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Une guerre pour les femmes afghanes ?
Christine Delphy


Yves Bonnardel signale un texte sur les femmes afghanes
:"Un texte qui n'apprendra peut-être pas beaucoup de choses nouvelles, mais qui me semble bien poser un certain nombre de choses (yves) ; je l'ai trouve sur le forum du site du cicg, "Contre la guerre en Afghanistan et l'impérialisme de chez nous" :
http://cicg.free.fr

Une guerre pour les femmes afghanes ? Christine Delphy

Il semble aujourd'hui, depuis la prise de Kaboul, que la Coalition contre le terrorisme a livré la guerre à l'Afghanistan pour libérer les femmes afghanes. Mais si on se rappelle bien la succession des événements, c'est le quatrième objectif, et le troisième changement depuis le début de la guerre. La guerre a été déclarée par Bush le 11 septembre, à personne en particulier et au monde en général. Bien que cela corresponde à la réalité, cela constituait une innovation trop grande. Dès le lendemain, deuxième objectif, un ennemi précis est choisi : c'est Ben Laden, que les USA somment les Taliban de livrer. A eux, les Américains. Devant la réponse des Taliban, classique dans les cas d'extradition, demandant des preuves de la culpabilité de Ben Laden, les USA répètent leur ultimatum. 15 jours plus tard ils rejettent une nouvelle offre des Taliban de livrer Ben Laden à un pays neutre, appelant cette offre des "négociations", et à Dieu ne plaise que les USA négocient
(cf. http://www.wluml.org/english/new-archives/wtc/post-military-action/uk-arrow.htm"> )

Puis Rumsfeld déclare que Ben Laden ne sera peut-être jamais trouvé ; deuxième changement et troisième objectif : désormais, c'est le régime taliban qui est l'ennemi. Les arguments contre ce régime ne manquent pas. Je dirais même plus : cela fait 6 ans qu'ils ne manquent pas, et 6 ans qu'ils ne suffisent pas à justifier une guerre. Mais tout à coup, ils suffisent. Pas tout seuls bien sûr : en plus d'être odieux, les Taliban ont abrité Ben Laden, soupçonné d'être l'auteur des attentats du 11 septembre. Après un mois de bombardements, les troupes de l'Alliance entrent à Kaboul, les Occidentaux crient "Victoire" et ont le sentiment d'avoir accompli une bonne et belle chose à peu de frais. Les journaux publient des photos des sourires des femmes -- non pardon, du sourire d'une femme -- et la guerre trouve sa quatrième raison : la libération des femmes. La quatrième mais peut-être pas la dernière. Pour cela il faudrait que ce soit la bonne. Or ce n'est pas la bonne, parce que les gens que les Alliés ont ramené au pouvoir ne sont pas mieux que les Taliban. On ne peut plus cacher la vérité sur l'Alliance du Nord. Etant donné le nombre de reporters sur le terrain, on ne peut plus cacher la méfiance des citadins de Kaboul et de Jalalabad à leur égard ; ni que cette méfiance est fondée sur leur terrible expérience de ces troupes entre 1992 et 1996. On ne peut plus cacher les tueries gratuites de prisonniers et de blessés, ni les massacres. On ne peut plus cacher que ce qui s'est passé entre 1992 et 1996 est en train de se reproduire quasiment à l'identique (Patrice Claude dans le Monde des 25-26 nov.). Ce n'est pas la bonne raison parce que les USA ne sont pas les amis des femmes afghanes. Les droits des femmes n'ont jamais été la préoccupation des USA, pas plus en Afghanistan, qu'au Koweït, ou qu'en Arabie Saoudite ou qu' ailleurs -- on peut même dire que c'est le contraire, et que les USA ont sciemment et volontairement sacrifié les femmes afghanes à leurs intérêts. A quand remontent les Moudjahidin, dont on appelle le regroupement ponctuel l'Alliance du Nord ? Avant même que l'armée soviétique n'envahisse le pays en 1979 pour remplacer un président marxiste (Hafizullah Amin) par un autre (Babrak Karmal), les chefs de tribu et les autorités religieuses déclarent la guerre sainte contre le leadership marxiste de Nur Mohammed Taraki. (Ahmed Rashid, Taliban, London : Pan, 2001, p.1223).

