Il y a quinze ans, le 14 avril 1986, mourait Simone de Beauvoir. Pour
rendre hommage à la féministe, écrivaine et philosophe,
nous avons demandé à la sociologue Christine Delphy (1),
directrice de "Nouvelles Questions féministes", de
revenir sur les apports du "Castor" aux sciences sociales.
Déjà quinze ans depuis que Simone de Beauvoir, considérée
comme la "mère spirituelle" de la deuxième vague
du féminisme, nous a quitté-e-s. Son ouvrage "le
Deuxième Sexe", appelé la "Bible" du féminisme
dans tous les pays occidentaux et connu dans le monde entier, ne résume
pas son oeuvre. Philosophe, essayiste, romancière, elle a écrit
dans tous les genres.
C'est peut-être en tant que mémorialiste que Simone de
Beauvoir est le plus connue: des "Mémoires d'une jeune fille
rangée" jusqu'à "Tout compte fait", elle
a renouvelé le genre des mémoires en les publiant plus
comme des extraits de journal que comme un bilan final. Et à
quelle catégorie appartiennent des livres comme "Une mort
très douce", que beaucoup de lectrices et de lecteurs considèrent
comme son chef-d'oeuvre, ou "la Cérémonie des adieux",
un livre extrêmement émouvant sur les dernières
années de Sartre? Enfin, si ses romans sont peu appréciés
des critiques actuels, ils continuent d'être lus par le public.
Postérité En 1999, pour le cinquantième anniversaire
du "Deuxième Sexe", "Nouvelles Questions féministes"
a organisé, avec Sylvie Chaperon, le plus grand colloque international
jamais consacré à Beauvoir en France. Il s'agissait de
lui rendre un hommage, mais au-delà de faire le point sur les
traductions, les études, les interprétations, et les développements
des directions de recherche indiquées dans "le Deuxième
Sexe". C'est, sans surprise, dans les pays anglophones que les
études sur l'oeuvre de Beauvoir et sur sa vie sont les plus nombreuses.
Mais l'intérêt est très fort dans beaucoup de pays.
Ainsi un groupe de féministes japonaises a publié, après
6 ans de travail, une nouvelle traduction du "Deuxième Sexe",
car elles trouvaient la traduction antérieure pleine de contresens.
Les anglophones font le même reproche à la traduction anglaise.
Les Espagnoles ont présenté en 2000 une nouvelle traduction
d'un texte qui a été longtemps été interdit
sous Franco. De la même façon, le livre était à
l'index catholique au Québec jusque dans les années 1970,
et interdit en Urss. Pour beaucoup de femmes de pays lointains et de
cultures a priori éloignées, le livre avait eu la même
fonction de révélation bouleversante.
On ne naît pas femme...
Pour les féministes matérialistes, Beauvoir, avec "On
ne naît pas femme, on le devient", a jeté les bases
d'une conception du sexe comme construction sociale, c'est-à-dire
du concept de genre. Ses avancées ont déblayé le
terrain pour une progression théorique qui nous paraît
décisive, notamment dans la critique radicale des présupposés
naturalistes des sciences sociales (2). Mais cette acception ne fait
pas l'unanimité. Beaucoup de femmes interprètent cette
phrase comme une espèce d'injonction: "il ne suffit pas
de le naître, il faut le devenir", et c'est peut-être
de cette interprétation que vient le slogan "devenir femme"
de l'école française de la différence (Cixous,
Irigaray). Bien qu'on puisse penser qu'il s'agit d'un contresens, ce
contresens est révélateur. Bien des réserves actuelles
sur Beauvoir, particulièrement dans les pays anglophones, sont
fondées sur le reproche "d'avoir voulu imiter les hommes"
(un reproche classique des hommes aux féministes), qui se base
sur sa "vision négative de la maternité".
