"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

L’EMBAUCHOIR


Présentoir pour une approche psychanalytique du travail

L’article qui va suivre va certainement paraître d’un abord difficile pour les personnes qui ne sont pas habituées au vocabulaire de la psychanalyse. Pour essayer de montrer les enjeux de ce texte et aider à sa lisibilité, nous avons choisi de le précéder de cette présentation. Il est vrai que les termes utilisés et la façon de poser le problème sont inhabituels pour les milieux libertaires. L’approche choisie par l’auteur est une tentative de lier le niveau personnel et le niveau social dans le cadre théorique de la psychanalyse, ce que Edouardo Colombo avait nommé en 1983 “ La double articulation du symbolique ” (1) . Une telle démarche peut se comprendre du point de vue anthropologique général comme l’articulation entre la loi au niveau personnel et la loi sociale. C’est un essai pour comprendre comment l’autorité et la domination fonctionnent.

Le sujet dont il est question ici ne doit pas être confondu avec le “ moi ” qui nous est si familier à chacune et chacun. C’est une instance improbable liée au désir. Comme le désir à maille à partir avec l’interdit, le sujet se doit de passer par le langage, mais pour aussitôt se rendre compte de ses limites, de son manque, de sa finitude. Passage douloureux puisque il a à faire au tiers qui lui dit la loi, celle-ci l’oriente vers l’autre et les autres pour le séparer de lui-même, sinon il sombre dans le narcissisme dont il est question dans le texte.

La jouissance est synonyme de plaisir dans le sens commun, ici elle prend un autre sens celui de la satisfaction psychique liée à la névrose. Cette satisfaction n’est pas à confondre avec l’orgasme sexuel, c’est une émotion mentale dérivée de la libido (l’énergie sexuelle), mais qui est le résultat de l’identification ou des identifications transmises par la société. L’accès à cette jouissance est, entre autres, procurée par l’adhésion à des rôles sociaux biens déterminés, où être quelque chose l’emporte sur le désir. C’est ici que le spectacle et la marchandise rencontrent le niveau psychologique d’où part ce texte et dans le contexte social actuel souvent l’avoir remplace l’être. L’économie fait écho au désir déplacé et dévoyé, le travail est le moyen d’accéder à la jouissance (au sens de la psychanalyse). L’échange comporte une partie sacrifice avec le travail et un retour symbolique (la promesse) où la compensation est donnée par l’argent, l’identité et la valeur. Cette machine à embaucher, qui aussi donne forme (l’embauchoir, qui a un autre sens celui de l’appareil qui permet de mouler la forme de la chaussure lors de sa fabrication), ne marche que si on ne s’interroge pas sur le sens ou l’absence de sens du système, superbe machine qui fonctionne pour elle-même, pour la reproduction du pouvoir, elle tourne à vide pour les humains, sauf pour les broyer. Ce constat a été à la base du courant de l’anti-psychiatrie qui a remarqué la liaison, la corrélation qui existe entre certaines maladies mentales et la société, elle aussi considérée sous l’angle de la maladie. C’est ce qui a permis à Félix Guattari et Gilles Deleuze d’aborder le rapport entre schizophrénie et capitalisme. Les humains décrits comme des machines désirantes sont soumis au système au niveau même du désir. A l’inverse pour ces auteurs “ une économie de désir ne pourra que se mettre en travers d’une économie de pouvoir ” (2) . C’est pour cela qu’ils ont valorisé l’écart, la déviance, la rupture, même s’ils ont pris leurs distances avec les bases théoriques de la psychanalyse.

Dans le texte qui suit, il s’agit de noter l’importance du travail qui donne identité et valeur aux personnes, le drame lié à la perte du travail est immense, à la hauteur de la satisfaction symbolique obtenue, donnée par l’embauche. Sans travail on a l’impression qu’on n’a plus d’identité ni individuelle, ni sociale, ni valeur. C’est le constat qui est fait de l’intrication entre le travail, l’identité, le lien social et l’argent.

L’article met en évidence deux écueils pour l’humanité : le retour sur soi que provoque le narcissisme (l’amour de sa propre image) et l’adhésion stricte, l’identification totale aux images, aux rôles que nous propose le pouvoir, dont le travail est un bel exemple, un archétype.

