Le terme exclusion est employé, soit au singulier, soit au pluriel,
les modes d'exclusion sont en effet multiples. L'emploi du terme dans
son sens générique témoigne de la banalisation
du fait, c'est même un signe de son acceptation. C'est devenu
"normal" qu'il y ait de l'exclusion, des exclusions.
Mais la diversité des situations d'exclusions, la généralisation
de l'exclusion rendent l'analyse et la lutte difficile.
Peut-être que pour avancer il faut considérer ce problème
dans sa causalité et essayer de remonter vers les causes en l'abordant
comme une conséquence, un résultat.
En procédant ainsi on peut tenter d'articuler la critique théorique
et la lutte contre les exclusions en situation, dans la pratique.
En posant la question : exclusion de qui ? , exclusion de quoi ?
On est alors amené à chercher en direction des prises
de décision, donc du coté de l'exploitation, de l'oppression
et de la domination.
Premier postulat : ne faut-il pas pour aller de l'effet aux causes
proposer une analyse des mécanismes contemporain de domination
?
Dans cette approche la notion de "développements séparés"
est-elle valable ? Ne sommes-nous pas dans une pluralité des
mondes pour une seule planète ?
L'analyse de la société duale serait à compléter
vu les évolutions actuelles et la complexité mondiale.
Plusieurs domaines s'imbriquent les uns dans les autres, plusieurs niveaux
interagissent entre eux.
Qu'on le veuille ou non la société évolue, peut-être
pas dans le sens où nous le souhaiterions, mais il est indéniable
que "les temps changent".
Second constat : la domination continue en se modifiant.
Quelles sont les permanences et les mutations ?
I / L'importance de la mondialisation et du capital financier.
La notion de "bulle financière" est employée
pour décrire ce phénomène, qui se manifeste de
plusieurs façons. Le volume des sommes concernées est
si important que du point de vue courant c'est difficile à imaginer.
Pour situer l'échelle des valeurs le RMI est à 2 000 Frs
par mois, le SMIC à 5 000, le salaire d'un cadre moyen à
10 000.
Un magnétoscope coûte de 1500 à 5000 Frs, un ordinateur
personnel configuré correctement c'est de 10 000 à 15
000 Frs, une voiture vaut de 50 000 à 200 000 Frs, une maison
individuelle de 500 000 Frs à 1 500 000 Frs suivant le lieu d'implantation
et la qualité des matériaux et de l'équipement.
Ces exemples concernent ce que peut se permettre d'acquérir une
personne humaine dans une vie de salarié de nos pays.
Le budget de l'Etat français, lui, atteint les 1000 milliards
par an, celui de la sécurité sociale les 1200 milliards
de francs. Ces sommes commencent à devenir assez importantes
(au moins pour une échelle humaine).
Le budget dégagé par la banque Mondiale et le FMI pour
essayer de résoudre la crise mexicaine du début 95 c'était
50 milliards de dollars, et ce, disponible en quelques semaines, soit
un quart du budget de l'Etat français.
Les liquidités qui s'échangent sur les places financières
internationales sont de l'ordre de 7 00 à 1 000 milliards de
dollars par jour. Ce genre de somme, c'est cinq fois le budget de la
France en une année. Le volume total de cette "bulle"
est estimé à 7 000 ou 10 000 milliards de dollars.
C'est assez vertigineux, Jésus, lui, multipliait les pains par
dizaines pour les pauvres et aujourd'hui les milliards de dollars se
multiplient par milliers pour les riches. Etonnant, non !
Si l'échelle des valeurs financières est exponentielle,
l'échelle des temps elle aussi intéressante à prendre
en compte. C'est bien de l'ordre de la seconde, du centième de
seconde ou de la milliseconde qu'il s'agit.
La liaison entre l'informatique et le téléphone, l'évolution
des composants électroniques et des communications planétaires
font qu'il est possible aujourd'hui de passer des transactions financières
très rapidement partout dans le monde vingt-quatre heures sur
vingt-quatre.
Ces sommes sont extrêmement mobiles, ceci s'explique certainement
parce que ce ne sont que des signes électroniques sur du matériel
informatique. On ne manipule pas des sacs de blé comme des milliards
de dollars. Il est plus facile de déplacer les seconds (quand
on y a accès) que les premiers. La proximité entre les
jeux, la finance et la guerre est liée aux outils utilisés.
Ceci explique pourquoi la déconnexion de ce capital financier
est de plus en plus grande d'avec la réalité humaine et
en particulier avec celle de la production réelle.
L'aspect spéculatif des activités financières est
évident, la notion de développement n'est ici que celle
du développement quantitatif des sommes en jeu et du bénéfice
réalisé ou des pertes évitées.
Vu l'importance des sommes qui circulent ainsi on peut comprendre pourquoi
la dette et sa gestion sont devenus un point central de la situation.
L'exemple du Mexique est clair, les banques américaine ont racheté
la dette de ce pays en utilisant l'argent des fonds de retraites des
retraités américains et en l'indexant sur les bons du
trésor des Usa. Il est alors normal que ces banques demandent
au gouvernement mexicain de mettre fin à la rébellion
du Chiapas.
Le résultat est paradoxal, puisque maintenant les vieux inactifs
des Usa vont avoir intérêt à ce que les jeunes du
sud travaillent efficacement pour les entretenir. On pourrait rendre
compte de cela sur le plan littéraire de deux façons :
premièrement par la métaphore pornographe de la pédophilie
(l'échange ne serait plus strictement sexuel, mais toujours financier,
tout en mettant encore en scène des vieux du Nord et des jeunes
du Tiers-monde) ; en second lieu par le recours au fantastique avec
une nouvelle réincarnation des vampires (cette fois le décor
serait amérindien et non celui l'Europe féodale des Carpates).
