Avertissement
Nous utiliserons comme synonymes, les termes domination et oppression,
subordination, quelles que soient les nuances introduites par certaines
féministes entre ces notions.
Nous parlerons aussi bien de la "libération" des femmes
que de leur "émancipation". Littéralement, s'émanciper,
c'est prendre en mains sa vie. C'est un très beau terme, même
s'il peut sembler un peu désuet à certain-e-s.
On parlait effectivement au XIXe siècle de l'émancipation
du prolétariat, des femmes. L'émancipation, ni pour le
prolétariat (des deux sexes), ni pour les femmes, ne s'est jamais
réduite à un combat économiste comme l'ont fait
croire les partisans du stalinisme.
C'est la raison pour laquelle les féministes des années
soixante-dix ont préféré utiliser le mot "libération".
Ce terme avait pour but, en effet, d'insister sur les multiples dimensions
de la lutte des femmes. Nous le reprenons à notre compte, bien
entendu.
Dans cette brochure, nous faisons référence au "mouvement
ouvrier". Il ne s'agit pas pour nous de réduire les forces
progressistes à la classe ouvrière industrielle. Les salariés
et les chômeurs des deux sexes, de tous les secteurs, sont bien
évidemment concerné-e-s par un projet de changement de
société. Nous reprenons ici le terme de mouvement ouvrier,
faute de mieux, pour désigner les forces organisées du
"prolétariat" au sens large, partis, syndicats, associations.
A plusieurs reprises, nous citons des exemples choisis dans la littérature
anthropologique. Nous utilisons le présent pour décrire
ces sociétés. C'est une pure convention des chercheur-e-s
de cette discipline. Mais ce présent ne prétend pas rendre
compte de la situation exacte de ces sociétés en l'an
2001.
Nous indiquons, dans le texte, nos références bibliographiques
en citant le nom de l'auteur-e et la date de publication entre parenthèses.
Les références complètes sont précisées
dans la bibliographie, à la fin de chaque chapitre.
Nous invitons enfin nos lectrices et lecteurs à lire également
la résolution sur l'orientation féministe de la LCR votée
lors de son dernier congrès (juin 2000).
On y trouve l' analyse des rapports sociaux de sexe dans la France d'aujourd'hui
et les axes d'intervention qui en découlent pour ses militant-e-s.
Introduction
Grâce à leurs luttes collectives, les féministes
ont contribué à ouvrir de nouveaux espaces de liberté
pour l'ensemble des femmes tandis que d'autres forces (liées
à la montée des intégrismes, à l'offensive
néolibérale dans le monde, au développement de
nouvelles guerres dans de nombreuses régions) mettent en cause
ces fragiles acquis.
La plus grande conquête du féminisme des années
soixante-dix, dans les sociétés occidentales, fut celle
de la liberté (dans certaines limites malgré tout) de
la contraception et de l'avortement. C'est un bouleversement sans précédent
dont ne bénéficient pas encore toutes les femmes, loin
de là, mais qui a marqué un tournant radical: les femmes
peuvent contrôler (du moins théoriquement) leurs maternités.
De plus, ce qui semblait relever de "la vie privée"..
des hommes, le droit de frapper son épouse, de violer toute femme
non accompagnée d'un homme, voire d'abuser sexuellement de ses
enfants, en particulier des petites filles, n'est plus toléré
aussi facilement.
Le mur du silence a été brisé. Dans les sociétés
occidentales, des lois punissent ces crimes qui touchent plus particulièrement
les femmes et les enfants, les hommes homosexuels, ou des hommes en
prison.
La presse se fait également l'écho des inégalités
de salaire ou des autres discriminations que subissent les femmes dans
leur activité professionnelle ou de "leurs" difficultés
à "concilier" vie professionnelle et vie familiale.
Que les institutions politiques soient encore si peu féminisées,
choque également l'opinion publique en Europe.
Mais dans les faits, qu'en est-il exactement? Dans le monde, ce sont
toujours les femmes qui constituent les plus gros bataillons des analphabètes:
en l'an 2000, elles représentent 60 % des enfants non-scolarisés
et la majorité des adultes analphabètes (Le Monde du 29 avril
2000); les plus gros bataillons également des personnes les moins
bien soignées: une femme meurt chaque minute de causes liées
à la grossesse ou à l'avortement. Dans l'Afrique sub-saharienne,
les femmes sont trois fois plus touchées par les maladies sexuellement
transmissibles que les hommes (chiffres cités dans L'Humanité
du 21 septembre 2000).
Si la force de travail salariée tend à se féminiser
sur le plan mondial, les femmes continuent d'être moins payées
que les hommes, d'être touchées plus massivement par la
précarité, d'être victimes de violences au travail
et dans la famille: "Au niveau mondial, au moins une femme sur
trois a été battue, contrainte à avoir des rapports
sexuels, ou maltraitée de quelque autre manière, le plus
souvent par quelqu'un de sa connaissance, y compris son mari ou un autre
membre de sa famille. Une femme sur quatre a été victime
de sévices durant sa grossesse", sans compter les 130 millions
de fillettes et de femmes mutilées, ou les "4 millions
de femmes et de fillettes vendues annuellement dans le monde" (idem).
De plus ce sont toujours elles prioritairement qui doivent assumer la
prise en charge des enfants ou des personnes dépendantes.
En France même, des enquêtes récentes montrent que
les femmes continuent d'assurer 80 % du "noyau dur" du
travail domestique (vaisselle, cuisine, linge, soins matériels
aux enfants, courses) et que le surinvestissement professionnel des
hommes, quand ils sont en couple avec des enfants, ne compense pas le
temps consacré par les femmes aux responsabilités familiales
(Le Monde le 27 mai 2000). Toutes ces inégalités
font système. La société est bien "patriarcale".
L'oppression des femmes n'est pas seulement un "reste archaïque"
des millénaires passés. Elle est toujours actuelle. Elle
a été récupérée par le système
capitaliste même si cela a produit et produit toujours de nouvelles
contradictions au sein du système, comme nous le verrons. C'est
pourquoi le combat féministe est lui-même toujours d'actualité.
Etre féministe, ce n'est pas détester les hommes, ni penser
que des sentiments amoureux sincères entre hommes et femmes sont
impossibles.
Non, être féministe, c'est être lucide sur un système
social qui, malgré certaines évolutions, établit
un rapport de forces au profit des hommes, et leur accorde de nombreux
privilèges collectifs et individuels. Cette suprématie
masculine, ébranlée par les luttes féministes,
se répercute jusque dans les actes de la vie quotidienne, dans
la vie intime des couples et des individus des deux sexes, quelle que
soit leur orientation sexuelle. Ce sont ces relations que nous voulons
changer. Etre féministe en effet, c'est surtout considérer
qu'il est nécessaire et souhaitable de transformer en profondeur
les relations entre les femmes et les hommes.
Pour chercher à définir quelles sont les voies de libération
et d'émancipation pour les femmes, nous tiendrons compte de l'apport
qu'ont représenté les luttes et la réflexion des
militantes et chercheuses féministes, en France en particulier,
au cours des dernières décennies.
Il ne peut être question ici de rendre compte de l'ensemble des
débats politico-théoriques qui ont marqué l'histoire
des féminismes, durant ces trente dernières années.
Des ouvrages publiés tout récemment que nous nous efforcerons
de citer, combleront efficacement les limites de cette brochure.
Bibliographie :
Pour une définition précise des concepts (domination,
patriarcat, genre, etc.). et les débats qu'ils ont suscités
cf.
H. Hirata, F. Laborie, H. Le Doaré, D. Sénotier
: Dictionnaire critique du féminisme, PUF, 2000. Pour une
histoire vivante du mouvement féministe en France dans les années
soixante-dix (bien que de parti pris contre le courant "féministe/luttes
de classe") cf.
Françoise Picq : Libération des femmes, les années-mouvement,
le Seuil, 1993.
En complément, accessible en bibliothèque, très
intéressant et très facile à lire :
Le féminisme et ses enjeux, 27 femmes parlent, Centre
Fédéral FEN, Edilig, 1988.
L'oppression
en quelques chiffres
Au plan mondial (cf. Le Monde du 7 juin 2000): Pauvreté:
70 % de femmes; salaires: en moyenne, les salaires féminins
représentent 50 % des salaires masculins.
Education: sur 875 millions d'adultes analphabètes,
2/3 sont des femmes.
Santé: une femme meurt chaque minute dans le monde pour
des complications liées à la grossesse ou à l'accouchement;
sur 5,6 millions d'adultes contaminés par le virus du sida,
il y a 2,3 millions de femmes et leur nombre ne cesse de progresser.
Violences (cf. L'Humanité du 21 septembre 2000, d'après
le Fonds des Nations Unies pour la Population): 130 millions de
femmes mutilées; 4 millions de femmes et de fillettes vendues
annuellement dans le monde; "Au niveau mondial, au moins une femme
sur trois a été battue, contrainte à avoir des
rapports sexuels, ou maltraitée de quelque autre manière,
le plus souvent par quelqu'un de sa connaissance, y compris son mari
ou un autre membre de sa famille. Une femme sur quatre a été
victime de sévices durant sa grossesse".
Conflits: Les femmes et les enfants constituent les trois quarts
des victimes civiles, ces dernières représentant elles-mêmes
90 % des personnes tuées par ces conflits.
Les institutions: Les femmes représentent, en moyenne,
13 % des personnes présentes dans les instances de décision
nationales et internationales.
En France et en Europe Rappelons d'abord que les femmes représentent
aujourd'hui 46 % de la population active mais plus de la moitié
des chômeurs et la très grande majorité des travailleurs
à temps partiel: chômage (cf. Le Monde du 19 décembre
2000): Les françaises profitent moins que leurs homologues masculins
de la décrue du chômage. Entre juin 1997 et juin 2000,
le taux de chômage féminin est tombé de 14,5 %
à 11,5 % alors que le taux masculin est à 8,5 %;
chômage de longue durée, la part des femmes est
en augmentation: elle passe de 57,6 % en juin 1999 à
58,7 % en juin 2000.
les filles sont majoritaires parmi les jeunes sans emploi depuis
plus d'un an: elles sont 63 % dans cette catégorie alors
qu'elles ne représentent que 57 % des jeunes inscrits à
l'ANPE.
elles sont moins indemnisées que les hommes: 48,7 %
contre 56,8 % Dans l'UE, le taux de chômage des hommes
est de 9,8 % et celui des femmes de 12,4 % (M. Maruani, 2000)
Salaires (Tableaux de l'économie française 2000-2001):
en France, un homme salarié à temps complet perçoit,
en moyenne, une rémunération nette supérieure de
25 % à celle des femmes et "Dans l'UE les femmes gagnent
en moyenne 28 % de moins que les hommes" (Eurostat, N° 8,
1998). "Toutes choses égales par ailleurs" (qualification,
ancienneté etc.), 10 à 15 % des différences
de salaires entre hommes et femmes sont inexplicables, si ce n'est par
la ségrégation des emplois entre hommes et femmes et les
discriminations de sexe.