C’est pour ces raisons que l’auteur nous propose à la fin de son article de prendre de la distance avec les ordres du pouvoir transmis par les discours, les images du système actuel. Cet écart peut permettre la critique, il peut passer par l’humour, l’ironie, la poésie. Ainsi la psychanalyse retrouve la charge anti-autoritaire de sa naissance et peut aider le projet libertaire à trouver des arguments contre la barbarie capitaliste et sa domination mentale des humains. De même que Marx dans son analyse de la plus-value a mis en évidence le travail non payé source du profit pour les capitalistes, ici la psychanalyse met en évidence la soumission dans l’adhésion aux images du pouvoir. C’est la base de la servitude volontaire dont parlait déjà La Boétie au XVI° siècle.

Philippe Coutant Le 5 Novembre 1997


L’EMBAUCHOIR

“ C’est fini. Rêve éteint! Visions disparues! ”
V.Hugo Ruy Blas, Acte V, scène 1.

Partons de quelques phrases. Aussi concises qu’elles puissent paraître, elles n’en portent pas moins des effets qui peuvent nous entraîner extrêmement loin.
Parlent deux ouvriers de Vilvorde: “ On est zéro, on est rien ”, “ On vaut rien, on s’est fait racheter pour zéro franc ”
Pleure un homme au chômage: “ Je suis mort, socialement mort ”
Lâche une autre personne, récemment licenciée: “ J’sers plus à rien ”

Quelque chose s’est brisé. Cet éclatement n’est pas sans effets. Paradoxal sentiment qui fait côtoyer la déréliction à une pernicieuse impression d’appartenir finalement à un groupe, celui de la tourbe; langue émoussée en morbides apophtegmes (3) , écrit dont les lettres se transforment une à une en deleatur(4) , paroles formant peu à peu un même acrostiche(5) sur un unique thème, celui d’une crise profonde. Crise dont l’écoute laisse entendre l’extrême intrication des questions de l’identité (“ On est rien ”, “ Je suis mort ”), du lien social (“ On vaut rien ”, “ socialement mort ”, “ J’sers plus à rien ”), du travail ( la désignation) et de l’argent (“ zéro franc ”). Tenter de comprendre ce rapport, avancer quelques pistes de réflexions, tel sera l’objet de notre propos.

* * *

“ Les mots t’abandonnent, tu te perds,
acteur, tu n’as jamais compris ton rôle.
Des paroles te reviennent de loin, tu les répètent ”(6)

Sujet divisé, l’être humain, dans et par les mots, se perd. Inlassablement les mots défilent, et nul ne saurait le définir. L’être de celui qui parle s’en trouve marqué d’incomplétude. Quelque chose lui échappe, quelque chose d’insupportable, impossibilité de la jouissance, cette toute-puissance, cette absence de limite, intolérable division de l’être (7) .
Ainsi, afin de parer au manque-à-être, s’accroche le sujet à son image et, de là, à ce qui peut la lui refléter, à savoir l’autre. Il s’agit ici de jouir malgré tout, jouir grâce à l’image du corps. C’est cet espoir, tel l’Azur chez Mallarmé, qui fonde un lien social mais fait aussi symptôme (“ retour de la vérité comme tel dans la faille d’un savoir ” écrit J.Lacan).
“ A bien des égards, la vie en société ferait penser à un château de cartes en perpétuel éffondrement, puisque quiconque s’y appuie sur son prochain, et ce dernier fait de même ”(8)
Jeu de miroir donc, mais à la condition d’un équilibre de la jouissance assuré par un Tiers (8) . On connaît l’histoire de Narcisse, la fin tragique de cet être éperdument amoureux de lui-même. Or, comme l’indique Pierre Legendre, “ si je me regarde dans le miroir, je sais que ce moi que je vois me représente (...), le Tiers est l’opérateur des images. L’univers dogmatique commence là ”(10) . L’enjeu en effet est d’arriver à interposer entre Narcisse et son image une autre image, et ainsi éviter qu’il sombre dans le même. De ce décalage, une différence est introduite. C’est alors que quelque chose du sujet peut se construire que les jeux politiques vont interférer. Le but de tout Pouvoir sera d’utiliser ce jeu ô combien subtil des images pour le détourner de façon fallacieuse à son profit. Présenter des images qui puissent servir de prêt-à-porter - ce que je nomme embauchoir -, tel est le principe d’un certain enfantement du sujet suivant un angle déterminé - je dirais ordonnancement-. Technique imparable du Pouvoir : faire miroiter la jouissance et l’utiliser à son compte (11) . “ Qui manie le Miroir tient l’homme à sa merci ”(12) .