Une philosophie originale Certes, Beauvoir, pendant longtemps et notamment
dans "le Deuxième Sexe", ne remettait pas en cause
les hommes - on aurait dit que seules les femmes étaient "déformées"
par le patriarcat - mais elle a changé, avant même l'avènement
du mouvement féministe (voir "Simone de Beauvoir ou l'entreprise
de vivre", F. Jeanson, Le Seuil, 1966). On lui reproche d'être
dépassée dans sa critique de la maternité: or les
arguments de Beauvoir n'ont pas vraiment été réfutés,
ils ont été poussés de côté. Le nouveau
féminisme, dans les années 1970, avait aussi commencé
une critique de la maternité, mais ce courant s'est vite tu,
et aujourd'hui la maternité est décrite, y compris par
les féministes, comme une chose parfaite, expression et source
de valeurs merveilleuses, sans recoin d'ombre. Ne se pourrait-il pas
que ce soit justement là qu'elle demeure non pas ringarde, mais
au contraire toujours en avance? Beauvoir, même pas citée
dans les dictionnaires de philosophie, ou considérée comme
une simple suiveuse de Sartre, a élaboré une philosophie
d'une grande créativité. Selon certains (K. et E. Fullbrook),
ce serait, des deux, la "vraie" philosophe, à l'origine
des concepts sartriens. L'approche la plus intéressante nous
semble celle d'E. Gothlin, dont le livre "Sexe et existence"
(Michalon, 2001, traduit par M. Kail et M. Ploux) révèle
comment Beauvoir, utilisant les mêmes sources que ses contemporains,
dont Sartre (Kant, Hegel, Jaspers, Kierkegaard, Husserl), a élaboré
des concepts et une philosophie originale. Plutôt que de priorité,
Gothlin parle de "philosophies en dialogue". Ses arguments
militent bien pour montrer des élaborations différentes
sans être ennemies, dans un rapport de contiguïté.
L'étude de leurs philosophies présente le tableau d'une
relation d'égal à égal, semblable à celle
qu'ils prônaient, alors que de nombreux biographes veulent prouver
que Beauvoir vivait dans l'illusion et fut la victime de Sartre.
Les biographies, comme toutes les spéculations sur la "réalité"
de la vie privée, étaient évidemment exclues du
domaine du colloque. On ne peut, s'agissant d'écrivains, parler
que de leurs écrits. Les écrits sont la chose la plus
importante de leur vie, et la personne la plus importante de leur vie,
c'est celle qui remplit le rôle décisif de "premier
lecteur". Or Sartre jouait ce rôle pour Beauvoir, et Beauvoir
pour Sartre. Si les commentateurs et commentatrices gardaient ce fait
essentiel à l'esprit, ils et elles comprendraient peut-être
mieux l'ensemble de leur relation.
L'engagement Puis ce fut notre tour de dire comment Beauvoir, âgée
de plus de soixante ans, s'est engagée à partir de 1971
aux côtés des jeunes féministes, participant avec
patience aux réunions bruyantes, écoutant, soutenant,
et ne donnant jamais de leçons. Comment elle a aidé des
associations et publications qui avaient besoin de son prestige pour
les protéger, comme Sartre l'avait fait avec les journaux gauchistes.
Mais ce n'est pas seulement par souci de protection que nous avons demandé
en 1977 à Simone de Beauvoir, qui soutenait la publication d'articles
féministes dans "Les Temps modernes", d'accepter le
rôle de directrice de publication de la première revue
théorique féministe, "Questions féministes".
Nous - en tous les cas moi - souhaitions lui montrer notre admiration
et notre reconnaissance pour son intégrité et son engagement,
des qualités à mes yeux plus méritoires encore
que son génie intellectuel pourtant exceptionnel, et que grâce
à Sartre et elle, on a ensuite continué d'associer avec
le mot "intellectuels". Hélas, ils étaient les
premiers et, l'histoire l'a prouvé, aussi les deux derniers de
cette sorte. On comprend que leur mémoire, chère à
certain-e-s, soit, pour les mêmes raisons, insupportable à
d'autres.
Christine Delphy
1. Elle vient de publier "l'Ennemi principal. Penser le genre
(vol.2)", Syllepse.
2. "L'antinaturalisme depuis Beauvoir", n° spécial
des "NQF", n° 4, 1999, 59, rue Pouchet, 75007 Paris.
Pour en savoir plus: - Un film: "Cinquantenaire du Deuxième
Sexe", de C. Roussopoulos, vidéo Pal ou Secam, 47 minutes,
230 FF port compris. Prospective image, 31, avenue du Champ-de-Mars,
45100 Orléans.
- Un livre: "Cinquantenaire du Deuxième Sexe", C. Delphy
et S. Chaperon (dir.), 600 pages environ, à paraître quatrième
trimestre 2001, en souscription à 200 FF (puis 250 FF). Syllepse,
69, rue des Rigoles, 75020 Paris.
L'adresse de cette page sur le site de la LCR
http://www.lcr-rouge.org/archives/041901/retrovis.html