Temps partiel: Dans l'Europe des Quinze en 1996, 32 % des
femmes et 6 % des hommes travaillent à temps partiel et
ce type d'emploi est féminisé à 81 % (M. Maruani
2000). En France, 16,8 % des actifs occupés travaillent
à temps partiel mais c'est le cas de 5,4 % des hommes et
de 31,1 % des femmes.
Tâches domestiques: Les femmes continuent d'assurer 80 %
du noyau dur du travail domestique.
Violences: En France, une femmes sur dix est victime de violences
conjugales et selon les estimations, 48000 femmes auraient été
violées en 1999, par leur conjoint ou leur concubin dans un tiers
des cas (Le Monde, le 8 décembre 2000). Part des femmes
dans la représentation politique: En France, après le
élections législatives de 1997, il y a 10,4 % de
députées (il y en avait 10,9 % avant la nomination
parmi elles de plusieurs ministres); il y a 5,6 % de sénatrices.
Ce qui place la France juste à l'avant dernière place,
devant la Grèce, dans l'Europe des quinze. En moyenne, il y a
13,8 % de femmes parmi les parlementaires nationaux (Véronique
Helft-Malz et Paule-Henriette Lévy 2000). Le pourcentage de femmes
parmi les députés européens varient entre 13,8 %
(Italie) et 51 % (Finlande).
En 1999, la France compte 29,9 % de femmes au parlement européen,
élu, rappelons le, à la proportionnelle.
Bibliographie :
Helft-Malz Véronique et Lévy Paule-Henriette :
Les femmes et la vie politique française, Que Sais-je, PUF, 2000.
Maruani Margaret : Travail et emploi des femmes, Repères,
La Découverte, 2000.
I - Les
« origines » de l'oppression des femmes Deux grandes
théories ont tenté ou tentent encore d'expliquer socialement
l'existence de la domination masculine. La première est celle
d'Engels (militant et théoricien socialiste, ami de Marx); la
seconde est celle de Levi-Strauss et de françoise Héritier
(anthropologues contemporains). Nous nous situons dans un troisième
courant critique.
1. Au xixe siècle, Engels faisait partie d' un courant pour
lequel la place subordonnée des femmes dans la société
ne relevait pas d'un ordre naturel mais d'une évolution historique
et sociale; prenant ses sources chez l'un des premiers anthropologues,
Lewis Morgan, Engels pensait qu'en des temps plus reculés, avaient
existé des sociétés organisées sur la base
de "l'économie domestique communiste", où régnait
le mariage "par groupe".
Dans ces sociétés de droit maternel, "la femme a
une situation non seulement libre mais fort considérée".
Mais progressivement, sur la base de l'apparition de nouvelles richesses
(notamment le bétail), il y aurait eu à la fois appropriation
privée de ces nouvelles richesses et appropriation des femmes
par les hommes dans le cadre du couple monogame censé garantir
la transmission d'un héritage en ligne masculine. C'est ce qu'il
dénomma la "grande défaite du sexe féminin".
Néanmoins le capitalisme, selon Engels, en faisant appel à
la main d'uvre féminine et en brisant ainsi l'enfermement des
femmes dans la famille, jetait les bases de l'émancipation féminine.
Pour aller plus loin dans l'égalité entre les hommes et
les femmes, il fallait, selon lui, remettre en cause la propriété
privée des moyens de production et socialiser les tâches
domestiques (Engels, 1974, [1884]).
Les anthropologues, tout en reconnaissant l'apport des travaux de Lewis
Morgan dont s'inspirait Engels, ont mis en évidence ses limites.
Nous en retiendrons deux: - Il y a eu confusion, à l'époque,
entre sociétés matrilinéaires (la filiation passe
par les femmes) et matriarcales (sociétés où les
femmes ont le pouvoir). Dans les sociétés matrilinéaires,
c'est le frère de la mère, l'oncle maternel qui a l'autorité
sur les enfants de sa sur. Dans ces sociétés, comme celle
des indiens iroquois (indiens d'Amérique du nord) par exemple,
l'influence des femmes est beaucoup grande que dans les sociétés
patrilinéaires et patriarcales comme l'étaient les sociétés
occidentales du xixe siècle mais ce ne sont pas les femmes
qui prennent les décisions centrales concernant toute la communauté.
Comme le fait remarquer N. Cl.
Mathieu (1994), il y a une grande différence entre avoir "du"
pouvoir ou "le" pouvoir.
- La domination masculine existe également dans des sociétés
sans propriété privée, ni classes sociales, ni
Etat, que ce soit dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs
(F. Héritier 1996) ou d'horticulteurs (M. Godelier 1982).
2. Pour Lévi-Strauss et le courant structuraliste (1949), le
caractère quasi universel de la domination masculine n'est pas
étonnant car aucune société ne peut exister sans
règles d'échange et d'échange matrimonial en particulier.
Sinon, les différentes unités de parenté auraient
été condamnées à s'entre-tuer. A travers
ces règles, selon Lévi-Strauss, ce sont des groupes d'hommes
qui échangent des femmes. Or, si il y a échange des femmes,
elles sont nécessairement en situation de dominées. Pour
F. Héritier, l'échange des femmes s'explique par
la nécessité pour les hommes de compenser par des règles
sociales la dissymétrie fondamentale entre les deux sexes dans
la procréation. Il s'agirait de compenser ce "privilège
exorbitant" des femmes qui mettent au monde les enfants des deux
sexes. Les anthropologues féministes ou influencés par
le féminisme ont critiqué cette théorie à
plus d'un titre: à côté de l'échange des
femmes par les hommes, rien n'interdit théoriquement l'échange
des hommes par les femmes ou l'échange, entre eux, des hommes
et des femmes des différents groupes (M. Godelier, 1989), même
si dans la majorité des cas, ce sont les hommes qui échangent
les femmes et pas l'inverse. De plus, on connaît des sociétés
traditionnelles dans lesquelles ce sont les femmes qui échangent
les hommes et non l'inverse. Ne faut-il pas en conclure que la théorie
de l'échange telle qu'elle a été élaborée
par Lévi-Strauss présenterait un biais "androcentrique",
refléterait en quelque sorte le point de vue d'un homme appartenant
au groupe dominant (C. Collard)? Le débat est loin d'être
clos.
3. De nombreux anthropologues considèrent que "la plupart"
des sociétés connues, quelle que soit leur diversité,
sont caractérisées par des rapports de domination des
hommes sur les femmes. D'autres, inspiré-e-s plus ou moins directement
par la théorie d'Engels, pensent qu'il a existé des sociétés
égalitaires et qu'il en existe encore parmi les chasseurs-cueilleurs.
Les chercheuses féministes sont souvent sceptiques quant à
la réalité de ce type de sociétés: les anthropologues
ont-ils/elles bien pris en compte, dans leurs observations, l'intégralité
des charges qui pèsent au quotidien sur les femmes? N'a-t-on
pas sous-estimé également les contraintes, voire les violences
sexuelles, qui peuvent s'exercer sur les filles etc. Comment expliquer
par ailleurs une telle diversité de situations pour les femmes
(de la "quasi égalité au quasi esclavage" selon
Françoise Héritier) dans des sociétés qui
toutes sont appelées sociétés de "chasseurs-cueilleurs".
Nous ne sommes pas en mesure de trancher ce débat. Quoi qu'il
en soit, il faut admettre que les explications classiques de la domination
ne sont pas satisfaisantes. La première méconnaît
l'existence de rapports de domination dans des sociétés
sans propriété privée, ni Etat. L'autre inscrit
cette domination non seulement dans le fonctionnement structurel des
sociétés mais dans la "différence des sexes".
Or, il reste toujours à expliquer pourquoi ce "privilège
exorbitant" des femmes n'a pas été à la source
d'un pouvoir des femmes sur les hommes et non l'inverse? Parler de "privilège",
c'est introduire une appréciation qui présuppose déjà
une société fondée sur des rapports de force entre
hommes et femmes, voire des rapports de domination des hommes sur les
femmes. Ce n'est pas les expliquer or telle est la question à
laquelle nous cherchons à répondre. Les difficultés
à trouver une ou des explications satisfaisantes, ont conduit
nombre de chercheur-e-s à relativiser la question des origines
au profit d'une réflexion sur les mécanismes sociaux de
la domination (N. Cl. Mathieu 1994). II- Les apports politiques et théoriques
des féministes.
On a du mal à imaginer aujourd'hui le poids des stéréotypes
et des conventions sociales qui pesaient sur les femmes (et les hommes)
adultes après la deuxième guerre mondiale. Les femmes
de cette époque ne pouvaient être reconnues (même
si elles avaient d'autres activités), une fois adultes, que sous
le double statut d'épouse et de mère dévouée
exclusivement à leur famille. Leurs filles, après avoir
prolongé leurs études, en découvrant les bienfaits
de la contraception, en devenant plus indépendantes financièrement,
ont exprimé d'autres aspirations et sont entrées en lutte,
pour soulever cette chape de plomb qui pesait sur leurs épaules,
comme l'avaient déjà fait plusieurs générations
de femmes, depuis la fin du dix-huitième siècle.
Ces luttes des années soixante-dix ont produit toute une réflexion
qui s'est traduite par des débats intenses et de nouvelles conceptualisations
dont nous bénéficions aujourd'hui.
1) Le genre: Le concept de genre a été élaboré
par les féministes anglo-saxonnes et s'est ensuite diffusé
au plan international.
C'est Ann Oakley, en 1972, qui a défini la première, d'un
point de vue féministe, le concept de genre: "Le mot sexe
se réfère aux différences biologiques entre mâles
et femelles: à la différence visible entre leurs organes
génitaux et à la différence corrélative
entre leurs fonctions procréatives.
Le genre, lui, est une question de culture. Il se réfère
à la classification sociale en masculin et féminin"
(cité par C. Delphy, 1991).
Avec ce concept, les féministes se fixaient plusieurs objectifs
(cf.
J. Scott 1988): - dégager l'analyse des rapports entre femmes
et hommes, et leur place respective dans la société, des
présupposés biologisants qui l'entourent habituellement.
Ce n'est pas parce qu'elle a un utérus et des seins, qu'une femme
est "naturellement" douce et aime les enfants; ce n'est pas
parce qu'un homme a un pénis, qu'il est automatiquement violent
ou incapable de s'occuper des enfants. Simone de Beauvoir en 1949 l'avait
déjà analysé dans le Deuxième sexe en déclarant
"On ne naît pas femme, on le devient".