Trois coups, Spectacle et Marchandise entrent en scène, Narcisse entend l’éco...

Il suffit alors de présenter le travail comme un effort pour regagner du terrain sur une jouissance perdue (13) . Tout concourt à cet effet. Petits, si nous travaillons bien à l’école, nous aurons un bon boulot, sous-entendu un travail socialement valorisé. Ensuite, devant notre télévision, nous avalons les injonctions à la réussite, on nous met en bouche l’Objet qui fera de nous l’être le plus épanoui qu’il puisse exister. Plus tard, “ hommes pressés ” (Noir Désir), nous confondons notre contrat de travail avec un véritable contrat narcissique.

Et l’argent ? Ah! l’argent, signifiant magique s’il en est, signifiant à tout faire, source de la soif de s’enrichir toujours plus. Possèdons, possèdons encore, plus nous possèderons, plus nous aurons la chance d’atteindre cette hypothétique jouissance. “ Fluidité du marché, vitesse de circulation de l’argent, paiement en liquide, ouvrir le robinet aux crédits, couilles (du latin coleus: sac de cuir), bourses, bijoux de familles,... ”(14) , quand résonne dans l’économie une charge libidinale (15) ... Alors s’efface la différence entre l’objet du désir et l’objet de la consommation.

L’on comprend donc mieux la déprime du chômage, la culpabilité qui parfois en résulte, l’identité blessée, la perte des repères (temporels, spatiaux, symboliques). Vogue la galère et s’ouvrent les portes des religions, sectes et leurs captieuses fragances .../p>

* * *

Quelles conclusions tirer de ce rapide survol ?
La promesse (vecteur) d’un lendemain avec la jouissance pour tous et pour toutes comme point d’arrivée ne me semble pas être une bonne solution.
Reste alors à inventer, subvertir les discours, les références, pour permettre le nécessaire décollement par rapport aux images. N’est-ce pas ce que Roger Dadoun expose sous forme d’une théorie des grains (16) , c’est-à-dire la nécessaire introduction dans la réalité de grains de sel, de grains de sable et de grains de folie ?

Rénald Gaboriau, Septembre 97


Bibliographie

*J.Lacan “ Ecrits ”,éd Seuil
*S.Freud “ Malaise dans la civilisation ”, éd.PUF
*P.Legendre “ Leçon VI ”, éd. Fayard
*P.Legendre “ La fabrique de l’homme occidental ”, éd. Arte, Mille et une nuits
*R.Brunner “ Le psychanalyste et l’entreprise ”, éd.Syros
*G.Pommier “ Libido illimited ”, éd.Point Hors Ligne
*Collectif “ Marx et Lénine, Freud et Lacan ”, colloque de la découverte Freudienne, éd. P.U du Mirail
*P.Garnier “ Psychanalyse et anarchie: à propos de l’ordre moral ”, in psychanalyse et Anarchie, éd.ACL


ADDENDA A L’EMBAUCHOIR

« Un corps spécifique auquel on aurait confié
le gouvernement de la société finirait bientôt
par ne plus s’occuper du tout de science, mais
d’une toute autre affaire; et cette affaire, celle
de tous les pouvoirs établis, serait d’éterniser
en rendant la société confiée à ses soins toujours
plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse
de son gouvernement et de sa direction. »
M. Bakounine, in Dieu et l’Etat.