Dans les deux cas, comme dans le réel, il y serait question de
succion !
Une des régularités observable, c'est que majoritairement
les profits vont au privé et les dettes au public.
Ceci a comme incidence une mutation importante tant sur le plan financier
que sur le plan mental.
De fait le travail n'occupe plus la même place qu'auparavant.
Le profit est de plus en plus financier et moins lié à
l'exploitation directe de la force de travail (même si cette exploitation
continue).
Mais ce qui semble le plus important c'est la maîtrise.
La place dans la hiérarchie mondiale (entre les Etats et entre
les entreprises) est un enjeu primordial. Le résultat de ce phénomène
semble irréversible, contrairement à un passé encore
récent, où des pays ayant eu une économie affaiblie
par la guerre se sont reconstruits et ont maintenant une place importante.
C'est le cas du Japon et de l'Allemagne, paradoxalement le fait de ne
pas avoir eu d'armée à entretenir a peut-être été
un atout.
Cette maîtrise concerne des domaines assez différents,
mais fondamentaux pour la continuité du système. En premier
lieu la maîtrise de l'argent et des marchés. Ce sont les
Bourses et les multinationales.
La maîtrise de la technique et de la science est très importante,
c'est avec elle que l'on peut espérer faire des nouveaux profits,
soit en rendant obsolète les anciennes techniques, soit en gagnant
de la productivité avec moins de main d'oeuvre. L'intégration
rapide dans la production se constate facilement si on examine le taux
de rotation des technologies.
Celui-ci s'accélère et est passé de l'ordre de
plusieurs dizaines d'années à la dizaines d'années,
puis à quelques années, et aujourd'hui souvent ce qui
sort des chaînes est déjà obsolète sur le
plan technique. C'est particulièrement vrai en informatique.
La maîtrise concerne aussi les réseaux d'information et
les moyens de communication. Les luttes actuelles autour des "autoroutes
de l'information" sont significatives de ce processus. On ne sait
pas encore à quoi cela va servir, mais il faut être présent
sur ce secteur, on sait qu'il est vital pour l'avenir du système.
Le contrôle des matières premières est une donnée
qui n'est pas à négliger dans la maîtrise, même
si ce secteur est moins sensible qu'il y a quelques décennies.
C'est sans doute parce que les pays du tiers-monde sont moins solidaires
entre eux et que la proportion de matière brute tend à
diminuer dans les produits manufacturés.
La maîtrise c'est aussi la maîtrise des humains, ce sont
eux qui fournissent cette précieuse marchandise qu'est la force
de travail. C'est aussi vrai pour l'intelligence, puisque sans recherche
ou sans créativité le système ne peut se renouveler
ni continuer. La maîtrise fait aussi en sorte que ce matériel
humain ne se révolte pas et soit docile.
N'oublions pas les transports, ce sont eux qui relient physiquement
les humains entre eux et diffusent les marchandises. C'est un secteur
essentiel en cette période de "zéro défaut"
et de "flux tendus", où les stocks sont minimisés
au maximum.
Nous ne citerons pas tous les secteurs où la maîtrise s'exerce,
puisque le capitalisme est mondial et concerne tous les domaines de
la vie. De plus cette maîtrise est aussi assez souple et capable
de récupérer toute nouvelle activité qui aurait
tendance à émerger de façon non-marchande. C'est
le célèbre exemple des premiers ordinateurs personnels
construits par des anciens hippies américains dans un garage.
Ceux-ci sont devenus la base principale du développement du capitalisme
contemporain, c'est "l'aventure" Apple et Microsoft.
La domination a donc une base économique, celle-ci semble fondamentale
pour la compréhension de la domination actuelle.
II/ L'ordre mondial actuel, nommé peut-être un
peu vite : "Nouvel ordre mondial".
La domination militaire, en particulier au travers du nucléaire,
est significative des rapports de force à l'échelle mondiale.
La place des USA y est prépondérante.
Le droit international est largement influencé par cet état
de fait et la distribution actuelle de la puissance.
Certaines personnes parlent "d'empire amibe", où la
souplesse n'exclut pas le recours à la force si besoin (cf. la
guerre contre l'Irak, guerre qui continue par la politique de l'embargo).
Le rôle de l'Onu est clair, celui du Gatt, du F.M.I. ou de la
Banque Mondiale aussi.
On voit bien avec ce qui se passe ou s'est passé en Palestine,
au Ruanda, en Bosnie, en Algérie, dans le Caucase que le droit
est fortement lié à la politique, que les peuples ne peuvent
pas compter sur le droit international.
La France est fortement impliquée dans ces horreurs avec sa politique
africaine, sa responsabilité dans le génocide ruandais
est établie (même si on en parle peu).
Le scandale du sommet de Biarritz est assez démonstratif de l'autosatisfaction
du côté français, et de la dépendance du
côté africain. Evidement le soutien aux dictateurs, à
la répression et au génocide ruandais n'ont pas été
remis cause.
Ceci va de pair avec un fort endettement de ces pays et des fortunes
colossales placées en Suisse pour les dirigeants.
La construction européenne est celle d'un grand marché.
La déréglementation sur les services publics, la mise
en place des accords de Maastricht et la marche vers la monnaie unique
sont clairs à ce sujet.
Cette tentative pour sortir de la crise économique par la fuite
en avant s'accompagne de la fermeture des frontières avec les
accords de Schengen.