- Appréhender les femmes, non pas comme un groupe à part,
mais au contraire prendre en considération les femmes et les
hommes dans leurs rapports, en particulier dans la définition
de ce qu'on appelle traditionnellement la féminité et
la masculinité. A ces deux notions correspondent une série
de stéréotypes qui ont évolué au cours des
dernières décennies mais peuvent resurgir sous d'autres
oripeaux. La "féminité" ou la "masculinité"
ne sont pas le résultat naturel d'une appartenance à un
sexe mais le résultat d'un processus de formation ou de "déformation"
des personnes par la société, à travers l'éducation
et les attentes de l'organisation sociale.
- Avec ce concept, les féministes ont voulu également
introduire l'idée (absente de la première définition
citée) que les rapports hommes/femmes ne sont pas des rapports
fondés sur la complémentarité des sexes mais des
rapports de pouvoir, de domination etc. Il y a une hiérarchie
sociale entre les hommes et les femmes dans la plupart des sociétés
connues et ce sont ces rapports de pouvoir qu'il s'agit d'analyser.
Un exemple tiré de l'anthropologie permet de mieux mesurer l'intérêt
de distinguer le genre du sexe biologique. C'est celui des mariages
entre femmes, relevés dans une trentaine de sociétés
africaines, bien connus des anthropologues et cités par N. Cl.
Mathieu: "Il s'agit généralement d'une adaptation
de la société pour assurer la continuité d'un lignage
agnatique (patrilinéaire), en l'absence d'un mâle (décédé
ou inexistant). Une femme, en payant la compensation matrimoniale, épousera
alors, en tant que mari (...), une autre femme, qui produira des enfants
avec un homme qui n'est que le géniteur et n'a aucun droit sur
eux". Mais comme le souligne l'auteure, bien que de même
sexe, les deux femmes ont entre elles des rapports hiérarchisés
en fonction du rôle (mari ou épouse) que sont censées
jouer l'une et l'autre: "Toujours est-il que les mariages entre
femmes fonctionnent sur le modèle de l'opposition de genre, le
"mari-féminin" ayant sur son épouse les prérogatives
d'un homme. La différenciation des tâches et des fonctions
sociales, attribut principal du genre, se reproduit donc même
dans les mariages entre personnes du même sexe" (1991) En
France, les études féministes restent très marginalisées,
quelle que soit leur appellation et le concept de genre est encore très
peu utilisé; il peut même faire l'objet d'un rejet délibéré
de la part de disciplines réfractaires à l'influence féministe.
Il est concurrencé également par le concept de rapports
sociaux de sexe (cf. plus loin).
Quelles que soient les ambiguïtés qui peuvent entourer l'usage
de ce terme, il a un mérite fondamental, celui d'introduire immédiatement
une distance critique vis à vis des stéréotypes
associés aux deux sexes et de remettre en cause les rôles
et fonctions traditionnels attribués aux individu-e-s en fonction
de leur appartenance à l'un ou l'autre sexe. C'est cette réflexion
critique sur les genres qui permet aujourd'hui au mouvement homosexuel
de revendiquer le droit au mariage et à l'homoparentalité
et à l'ensemble des militant-e-s d'entrevoir une société
où la classification des individu-e-s en fonction de leur "sexe"
perdrait tout sens politique. 2) La division sexuelle et sociale du
travail n'a rien de « naturel »: Pour Engels et
bien d'autres, si les femmes sont subordonnées aux hommes, cela
s'explique par leur place marginalisée dans la production, cette
place marginale étant le produit logique de la division du travail
entre hommes et femmes dans la procréation. Pour Engels, il va
de soi que les femmes, mettant au monde les enfants, soient chargées
de la cuisine, des soins aux enfants (dans un cadre socialisé
néanmoins) tandis que les hommes eux, seraient chasseurs, producteurs
etc. Cette vision de la division du travail entre les sexes est le reflet
d'une idéologie qui n'est pas épuisée aujourd'hui
(cf. Trat 1997). Pendant très longtemps les anthropologues ont
parlé des sociétés de "chasseurs", négligeant
ainsi l'activité des femmes dans ce type de sociétés.
Or les données de l'anthropologie contemporaine et de l'histoire,
influencées par le féminisme, ont démontré
que les femmes ont toujours été des productrices. Même
dans les sociétés nomades, dans les sociétés
de chasseurs-cueilleurs, les femmes ont un rôle décisif
dans l'apport des subsistances quotidiennes, en tant que cueilleuses.
Dans la plupart des sociétés connues, les activités
féminines sont distinctes des activités masculines mais
le type d'activités exercées par les unes et les autres
varient considérablement d'une société à
l'autre. De plus, les activités féminines sont, la plupart
du temps, dévalorisées par rapport aux activités
masculines. Il y a donc hiérarchisation. Les femmes seraient-elles
plus fragiles et incapables d'exercer certaines activités jugées
trop "dures"? L'exemple des INUIT (population du grand nord
dispersée entre plusieurs continents) prouve qu'il n'en est rien:
dans cette société, où les naissances masculines
étaient fortement valorisées et où l'on pouvait
pratiquer l'infanticide des petites filles, dans certaines circonstances,
dans laquelle la chasse était très prestigieuse tandis
que les activités domestiques étaient moins valorisées,
un enfant qui naissait était censé réincarner le
nom d'un ancêtre disparu. Il arrivait que pour permettre la réincarnation
du nom de tel ancêtre décédé, un enfant soit
"changé de sexe" à sa naissance. Un petit garçon
pouvait réincarner le nom d'une femme et être élevé
en fille et inversement une petite fille réincarner le nom d'un
homme et être élevé en garçon. Dans ce cas,
la petite fille pouvait devenir un excellent chasseur de phoques etc.
ces pratiques n'avaient rien d'exceptionnel (J. Robert-Lamblin 1986).
On sait également que les femmes, au xixe siècle
en France, remplaçaient les bêtes de somme pour haler les
péniches le long de la Seine Ce n'est donc pas la "faiblesse"
physique des femmes qui peut expliquer leur place dans la division du
travail.
Les femmes seraient-elles écartées de certaines activités
en raison de leur grossesse et de leur moindre mobilité en raison
des enfants? Paola Tabet (1979), une anthropologue féministe,
et Alain Testart (1986.) ont bien montré que ce qui distinguait
les activité féminines des activités masculines,
ce n'est pas tant la mobilité exigée dans ces activités
mais avant tout l'usage des armes, des armes qui font couler le sang
en particulier. Que les femmes soient ainsi écartées de
l'usage des armes "typiques" de la chasse (celles qui transpercent
la chair de l'animal) serait, selon Alain Testart, l'expression d'un
tabou présent dans toutes les sociétés: la crainte
de mêler le sang humain au sang animal. Pour Paola Tabet, c'est
avant tout la marque de rapports de pouvoirs des hommes sur les femmes,
les hommes conservant ainsi le monopole de la violence et des techniques
de production les plus élaborées.
En tout état de cause, la division du travail entre les sexes
n'a rien de "naturel". Si les femmes mettent au monde les
enfants, de multiples solutions peuvent exister pour garder ces derniers
et ne pas écarter les femmes de certaines activités. Si
elles le sont systématiquement et non à tour de rôle
en fonction des grossesses, cela relève de choix sociaux, explicites
ou non, dont il faut rendre compte.
3) Capitalisme, patriarcat et travail domestique: Autrefois, quand on
interrogeait les enfants à l'école sur la profession de
leurs parents respectifs, on leur apprenait qui si leur maman était
femme au foyer, il fallait inscrire "néant". Ce "néant"
là témoigne mieux que tout autre de "l'invisibilité"
du travail domestique des femmes dans les sociétés capitalistes
avant le renouveau du féminisme à la fin des années
soixante.
Les féministes au contraire ont mis en évidence l'importance
et la diversité des activités réalisées
par les femmes "gratuitement" dans la famille. Parmi ces activités,
il fallait ajouter aux tâches ménagères, les soins
aux enfants et aux personnes dépendantes dans la famille, ou
encore "l'aide" gratuite de certaines épouses à
leur mari, à la campagne, dans certains commerces ou les professions
libérales, voire le "service sexuel" dans le cadre
du mariage (C. Delphy et D. Léonard 1992). Précisons:
le terme de "service sexuel" n'a jamais fait l'unanimité
parmi les féministes. Ce terme laisse penser que tout rapport
sexuel dans le cadre du mariage, voire dans tout couple hétérosexuel,
relève de la contrainte. S'il est vrai qu'aucune femme ne pouvait
se soustraire légalement au "devoir conjugal" jusque
dans les années quatre-vingt en France, il n'en est plus exactement
de même aujourd'hui. Les hommes ne sont plus les seuls à
rechercher dans un couple un certain épanouissement sexuel La
situation, sur ce plan, évolue au rythme de l'autonomisation
que conquièrent (ou perdent) les femmes sur tous les terrains.
Concernant le travail domestique et son importance, il y avait un consensus
parmi les féministes en France, mais, au delà, elles étaient
divisées en deux grands courants: * C. Delphy (et le courant
féministe "radical") en a déduit, dans un article
emblématique intitulé "L'ennemi principal" (1998
[1970]) l'existence d'un mode de production domestique distinct du mode
de production capitaliste. Toutes les femmes, quelle que soit leur appartenance
sociale, seraient victimes d'une exploitation directe de la part des
hommes dans la famille et les femmes constitueraient, comme les hommes,
une classe de sexe homogène. Dans cette lutte contre l'exploitation
domestique, les femmes seraient opposées à la classe des
hommes, de même que les salariés s'opposent au patronat,
dans la lutte des classes. Cette analyse avait l'avantage, comme elle
l'a expliqué elle-même, de mettre le doigt sur la base
matérielle de l'oppression des femmes dans la famille, y compris
dans les familles populaires et de mettre en cause tous les hommes (et
pas seulement les capitalistes) qui en bénéficiaient.
Ce qui tordait le cou aux images d'Epinal associées à
la famille "ouvrière" par Engels et plus encore par
toute la gauche, voire l'extrême gauche. Les conclusions politiques
de cette analyse étaient claires: dans cette lutte de classes,
les femmes devaient s'unir pour lutter contre leur ennemi principal:
le patriarcat. Dans l'immédiat, C. Delphy ne voyait ni l'intérêt,
ni la possibilité de faire se rejoindre la lutte de classe traditionnelle
et la lutte des "classes de sexe".