Vivre aujourd’hui, ‘est vivre dans un monde capitaliste. Le capitalisme a conquis l’ensemble de la planète ; être humains et objets y sont soumis, emportés dans l’inextinguible noria, qui toujours reproduit et permet d’accroître le Capital;
Ere de la rationalisation, la fin impose ses moyens, la quête du rendement exige la mise en place de certaines dispositions. Sciences et techniques gouvernent. Cet ensemble de textes, d’énoncés dont nous avons peu à peu « oublié » qui l’avait produit a envahi l’espace social. Ainsi a évolué notre rapport à l’environnement, plus encore : notre rapport à l’impossible. Puisque tout de cette nouvelle grille explicative prétend rendre compte, un monde d’expert s’est ouvert. Morcellisation du travail et hyper-spécialisation en sont des indices.
La fabrique de l’humain passe par là aujourd’hui. « Il y a eu Dieu, il y a maintenant la Science qui dit à l’homme ce qu’est son corps et ce qu’il faut penser de la pensée » nous rappelle Pierre Legendre (17) L’enjeu reste identique : assujettir, dresser à l’amour du Pouvoir.
La survalorisation de l’efficacité devient le maître-mot, maître-mot qui, par un subtil artifice, se fait discours d’amour.
Il revient notamment aux sciences que l’on dit humaines de prodiguer un tel discours.
S’en rendre compte est simple, il suffit d’observer l’aide qu’apportent des docteurs des différentes disciplines dans le « management » des entreprises. Psychologues, sociologues, philosophes, formateurs en communication, etc.., se trouvent mobilisés pour la grande manipulation du malaise du sujet. Nous les retrouvons également dans la publicité, les ANPE, .... L’embauchoir, c’est ainsi que j’ai nommé ceci.
Discours d’amour toujours, même dans les menaces; discours d’amour toujours, même dans la répression. Le grand oeuvre du dressage va en effet jusqu’à ce point: où l’on guérit celui ou celle qui n’y adhère pas. Les chants d’une société participative nous bercent.
Dans Dieu et l’Etat, M. Bakounine écrivait : « Ce que je prêche, c’est donc jusqu’à un certain point la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science, non pour détruire la science - ce serait un crime de lèse-majesté - mais pour la remettre à sa place, de manière qu’elle ne puisse jamais en sortir. »

Renald Gaboriau Nantes Février 98


1 Edouardo Colombo “ Le pouvoir et sa reproduction. Une articulation du symbolique ” dans la brochure “ Le pouvoir ” aux éditions ACL, Lyon, 1984.

2 Félix Guattari “ La valeur, la monnaie, le symbole ” dans le recueil “ La jouissance et la loi ” volume 2 qui a suivi le Congrès de Milan intitulé “ Sexualité et politique ” aux éditions UGE 10 - 18, Paris, 1976.

3 pensée concise

4 signe de correction typographique indiquant une suppression à effectuer

5 pièce de vers composée de telle sorte qu’en lisant dans le sens vertical la première lettre de chaque vers on trouve le mot pris pour thème.

6 “ Le poil de la bête (fragment) ”, G.Hugnet, in Intervention surréaliste Document 34. L’ARC, éd.Dupontelle

7 Autrement dit : je ne fais pas ce que je veux, je fais ce que je ne veux pas (Saint Paul) ; cf notamment “ Position de l’inconscient ”, J.Lacan, in Ecrits, éd.Seuil.

8 G.Pommier, “ Libido illimited ”, Point Hors Ligne 90

9 Si la jouissance est absolue, nous disparaissons en tant que sujet

10 P.Legendre, Leçon VI, “ Les enfants du Texte, étude sur la fonction parentale des Etats ” éd.Fayard 92, p.184

11 Voir par exemple les jeux de grattage : quelque chose de l’ordre de l’espoir est caché, on gratte et ...

12 P.Legendre, “ La fabrique de l’homme occidental ”, éd. Arte, Mille-et-une nuits.

13 Voir les relations travail-religion, cf D.Méda et M.Weber

14 Collectif “ Psychanalyse ” éd. PUF 96, p.689.

15 ce que les publicistes ont très bien compris...

16 Roger Dadoun “ Vivre l’anarchie, ou little is anarchic, ou pour une théorie des grains ” in Aventures de la liberté, collectif, éd.ACL . Théorie qui n’est pas sans nous rappeler celle de l’objet a ( objet petit a ) introduite par J.Lacan.

17 P.Legendre, “ La fabrique de l’homme occidental ”, éd. Arte, Mille-et-une nuits.