La création du fichier SIS avec son extra-territorialité
en sera un épisode important. Il n'est peut-être pas nécessaire
de s'étendre sur ce point les analyses en la matière sont
connues ou facilement accessible.
En essayant d'intégrer ce processus dans ce qui se déroule
au niveau mondial. On est porté à comprendre que là
aussi au niveau européen il s'agit d'une lutte pour la domination
contre les Usa et l'Est ou le Japon, contre le Sud, et aussi à
l'intérieur de l'Europe elle-même.
III / Le niveau étatique et institutionnel
La fin de l'Etat-providence est considérée comme un élément
important de la situation institutionnelle (cf Rosanvallon) 1 .
On constate également un désengagement de l'Etat d'un
certain nombre d'activités. Ceci passe soit par la privatisation,
soit par le transfert aux collectivités locales, ou la création
d'agences had-hoc, en particulier pour les secteurs de la santé
ou de l'éducation et des services publics classiques.
Mais l'Etat garde le contrôle d'une certaine centralité.
C'est le cas pour les ressources financières venant des différents
impôts, c'est fondamental pour son budget.
Bien sur l'armée et la diplomatie pour l'ordre extérieur
reste des secteurs clés. La police et la justice pour l'ordre
intérieur sont de fait indispensables, même si déjà
de nombreuses tâches de maintien de l'ordre et de surveillance
sont prises en main par les collectivités locales ou confiées
au privé.
L'influence de l'Etat se ressent aussi dans l'orientation de certains
budgets de recherche puisqu'ils sont importants pour le développement
ultérieur, en particulier pour celui du complexe militaro-industriel.
C'est pour cette raison que certains analystes parlent d'une évolution
où on pourrait qualifier l'Etat de "super-ministère
de l'intérieur".
Il n'y a pas à s'étonner de cette politique ce sont les
orientations de la loi sur l'aménagement du territoire, qui a
été conçue par le célèbre Pasqua,
loi qui a été ratifiée sans problème et
qui n'a provoqué aucun débat dans la société
française.
C'est un peu la même évolution que l'on constate au niveau
mondial. Il y a une recomposition du centre ou des centres et de la
périphérie ou des périphéries.
Avant le contrôle se voulait ou cherchait à être
total et général, maintenant l'abandon de certaines zones
ou le laissez-faire se double d'un renforcement des centres.
L'écart entre les composantes de la société n'en
est que plus important. On le constate sur le plan local et au niveau
mondial. Ce qui est appelé exclusion est un aspect majeur de
tout cela.
Sur le plan du droit la confusion commence à devenir générale,
entre les scandales et les "affaires" la question de la légitimité
des lois est posée publiquement de plus en plus souvent.
Les amnisties, les responsabilités non-coupables, ou l'irresponsabilité
pour les uns, la répression et le racisme d'Etat pour les autres.
C'est sans-doute une des raisons de la désaffection du public
pour cette "démocratie" et une des bases de la montée
des idées d'extrême-droite.
Le caractère maffieux du pouvoir de plus en plus ouvert accentue
ce phénomène, l'argent a besoin du pouvoir et le pouvoir
de l'argent. La corruption s'installe presque à chaque fois qu'il
y a monopole et décision politique pour le maintenir ou le changer.
Même l'argument de l'enrichissement personnel devient fallacieux.
A partir de quelle somme y a-t-il enrichissement : 50 000, 100 000 Frs
? Mensuellement ou en une seule fois en liquide ? En petites coupures
ou sur un compte en Suisse ?
L'acharnement mis par les politiciens pour arriver au pouvoir montre
bien que l'enrichissement n'est pas seulement monétaire. Il suffit
de constater les avantages liés au pouvoir. Si on parle maintenant
de "classe politique" ceci recouvre bien une réalité
sociale. Il est bien question de "carrière". Dans ce
cadre pourquoi s'étonner qu'il y ai une crise du mode de représentation.
Autre aspect de la crise, le passé qui ne passe pas ; celui de
Vichy, en particulier, est symptomatique de ces difficultés.
IV / Le débat politique et les médias
Toutes ces transformations et cette domination ont besoin d'un consensus
pour paraître "normales".
Il est tout à fait étonnant de voir avec quelle rapidité
le débat politique est déplacé des points principaux
vers des questions secondaires.
Il est typique, par exemple, de voir comment les luttes fonctionnent
aujourd'hui. On a l'impression qu'il suffit de parler d'un problème
pour que l'expression du mécontentement ait lieu. Auparavant
cela passait par la lutte politique ou syndicale, des regroupements,
des affrontements, maintenant il faut réussir à attirer
l'attention des médias, le summum étant de passer à
la télé.
Sans images on n'existe pas !
L'événement est avant tout médiatique.
Le rôle des médias est donc devenu fondamental dans l'auto-légitimation
permanente et perpétuelle de l'ordre actuel. Il faut conforter
le sens commun, sa passivité devant le spectacle du monde.
Le débat consiste alors souvent à transformer les problèmes
en solutions, à empêcher l'action, à appuyer l'impuissance
et la résignation.
Souvent, très souvent on peut remarquer que le déplacement
du débat politique fonctionne en insistant sur des points secondaires
de la situation. Par exemple l'aspect ethnique est presque systématiquement
mis en avant. L'ethinicisation fait donc merveille pour obscurcir le
débat, sa variante tribale est également souvent utilisée
et ça marche très bien.
L'approche religieuse est cultivée de façon ostensible
au détriment des autres points de vue (en particulier celui qui
consiste à prendre un peu de recul en raison pour comprendre
). Il suffit de voir l'impact de l'Abbé Pierre, de l'affaire
Gaillot ou du mot Islam, le recours serait religieux.