* Partant lui aussi du constat de l'importance du travail domestique,
le courant féministe "luttes de classe", dans lequel
nous nous reconnaissions et nous reconnaissons encore en faisait une
toute autre analyse: L'oppression des femmes a précédé
le capitalisme mais ce dernier l'a profondément modifiée:
le travail domestique, au sens précis du terme, est né
avec le capitalisme (D. Fougeyrollas-Schwebel, 2000). En remplaçant,
dans une large mesure, la petite production agricole et artisanale,
par la grande industrie, il a formalisé de plus en plus la séparation
entre lieux de productions (les entreprises) et lieux de reproduction
(la famille), assignant aux femmes ce rôle de fée du logis.
Cette nouvelle idéologie de la femme au foyer, apparue avec la
bourgeoisie, a renforcé le mépris qui pesait sur les femmes
"contraintes" de travailler à l'extérieur, faute
d'un mari susceptible de les entretenir. Cette idéologie ne fut
pas propre à la bourgeoisie, elle a au contraire contaminé
tout le mouvement ouvrier naissant. Mais, contrairement aux idées
reçues, les femmes des milieux populaires n'ont pas cessé
de travailler, prises dans les contradictions multiples liées
à leurs tâches dans la famille et leurs pénibles
conditions de travail.
Le capitalisme est un mode de production dynamique et agressif et à
ce titre, il pénètre tous les rapports sociaux, y compris
les rapports de genre. Le capitalisme n'a pas hésité par
exemple à faire appel massivement à la main d'uvre féminine
et enfantine très bon marché, au début du xixe siècle,
pour augmenter la production et ainsi ses profits. Au fil des siècles,
cette recherche du profit maximal a conduit le capitalisme à
mettre en cause (partiellement du moins) l'autorité paternelle
et maritale, pour faire des femmes des travailleuses "libres"
de vendre leur force de travail sans l'autorisation de leur mari (O.
Dhavernas, 1978) et des consommatrices à part entière
(N. Lefaucheur, 1994). Cet appel à la main d'uvre féminine
a connu de nouveaux développements aux début des années
soixante (F. Battagliola, 2000) et aujourd'hui encore sur le plan mondial.
Avec la délocalisation des industries traditionnelles ou de pointe,
en Afrique du Nord, en Amérique latine ou en Asie, le patronat,
recherchant de nouveaux profits, a recruté sur le marché
du travail des jeunes femmes. Ces jeunes ouvrières surexploitées
ont pu néanmoins acquérir ainsi une certaine indépendance
financière par rapport aux hommes de la famille, propice à
la demande de nouvelles libertés. Par ailleurs, dans les pays
capitalistes développés, de plus en plus d'activités
qui étaient réalisées dans la famille, sont externalisées,
prises en charges dans un premier temps par les services publics (école,
santé etc.) ou de plus en plus médiatisées par
le marché: la fabrication des vêtements, les repas etc.
Ainsi, même si les femmes continuent d'avoir la responsabilité
des repas familiaux, de nombreux repas sont pris en dehors du foyer
par le biais des cantines ou des fastfoods.
C'est pourquoi, il nous semble indispensable d'analyser conjointement
l'articulation entre capitalisme et oppression patriarcale.
L'oppression des femmes est utile au système capitaliste:
le capitalisme, tout en favorisant, au nom des profits, une certaine
émancipation des femmes, reste malgré tout très
attaché à l'institution familiale traditionnelle.
- Dans nos sociétés, la famille joue un rôle fondamental
dans la reproduction des divisions (et de la hiérarchie) à
la fois entre les différentes classes sociales et entre les genres
auxquels sont assignées des fonctions économiques et sociales
différentes: au nom de leur fonction "maternelle",
les femmes doivent assumer l'ensemble des tâches liées
à l'entretien et à la reproduction (sociale et symbolique)
de la force de travail et de la famille; les hommes eux, sont toujours
censés être les pourvoyeurs économiques principaux.
Ce qui permet, au nom de la prétendue complémentarité
des rôles, dans le cadre de la ségrégation professionnelle,
de maintenir des discriminations salariales au détriment des
femmes.
- La famille joue en outre un rôle de "régulateur"
du marché du travail. En période d'expansion économique,
comme cela a été le cas pendant une trentaine d'années,
jusqu'au milieu des années soixante-dix, les femmes ont été
massivement sollicitées comme main d'uvre bon marché dans
toute une série de branches industrielles comme l'électronique
puis comme salariées dans le tertiaire. Mais en phases de récession
économique, comme celle que l'on a connue dans les vingt dernières
années, les employeurs et l'Etat n'ont de cesse d'inciter les
femmes à se retirer partiellement ou totalement du marché
du travail, pour aller se consacrer à "leur" vocation
maternelle. Avec la reprise économique (durable ou éphémère?),
à nouveau sont envisagés certains investissements dans
les équipements collectifs, non pas prioritairement dans un souci
d'égalité, mais avant tout pour "libérer"
la force de travail féminine soumise à la flexibilité
des horaires.
- Quelle que soit la période, le travail domestique des femmes
permet à l'Etat de faire des économies en matière
d'équipements collectifs et au patronat de payer moins cher-e-s
ses salarié-e-s (J. Albarracin, 1988). Si les femmes n'étaient
pas les seules responsables de ce travail dans le cadre familial, il
faudrait prévoir une baisse massive du temps de travail pour
l'ensemble de la population et le développement significatif
des équipements sociaux - La fonction d'autorité de la
famille a été largement entamée par les évolutions
récentes du statut des femmes dans la société,
au profit de sa fonction "affective".
Néanmoins, les débats récents sur la famille et
le PACS, sur la "crise" de l'autorité paternelle, ont
démontré, s'il en était besoin, que les défenseurs
de l'ordre social capitaliste n'hésitent pas à recourir
à la défense de l'ordre familial fondé sur la distinction
et la hiérarchie des genres.
Pour les plus chauds partisans de la famille traditionnelle, l'autorité
paternelle réhabilitée devrait servir de rempart contre
les "débordements" éventuels des jeunes laissés
pour compte des banlieues - Enfin, et cela peut paraître contradictoire
à première vue avec le point précédent,
la famille a un immense avantage: c'est une institution relativement
souple (ses formes se sont diversifiées considérablement
en l'espace de trente ans) qui peut jouer un rôle de soupape non
négligeable face aux contraintes subies par les salarié-e-s
dans leur vie professionnelle. La plus grande partie de la population
ne peut ni choisir son travail, ni ses conditions de travail. En période
de chômage, les "choix" sont restreints au maximum.
Mais en "choisissant" son ou sa conjoint-e, en "choisissant"
d'avoir des enfants, de manger tel ou tel produit, d'acheter telle marque
de voiture plutôt qu'une autre, de partir en vacances pour telle
ou telle destination (pour ceux qui le peuvent), chaque individu-e peut
avoir le sentiment de retrouver sa liberté perdue hors des murs
familiaux. Toute la publicité entretient cette illusion.
Ce sentiment de liberté est malgré tout limité
par deux éléments fondamentaux: le niveau des ressources
financières dont chacun-e dispose; le sexe (ou plutôt le
genre) auquel on appartient et l'âge. En raison des tâches
domestiques dont elles sont "responsables" et des violences
conjugales qu'elles sont encore trop nombreuses à subir, les
femmes connaissent bien les limites de leur liberté. Les enfants
de même, soumis pour certains (et plus particulièrement
certaines) à l'autoritarisme de leurs parents, voire à
des sévices.
Ce sont ces différents éléments (pris comme un
tout) qui expliquent pourquoi la famille reste un "pilier"
fondamental de la société pour tous les conservateurs.
· Toutes les femmes sont opprimées mais toutes ne sont
pas exploitées : Peut-on, sans risque, amalgamer sous le
terme de "travail familial exploité" comme le font
C. Delphy et D. Léonard (1992), le travail domestique
de la femme au foyer ou des femmes salariées; le travail des
épouses d'artisans, de commerçants, de petits agriculteurs
ou de membres des professions libérales ou celui également
de la femme de PDG? Si, dans tous les cas, il y a effectivement une
activité non reconnue au service du conjoint, on ne peut escamoter
les différences. On peut parler de véritable exploitation
pour toutes ces femmes qui travaillaient, sans salaire, à l'ombre
des maris, produisant (à la campagne ou en ville) pour le marché,
des marchandises ou des services, sources eux-mêmes de rentrées
financières sur lesquelles le conjoint pouvait garder la haute
main.
Quant au travail domestique des femmes au foyer, ou celui des femmes
salariées, il constitue un surtravail mais à la différence
du travail des salarié-e-s dans une entreprise, il ne permet
pas au conjoint d'accumuler du capital. Il est rare qu'un homme puisse
modifier radicalement sa place dans les rapports sociaux, grâce
au travail domestique de sa femme, à moins de s'approprier son
corps et de la contraindre à la prostitution.
Quant à l'activité de la femme de PDG qui dirige les domestiques
de la maison et joue son rôle d'hôtesse dans les réceptions,
elle est sans doute marquée par la dépendance à
l'égard de son époux mais dans ce cas, c'est elle qui
exploite ses employées (en majorité des femmes). Il ne
s'agit pas pour nous de minimiser l'importance de ce surtravail domestique
des femmes, dimension fondamentale, de l'oppression.
Mais amalgamer l'ensemble de ces statuts sous le terme de "travail
familial exploité", si cela présente l'avantage de
légitimer le concept de "classe" des femmes, a le gros
inconvénient de masquer les différenciations sociales
entre femmes qui ne peuvent être ignorées (D. Kergoat 2000).
La solidarité entre femmes ne va pas de soi. Elle peut se construire
à condition de définir des objectifs de lutte qui prennent
en compte les intérêts des femmes les moins favorisées.
Ainsi, contrairement à ce que semblent penser certaines féministes
(C. Delphy, D. Léonard 1992), on voit mal comment la libération
des femmes, de toutes les femmes et non pas seulement d'une petite minorité,
pourrait aboutir sous le régime capitaliste.
Par contre, il n'est pas exclu, que dans le cadre d'une nouvelle phase
d'expansion économique et sous l'action des femmes elles-mêmes,
de nouvelles avancées puissent se concrétiser. C'est pourquoi,
il nous semble indispensable, même si cela implique des conflits
inévitables, de faire converger les luttes des femmes contre
leur oppression et la lutte des salarié-e-s, contre l'exploitation
capitaliste. 4) Les rapports sociaux de sexe: Plutôt que d'utiliser
le concept de genre, des chercheuses françaises ont popularisé
au début des années quatre-vingts, celui de rapports sociaux
de sexe, pour des raisons de traditions culturelles et de clarté
théorique (D. Kergoat, 2000). Il s'agissait d'inscrire d'emblée
l'analyse des rapports d'oppression des hommes sur les femmes dans l'analyse
globale de la société et des différents rapports
sociaux qui la structurent. Comme l'a rappelé à plusieurs
reprises Danièle Kergoat (1992): - Réfléchir en
termes de rapports sociaux, c'est prendre de la distance avec toutes
les analyses en termes de "liens" sociaux. Dans la tradition
marxiste, les rapports entre individu-e-s ne sont pas seulement des
rapports subjectifs mais sont marqués par des rapports sociaux,
contradictoires, antagonistes, qui structurent les rapports de forces
au sein de la société.