Avant même de lutter contre l'invasion étrangère, dès 1978, les Khans et les Mollahs ont donc pris les armes contre un gouvernement qui force les filles à aller à l'école, interdit le lévirat et la vente des femmes. Voilà ce qui les choque, les scandalise, les révulse. Les droits des femmes : ils valent une guerre aux yeux des Moudjahidin, ils valent qu'on se batte, oui, contre eux. L'invasion soviétique vient donner une dimension patriotique à ce combat. Les USA aident les Moudjahidin, car les ennemis de leurs ennemis sont leurs amis. Qu'importe qui sont ces Moudjahidin, ce qu'ils font, ce qu'il veulent ? Les USA savent que ce qu'ils veulent, c'est remettre les femmes au pas. Mais les Moudjahidin contrecarrent Moscou, et voilà tout ce qui compte pour les USA. C'est aussi hélas, tout ce qui comptera aux yeux de nos romanesques pionniers français des "French Doctors" : anti-soviétique pour eux est synonyme de "pour la liberté" : la liberté de qui ? Ils ne se posent pas la question ; ils trouvent les bérets seyants, et l'aventure excitante. Faire le bien dans des paysages magnifiques tout en contribuant à la lutte contre le totalitarisme, que demander de plus pour un jeune homme occidental de cette époque ? Quant aux droits des femmes : Mon Dieu, ce sont leurs coutumes, et les coutumes, c'est sacré, surtout quand on n'en pâtit pas personnellement. (Voir le film de Christophe de Pontilly, "Massoud l'Afghan", qui idéalise son sujet de façon irresponsable, à moins qu'il n'ait réalisé volontairement une ¦uvre de désinformation).

En 1988 l'armée soviétique part. Les Moudjahidin n'ont plus comme ennemi que le gouvernement de Najibullah. Les Moudjahidin combattent tous au nom de l'Islam, pour un Etat islamique et pour l'application de la Charia. Mais ces points communs ne suffisent pas à faire taire leurs rivalités. La cupidité et l'appétit de pouvoir de tous ces chefs de guerre les poussent à se battre incessamment les uns contre les autres dans des alliances sitôt renversées que créées. Au bout de 4 ans, en 1992, ils prennent Kaboul ; mais la guerre civile, et surtout la guerre contre les civils ne s'arrêtent pas pour autant. Les femmes sont violées, les maisons sont pillées par des troupes de l'Alliance. Les camions sont rançonnés tous les 50 km par les chefs locaux, les transports sont impossibles, la corruption et le désordre empêchent l'application de la Charia.

Certains d'entre les Moudjahidin, et surtout les plus jeunes, qui ont pris les idéaux islamiques au sérieux, sont écoeurés. Ils partent étudier au Pakistan. Ce sont les étudiants, les Taliban, les fils spirituels et parfois physiques des Moudjahidin. Aussi anticommunistes que leurs pères mais plus disciplinés, plus sérieux, et encore plus fondamentalistes : bref, de bons candidats à l'aide des USA, qui allonge les dollars aux madrassas (écoles coraniques) pakistanaises via l'Arabie saoudite. Et en un an, les Taliban formidablement armés conquièrent une grande partie du pays et entrent à Kaboul en 1996.