Le débat renvoie tout le monde dos à dos, la lutte pour
le pouvoir est un conflit de personnes, les débats idéologiques
sont secondaires et il faut être "ringard" pour y accorder
une quelconque importance, c'est le règne du chacun pour soi
et de l'impuissance collective, le désarroi est général
!
Le déplacement permet d'entretenir toutes sortes de confusions.
C'est clair dans le débat sur l'I.V.G., où les anti-IVG
prétendent comparer l'interruption volontaire de grossesse avec
la Soah.
L'important, comme le note Chomsky 2 , c'est de ne pas poser les questions
essentielles.
Par exemple pourquoi ne se demande-t-on jamais qui est propriétaire
et de quoi, ou qui décide et de quoi, ou encore quelles sont
les responsabilités, qui fournit les armes et à qui ?
Ces questions doivent rester dans l'ombre.
C'est pour cela qu'il est souvent difficile de connaître qu'elle
est l'histoire d'un problème, quelle est la cause ou les causes
à l'oeuvre. Bien sûr il est alors très difficile
de savoir qui est sous la dépendance de qui et pourquoi.
Le règne des images, la grande visibilité permet de camoufler
toutes ces questions, de masquer la fuite en avant de notre système.
L'aspect occupationnel de la télé n'est pas négligeable
non plus, non seulement la télé nous regarde, mais elle
nous garde également. La question de savoir que faire du temps
libre est ainsi réglée par avance. C'est bien connu pour
les enfants, mais est-ce faux pour beaucoup d'adultes ?
Il est donc normal que la citoyenneté devienne une citoyenneté
d'opinion, une citoyenneté télévisuelle.
Il n'est pas étonnant que dans ce jeu de dupes un simple foulard
dévoile tant de choses. Les peurs et les contradictions françaises
apparaissent au grand jour. En portant le foulard ces jeunes filles
sont devenues très visibles et ont rendu évidentes le
racisme d'Etat et la xénophobie ambiante.
Car c'est bien un rapport entre la transparence et l'opacité
que ce fonctionnement politique et médiatique met en jeu.
V / Idéologie, culture et contrôle mental
Parler d'exclusion implique qu'on réfléchisse à
ce qu'est l'inclusion. La "mise hors" se fait par rapport
à une certaine vue de la vie "normale", elle provoque
peu de révoltes même si elle se déroule dans la
douleur. Ce qui veut dire que l'on reste encore dedans. Il s'agit de
savoir dans quoi et pourquoi.
D'où l'inanité des débats sur l'intégration
ou l'insertion, car si chercher à obtenir de l'argent par toutes
sortes de moyens, ou crier "on ne s'occupe pas de nous!",
ce n'est pas être intégré ou inséré,
qu'est ce d'autre ?
Le jeu est alors entre les idées, les valeurs dominantes qui
règnent et majoritairement acceptées et le fait minoritaire
qui choisit d'autres identifications, d'autres valeurs.
C'est en effet une puissance mentale extrêmement forte qui est
à l'oeuvre dans cette société du spectacle.
Car non seulement il faut cacher certaines choses et en rendre d'autres
évidentes, mais il faut aussi que tout devienne transparent pour
pouvoir surveiller.
Cette marche va du panoptikon de Bentham (cf Michel FOUCAULT) 3 à
la vidéo-surveillance de Pasqua en passant par l'analyse comportementale
(au niveau sociologique et au niveau psychologique) si chère
à tous les commerciaux et aux gestionnaires des ressources humaines.
Nous sommes donc dans une société de surveillance, où
le fichage est systématique et l'étude du comportement
(et son contrôle par voie de conséquence) sont une des
règles de la vie "démocratique".
S'énerver contre la vidéo-surveillance ne doit pas faire
oublier la fabrication du consensus par un ensemble de moyens qui forment
un espèce de continuum (médias, ordinateurs, sciences
humaines, pub, sens commun, etc...), où un certain type de transparence
est la règle.
La passivité est corollaire du spectacle, la consommation de
la dépossession de l'autonomie, l'assistanat de la gestion, l'illusion
de liberté du totalitarisme de la marchandise.
Oui tout le monde se croit libre !
Ceci semble être un des ressorts fondamentaux de ce système.
La fiction individuelle est pourtant liée à une massification
totalitaire. En quoi sommes-nous différents de nos voisins ?
La marque, la forme ?
La puissance de l'idéologie est telle qu'il faut faire un effort
pour voir les similitudes que nous impose la marchandise.
C'est la pauvreté qui est considérée comme un problème,
comme l'immigration. Ce n'est pas l'organisation de la société
qui est en cause. Ce n'est pas la xénophobie ou la distribution
des richesses qui est problématique, c'est l'exclusion, en fait
un résultat plutôt que la cause.
Ce ne serait pas parce que certains sont riches ou trop riches que d'autres
sont pauvres ou trop pauvres.
La crise n'a pas les mêmes effets pour tout le monde. Pourquoi
ne parle-t-on jamais ou presque jamais du fait que certains continuent
de s'enrichir, que les profits continuent d'augmenter pour certaines
entreprises et certaines personnes.
Alain Bihr note la quasi-absence des travaux sociologiques sur la "haute
société", par contre les travaux sur la pauvreté
foisonnent 4 .
Les réponses proposées pour résoudre ces questions
sont intéressantes à étudier, c'est en particulier
le travail social dans nos pays et l'humanitaire pour le "Sud".