- parler de rapports sociaux de sexe, c'est considérer que ces
rapports sont tout aussi structurants pour la société
que les rapports de classe par exemple, à la différence
d'autres rapports comme ceux d'enseignants/enseignés, ceux de
médecins/malades.
- Ces rapports sociaux de sexe structurent l'ensemble du champ social,
ils sont transversaux à toute la société: il n'y
a pas d'un côté les rapports de classe et d'exploitation
qui structurent le champ de la production, l'espace du travail professionnel
et de l'autre, la famille structurée par les rapports de domination
des hommes sur les femmes. Dans les deux cas, les différents
rapports sociaux s'entrecroisent. Par exemple dans une entreprise, les
femmes sont généralement moins bien payées que
les hommes, sont souvent victimes de harcèlement sexuel, et si
elles sont de famille immigrée, elles vont encore voir leur situation
s'aggraver.
Tous ces rapports interagissent les uns avec les autres et ceci, dans
les différentes sphères de la société.
- Par définition, des rapports sociaux ne relèvent pas
de la nature mais de l'histoire sociopolitique, ils peuvent se transformer,
en fonction à la fois des évolutions des structures sociales
et de l'action collective. Les individu-e-s sont façonné-e-s
par la société et les rapports de domination mais en même
temps, ils/elles peuvent agir sur ces rapports sociaux, à titre
individuel mais plus efficacement à titre collectif.
- Comme on l'a déjà expliqué, l'enjeu des rapports
sociaux de sexe, c'est la division du travail entre les sexes. La division
du travail ne concerne pas seulement la place respective des hommes
et des femmes sur le marché du travail, et dans la hiérarchie
des rapports de production mais leur place respective des unes et des
autres dans les différentes sphères de la société.
Nous y reviendrons en conclusion. 5) L'autonomie du mouvement des femmes:
Se fondant sur l'expérience historique des luttes de femmes de
par le monde (S. Rowbotham, 1973) qui montrait comment les femmes ont
été régulièrement spoliées des fruits
de leurs luttes par les mouvements révolutionnaires, une fois
la "révolution" accomplie, les féministes des
années soixante-dix ont préconisé l'organisation
"autonome" des femmes. Les femmes devaient s'organiser collectivement
pour imposer, par leur mobilisation, un rapport de forces qui oblige
les gouvernements et le mouvement ouvrier et démocratique à
prendre en considération leurs revendications. Pour les unes,
ce mouvement se suffisait à lui-même, pour d'autres (dont
notre courant), il s'agissait de faire converger, dans la mesure du
possible, la lutte féministe avec celle d'autres mouvements sociaux,
dans une perspective anticapitaliste.
Cette convergence, nous le savions (et les dernières décennies
nous ont malheureusement donné raison), cette convergence donc
ne pouvait être que "conflictuelle". En effet dans cette
lutte, face à l'autonomie croissante des femmes, les hommes ont
beaucoup à perdre dans un premier temps, même si à
terme, ils peuvent espérer, comme les femmes elles-mêmes,
de nouvelles relations plus riches avec l'autre sexe. Pour toutes, il
s'agissait de faire prévaloir les objectifs féministes,
sans les subordonner à d'autres intérêts supposés"supérieurs",
que ce soit les intérêts électoralistes des partis,
"l'unité de la classe ouvrière" etc. L'expérience
politique a prouvé, au cours des dernières décennies,
que cette organisation collective des femmes, reste absolument indispensable.
Aucun homme (ni aucune femme) ne peut prétendre échapper
aux rapports d'oppression, tant ils s'inscrivent dans le fonctionnement
de la vie quotidienne. Pour préserver leur vie amoureuse (avec
un homme) et leur vie familiale, de certains conflits usants, les femmes
sont tentées de faire certains compromis, de céder, par
exemple, sur le partage des tâches domestiques. Les hommes, quant
à eux, même quand ils se disent solidaires du combat des
femmes, ne peuvent s'empêcher de considérer la révolte
de leur compagne, quand elle s'exerce dans leur environnement, comme
une preuve de "mauvais caractère".
La lutte pour l'émancipation des femmes ne peut pas progresser
si les femmes restent isolées chacune dans son coin. Par contre,
les formes d'organisation de cette lutte, peuvent varier en fonction
des générations ou du contexte socio-politique.
Bibliographie indicative
- Sur le concept de genre: · Indispensable: N. CL. Mathieu
2000, entrée "Sexe et genre" in Dictionnaire critique
du féminisme, PUF.
- Mais aussi: · Delphy Christine (1991): "Penser le genre,
quels problèmes?", Sexe et genre, édité par
M-Cl. Hurtig, M. Kail et H. Rouch, éditions du CNRS
(pour ceux et celles qui s'intéressent à l'émergence
de ce concept dans les sciences sociales) · Scott Joan (1988) :
"Genre: une catégorie utile d'analyse historique",
Cahiers du GRIF, N° 37-38, éditions Tierce (article
difficile).
- Sur le concept de division sexuelle du travail: · Kergoat Danièle:
entrée "Division sexuelle du travail et rapports sociaux
de sexe" in Dictionnaire critique du féminism· Kergoat
Danièle: entrée "Division sexuelle du travail et
rapports sociaux de sexe" in Dictionnaire critique du féminisme,
PUF (article de base).
- Pour aller plus loin: · Robert-Lamblin Joëlle (1986) :
"Influence de l'éducation sur l'identité sexuelle",
Côté-femmes, approches ethnologiques, éditions L'Harmattan
(article essentiellement descriptif sur "le changement de sexe"
chez les INUIT, facile à lire).
· Tabet Paola (1979) : "Les mains, les outils, les
armes", L'Homme XIX, 3-4, pp. 5-61, (article fondamental: la division
sexuelle du travail n'est pas une conséquence logique des "handicaps
naturels" liés à la maternité mais est le
produit d'un rapport de pouvoir entre les genres. Article passionnant
mais difficile pour qui parle mal l'anglais, car truffé de citations
non traduites).
· Testart Alain (1986) : Sur les fondements de la division
sexuelle du travail chez les chasseurs-cueilleurs, La Recherche, N° 181
octobre 1986, 11952201 (article très accessible résumant
son livre paru la même année, très inspiré
par l'étude de Paola Tabet. Mais à partir de données
similaires ou complémentaires, il insiste quant à lui
sur la "structure symbolique" qui sous-tend la division du
travail entre hommes et femmes).
· Trat Josette (1997) : "Engels et l'émancipation
des femmes" Engels, savant et révolutionnaire, sous la direction
de G. Labica et M. Delbraccio, PUF, pp; 175292 (article, facile
à lire, d'analyse critique de la pensée d'Engels, et de
sa conception "naturaliste" de la division sexuelle du travail
en particulier).
- Sur Capitalisme, patriarcat et travail domestique: · Delphy
Christine (2000): entrée "Théories du patriarcat",
Dictionnaire critique du féminisme, PUF.
· Fougeyrollas-Schwebel Dominique (2000): entrée "Travail
domestique", Dictionnaire critique, PUF.
- Pour aller plus loin: · Albarracin Jesus: "Travail domestique
et loi de la valeur", Inprecor, N° 274 du 17 octobre
1988 · Bihr Alain et Pfefferkorn Roland (1996): hommes/femmes,
l'introuvable égalité, édi. de l'Atelier (bien
que les chiffres soient dépassés, une description de l'articulation
entre oppression de classe et oppression de genre, remarquable) ·
Battagliola Françoise (2000): Histoire du travail des femmes,
La découverte · Delphy Christine (1998): L'ennemi principal,
l'économie politique du patriarcat, éditions Syllepse
(un recueil d'articles sur trente ans, par la première théoricienne
en France du concept de "production domestique", à
lire pour qui veut connaître les positions théoriques des
féministes "radicales" ou "matérialistes"
en France et sur le plan international.
Les divergences entre ce courant et le courant féministe "luttes
de classe" se sont estompées aujourd'hui en raison des évolutions
des positions respectives et du contexte socio-politique).
· Le Faucheur Nadine 19942995: "De la stabilité à
la mobilité conjugale", Le nouveau Politis, La Revue, N° 8,
Nov-déc. 1994-Jan. 1995.
- Les deux articles qui suivent sont importants à connaître
car ils résument bien les positions théoriques que notre
courant a développées, au cours de ces années.
Malheureusement les historiennes du féminisme en France les méconnaissent
systématiquement, introduisant ainsi des biais fort regrettables
dans la présentation des débats de l'époque.
· Vinteuil Frédérique (19752976): "Capitalisme
et patriarcat, questions de méthode ", Critique Communiste,
N° 4, Déc.75. Jan.76.
· Vinteuil Frédérique (1983): "Marxisme et
féminisme", Critique Communiste, N° Hors série.
- à propos de l'expérience historique des luttes de femmes
dans le monde: · Sheila Rowbotham (1973): Féminisme et
Révolution, N° 229, petite bibliothèque Payot.
III- L'oppression des femmes
Les féministes des années soixante-dix du xxe siècle
se sont battues pour faire reconnaître l'existence d'une "oppression
spécifique" des femmes. Il s'agissait alors de faire admettre
que cette oppression était plurimillénaire, qu'elle avait
précédé l'apparition de la propriété
privée dans les sociétés occidentales, qu'elle
ne pouvait pas être réduite à la "surexploitation"
des femmes par le capitalisme; que le foyer n'était pas ce havre
de paix tant vanté par les magazines féminins et que la
moitié de l'humanité la subissait. Mais cet effort pour
faire reconnaître le caractère "spécifique"
de l'oppression des femmes a produit un effet pervers. Celui de marginaliser
la réflexion sur ce terrain au lieu de l'intégrer dans
une réflexion plus générale sur les voies de l'émancipation
de tous les opprimé-e-s. C'est pourquoi il n'est pas inutile,
trente ans plus tard, de s'interroger, à nouveau, sur les mécanismes
à l'uvre, dans les différents types d'oppression. La domination
masculine ne se réduit pas à une somme de discriminations.
C'est un système cohérent qui façonne tous les
domaines de la vie collective et individuelle.
1) la domination se traduit, en général, par un surtravail,
une exploitation du travail des opprimés des deux sexes, avec
quelques nuances. L'oppression des homosexuel-le-s, se traduit non pas
par un surtravail spécifique mais par des discriminations au
travail bien réelles. Quant aux femmes, elles sont "surexploitées"
sur leur lieu de travail et elles fournissent de longues heures de travail
domestique mais ces dernières n'ont pas le même statut
que les heures de travail salarié, comme nous l'avons rappelé.