Alors, les USA ont-ils toujours lutté pour les droits des femmes ? Non. Ont-ils jamais lutté pour les droits des femmes ? Non. Ont-ils au contraire carrément foulé aux pieds les droits des femmes ? Oui. Car les droits des femmes ont été promus et défendus en Afghanistan entre 1978 et 1992 : mais par des gouvernements marxistes ou pro-soviétiques. C'est de cette époque, celle de Amin, Karmak, Taraki et Najibullah, que l'on tire ces statistiques étonnantes sur le grand nombre de femmes médecins, professeures, avocates. Et c'est pas de chance pour les femmes d'Afghanistan : car puisqu'elles étaient défendues par des gouvernements alliés à un ennemi des USA, il a bien fallu les sacrifier. On ne peut pas laisser les droits des gens, surtout quand ces gens ne sont que des femmes, interférer avec la poursuite de l'hégémonie mondiale. Les droits des femmes, c'est comme les enfants irakiens : leur mort est le prix de la puissance US, et les Américains le paient d'autant plus volontiers que finalement, ce ne sont pas eux qui le paient.

Les pères des Taliban, les Moudjahidin, sont revenus, guère changés si on en juge par leur façon de faire la guerre. Pourquoi auraient-ils changé en ce qui concerne les femmes, pourquoi seraient-ils devenus féministes, ces hommes qui avant de se battre contre les soviétiques, puis entre eux, se battaient contre les droits des femmes ?

Comme toutes les féministes du monde entier, je souhaite que des féministes afghanes de Kaboul soient associées aux discussions menées à Bonn et bientôt en Afghanistan sur le gouvernement provisoire ; et que ces discussions garantissent les droits humains aux femmes. Un meilleur statut pour les femmes, ce pourrait être l'un de ces résultats non prévus d'une guerre : un bénéfice collatéral en quelque sorte. On peut l'espérer. Sans rêver. Le groupe de Rabbani, le président du gouvernement légal, reconnu par la communauté internationale, a instauré la Charia à Kaboul en 1992. C'est celui de Massoud, dont les troupes se sont livrées à une orgie de viols et de meurtres quand il occupa le quartier Hazara de Kaboul dans les luttes qui l'opposaient aux autres factions en 1995. Ce groupe fondamentaliste, le Jamiat-i-Islami, ayant reconquis Kaboul et la plus grande partie de l'Afghanistan, est devenu le groupe le plus important de ceux qui composent l'Alliance du Nord alias "Front uni" ; il assoit chaque jour plus son pouvoir sur le terrain (Human Rights Watch, Military assistance to the Afghan Opposition, octobre 2000). Poussé par les instances internationales, il fait quelques concessions au sujet des femmes. Qu'on en juge. Un ministre de Rabbani déclare : les "restrictions" des Talibans seront levées -- sans plus de détails -- et la burqa ne sera plus obligatoire ; le hidjab* suffira". Le hidjab suffira : ça fait rêver.

Mais eut-ce été plus, est-ce que cela justifierait la guerre ? Et si la défense des droits des femmes était la vraie raison des bombardements américains, est-ce que cela justifierait les bombardements ?

Il était une fois un pays où les femmes n'avaient toujours pas le droit de vote, en dépit de trente ans de luttes féministes, des années et des décennies après qu'elles l'eurent obtenu dans les nations voisines d'Europe. Comment ces autres nations traitèrent-elles ce pays ? Lui firent-elles la guerre ? Lui imposèrent-elles un embargo ? Lui retirèrent-elles leur confiance et leur alliance ? Bien au contraire, elles défendirent ce pays quand il était attaqué ; et au lendemain de la victoire, en 1945, elles l'aidèrent financièrement à se reconstruire, et le prièrent de revoir sa copie et d'accorder la citoyenneté aux femmes, ce qu'il fit.

Le droit de vote, c'est fondamental. Et pourtant, est-ce que je regrette que les USA, la Grande-Bretagne et l'URSS n'aient pas bombardé la France entre 1918 et 1939 ? Non. Car pour précieux que soit ce droit, s'il avait du être conquis au prix d'une guerre, je me demande si sa valeur aurait jamais égalé son coût. Et je le regrette d'autant moins que cet exemple prouve qu'il existe des moyens de pression pacifiques et efficaces sur les Etats.