Le lien entre le travail social et le contrôle social est relevé
depuis longtemps dans nos pays. De même l'évacuation de
la politique (l'anti-impérialisme en particulier) par l'humanitaire
est devenue massive et participe de l'impuissance généralisée.
Le fin du fin étant la nouvelle tendance qui fait faire de l'humanitaire
par les exclus. Exclus qui se sentiront des "nantis" par rapport
à d'autres encore plus exclus qu'eux.
VI / Le niveau personnel et psychologique
Sur le plan social la domination utilise les images identificatoires
pour promouvoir la soumission à la marchandise.
Cela passe bien sûr par la télé, la pub ou le cinéma,
les médias en général ; mais cette transmission
passe aussi par l'école, l'armée, le sport, toutes les
institutions de socialisation. Ce qu'Althusser a nommé les Appareils
Idéologiques d'Etat.
Sur le plan personnel c'est l'adhésion qui est recherchée,
elle se fait en particulier dans la famille. C'est là que se
structure le rapport à l'autorité.
Tous ces processus sont majoritairement inconscients, c'est ainsi que
l'illusion de liberté s'installe et que la domination passe le
plus souvent inaperçue.
Les artifices de la marchandise et en particulier sa tendance à
la virtualité deviennent "naturels".
Car il semble bien que nous soyons face à un double mouvement.
Le premier c'est celui qui tend à imposer ses modèles
et ses normes, "par le haut" en quelque sorte, celui de l'institution
et des images identificatoires.
Le second c'est celui qui accepte, qui adhère à tout cela
et souvent le désire. Ce mouvement alimente le système
"par le bas" pour ainsi dire.
Car il y a bien une mise en conformité individuelle, une soumission
volontaire des individus. Il y a une complémentarité "naturelle"
entre les niveaux sociologiques et les niveaux psychologiques, entre
l'institution et l'individu.
Plus l'Institution est puissante et polymorphe, plus il y a nécessité
de la présence de l'Individu, et plus il est isolé, plus
l'individu a besoin de l'institution.
Le droit lui-même ne s'adresse paradoxalement qu'à des
morceaux de nous-mêmes (consommateur, contrevenant, assuré
social, locataire, etc...), alors que tout le monde pense le droit comme
un rapport entre l'un et le tout. Le droit fonctionne alors comme garant
de la domination.
Quand nous parlons de "justice", nous référons-nous
à l'institution réelle ou à la valeur ? Quand nous
parlons de "santé", nous référons-nous
au système de soins actuel ou à une référence
mythique.
Baser la lutte sur le seul ressort de l'individu ou se cantonner dans
le recours au droit est alors un bon leurre pour le maintien du système.
Le rôle de la conscience de soi est donc un élément
important dans notre système. Il est d'ailleurs intéressant
de voir à quelle vitesse on utilise la psychologisation des problèmes.
Dans ce cadre la responsabilité est strictement individuelle,
il n'y a plus de niveau collectif, d'Etat, d'économie.
Il reste l'atomisation, la désagrégation sociale.
Le champ est libre pour la gestion technique, les problèmes sont
plus ou moins graves, mais tous sont "traitables" si on reste
dans le cadre de la démocratie parlementaire, dans le droit présent
qui isole les individus.
L'empire peut continuer avec des sous-ensembles régionaux. La
souplesse permet la reconstitution après les ruptures violentes.
La répression est à la fois dure (militaire et policière)
et molle (surveillance, encouragement d'activités de défoulement
contrôlées par le système et tolérance d'un
certain laissez-faire).
L'important étant de cantonner les personnes dans un rôle
de spectateur, ou de laisser opérer les amusements qui ne touchent
pas à l'essentiel.
La culture, ou ce qui en tient lieu, se charge d'encourager les régressions,
l'abêtissement.
Tout concourt à une dépossession des personnes de leur
vie, pas d'acteurs ou si au sens théâtral ! La modalité
fondamentale c'est la représentation, celle-ci est en crise,
mais son règne s'accentue avec le développement de tous
les domaines virtuels. La coupure entre les choses, les phénomènes
est alors consommée, puisqu'il n'y a plus de choses, c'est la
représentation qui devient phénomène ou objet.
Le seul horizon admissible c'est celui de la marchandise, quelle soit
virtuelle ou réifiée.
"Tout se vaut !" disent-ils.
C'est peut-être pour cela qu'il n'y a plus de débats, pourquoi
pousser le masochisme à lutter contre ce que l'on veut soi-même
?
Pourquoi réfléchir et lutter puisque le changement n'apportera
que quel chose de pire ?
L'aménagement résigné est donc la seule issue possible.
La raison qui avait bâti l'espoir au XVIII° siècle
est maintenant la raison s'incarne dans le réel gestionnaire.
Tout le monde peut voir le déraisonnable à l'oeuvre dans
la logique du monde actuel. Tout cela c'est aussi le fruit de la raison
et de ses justifications.
Alors pourquoi débattre et oser penser s'il n'y a pas d'autre
issue que celle du capitalisme.
L'heure est peut-être aussi au deuil, deuil de la raison des "Lumières"
et deuil de l'automaticité de la révolte où la
situation d'exploité ou d'oppressé entraînait la
révolte.
Ceci induit une réflexion sur la liaison entre le déterminisme
et la rationalité qui permettait de si belles prévisions
et de si grandioses déductions : "les machines à
bonheur !".
VI/ L'exclusion dans tout ça ?
Elle est connue et nommée, c'est la conséquence humaine
et sociale de tout cela. On doit citer en premier lieu le chômage
au niveau économique, ensuite le sexisme et l'oppression pour
les femmes. On peut continuer avec le racisme quotidien ou étatique
pour les étrangers et leurs enfants. Bien sur il y a les "banlieues"
au niveau de l'habitat, mais également le privilège de
l'âge et l'exclusion des vieux et d'une partie de la jeunesse.