Néanmoins, sur le plan international, les statistiques montrent
que si on prend en compte le travail professionnel des femmes qui est
rémunéré, plus le travail domestique, le groupe
des femmes produit un "surtravail" par rapport à celui
des hommes. Cette non-mixité dans les tâches et les responsabilités
familiales est la face visible (grâce aux féministes) d'un
ordre social fondé sur la division sociale et sexuelle du travail,
c'est à dire sur une répartition des tâches entre
les hommes et les femmes, suivant laquelle les femmes seraient censées
se consacrer prioritairement et "tout naturellement" à
l'espace domestique et privé et les hommes à l'activité
productive et publique. Cette répartition loin d'être "complémentaire"
définit une hiérarchie entre les activités "masculines"
(valorisées) et les activités "féminines"
(dévalorisées).
Cette division n'a jamais correspondu, dans les faits, à la réalité.
Comme on l'a vu, la grande majorité des femmes a toujours cumulé
une activité productive (au sens large du terme) et l'entretien
du groupe domestique.
2) La domination se caractérise par une absence totale ou partielle
de droits: le seul droit des esclaves, c'était celui de travailler;
celui des femmes mariées au xixe siècle en Europe
était quasiment nul; celui des femmes afghanes aujourd'hui est
réduit à néant par les Talibans, avec la complicité
des grandes puissances occidentales.
Plus généralement, les femmes qui vivent dans des sociétés
où la religion est une affaire d'Etat, ont des droits fort limités.
Les droits des femmes occidentales se sont par contre considérablement
élargis sous la double influence du développement du capitalisme
et de leurs luttes: elles devaient pouvoir travailler et consommer "librement"
(O. Dhavernas, 1978). Par ailleurs les femmes n'ont pas cessé
de lutter collectivement depuis deux siècles pour revendiquer
le droit de vote, le droit au travail, de se syndiquer, la libre maternité,
l'égalité pleine et entière au travail, dans la
famille, et dans l'espace public.
3) La domination s'accompagne toujours d'une violence, qu'elle soit
physique, morale ou "idéelle" (cf. M. Godelier
1982). La violence physique, ce sont toujours dans notre société,
les violences conjugales, le viol etc. Les violences morales ou psychologiques,
ce sont les insultes, les humiliations. Les violences "idéelles",
ce sont les violences inscrites dans les représentations (les
mythes, les discours etc.). Par exemple, chez les Baruya (population
de nouvelle Guinée) dans laquelle les hommes exercent leur domination
sur tous les terrains, le lait des femmes n'est pas considéré
comme un produit féminin mais comme la transformation du sperme
des hommes. Or, comme le dit M. Godelier, cette représentation
du lait comme produit dérivé du sperme est une forme d'appropriation
par les hommes du pouvoir de procréation des femmes, et c'est
une manière d'inscrire dans la représentation des corps,
la subordination des femmes.
4) Les rapports de domination s'accompagnent le plus souvent d'un discours
qui vise à faire passer les inégalités sociales
pour des données naturelles. L'effet de ce discours, c'est de
faire admettre ces inégalités comme un destin incontournable
(ce qui relève de la nature ne peut pas être changé),
alors que tout ce qui relève de l'histoire, du social peut être
changé, par l'action des opprimé-e-s.
On trouve ce type de discours dans la plupart des sociétés.
Par exemple dans la société grecque antique, il est fait
référence aux catégories du chaud et du froid,
du sec et de l'humide pour définir la "masculinité"
et la "féminité"; Voici l'explication donnée
par Aristote et résumée par F. Héritier (1996):
"Le mâle est chaud et sec, associé au feu et à
la valeur positive, le féminin est froid et humide, associé
à l'eau et à la valeur négative (...). C'est qu'il
s'agit, dit Aristote, d'une différence de nature dans l'aptitude
à "cuire" le sang: les menstrues chez la femme sont
la forme inachevée et imparfaite du sperme. Le rapport perfection/imperfection,
pureté/impureté, qui est celui du sperme et des menstrues,
donc du masculin et du féminin trouve par conséquent chez
Aristote son origine dans une différence fondamentale, biologique,
dans l'aptitude à la coction: c'est parce que l'homme est au
départ chaud et sec qu'il réussit parfaitement ce que
la femme, parce qu'elle est naturellement froide et humide ne peut que
réussir imparfaitement, dans ses moment de plus forte chaleur,
sous la forme de lait". Pour reprendre une expression de Thomas
Laqueur (1992), la femme est ainsi un "moindre mâle".
Une inégalité sociale inscrite dans l'organisation sociale
de la cité grecque (les femmes ne sont pas citoyennes) est transcrite
en termes de nature, dans la représentation des corps Dans d'autres
sociétés, ce sont d'autres qualités "naturelles"
qui sont associées à l'homme ou à la femme et qui
pourtant aboutissent elles aussi à une hiérarchisation
entre le groupe des hommes et celui des femmes. Prenons juste un autre
exemple, celui de la société INUIT: là, le froid,
le cru et la nature sont du côté de l'homme, alors que
le chaud, le cuit et la culture sont du côté de la femme.
C'est l'inverse dans les sociétés occidentales, où
l'on associe homme-culture/femme-nature; On peut donc constater qu'avec
des qualités "naturelles" différentes associées
aux unes et aux autres, il existe néanmoins une rationalisation
comparable de rapports sociaux hiérarchisés entre les
hommes et les femmes.
Il ne s'agit pas pour nous de nier ainsi toute différence biologique
entre les hommes et les femmes. Constater une différence, ce
n'est pas admettre automatiquement une inégalité. Sans
doute. Mais quand, dans une société, est montée
en épingle un ensemble de "différences naturelles"
non pas entre tel ou tel individu mais entre des groupes sociaux, on
doit soupçonner un rapport social inégalitaire masqué
derrière le discours de la différence.
Ce discours de "naturalisation" n'est pas spécifique
aux rapports de domination des hommes sur les femmes, on le trouve par
exemple dans la manière de décrire la situation des noirs.
Certains discours tendaient ainsi à justifier la situation d'exploitation
et d'oppression des noirs, sous ses différentes formes, par leur
"paresse" congénitale.
Discours identique des colons français en Afrique du Nord. On
le constate également à propos des prolétaires
du XIX siècle: à cette époque, on expliquait leur
impossibilité de sortir de la pauvreté par le fait qu'ils
étaient des ivrognes par nature, de père en fils.
Ce type de discours tend à transformer des individus intégrés
dans des rapports sociaux en "essences" avec des "qualités"
définitives, relevant de la nature, qui ne peuvent pas être
changées et qui donc justifient, légitiment ces rapports
d'inégalités, d'exploitation, d'oppression etc.
5) S'il n'y a pas de luttes, ce type de discours peut très bien
être intériorisé par les opprimé-e-s des
deux sexes.
Par exemple, l'idée suivant laquelle les femmes, parce ce sont
elles qui portent les enfants et les mettent au monde, seraient "naturellement"
plus douées que les hommes pour s'en occuper, quand ils sont
petits du moins, est largement répandue. Pourtant, les jeunes
femmes sont souvent aussi démunies que leur conjoint dans les
premiers jours qui suivent la naissance. Par contre, elles ont souvent
été préparées psychologiquement (à
travers l'éducation et les normes diffusées dans l'ensemble
de la société) à cette nouvelle responsabilité
qui va nécessiter un apprentissage. Cette répartition
des tâches à propos des enfants (qui confient quasi exclusivement
les soins matériels des bébés aux femmes) n'a rien
de "naturel"; elle relève de l'organisation sociale.
Elle peut être considérée comme rationnelle ou source
d'injustices, mais elle relève toujours d'un choix collectif
de société même s'il n'est pas formulé explicitement.
Le résultat est bien connu: ce sont majoritairement les femmes
qui doivent se débrouiller pour "concilier" travail
professionnel et responsabilités familiales, au détriment
de leur santé et de leur situation professionnelle, les hommes,
quant à eux, étant privés de ce contact permanent
avec les jeunes enfants.
P. Bourdieu (1998) a très bien analysé cette naturalisation
des rapports sociaux qui s'inscrit inconsciemment dans les comportements
des dominants et des dominées et qui les pousse à agir
conformément à la logique de ces rapports sociaux, les
hommes devant se conformer (dans les sociétés méditerranéennes)
à la logique de l'honneur (ils doivent à tout moment faire
la preuve de leur "virilité"), les femmes à
celle de la discrétion, du service, de la docilité.
C'est ce qu'il appelle la violence symbolique. Pour Nicole Claude Mathieu,
constater l'absence de révolte des opprimé-e-s, ne doit
surtout pas conduire à penser que les femmes (ou d'autres opprimés)
consentent à leur domination (1991). Ce qui fait obstacle à
la révolte des femmes, ce n'est pas prioritairement, selon elle,
l'intériorisation inconsciente des rapports de domination mais
d'abord et avant tout l'absence de choix réels et les impasses
auxquelles elles se trouvent confrontées concrètement.
Dans la plupart des sociétés en effet, même si les
femmes n'acceptent pas la violence qu'elles subissent, elles ont du
mal à y échapper, n'ayant aucun lieu où se réfugier.
Nous sommes entièrement d'accord avec elle. Mais ce constat n'est
en rien contradictoire, selon nous, avec la nécessité
de prendre en compte les processus inconscients à l'uvre dans
la perpétuation des rapports de domination, notamment quand l'oppression
s'exerce de manière plus "subtile", dans certaines
sociétés occidentales, comme la nôtre.
6) Le discours de "naturalisation" porté par les dominants
est en même temps un discours de stigmatisation qui vise à
dévaloriser les différents groupes opprimés; cette
stigmatisation aboutit au fait que les individus des deux sexes se voient
collés une étiquette et assignés à une identité
unique et persécutés ou du moins maltraités, au
nom de leur origine sociale, de la couleur de leur peau, de leur sexe,
de leur orientation sexuelle etc.; Dans les sociétés occidentales,
le modèle de référence a longtemps été,
et reste encore très largement, celui de l'homme, blanc, bourgeois,
chrétien, hétérosexuel. Seule une personne réunissant
ce type de caractéristiques pouvait prétendre être
un individu à part entière et pouvoir parler pour l'humanité.
