Présentoir pour une approche psychanalytique du travail
Larticle qui va suivre va certainement paraître dun
abord difficile pour les personnes qui ne sont pas habituées
au vocabulaire de la psychanalyse. Pour essayer de montrer les enjeux
de ce texte et aider à sa lisibilité, nous avons choisi
de le précéder de cette présentation. Il est vrai
que les termes utilisés et la façon de poser le problème
sont inhabituels pour les milieux libertaires. Lapproche choisie
par lauteur est une tentative de lier le niveau personnel et le
niveau social dans le cadre théorique de la psychanalyse, ce
que Edouardo Colombo avait nommé en 1983 La double articulation
du symbolique (1) . Une telle démarche peut se comprendre
du point de vue anthropologique général comme larticulation
entre la loi au niveau personnel et la loi sociale. Cest un essai
pour comprendre comment lautorité et la domination fonctionnent.
Le sujet dont il est question ici ne doit pas être confondu avec
le moi qui nous est si familier à chacune et chacun.
Cest une instance improbable liée au désir. Comme
le désir à maille à partir avec linterdit,
le sujet se doit de passer par le langage, mais pour aussitôt
se rendre compte de ses limites, de son manque, de sa finitude. Passage
douloureux puisque il a à faire au tiers qui lui dit la loi,
celle-ci loriente vers lautre et les autres pour le séparer
de lui-même, sinon il sombre dans le narcissisme dont il est question
dans le texte.
La jouissance est synonyme de plaisir dans le sens commun, ici elle
prend un autre sens celui de la satisfaction psychique liée à
la névrose. Cette satisfaction nest pas à confondre
avec lorgasme sexuel, cest une émotion mentale dérivée
de la libido (lénergie sexuelle), mais qui est le résultat
de lidentification ou des identifications transmises par la société.
Laccès à cette jouissance est, entre autres, procurée
par ladhésion à des rôles sociaux biens déterminés,
où être quelque chose lemporte sur le désir.
Cest ici que le spectacle et la marchandise rencontrent le niveau
psychologique doù part ce texte et dans le contexte social
actuel souvent lavoir remplace lêtre. Léconomie
fait écho au désir déplacé et dévoyé,
le travail est le moyen daccéder à la jouissance
(au sens de la psychanalyse). Léchange comporte une partie
sacrifice avec le travail et un retour symbolique (la promesse) où
la compensation est donnée par largent, lidentité
et la valeur. Cette machine à embaucher, qui aussi donne forme
(lembauchoir, qui a un autre sens celui de lappareil qui
permet de mouler la forme de la chaussure lors de sa fabrication), ne
marche que si on ne sinterroge pas sur le sens ou labsence
de sens du système, superbe machine qui fonctionne pour elle-même,
pour la reproduction du pouvoir, elle tourne à vide pour les
humains, sauf pour les broyer. Ce constat a été à
la base du courant de lanti-psychiatrie qui a remarqué
la liaison, la corrélation qui existe entre certaines maladies
mentales et la société, elle aussi considérée
sous langle de la maladie. Cest ce qui a permis à
Félix Guattari et Gilles Deleuze daborder le rapport entre
schizophrénie et capitalisme. Les humains décrits comme
des machines désirantes sont soumis au système au niveau
même du désir. A linverse pour ces auteurs
une économie de désir ne pourra que se mettre en travers
dune économie de pouvoir (2) . Cest pour cela
quils ont valorisé lécart, la déviance,
la rupture, même sils ont pris leurs distances avec les
bases théoriques de la psychanalyse.
Dans le texte qui suit, il sagit de noter limportance du
travail qui donne identité et valeur aux personnes, le drame
lié à la perte du travail est immense, à la hauteur
de la satisfaction symbolique obtenue, donnée par lembauche.
Sans travail on a limpression quon na plus didentité
ni individuelle, ni sociale, ni valeur. Cest le constat qui est
fait de lintrication entre le travail, lidentité,
le lien social et largent.
Larticle met en évidence deux écueils pour lhumanité
: le retour sur soi que provoque le narcissisme (lamour de sa
propre image) et ladhésion stricte, lidentification
totale aux images, aux rôles que nous propose le pouvoir, dont
le travail est un bel exemple, un archétype.
