Notre société dérive lentement mais sûrement
vers la droite, qui plus est vers la droite dure. Si nous employons le
mot fascisation cest par commodité, nous connaissons les
difficultés liées à la définition du mot fascisme,
par contre nous essaierons de définir ce que nous considérons
être une nouvelle variété de fascisme typique de notre
situation « la fascisation soft ».
Dans notre contexte nous pouvons facilement constater que nous sommes
dans une crise de la politique ou crise du champ politique, qui elle-même
nest quun aspect de la crise du sens propre à notre
fin de siècle, fin de millénaire.
Parmi tous les éléments de cette crise, lidéologie
relativiste semble essentielle. Celle-ci énonce que « Tout
se vaut ! », hormis évidemment lintérêt
individuel et étatique. Une des conséquences les plus connues
de cette idéologie cest dessayer de nous faire croire
que finalement ici nous ne sommes pas si mal que cela et que cest
bien pire ailleurs. Lidéologie relativiste trouve son origine
notamment dans le relativisme culturel issu de sciences humaines. Ce relativisme
énonce quaucune culture nest supérieure à
une autre et que notre attitude historique de mépris colonial impérialiste
nest pas justifiée. Cest sur cet apport critique que
se fonde la revendication du droit à la différence que la
nouvelle droite a si bien su retourner.
La difficulté ne vient pas du relativisme culturel en lui-même,
mais du passage du constat de la relativité des cultures au relativisme
comme idéologie. Lidéologie relativiste propage lidée
quil ny a pas de vérité et sappuie sur
la difficulté à établir la vérité dans
le champ qui étudie les comportements humains et la culture humaine.
Les critiques sur le caractère absolu de la vérité
conduisent à admettre que nous devons accepter de navoir
accès quà des vérités relatives. Lidéologie
relativiste sappuie également sur ce qui est nommé
le tournant linguistique. Dans le champ des sciences humaines, diverses
théories et études montrent facilement le poids du langage
dans nos productions culturelles et limportance du caractère
conventionnel de celles-ci. La conclusion qui en a été tirée,
pour certains auteurs, cest quil ny aurait que des faits
linguistiques et jamais de vérité au sens où on lannonçait
auparavant en particulier dans les sciences de la nature.
Si on accepte cette conclusion luniversalisme classique est en difficulté,
laspect conventionnel prend le pas sur le contenu de lénonciation,
sa validité générale pour tous les humains devient
problématique puisque cela peut ou pourrait être autre chose.
Létude des faits historiques se complique car la vérité
serait dissoute à jamais dans les énonciations et les documents,
limportance du langage empêcherait tout jugement. Les difficultés
de la société française avec Vichy sont amplifiées
par lidéologie relativiste. Sil est impossible détablir
une ou des vérités historiques, il est impossible de condamner
Vichy et on ne peut que renvoyer dos à dos les collaborateurs et
les résistants, les victimes et les bourreaux, Papon et Jean Moulin
quitte à oublier Manouchian et ses camarades.
Si on étudie la traite négrière, on est confronté
au même phénomène et loccident serait facilement
absout puisque ce sont des noirs qui ont vendu dautres noirs. Ce
faisant on oublie quelques faits essentiels (dont le caractère
langagier néchappera à personne) qui sont corollaires
de la vérité historique, si on la considère dans
sa réalité la plus crue :
* la décision de mettre une partie des humains hors du champ de
lhumanité pour la réalisation dun projet commercial,
alors que lesclavage classique était majoritairement basée
sur la prise des captifs dans le cadre de guerres ou de razzias ;
* la codification par le droit de cette non-humanité dans le fameux
« code noir » où lesclave humain noir est assimilé
à un bien mobilier .
Nous sommes donc face au problème des limites de ce qui peut
être considéré comme une vérité. Nous
rencontrons alors la question de la valeur de cette vérité.
Ces notions sont essentielles pour comprendre ce qui est admissible
à un moment donné par une société et ce
qui est condamné comme interdit. Suite à la seconde guerre
mondiale et à la shoah, le mot fascisme avait un certain sens,
le mot racisme avait un contour assez précis et le consensus
démocratique admettait facilement la condamnation du fascisme
et du racisme. Aujourdhui la notion de limite sest estompée,
le relativisme justifie labsence de barrière étanche
entre ce qui est admissible et ce qui ne lest pas.