Tous les autres, les noirs, les juifs, les homos, les travailleurs immigrés
et leurs enfants, les femmes (ces dernières pouvant d'ailleurs
concentrer sur elles plusieurs de ces "stigmates") devaient
et doivent encore se justifier pour bénéficier des mêmes
droits que les dominants. Dans la plupart des pays, il suffit d'être
étranger pour être suspect; il suffit d'être homosexuel
pour passer pour un monstre pervers; il suffit d'être une femme
et de refuser d'être docile, pour être traité de
"putain" ou de "salope". On peut comprendre dès
lors pourquoi certaines personnes appartenant à des groupes opprimés
et qui cherchent, à titre individuel, le chemin de leur épanouissement
personnel, évitent par tous les moyens d'être assimilées
à leurs frères ou surs de misère. C'est une manière
(illusoire) de refuser de se laisser enfermer dans une seule identité
(cf. plus loin).
La domination masculine s'insinue dans toutes les sphères de
la vie économique, sociale politique et culturelle. C'est pourquoi
la lutte pour l'émancipation des femmes oblige à lutter
sur tous les terrains et à ne négliger aucun d'entre eux,
même si, en fonction de l'actualité, les associations féministes
et leurs allié-e-s peuvent choisir tel axe prioritaire plutôt
que tel autre.
Bibliographie indicative:
* Apfelbaum Erika (2000): entrée "Domination" dans
le dictionnaire critique du féminisme, PUF.
- pour aller plus loin: · Bourdieu Pierre (1998): La domination
masculine, éditions du Seuil. Ce petit livre centré sur
le concept de violence "symbolique" a suscité de nombreux
articles polémiques le concernant: · Trat Josette (1998):
"Bourdieu et la domination masculine", dans le N° 81
des Cahiers du Féminisme, Automne 1998, pp. 38-41.
· M. Perrot, Y. Sintomer, B. Krais, M. Durut-Bellat,
donnent leur point de vue sur le livre de P. Bourdieu et ce dernier
répond, dans la revue Travail, Genre et Sociétés,
1/1999, pp. 201-234.
· N. C. Mathieu "Bourdieu ou le pouvoir autohypnotique
de la domination masculine", M. V. Louis "Bourdieu: défense
et illustration de la domination masculine", dans Les Temps Modernes,
Mai-juin-juillet 1999, pp 286-358.
· Dhavernas Odile (1978): Droit des femmes, pouvoir des hommes,
Le Seuil 1978 (un livre clair sur les intérêts partiellement
contradictoires du capitalisme et du "patriarcat", au xixe siècle).
· Godelier Maurice (1982): La production des grands hommes, éditions
Fayard (parmi ses analyses, l'auteur reprend ici l'idée suivant
laquelle l'oppression se perpétue en prenant appui sur le "consentement"
des dominées aliénées par la violence "idéelle",
thèse fortement critiquée par N. CL. Mathieu cf.
ci-dessous).
· Héritier Françoise (1996): Masculin/féminin:
la pensée de la différence, éditions Odile Jacob
(analyse fouillée et vivante de la fonction "légitimante"
des mythes, discours sur la différence des sexes, notamment dans
l'article déjà cité "Le sang du guerrier et
le sang des femmes").
· Laqueur Thomas (1992): La fabrique du sexe, essai sur le genre
et le corps en occident, édi. Gallimard.
· Mathieu Nicole-Claude 1991 : "Quand céder n'est
pas consentir", L'Anatomie politique, éditions côté-femmes
pp. 131-225 (un article fondamental écrit pour "répondre"
à la thèse de M. Godelier).
IV- Impasses et voies de l'émancipation
Les dominé-e-s ne sont pas condamné-e-s à reproduire
indéfiniment les rapports de domination. Le malaise, la souffrance,
le sentiment d'injustice peuvent pousser les unes et les autres, à
chercher différentes voies pour sortir de l'oppression. Toutes
ne sont pas équivalentes sur le plan des transformations qu'elles
peuvent introduire dans la société ou dans la vie individuelle.
Les remarques générales qui suivent ont fait l'objet d'une
réflexion déjà ancienne en ce qui concerne les
rapports entre noirs et blancs (F. Fanon, 1975), colons et colonisés
(A. Memmi, 1985, [1957]). Elles ne concernent pas seulement la lutte
des femmes.
On pourrait tout aussi bien les reprendre en ce qui concerne la lutte
des homosexuel-le-s etc.
On peut distinguer quatre voies principales pour sortir de la domination:
1) la première est celle qui consiste à se conformer aux
stéréotypes produits par les normes sociales dominantes.
Pendant longtemps, les femmes, pour exister, ont dû se conformer
à deux stéréotypes majeurs: l'ensorceleuse ou la
bonne mère. Dans le premier cas, cela peut consister, pour une
femme, à jouer à fond le jeu de la "féminité",
en essayant de se conformer aux canons de la "beauté"
traditionnelle pour plaire et capter l'assentiment des hommes. Si l'on
fait partie de la petite élite remarquée par ces messieurs,
ce jeu peut être payant.
Il permet ainsi d'échapper à sa condition de "paria"
et d'accéder à certains privilèges. Mais il est
difficile ("il faut souffrir pour être belle"), éphémère
(il faut être jeune) et c'est un jeu que les femmes peuvent payer
très cher. Une femme jugée "trop" séductrice,
risque de franchir la frontière qui la fera passer pour une "putain".
Si les femmes, par leurs luttes, sont parvenues à desserrer le
nud coulant de ces stéréotypes, ils continuent néanmoins
de persister sur une large partie de la planète et de manière
plus insidieuse dans les sociétés occidentales.
Aujourd'hui, par exemple, après vingt ans d'offensive néolibérale,
les femmes doivent démontrer qu'elles sont des "gagnantes"
(comme les hommes), se montrer "séduisantes", "douces"
et capables, sans protester, de s'organiser efficacement pour "concilier"
leur activité professionnelle et les soucis familiaux. Cette
idéologie de la réussite individuelle a son revers immédiat:
faire passer toutes celles qui n'y arrivent pas, en particulier les
femmes des milieux populaires (mais pas seulement), dont les conditions
de travail et de vie sont les plus pesantes, pour des "ringardes"
mal adaptées à la "modernité".
Elle a pour conséquence également de discréditer
les formes de luttes collectives qui sont pourtant indispensables pour
modifier qualitativement la situation des femmes.
2) la demande d'assimilation:
on est opprimé, on fuit cette réalité et l'on essaie
de se modeler sur les comportements du groupe dominant, de faire "oublier"
qu'on est femme, ou noir ou juif ou homosexuel, en essayant de s'intégrer
au groupe dominant tel qu'il fonctionne (cf. Hanna Arendt 1997 [1943]).
Cela a donné lieu à de multiples pratiques. Par exemple
des noirs peuvent chercher se blanchir la peau; des femmes, dans des
postes de responsabilité, peuvent en "rajouter" dans
l'autoritarisme vis à vis de leurs subordonné-e-s, notamment
quand ce sont des femmes, pour bien montrer qu'elles sont dignes de
la confiance des hommes etc.
Cette voie, elle aussi, débouche sur l'aliénation, et
non sur l'émancipation.
3) L'affirmation de la différence :
Une troisième voie peut être choisie assez spontanément
par les opprimé-e-s qui se révoltent et veulent faire
échec au processus de dévalorisation liée à
la domination, c'est celle de l'affirmation de sa différence:
on renvoie au dominant son mépris.
Vous dites que les femmes sont nulles, sont le deuxième sexe,
eh bien, on va vous prouver qu'on est les meilleures. C'est également
ce que traduisait le mot d'ordre "black is beautifull" pour
les noirs. La différence qui a servi à stigmatiser tel
ou tel groupe opprimé, est retournée contre l'adversaire
et sert de drapeau pour exiger une nouvelle dignité, de nouveaux
droits etc. C'est un moment nécessaire à toute lutte.
C'est la sortie de l'humiliation, phase indispensable et incontournable.
Mais, à partir de là, on discerne les risques possibles.
Il peut y avoir des dérives qui se transforment en replis identitaires
et qui reproduisent un type d'analyses symétriques à celles
des dominants. Dans ce cas, les opprimé-e-s englobent dans leur
mépris non pas les dominants caractérisés par leur
place dans les rapports sociaux mais l'ensemble des hommes, des blancs,
etc. Cette logique identitaire oppose deux mondes de manière
homogène (l'un est négatif, l'autre est positif) au lieu
de mettre en cause des rapports sociaux concrets qu'il faut changer.
Le "courant de la différence", au sein des mouvements
de femmes, se situe dans cette logique identitaire: ses adeptes ne raisonnent
pas en termes de genre mais en terme de sexes. "Il y a deux sexes"
proclamait le recueil d'articles d'A. Fouques (1995). Ce courant est
fortement marqué par la psychanalyse et il a centré son
activité sur une dénonciation de la domination masculine,
sur le plan symbolique.
Ainsi les travaux importants de Luce Irigaray ont conduit à une
critique très fine de l'analyse freudienne. Bien que Freud ait
joué un rôle très subversif en se mettant à
l'écoute de la souffrance des femmes de son époque, il
a contribué à légitimer l'ordre social et familial
du début du siècle quand, notamment, il définissait
la "féminité" comme un "manque", manque
d'un pénis en l'occurrence, et la sexualité féminine
"normale" comme l'abandon du plaisir clitoridien au profit
de la seule érotisation du vagin.
Il va même jusqu'à suspecter toute femme qui prétend
exercer un travail, et ne pas se contenter de sa "vocation"
de mère et d'épouse, de vouloir combler ce "manque"
humiliant. Mais de quoi manquaient les femmes à son époque
si ce n'est de libertés tout simplement? Comme l'a écrit
L. Irigaray (1977), par ce type d'analyse, Freud ne faisait ainsi
que reproduire les interdits qui pesaient sur la vie des femmes, tant
sur le plan de la sexualité, que sur le plan professionnel. Mais
à partir de cette critique subtile de Freud et de la prévalence
du symbole phallique dans les sociétés patriarcales, le
courant de la différence en a tiré une conclusion contestable:
pour aboutir à une société plus juste pour les
femmes, l'essentiel serait de faire advenir la "féminitude",
la créativité des femmes. Pour expliquer cette créativité
particulière des femmes, ces militantes en reviennent aux explications
les plus traditionnelles, se référant à la biologie.
En raison de leurs capacités de procréation, et parce
qu'elles naissent d'une femme qui est du même sexe qu'elles, les
femmes porteraient en elles une série de qualités qui
feraient du monde des femmes, un monde sans agressivité, sans
compétition. Les femmes seraient particulièrement accueillantes
à l'autre. Inversement les hommes seraient porteurs d'une civilisation
de compétition, d'agression, de destruction etc. (L. Irigaray,
1989). Elles homogénéisent la catégorie femmes
sur cette base, elles parlent ainsi de l'identité "féminine",
d'une identité homogène pour toutes les femmes, identité
positive opposée à celle des hommes. Ce type de raisonnement
peut conduire à des affirmations assez burlesques. Ainsi, pour
manifester leur solidarité avec les sans-papiers, en France,
ces militantes ont développé l'idée suivant laquelle
les femmes seraient spontanément accueillantes envers les étrangers
car elles expérimentent, par le biais de la grossesse, l'accueil
d'un être étranger dans leur propre corps.
