre qu'entre femmes. Réflexion
faite, je me demande en quoi cette sorte de vie parallèle
est plus radicale et plus terrorisante que celle que les femmes
vivent déjà dans les sociétés misogynes,
sous le couvert de vie conjugale. Mais passons. C'est d'un autre
forme de radicalisme que je peux parler, une forme tout aussi utopique,
mais ne dit-on pas que l'utopie d'aujourd'hui est la réalité
de demain?
Le féminisme radical dont je parle est une option politique
qui analyse les rapports humains comme reproduisant, à des
degrés divers et dans divers domaines, une division primitive
en classes sexuelles d'hommes et de femmes. Ce féminisme,
courant important au sein du mouvement des femmes en Amérique
du Nord, identifie comme première l'oppression spécifique
des femmes, contrairement à ce que font les mouvements dits
de gauche, comme les marxistes et les marxistes-léninistes
pour lesquels la première division de classes en est une
essentiellement économique. Pour illustrer cette analyse
féministe dite radicale, on fait parfois un parallèle
entre le racisme et le sexisme, le nationalisme ou ethnisme et le
sexisme. Par exemple, au sein d'une même classe raciale ou
ethnique, de même qu'au sein d'une même classe économique,
les femmes constituent un sous-groupe. L'homme noir, ouvrier le
plus pauvre, d'une langue maternelle minoritaire, appartient encore
à une classe d'hommes qui domine la classe des femmes de
conditions identiques. On peut s'amuser à chercher des exemples
équivalents, ils foisonnent.
Cette analyse féministe radicale estime, également,
que la division sexuelle en classes primitives est l'œuvre
du patriarcat. Des hommes commencent à protester contre le
fait qu'on les rende collectivement responsables du statut des femmes
dans le monde; ils disent que les hommes ne sont pas tous semblables.
C'est un fait, sur le plan individuel. Quand il s'agit de préserver
des intérêts collectifs, toutefois, les hommes font
front commun et manifestent une forte conscience de classe. Que
quelques individus masculins commencent à rejeter les modèles
que leur système de valeurs leur impose ne signifie pas que,
collectivement, les hommes soient en train d'abolir les frontières
de leur classe. On les retrouve solidaires quand ils défendent
"leur" territoire, par exemple, sur le marché du
travail, où le harcèlement sexuel a toujours été
leur arme favorite; au foyer, où la plupart refuse encore
d'assumer des responsabilités familiales et domestiques équivalentes
à celles des femmes; dans le réseau de prostitution
et de pornographie qu'ils soutiennent à coup de milliards
et de meilleur gré qu'ils ne soutiennent les réseaux
de services de garde. Y a-t-il meilleure illustration de l'esclavage
sexuel que les hommes entendent continuer d'imposer aux femmes,
collectivement?
Ce féminisme radical, semblable à celui que préconise
la féministe américaine Ti-Grace Atkinson, mais tout
de même plus dilué, préconise d'abolir en tout
premier lieu ces classes sexuelles si on veut obtenir des changements
profonds dans tous les rapports humains, qu'ils soient politiques,
sexuels, économiques, affectifs et sociaux. C'est assurément
la peur des mots qui fait craindre de s'identifier à ce courant
plusieurs féministes québécoises qui, pourtant,
pratiquent bel et bien ce féminisme. En effet, ne réclame-t-on
pas ces changements fondamentaux, de manière à déraciner
le sexisme le plus ordinaire, lorsqu'on dénonce la division
sexuelle du travail et les stéréotypes sexistes dans
les rôles masculins et féminins?
Ce féminisme radical estime, aussi, que tout compromis
ou collaboration avec l'oppresseur, ou le système qui le
sert, est un obstacle au progrès de la société.