Cest pour ces raisons que lauteur nous propose à
la fin de son article de prendre de la distance avec les ordres du pouvoir
transmis par les discours, les images du système actuel. Cet
écart peut permettre la critique, il peut passer par lhumour,
lironie, la poésie. Ainsi la psychanalyse retrouve la charge
anti-autoritaire de sa naissance et peut aider le projet libertaire
à trouver des arguments contre la barbarie capitaliste et sa
domination mentale des humains. De même que Marx dans son analyse
de la plus-value a mis en évidence le travail non payé
source du profit pour les capitalistes, ici la psychanalyse met en évidence
la soumission dans ladhésion aux images du pouvoir. Cest
la base de la servitude volontaire dont parlait déjà La
Boétie au XVI° siècle.
Philippe Coutant Le 5 Novembre 1997
LEMBAUCHOIR
Cest fini. Rêve éteint! Visions disparues!
V.Hugo Ruy Blas, Acte V, scène 1.
Partons
de quelques phrases. Aussi concises quelles puissent paraître,
elles nen portent pas moins des effets qui peuvent nous entraîner
extrêmement loin.
Parlent deux ouvriers de Vilvorde: On est zéro, on est
rien , On vaut rien, on sest fait racheter pour zéro
franc
Pleure un homme au chômage: Je suis mort, socialement mort
Lâche une autre personne, récemment licenciée:
Jsers plus à rien
Quelque
chose sest brisé. Cet éclatement nest pas
sans effets. Paradoxal sentiment qui fait côtoyer la déréliction
à une pernicieuse impression dappartenir finalement à
un groupe, celui de la tourbe; langue émoussée en morbides
apophtegmes (3) , écrit dont les lettres se transforment une
à une en deleatur(4) , paroles formant peu à peu un même
acrostiche(5) sur un unique thème, celui dune crise profonde.
Crise dont lécoute laisse entendre lextrême
intrication des questions de lidentité ( On est rien
, Je suis mort ), du lien social ( On vaut
rien , socialement mort , Jsers plus
à rien ), du travail ( la désignation) et de largent
( zéro franc ). Tenter de comprendre ce rapport,
avancer quelques pistes de réflexions, tel sera lobjet
de notre propos.
* * *
Les mots tabandonnent, tu te perds,
acteur, tu nas jamais compris ton rôle.
Des paroles te reviennent de loin, tu les répètent (6)
Sujet
divisé, lêtre humain, dans et par les mots, se perd.
Inlassablement les mots défilent, et nul ne saurait le définir.
Lêtre de celui qui parle sen trouve marqué
dincomplétude. Quelque chose lui échappe, quelque
chose dinsupportable, impossibilité de la jouissance, cette
toute-puissance, cette absence de limite, intolérable division
de lêtre (7) .
Ainsi, afin de parer au manque-à-être, saccroche
le sujet à son image et, de là, à ce qui peut la
lui refléter, à savoir lautre. Il sagit ici
de jouir malgré tout, jouir grâce à limage
du corps. Cest cet espoir, tel lAzur chez Mallarmé,
qui fonde un lien social mais fait aussi symptôme ( retour
de la vérité comme tel dans la faille dun savoir
écrit J.Lacan).
A bien des égards, la vie en société ferait
penser à un château de cartes en perpétuel éffondrement,
puisque quiconque sy appuie sur son prochain, et ce dernier fait
de même (8)
Jeu de miroir donc, mais à la condition dun équilibre
de la jouissance assuré par un Tiers (8) . On connaît lhistoire
de Narcisse, la fin tragique de cet être éperdument amoureux
de lui-même. Or, comme lindique Pierre Legendre,
si je me regarde dans le miroir, je sais que ce moi que je vois me représente
(...), le Tiers est lopérateur des images. Lunivers
dogmatique commence là (10) . Lenjeu en effet est
darriver à interposer entre Narcisse et son image une autre
image, et ainsi éviter quil sombre dans le même.