Citons également le privilège du savoir et de la culture
pour les uns et la télé comme contrepartie pour les autres.
Malgré toutes les mesures la mise à l'écart des
handicapés, des fous. Le rejet des "pas normaux", lui,
tend à s'institutionnaliser avec l'exclusion des SDF et des routards
de certaines villes.
N'oublions pas l'exclusion politique de fait pour beaucoup de personnes,
et la perte d'identité sociale, l'absence de sens de cette vie
qui sont le corollaire de l'exclusion économique.
Il s'agit d'une certaine façon du rapport de l'être et
de l'avoir, du rapport entre le quantitatif et le qualitatif.
On ne peut pas être sans un peu d'avoir, même si le seuil
est variable.
Quand on a rien, on est vite rien!
C'est peut-être là le point qui unit tous les modes d'exclusion,
le pragmatisme de la régulation.
La domination fonctionne maintenant majoritairement avec l'oppression
sous toutes ses formes.
Car la gestion est gestion des différences. C'est vrai pour la
gestion économique par le RMI, les CES entre particulier. Mais
c'est également le cas pour la gestion idéologique où
avec le racisme différentialiste, le droit à la différence
implique un statut différent.
En ce sens il faut peut-être regarder la réalité
en face : l'exclusion n'existe pas !
En acceptant ce terme on se place toujours dans la nomination différentialiste,
celle-là même qui justifie et produit l'exclusion.
Si exclusion il y a, elle n'est que l'autre nom de l'inclusion différentielle.
La seule exclusion c'est la mort et curieusement celle-ci est oubliée
ou quasiment niée en Bosnie, au Ruanda, en Tchétchénie
ou au Chiapas et ailleurs.
Peut-être qu'ainsi on peut comprendre ce que disent les Zapatistes:
"Nous sommes déjà morts !"
Ainsi ils assument par leur lutte une visée de vie. D'ailleurs
ils nous disent :
"Ne faîtes pas des comités de soutien, faîtes
la révolution chez vous !"
Il y a un seul monde et dans ce monde-ci une pluralité de mondes
qui cohabitent sans presque jamais se rencontrer.
La fameuse "complexité" est alors utilisée pour
que les logiques à l'oeuvre ne soient pas trop contradictoires
ou trop dangereuses pour le maintien et la continuité du système.
VII/ Des solutions ?
Il n'y a pas de solutions toutes faîtes, peut-être pouvons
chercher des pistes. La situation est inédite, le passé
peut servir à comprendre le présent, mais il nous faut
inventer pour l'avenir.
Les empires ont toujours les mêmes contraintes. La première
qui est essentielle, c'est d'assurer le matériel ( par l'expansion
en particulier), c'est parfois difficile quand la masse des inactifs
assistés devient importante, la misère trop grande et
que le parasitisme de certains est par trop voyant.
La seconde, qui est moins visible, mais tout aussi fondamentale, c'est
de rassurer le spirituel. Ce qui explique le rôle primordial de
l'idéologie dans notre situation. Et on peut aisément
constater que ça marche assez bien en ce moment, la domination
est aussi mentale.
C'est pour cela que la notion de crise recouvre une grande diversité
de phénomènes et touche beaucoup de domaines. La durée
de cette crise, son ampleur, sa profondeur montrent que, comme le dit
Gustave MASSIAH, à une crise peut succéder une autre crise
et pas forcément une embellie.
On peut examiner les contradictions internes à notre système
qui a tendance a sapé les bases sur lesquelles il s'est construit.
Le travail est souvent un moyen d'oppression, la question son utilité
sociale se pose de plus en plus souvent.
Les élites de la noblesse ne travaillaient pas, la mise au travail
(le passage au salariat à temps complet pour toute la majorité
de la population pouvant travailler) ne s'est pas faite facilement pour
le peuple. Il a fallu utiliser la contrainte.
Ensuite par l'action conjuguée des luttes et de l'Etat nous en
sommes arrivés à une institutionnalisation de la force
de travail, et ce, y compris, pour les immigrés. On peut le voir
avec l'engagement de l'Etat sur l'éducation, la santé,
la mise en place des garanties en cas de non-travail, etc..
Pour les dominants actuels, c'était assez différent puisqu'ils
étaient issus en partie de ceux qui ont le savoir, l'argent ou
la terre, le travail était valorisant ou lucratif.
Une partie de la bourgeoisie française a toujours été
liée à l'économie de la rente, la valorisation
idéologique du travail n'empêchait pas le parasitisme (cf.
le pétainisme avec son "Travail, Famille, Patrie").
Aujourd'hui on nous tartine régulièrement avec le malaise
des cadres, qui ne supportent pas d'être traités comme
de vulgaires employés, et qui préfèrent se soumettre
volontairement aux désirs de leurs patrons plutôt que d'accepter
la brutale réalité.
Le capitalisme a ici un problème compliqué. Il n'y plus
de travail pour tout le monde. L'intérêt de la force de
travail pour les profits est nettement moins important que par le passé.
D'ailleurs ne parle-t-on pas de traitement social du chômage.
Le libéralisme économique ne peut plus proposer comme
modèle d'espérance ce qui a fait sa fortune, qui est à
la base de son développement : le travail.
L'augmentation de la production, le développement de la science
et de la technique, la maîtrise de nature n'ont pas fait le bonheur
de l'humanité.