Quand il s'agit des droits des femmes, c'est-à-dire des droits humains, la question qui se pose à propos d'une guerre est toujours, à la fin, la même : quels sont les maux pires que la guerre pour une population ? A quel moment la guerre devient-elle préférable ? Dire que la guerre est bénéfique pour les femmes afghanes, c'est décider qu'il vaut mieux pour elles mourir sous les bombes, mourir de faim, mourir de froid, que de vivre sous les Taliban. La mort plutôt que la servitude : c'est ce qu'a décidé l'opinion occidentale pour les femmes afghanes. Une décision qui a failli être héroïque. Qu'aurait-il fallu pour qu'elle le soit ? Eh bien, que Rumsfeld par exemple dise "Je préfère mourir plutôt que de voir les femmes afghanes une minute de plus sous la coupe des Taliban"; que la Sainte-Alliance et l'opinion occidentale mettent leur vies dans la balance, et non pas celles des Afghanes.

Je voudrais proposer une règle simple de morale internationale qui peut valoir aussi entre les personnes : on n'a pas le droit de prendre des décisions, surtout héroïques, quand d'autres que vous vont en supporter les conséquences. La seule population qui peut décider qu'une guerre vaut le coût, c'est celle qui subit ce coût. Or ici, celle qui a décidé la guerre ne subit pas la guerre, et celle qui subit la guerre n'a pas décidé la guerre. Une décision qui serait héroïque dans le premier cas est, dans le deuxième, une façon de jouer avec la vie d'autrui qui est moralement répugnante. Ici on est dans le deuxième cas. La façon irresponsable dont on traite en Occident l'alibi de la "libération des femmes afghanes" est une illustration du fait que les vies occidentales valent plus, infiniment plus, que les autres ; et du fait que l'Occident, non content de placer un prix fort bas sur ces autres vies, estime qu'il a le droit d'en disposer à sa guise.

Pour l'instant les femmes afghanes sont sur les routes, sous les tentes, dans les camps, par millions : 2 millions de réfugiés de plus qu'avant la guerre. Beaucoup vont mourir. Et toujours sans aucune garantie que ce sacrifice leur vaudra des droits. Doit-on d'ailleurs parler de sacrifice, quand elles n'ont ni choisi ni consenti ce sort, ou doit-on parler plutôt de mauvais traitements imposés par autrui, voire de torture ? La moindre des décences voudrait que les Alliés arrêtent de clamer que c'est pour leur bien qu'on leur fait subir cela. Mais on peut craindre au contraire que ce couplet ne devienne un tube ; la liste est longue des pays auxquels la Coalition des Alliés contre le mal s'est promis de porter le bien par le fer. Et bien sûr, toute ressemblance avec des événements historiques passés, si passés qu'évoquer leur nom est ringard, toute ressemblance donc avec les guerres coloniales est une coïncidence.

La guerre à des fins de contrôle et d'exploitation ne fera jamais avancer les droits humains. Car outre des Afghanes et des Afghans, cette guerre au nom de la civilisation a en deux mois envoyé un bon paquet de cette civilisation aux oubliettes. Les Conventions de Genève, déclarées invalides par les Alliés, désormais complices des crimes du boucher de Mazar et des autres (R. Fisk "We are the War Criminals Now", The Independent, nov.29; Human Rights Watch : Afghanistan et cicg.free.fr) ; les libertés publiques, orgueil de nos démocraties, annulées ; le droit international, blessé à mort -- le grand corps agonisant de l'ONU est là pour en témoigner. Seule une coopération vraie et pacifique entre les nations fera progresser les droits humains. Elle n'est pas à l'ordre du jour, c'est à nous de l'y mettre.

* "hidjab" désigne en Afghanistan ce qu'on appelle "tchador" en Iran, un sur-manteau enveloppant tout le corps et la tête y compris le visage, et non un simple foulard.