La nouvelle droite a bien travaillé en utilisant le concept de
différence et en lui donnant un contenu culturel. En effet auparavant
la domination justifiait la différence hiérarchique sur
une différence de nature à la quelle correspondait le
racisme biologique. Aujourdhui ce racisme physique tend à
être supplanté par le racisme culturel. Cette utilisation
de la différence a fourni à la domination un nouveau discours
pour justifier linégalité et les discriminations
tout en gardant les énoncés anti-fascistes et anti-racistes
antérieurs.
La mise sur le même plan de toutes les idéologies, nommée
aussi « fin des idéologies », permet aux énoncés
racistes et fascistes de trouver place dans notre sens commun démocratique
sans quils soient choquants. Le relativisme est donc très
utile au FN pour sinstaller doucement mais sûrement dans
la vie démocratique. Si « tout se vaut ! » rien ne
fonde le combat contre ces idées et ne justifie le blocage.
La notion du « sacré » qui accompagnait le combat
antifasciste impliquait daccepter le risque de sacrifier sa vie,
ceci na plus de sens aujourdhui, car rien ne vaut le coup.
Evidemment le contenu de la vérité est alors seulement
subjectif, lauthenticité et lintensité remplacent
les arguments démonstratifs, lémotion suffit à
la communication spectaculaire. Pour nous la vérité subjective
nest pas à situer sur le même plan que la vérité
historique, au sens où la critique permet lanalyse des
rapports de force économiques, politiques, culturels, symboliques.
Si on mélange les champs de validité on tombe rapidement
dans la confusion et il est impossible de qualifier correctement les
opinions fascisantes.
Lautre volet de la fascisation soft cest lindividu.
Celui-ci est nécessaire au système capitaliste dans la
mesure où cest lui le siège du désir. Pour
réaliser la marchandise et admirer le spectacle, il faut des
humains qui acceptent dacheter et de regarder les images miroitantes.
Cest pour cela que lindividu est un enjeu primordial pour
la survie du capitalisme, celui-ci a besoin de ladhésion
des humains. Lindividu, dès son plus jeune âge, est
équipé au niveau du désir pour être compatible
avec la marchandise et le spectacle. Lindividu se croit libre
et différent, cest essentiel pour que tout continue. Cette
illusion de liberté ne fonctionne que si on accepte la règle
jeu du capitalisme, cest à dire de réduire la liberté
à la liberté de choisir parmi les produits proposés
par la marchandise et le spectacle ou la démocratie parlementaire,
des produits à consommer, à regarder ou à élire.
La course à la différence occupe beaucoup dénergie
et de temps, elle prend des formes extrêmement variées.
La bonne image de soi cest fondamental pour les humains. Les mauvais
ce sont très souvent les autres. La valorisation est nécessaire
au fonctionnement mental des humains et cela passe majoritairement par
lacceptation des images identificatrices produites par le système.
Que tout le monde se conforme à linjonction marchande et
spectaculaire en croyant ne pas être comme tout le monde, voilà
un des ressorts de la puissance du système actuel.
Lindividu est ainsi en perpétuelle recomposition pour exister
et se maintenir. Il est soumis au contrôle externe de la société,
mais aussi au poids de lintériorisation des valeurs et
des normes du capitalisme contemporain. Evidemment il est soumis à
la schizophrénie perpétuelle, car il essaie dêtre
libre dans un fonctionnement qui le soumet en permanence à la
marchandise et au spectacle. La double contrainte fonctionne bien :
« soyez différent-es les un-es des autres mais restez toutes
et tous identiques ! »
Pour essayer davancer nous proposons de ne pas confondre lindividu
avec le sujet. Le sujet serait ainsi une instance où le désir
permettrait la liberté et la décision. Nous ne nous référons
pas au sujet volontaire et conscient et rationnel de la philosophie
classique, mais plutôt à un sujet qui se sait limité,
fragile, traversé par la violence, lincertitude, lié
à linconscient personnel et social, pétris par le
langage, institué par la loi, contraint par la domination, fait
de chair et de sang, mais aussi démotion, dimaginaire
et de symbolique, de liens avec les autres humains, plongé dans
une histoire personnelle et collective pas toujours facile à
assumer. Ce sujet, qui a le souci de lêtre et pas seulement
de lavoir, peut accepter lévénement et décider
en situation pour viser un impossible (au sens où la novation
provoque toujours une rupture dans le réel), il est imprévisible
et erratique, voire éphémère.