Que peut-on invoquer comme raisons pour justifier le travail maintenant
? La rationalité à l'oeuvre n'est pas libératrice
comme on nous le promettait, mais oppressive.
La déraison est logée dans la raison.
A un pôle il y a la précarité, à l'autre
il y a de nombreuses heures passées au boulot pour une valorisation
de plus en plus aléatoire.
Jamais le constat "perdre sa vie à la gagner" n'a été
aussi vrai. Vie au rabais pour les exclus, vie dévoyée
pour les autres.
On peut citer le constat ironique fait par les jeunes:
"Avant la réussite sociale était réalisée
quand on avait plus besoin de travailler, maintenant c'est de trouver
un travail!"
Le temps après avoir été rythmé par la
nature, la vision divine du monde, a été mesuré
par la machine et le rythme du travail.
Aujourd'hui par quoi est-il séquencé ? Par les médias,
par les ordinateurs, par l'occupation des temps "libres" ?
L'immédiateté, l'instantanéité valorise
le présent, évacue le passé et n'a pas d'avenir.
Détachement, mise hors-circuit de l'inscription temporelle, éternité
et permanence du spectacle!
Tout coule !
Plus on insiste sur la mémoire plus on masque son caractère
artificiel et reconstruit.
Certains galèrent pour avoir un peu de temps "libre"
et d'autres qui n'ont que du temps libre ne peuvent l'utiliser de façon
créative. Une question jaillit inévitablement : du temps
libre, oui, mais pour quoi faire et avec qui ?
L'espace lui-même est mesuré par le temps, paradoxe qu'Einstein
ne pouvait prévoir.
Il devient virtuel avec les autoroutes de l'information et les réseaux
mondiaux. Avec la mondialisation nous sommes face à une limite.
Par le passé l'espace était le lieu des conquêtes,
de l'expansion, par les colonies et l'impérialisme. L'économie
de prise pouvait assurer le confort des métropoles ou payer la
révolution française.
Comment faire maintenant ? Où loger la fuite en avant de l'économie
?
En nous donnant le monde en temps réel, les médias n'ont-ils
pas en fait rétréci notre univers après l'avoir
agrandi ?
Il n'y a plus de place pour le sacré ou l'exotique. Dieu était
au centre de l'univers et l'ailleurs très souvent attirant.
Le rapport privé / public qui était assez clair par le
passé est devenue plus flou. On a l'impression d'un double phénomène
contradictoire, le public a tendance à envahir le privé
et le privé a tendance à monopoliser le public.
Les injonctions étatiques concernent le tabac, l'alcool, le Sida,
la vitesse, la sécurité, etc. le contrôle social
s'est fortement installé pour l'éducation des enfants,
la santé, l'intégration, etc...
La demande sociale accentue ses doléances sur la protection,
la sécurité, l'assistanat (le surendettement, l'aide sociale
et la prise en charge des difficultés).
Il y donc bien un mélange des deux sphères, où
l'intervention de la collectivité prend une place de plus en
plus grande. On le voit nettement vis à vis des populations étrangères
ou d'origine étrangère. Le droit de vivre en famille ou
de se marier se heurte aux impératifs de gestion des population
(limitation du regroupement familial et suspicion pour les mariages
mixtes par exemple). Dans le même temps l'ordre moral valorise
la famille.
L'envahissement marchand de la vie privée est net pour la nourriture,
les vêtements, le spectacle dans la maison, etc...
La médicalisation des corps et la psychologisation des âmes
renforcent les interventions normatives des institutions. La nomination
même des problèmes n'échappe pas à cela.
L'idéologie qui sous-tend cela est légitimée en
retour par la demande sociale.
Le sexe qui était censé appartenir à la sphère
privée est maintenant largement public, en particulier au niveau
des images et de son utilisation par la pub.
Ce transfert est sans-doute significatif de la période actuelle.
Le sexe a tendance à devenir virtuel et public, mais le contenu
ne change guère quant à la place assignée à
chacune et à chacun. La libération sexuelle a été
récupérée par la marchandisation du sexe.
La fameuse perte des repères est aussi liée à cela.
Qui est qui ? Qui est quoi ? Quoi est qui ?
La valeur elle-même n'a plus le même sens. Avant la mesure
de la peine pouvait donner corps aux sacrifices pour obtenir quelque
chose. Maintenant quel sens a la richesse issue d'une spéculation
sur le troisième ou le quatrième chiffre après
la virgule.
Comment donner de la valeur à l'abrutissement télévisuel,
à la vulgarité de la marchandise (cf. la laideur des sorties
des villes et de la majorité des centres commerciaux), au vide
de la communication virtuelle, au néant politique actuel ?
Donc de fait la question des valeurs est posée malgré
ce qu'on nous répète sans cesse. Par exemple quelle valeur
accorder aux droits de l'homme qui seraient universels et intangibles,
mais bafoués tous les jours par ceux là mêmes qui
les prônent.
La notion de "politiquement correct" témoigne bien
de cela, il faut en fait rester conforme.
Mais Le problème du pourquoi affleure sans cesse.
Le problème des fondements de notre civilisation est à
l'ordre du jour.
Si les contradictions de ce système minent les bases sur lesquelles
il s'est installé dans l'espace et le temps, il faut en profiter
pour reposer les questions fondamentales.
Qu'est-ce que l'humanisme ?
Ceci doit être débattu, réfléchi, repensé.
Si on veut redevenir ou devenir acteur de nos vies, même de façon
partielle, il faut se réapproprier ou s'appropier la critique,
la liberté de réfléchir, le goût de la connaissance
et de l'action.
L'humanité a été une conquête de nos ancêtres.