Cela ne signifie pas qu'il faille cesser de regarder les hommes
ou de les aimer. Je dirais plutôt que ce féminisme
exige qu'on cesse de les aimer à tout prix, même quand
ils sont méprisants et misogynes. Il faut refuser de se soumettre
aux règles du jeu qui maintiennent le système d'oppression
et cesser de collaborer à sa propre oppression. Pour certaines,
cela se concrétise par le refus de voter, pour d'autres,
cela veut dire refuser d'occuper des fonctions dans lesquelles on
servira de caution à un système inchangé. Cela
peut prendre diverses formes, y compris refuser tout rapport avec
des hommes.
Un tel critère réduit considérablement le
nombre de féministes dites radicales. Même le NOW (National
Organization of Women) et l'ERA (Equal Rights Amendment), dont Lise
Bissonnette parlait récemment dans sa chronique du samedi,
ne répondraient pas à cette définition. Ces
groupes féministes sont de ceux que Playboy a soutenus, en
leur avançant des fonds. Vous avez bien lu : Playboy! Faut-il
se demander, ensuite, pourquoi certains mouvements féministes
semblent parfois minés de l'intérieur? Minés,
ils le sont, en effet, dans le sens militaire du terme, par ceux-là
mêmes pour lesquels ils représentent le pire ennemi.
Contrairement au féminisme dit réformiste, le féminisme
radical dont je parle ne se contente pas de réclamer l'égalité
entre les hommes et les femmes. D'égalité dans la
misère et dans la servitude, on n'a rien à faire.
Ce féminisme veut une transformation réelle et perceptible
des valeurs, en premier lieu l'abandon de l'hégémonie
des valeurs mâles et patriarcales. Il souhaite des sociétés
plus humaines, qui renversent les systèmes de valeurs au
point d'accorder plus d'importance aux personnes qu'au système
économique et politique qu'elles soutiennent, bon gré,
mal gré. Effectivement, le féminisme radical préconise
de mettre la hache dans les seules valeurs masculines, qui ont plutôt
mené à la destruction qu'à l'épanouissement
de l'humanité. Il ne veut pas, pour autant, instaurer les
seules valeurs féminines, mais plutôt un système
de valeurs mixte qui tiendrait compte des personnes des deux sexes
et abolirait cette interminable guerre des sexes engendrée
par l'ordre patriarcal et misogyne.
A plus d'un titre, les hommes ont raison de considérer
ce féminisme de non-collaboration servile comme révolutionnaire.
Instaurer de nouveaux rapports humains signifie, pour les femmes,
cesser de servir les hommes par amour ou par insécurité
et de voir en eux leur principale raison de vivre. Autonomes sur
le plan économique, libres de mettre en chantier leurs aspirations
personnelles et de puiser à des sources variées leur
nourriture affective, intellectuelle et spirituelle, les femmes
n'auront plus guère de motifs d'acheter la paix et d'accepter
que se perpétue le colonialisme sexuel, pierre d'assise de
la domination masculine. Elles pourront véritablement choisir
les hommes et les femmes qui les respectent, et repousser les autres.
Qui sait si d'aucuns ne craignent de n'être à la hauteur,
ou l'indépendance des femmes?
Au lieu de brandir comme un épouvantail le féminisme
radical, les hommes devraient y voir une occasion de se libérer.
Car ce féminisme suppose qu'hommes et femmes s'assument en
tant que personnes, se prennent en charge, se responsabilisent.
Il invite à renoncer aux compromis qui font tourner en rond
et à conjuguer des valeurs au lieu de sans cesse les opposer.
On ne voit pas en quoi ces exigences constituent un complot pour
exterminer les hommes; à moins, comme le dit Ti-Grace Atkinson,
que renoncer à la domination sexuelle et à l'oppression
soit, pour eux, synonyme de mort.
Si cette conception de la vie et de l'humanité devait les
menacer au point qu'ils se croient en danger de mort, les hommes
devraient manifester un brin de réalisme et d'honnêteté,
et regarder en face leur insécurité. Est-il trop leur
demander que d'attendre qu'ils deviennent, enfin, des hommes? On
ne saurait plus longtemps renoncer au progrès de l'humanité
dans le seul but de les rassurer et de les maintenir dans l'irresponsabilité
de l'enfance.
[Source : Le Devoir, 13 juillet 1982]
|