De ce décalage, une différence est introduite. Cest
alors que quelque chose du sujet peut se construire que les jeux politiques
vont interférer. Le but de tout Pouvoir sera dutiliser
ce jeu ô combien subtil des images pour le détourner de
façon fallacieuse à son profit. Présenter des images
qui puissent servir de prêt-à-porter - ce que je nomme
embauchoir -, tel est le principe dun certain enfantement du sujet
suivant un angle déterminé - je dirais ordonnancement-.
Technique imparable du Pouvoir : faire miroiter la jouissance et lutiliser
à son compte (11) . Qui manie le Miroir tient lhomme
à sa merci (12) .
Trois
coups, Spectacle et Marchandise entrent en scène, Narcisse entend
léco...
Il suffit
alors de présenter le travail comme un effort pour regagner du
terrain sur une jouissance perdue (13) . Tout concourt à cet
effet. Petits, si nous travaillons bien à lécole,
nous aurons un bon boulot, sous-entendu un travail socialement valorisé.
Ensuite, devant notre télévision, nous avalons les injonctions
à la réussite, on nous met en bouche lObjet qui
fera de nous lêtre le plus épanoui quil puisse
exister. Plus tard, hommes pressés (Noir Désir),
nous confondons notre contrat de travail avec un véritable contrat
narcissique.
Et largent
? Ah! largent, signifiant magique sil en est, signifiant
à tout faire, source de la soif de senrichir toujours plus.
Possèdons, possèdons encore, plus nous possèderons,
plus nous aurons la chance datteindre cette hypothétique
jouissance. Fluidité du marché, vitesse de circulation
de largent, paiement en liquide, ouvrir le robinet aux crédits,
couilles (du latin coleus: sac de cuir), bourses, bijoux de familles,...
(14) , quand résonne dans léconomie une charge
libidinale (15) ... Alors sefface la différence entre lobjet
du désir et lobjet de la consommation.
Lon
comprend donc mieux la déprime du chômage, la culpabilité
qui parfois en résulte, lidentité blessée,
la perte des repères (temporels, spatiaux, symboliques). Vogue
la galère et souvrent les portes des religions, sectes
et leurs captieuses fragances .../p>
* * *
Quelles
conclusions tirer de ce rapide survol ?
La promesse (vecteur) dun lendemain avec la jouissance pour tous
et pour toutes comme point darrivée ne me semble pas être
une bonne solution.
Reste alors à inventer, subvertir les discours, les références,
pour permettre le nécessaire décollement par rapport aux
images. Nest-ce pas ce que Roger Dadoun expose sous forme dune
théorie des grains (16) , cest-à-dire la nécessaire
introduction dans la réalité de grains de sel, de grains
de sable et de grains de folie ?
Rénald Gaboriau, Septembre 97
Bibliographie
*J.Lacan
Ecrits ,éd Seuil
*S.Freud Malaise dans la civilisation , éd.PUF
*P.Legendre Leçon VI , éd. Fayard
*P.Legendre La fabrique de lhomme occidental , éd.
Arte, Mille et une nuits
*R.Brunner Le psychanalyste et lentreprise , éd.Syros
*G.Pommier Libido illimited , éd.Point Hors Ligne
*Collectif Marx et Lénine, Freud et Lacan , colloque
de la découverte Freudienne, éd. P.U du Mirail
*P.Garnier Psychanalyse et anarchie: à propos de lordre
moral , in psychanalyse et Anarchie, éd.ACL
ADDENDA A LEMBAUCHOIR
«
Un corps spécifique auquel on aurait confié
le gouvernement de la société finirait bientôt
par ne plus soccuper du tout de science, mais
dune toute autre affaire; et cette affaire, celle
de tous les pouvoirs établis, serait déterniser
en rendant la société confiée à ses soins
toujours
plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse
de son gouvernement et de sa direction. »
M. Bakounine, in Dieu et lEtat.
Vivre
aujourdhui, est vivre dans un monde capitaliste. Le capitalisme
a conquis lensemble de la planète ; être humains
et objets y sont soumis, emportés dans linextinguible noria,
qui toujours reproduit et permet daccroître le Capital;
Ere de la rationalisation, la fin impose ses moyens, la quête
du rendement exige la mise en place de certaines dispositions. Sciences
et techniques gouvernent. Cet ensemble de textes, dénoncés
dont nous avons peu à peu « oublié » qui lavait
produit a envahi lespace social. Ainsi a évolué
notre rapport à lenvironnement, plus encore : notre rapport
à limpossible. Puisque tout de cette nouvelle grille explicative
prétend rendre compte, un monde dexpert sest ouvert.