L'histoire n'a pas de fin (dans les deux sens du terme : finalité
et terme) et n'est pas finie (même si la terre doit exploser un
jour).
Nous sommes dans l'histoire, à nous de nous servir de notre marge
de liberté pour penser et agir ici et maintenant.
Le monde est là devant nous, nous sommes dedans, la crudité
de la brutalité se doit d'être assumer comme telle.
La seule certitude que nous puissions avoir s'est celle-ci, c'est que
l'esquive est toujours un bon moyen pour échapper au réel,
mais celui-ci nous saute régulièrement à la figure
et nous prend au corps en se rappelant brutalement à nous.
L'esquive idéologique est produite par la société
elle-même, illusion nécessaire à son fonctionnement.
L'esquive est aussi produite par toutes les personnes qui pensent qu'un
"monde meilleur" est possible, qui ont la certitude de la
promesse.
L'esquive la plus courante actuellement c'est de faire comme si de rien
n'était. Puisque tout se vaut, rien ne vaut ! Alors l'essentiel
c'est gérer sa petite réussite.
Oui le monde a changé!
Le Pen a testé les idées que Pasqua a mis en place année
après année.
Le capitalisme a évolué par la fuite en avant, il marque
le monde de sa loi d'airain et rien ne lui échappe. L'argent
et l'économie gagnent sur tous les fronts, à la fois dans
la matérialité mercantile et dans l'immatérialité
virtuelle.
La réalité politique est à la hauteur du constat,
il s'agit soit d'une gestion qui cloue au sol toute velléité
de révolte, soit d'une visée de l'impossible par l'engagement
basé sur la vérité des sujets (individuels ou collectifs).
On "n'échappe que difficilement à la tendance du
capitalisme qui est de ritualiser, de récupérer toute
pratique un tant soit peu subversive en la coupant des investissements
désirants" 5 .
La liaison entre la théorie critique et l'action ne peut se décider
à l'avance, elle se fait en situation. Pour cela il ne faut pas
confondre les conditions de possibilité et l'engagement lui-même.
Les regroupements qui durent et s'institutionnalisent ne peuvent agir
que sur les conditions de possibilités. Les confondre avec les
sujets, c'est croire que la liberté préexiste aux pensées
et aux actes. Seuls ceux-ci la font exister et ne sont pas prédéterminables
à l'avance.
Voilà pourquoi nous ne pouvons pas dire ce qu'il faut faire,
cela dépend de nous, de vous, de nos forces, de nos analyses,
de la situation.
C'est pour cela qu'il faut sortir de la position de "victime",
de "l'anti", où nous maintiennent les maîtres
de la situation, de refuser le point de vue différentialiste
qui nous impose la notion d'exclusion.
Oui tout va mal et ça va durer!
Il faut dire adieu aux certitudes, il faut dire adieu aux promesses
d'un bonheur qui viendrait après le sacrifice. Nous devons dire
adieu au déterminisme raisonné et absolu grand pourvoyeur
de certitudes, dire adieu à la croyance en la vérité
Une, globale et totale !
A nous de réaffirmer ou d'affirmer la valeur de la pluralité,
la valeur de la solidarité. Nous devons à nouveau impulser
la nécessité de la lutte pour l'égalité.
La richesse du multiple c'est notre force, la joie de la convivialité
notre énergie et notre réconfort dans l'adversité.
Lutter pour la force du droit de vivre contre la propriété
et les Etats c'est prendre le droit de critiquer les situations iniques
et donner vie au droit de se révolter contre les illégitimités,
les oppressions, les exclusions, le sexisme, l'exploitation, la bêtise,
la xénophobie.
Alors inévitablement lutter contre le parasitisme, la vulgarité,
le mépris de l'humain, les fascismes, l'autoritarisme, le militarisme
sera notre base, ainsi nous refuserons le relativisme, le cynisme, le
nihilisme stérile, les "prêts à penser".
Personne pourra nous contraindre à défendre le productivisme,
notre méfiance vis à vis de l'instrumentalisation et du
principe de rendement sera liée à notre souci de l'utilité
sociale comme exigence minimale et nécessaire.
L'acceptation des questionnements divers et variés, sera corollaire
de notre mise en pratique de la citoyenneté active dans toutes
ses modalités.
Le besoin de sens, la nécessité des utopies, la primauté
du qualitatif sur le quantitatif, de l'être sur l'avoir seront
alors au coeur des discours et des actes !
Philippe COUTANT, Nantes le 08/06/95
1 Pierre ROSANVALLON sociologue, auteur en 1981 de "La fin de
l'Etat providence" au Seuil, la dernière réédition
en poche date de 1992. Il a également publié "l'Etat
en France de 1798 à nos jours". Son dernier livre vient
d'être édité : "La nouvelle question sociale",
toujours au Seuil, celui-ci a comme sous-titre "Repenser l'Etat-providence".
Il est conseiller de la CFDT et de la "Nouvelle gauche", il
est secrétaire de la Fondation Saint-Simon et publie une rubrique
tous les quinze jours dans Libération.
2 Noam CHOMSKY : linguiste américain reconnu mondialement et
militant libertaire, sa notoriété date de son opposition
à la guerre de Vietnam. Il est l'auteur, entre autre, des livres
: "La fabrique du Consensus" et "Les médias :
les illusions nécessaires".
3 Michel FOUCAULT "Surveiller et punir".
4 Le Monde Diplomatique de Février 95 "Ces chiffres qui
masquent les inégalités".
5 Félix GUATTARI "La révolution moléculaire"
dans la Postface page 382, édition 10 / 18, Paris 1980