Il ne s'agit pas de nier, qu'en raison de leur place, dans les rapports
sociaux, dans l'histoire et en raison également de l'expérience
de la maternité, les femmes (non pas spontanément, mais
à partir d'une réflexion critique, d'une lutte contre
l'oppression) peuvent être porteuses de "valeurs", peuvent
être plus sensibles à certaines questions que les hommes.
L'idée par exemple que les femmes seraient mieux préparées
par leur éducation à être attentives aux autres
et plus intéressées au "relationnel", repose
sur une réalité. Mais cela ne s'explique pas par la différence
des corps. Par ailleurs, pour nous, une société libérée
de l'oppression des hommes sur les femmes et également de l'exploitation
ne devrait pas se traduire, sur le plan des valeurs, par l'ajout de
valeurs "féminines" aux valeurs "masculines"
mais par un bouleversement de l'ensemble des valeurs de telle manière
que puissent émerger d'autres idéaux, d'autres modèles
de relations humaines portés à la fois par les hommes
et par les femmes; ce qui implique, selon nous, un bouleversement des
rapports sociaux eux-mêmes.
Nous ne nous battons pas pour qu'il y ait des symboles "féminins"
à côté de symboles "masculins", mais pour
changer l'ensemble des symboles et des valeurs (Questions Féministes,
N° 1, 1977). On sait très bien, par ailleurs, que des
femmes qui ne s'inscrivent pas dans une logique de contestation féministe
peuvent être porteuses de valeurs conservatrices: Margaret Thatcher
en Grande Bretagne ou Christine Boutin en France sont là pour
en témoigner. Par ailleurs, on sait très bien que dans
les sociétés rurales traditionnelles, très souvent
les mères de famille servaient et servent encore de relais dans
la répression et l'enfermement des filles. Aujourd'hui encore,
dans nos sociétés urbanisées, malgré certaines
évolutions dans la morale dominante, les mères continuent
de contrôler plus intensément la vie de leurs filles que
celle de leurs fils Il est donc très simpliste d'opposer ainsi
les valeurs "féminines" positives et les valeurs "masculines"
négatives. Même si, quand les femmes entrent en lutte,
elles peuvent apporter une critique très subversive de la société
et des rapports sociaux.
4) La quatrième voie se démarque de toutes les autres:
au lieu de construire des essences abstraites (la femme, l'homme, le
noir, le blanc etc.), il s'agit d'analyser ce qui est à la base
de l'opposition entre dominants et dominé-e-s, dans le cadre
de rapports sociaux concrets et de redéfinir un projet d'émancipation
non pour un seul groupe (ce qui est impossible) mais pour la société
toute entière.
Ce qui est possible et souhaitable, par contre, c'est de revendiquer
de nouveaux droits collectifs pour les groupes opprimés, tout
en se battant pour l'égalité réelle entre tous
les individus des deux sexes, quelle que soit leur origine. Quand, sur
la base d'un rapport de forces, la société reconnaît
les torts qu'elle a fait subir à un groupe opprimé, cela
peut se traduire par des dédommagements symboliques ou financiers.
Cela peut donner lieu également à l'adoption de mesures
"d'action positive" destinées à compenser les
discriminations dont ont été victimes historiquement les
noirs, les femmes etc. C'est le sens de l'adoption de quotas réservés
aux noirs dans les universités américaines, de quotas
réservés pour l'emploi des femmes, dans certaines entreprises,
aux USA. Mais ces mesures n'ont de sens que si elles sont adoptées
comme point de départ d'un plan d'ensemble pour faire bouger
plus largement les mécanismes socio-politiques qui produisent
ces discriminations et non, dans le souci de maintenir un statut quo,
en privilégiant une petite élite issue des ces groupes
opprimés. En France aujourd'hui, favoriser l'égalité
entre les hommes et les femmes en politique, ne peut se réduire
à l'adoption de quotas ou à la parité sur les listes
des partis.
Il est indispensable de démocratiser en profondeur les institutions
politiques, d'améliorer concrètement les conditions de
vie et de travail des femmes, si l'on veut les inciter à participer
plus directement à la vie politique. Cela implique de réduire
réellement le temps de travail, sans perte de salaire, de faire
reculer la flexibilité et la précarité, de créer
des structures d'accueil pour la petite enfance, de garantir un retour
à l'emploi quand on a été candidate et élue
(un statut de l'élu-e) etc. Ces mesures d'action positive n'ont
d'intérêt que si elles s'inscrivent dans une perspective
plus générale d'une lutte pour l'égalité,
qui mette en cause les rapports sociaux qui sont à la base de
cette domination.
Bibliographie indicative:
· Arendt Hanna 1997 (1re édition 1943): "Nous autres
réfugiés", La tradition cachée, Christian
Bourgois, éditeur, collection 10/18.
· Freud Sigmund.: "La féminité", Nouvelles
conférences sur la Psychanalyse, édi. Gallimard 1975 ·
Fanon Franz 1975 (1re édition 1952): Peau noire et masques blancs,
édi. du Seuil.
· Irigaray Luce (1977) : Ce sexe qui n'en est pas un, éditions
de Minuit (une critique de la théorie freudienne de la féminité).
· Irigaray Luce (1989) : Le temps de la différence,
Le livre de Poche (un exemple du monde manichéen et mythique
élaboré par une pensée différentialiste)
· Prokhoris Sabine (2000): Le sexe prescrit, la différence
sexuelle en question, Alto/Aubier.
(Une psychanalyste qui met en cause l'usage normatif du discours psychanalytique,
tenu par certains de ses collègues concernant "la"
différence sexuelle).
· Trat josette (1992): "De la différence sexuelle",
Critique Communiste N° 124225 (une réflexion critique
sur la théorie de la différence, à partir d'une
comparaison entre la revendication de "négritude" et
de "féminitude").
Articuler
les différents fronts de lutte
Une lutte réellement émancipatrice doit permettre aux
individus de dépasser la stigmatisation liée à
l'oppression, de sortir de l'enfermement dans une seule identité
et d'assumer leurs multiples identités. Aucun et aucune d'entre
nous ne peut se résumer au fait d'être femme ou homme,
au fait d'être homosexuel ou hétérosexuel, au fait
d'être noir ou blanc, au fait d'être né à
la campagne ou à la ville etc. Chacun, chacune est une combinaison
originale, un être singulier. Or, quand on raisonne en termes
de normes (les femmes, c'est ceci, les hommes, c'est cela), on ne peut
qu'aboutir à fermer les espaces de libertés que renvendiquent
les opprimé-e-s. L'humanité n'est pas duelle mais diverse.
C'est pourquoi nous militons pour une société dans laquelle
la division entre genres hiérarchisés disparaîtra
et n'aura plus aucun sens.
Toutes ces luttes contre diverses oppressions ont toutes leur légitimité,
mais elles ne peuvent prendre toute leur efficacité que si elles
parviennent à converger dans un projet politique global de remise
en cause de toutes ces oppressions et de l'exploitation capitaliste.
Ce qui pose la question de la construction d'une force politique capable
d'articuler toutes ces luttes, en leur donnant le maximum d'échos,
pour que les militant-e-s partie prenante de ces différents mouvements
sociaux ne se sentent ni oublié-es, ni rejeté-e-s. Or,
de ce point de vue, le mouvement ouvrier, pendant très longtemps,
a été incapable, et c'est encore très largement
le cas, de prendre en charge la lutte des femmes (comme celle d'ailleurs
des autres minorités opprimées), de manière suffisamment
conséquente, de telle sorte qu'un certain nombre de femmes ont
préféré quitter les organisations politiques, ou
ne pas les rejoindre, considérant que cela ne leur apportait
rien.
Pendant très longtemps le discours dominant du mouvement ouvrier
a été de considérer la lutte des classes comme
la lutte "principale"; la lutte contre l'oppression des femmes
était considérée comme "secondaire":
l'émancipation des femmes serait réglée dans le
cadre de la lutte des classes. Ce type de discours reproduit, selon
nous, les rapports de hiérarchisation à l'intérieur
même du mouvement des opprimé-e-s, au sens large du terme;
il hiérarchise la lutte contre les oppressions au nom d'une lutte
principale qui, elle, serait porteuse, en soi, d'un projet universel.
Or, s'il est vrai que, dans la société capitaliste, les
différents fronts de lutte se heurtent aux limites imposées
par la logique marchande, aucune force sociale, ni aucune force politique
ne peut prétendre, à elle seule, être porteuse,
d'un projet d'émancipation universelle. Ce projet ne peut résulter
que de la mise en commun systématique et patiente des énergies
et de la réflexion issues des différents mouvements sociaux,
dans un projet d'ensemble de transformation des rapports sociaux.
Cela implique un soutien actif à toutes les formes d'autoorganisation
des femmes, dans l'ensemble du mouvement social ainsi qu'une lutte résolue
contre la division sociale et sexuelle des tâches et pour la mixité
des activités, à tous les niveaux de la société
(à l'école, dans la vie professionnelle, dans la vie politique
et au sein de la famille). Après le vote de la deuxième
loi Aubry sur les 35 heures et l'extension de la flexibilité
qu'elle entraîne, rien n'est résolu. Une baisse du temps
de travail à 32 heures, sans perte de salaire, reste toujours
à l'ordre du jour. C'est la seule alternative pour que femmes
et hommes disposent à la fois d'un salaire qui garantisse leur
indépendance financière, celle des femmes étant
particulièrement menacée), d'un temps libre qui leur permettent
d'exercer leurs responsabilités familiales et de participer à
des activités militantes, de loisirs etc. sans être épuisé-e-s.
Cela nécessite également la lutte pour un véritable
service public d'accueil de la petite enfance et des investissements
pour rompre l'isolement des personnes âgées dépendantes
ou non. Cela veut dire enfin rediscuter des mesures concrètes
pour faire avancer le partage des tâches et responsabilités
familiales entre hommes et femmes. Pourquoi ne pas exiger, par exemple,
un congé paternité au moment de la naissance d'un enfant,
pour que le père s'implique à égalité, dès
la naissance, dans la prise en charge du nouveau-né? Cet axe
de lutte fondamental sur le thème de la baisse du temps de travail
et le partage des tâches domestiques, doit se combiner, bien entendu,
avec d'autres revendications et actions contre les violences et pour
le droit des femmes à disposer librement de leur corps, en Europe
et sur toute la planète.
C'est à une véritable révolution culturelle que
sont à nouveau conviées les organisations politiques,
la LCR comme les autres.
Le lien
d'origine : http://www.lcr-rouge.org/brochures/feminism.html