Morcellisation du travail et hyper-spécialisation en sont des
indices.
La fabrique de lhumain passe par là aujourdhui. «
Il y a eu Dieu, il y a maintenant la Science qui dit à lhomme
ce quest son corps et ce quil faut penser de la pensée
» nous rappelle Pierre Legendre (17) Lenjeu reste identique
: assujettir, dresser à lamour du Pouvoir.
La survalorisation de lefficacité devient le maître-mot,
maître-mot qui, par un subtil artifice, se fait discours damour.
Il revient notamment aux sciences que lon dit humaines de prodiguer
un tel discours.
Sen rendre compte est simple, il suffit dobserver laide
quapportent des docteurs des différentes disciplines dans
le « management » des entreprises. Psychologues, sociologues,
philosophes, formateurs en communication, etc.., se trouvent mobilisés
pour la grande manipulation du malaise du sujet. Nous les retrouvons
également dans la publicité, les ANPE, .... Lembauchoir,
cest ainsi que jai nommé ceci.
Discours damour toujours, même dans les menaces; discours
damour toujours, même dans la répression. Le grand
oeuvre du dressage va en effet jusquà ce point: où
lon guérit celui ou celle qui ny adhère pas.
Les chants dune société participative nous bercent.
Dans Dieu et lEtat, M. Bakounine écrivait : « Ce
que je prêche, cest donc jusquà un certain
point la révolte de la vie contre la science, ou plutôt
contre le gouvernement de la science, non pour détruire la science
- ce serait un crime de lèse-majesté - mais pour la remettre
à sa place, de manière quelle ne puisse jamais en
sortir. »
Renald Gaboriau Nantes Février 98
1 Edouardo Colombo Le pouvoir et sa reproduction.
Une articulation du symbolique dans la brochure Le pouvoir
aux éditions ACL, Lyon, 1984.
2 Félix Guattari La valeur, la monnaie, le symbole
dans le recueil La jouissance et la loi volume 2 qui a
suivi le Congrès de Milan intitulé Sexualité
et politique aux éditions UGE 10 - 18, Paris, 1976.
3 pensée concise
4 signe de correction typographique indiquant une suppression à
effectuer
5 pièce de vers composée de telle sorte quen lisant
dans le sens vertical la première lettre de chaque vers on trouve
le mot pris pour thème.
6 Le poil de la bête (fragment) , G.Hugnet, in Intervention
surréaliste Document 34. LARC, éd.Dupontelle
7 Autrement dit : je ne fais pas ce que je veux, je fais ce que je ne
veux pas (Saint Paul) ; cf notamment Position de linconscient
, J.Lacan, in Ecrits, éd.Seuil.
8 G.Pommier, Libido illimited , Point Hors Ligne 90
9 Si la jouissance est absolue, nous disparaissons en tant que sujet
10 P.Legendre, Leçon VI, Les enfants du Texte, étude
sur la fonction parentale des Etats éd.Fayard 92, p.184
11 Voir par exemple les jeux de grattage : quelque chose de lordre
de lespoir est caché, on gratte et ...
12 P.Legendre, La fabrique de lhomme occidental ,
éd. Arte, Mille-et-une nuits.
13 Voir les relations travail-religion, cf D.Méda et M.Weber
14 Collectif Psychanalyse éd. PUF 96, p.689.
15 ce que les publicistes ont très bien compris...
16 Roger Dadoun Vivre lanarchie, ou little is anarchic,
ou pour une théorie des grains in Aventures de la liberté,
collectif, éd.ACL . Théorie qui nest pas sans nous
rappeler celle de lobjet a ( objet petit a ) introduite par J.Lacan.
17 P.Legendre, La fabrique de lhomme occidental ,
éd. Arte, Mille-et-une nuits.