Ce sujet se sait dans la multiplicité, en lui et dans le monde.
La vérité absolue lui est inaccessible, mais certaines
vérités sont déjà à sa disposition,
soit dans le savoir et la culture déjà existante, soit
dans les théories critiques que nous nous réapproprions
et développons. Trouver sa place dans ce système cest
parfois chercher à rompre avec la norme dominante. Car exister
de façon autonome est déjà un combat difficile
et toujours à recommencer. Penser par soi-même implique
un souci critique qui nest pas si facile que cela à assumer.
Oser penser que lon peut changer des choses en ce monde absurde
et vide des temps maudits cest souvent un pari sur lidée
de justice et dégalité. Ce choix qui dit non au
nom de lhumanité, est une décision qui soppose
au réalisme gestionnaire et responsable qui lui sait bien nommer
les choses et les gens : « nouveaux pauvres », « employable
», « en échec scolaire », « naufragé-es
de la vie », « clandestins », « irréguliers
», « en voie dintégration ou dinsertion
», etc... La nomination est essentielle pour la gestion qui transforme
en problème technique toute difficulté sociale. En nommant
on classe, on fournit au sens commun des explications et le débat
public est clos avant davoir eu lieu. Les réponses précèdent
les questions et tout va bien Mr Jospé-Juppin ! Ainsi les individus
sont confortés dans une identité avec des interlocuteurs
précis et désignés par le système.
Cest ici que lalliance entre le relativisme et lindividu
est importante, elle permet à la barbarie capitaliste de se développer
sans trop de difficultés. Au nom de la préservation des
intérêts de chacun et chacune on peut tabler facilement
sur la fermeture des frontières, sur la gestion de lexclusion,
sur le développement légal de la précarité
(emplois-jeunes, etc...), sur la remise en cause des acquis sociaux
antérieurs (annualisation, flexibilité, etc...), sur lAMI
et lEurope libérale, etc... Les modalités du «
moi je » et du « nous dabord » lemportent
sur le partage, la solidarité et la préférence
nationale devient un thème banal repris sous des formes anodines.
Lextrême droite propose des solutions individuelles et soppose
à toute lutte collective, cette solution est acceptée
facilement par beaucoup de gens, étant donné la puissance
de lindividualisme contemporain et linjonction de réussite.
Le discrédit qui atteint la sphère politique, telle quelle
fonctionne actuellement, saccentue régulièrement,
il décourage les velléités daction citoyenne.
La perte des repères et la difficulté liée à
la question de lidentité sont des facteurs qui amplifient
ce phénomène. La question des valeurs est monopolisée
par le FN au nom des traditions, de lordre, de la clarté.
La question du sens est captée par des réponses réactionnaires
et autoritaires. Lextrême droite peut ainsi donner du sens
à la politique à sa manière et utiliser les rancoeurs
et le ressentiment.
Si nous voulons nous opposer à la fascisation nous devons montrer
limportance du sens et de la valeur que nous accordons à
la sphère politique. Cest le lieu où le destin de
la communauté humaine se décide, où la question
du contenu de la loi est posée, où le lien entre légalité,
la justice et le possible peut être envisagé.
Nous admettons facilement que la loi a un aspect conventionnel, cest
même sur ce constat que nous nous appuyons pour proposer des modifications
de son contenu. Cest pour cela que pour nous il est important
de valoriser laction collective, la solidarité, les alternatives
ou les tentatives dalternatives au capitalisme. Cest ici
et maintenant que cela se joue, que nous pouvons construire des voies
possibles qui donnent de la valeur au mot politique, qui réinvente
lhumanité et offre un peu de sens à nos vies.
Nous condamnons lindividualisme capitaliste et le relativisme
post-moderne car ce sont eux qui permettent de penser quil faut
refuser Le Pen lodieux diable sale qui pue et que lon peut
accepter Mégret lénarque propre sur lui.
Nous savons que nous devons nous battre contre ce désir de fascisme
soft que certains nomment la douce certitude du pire .
Philippe Coutant Nantes le 21 03 98