Le livre de Christine Delphy, L'ennemi principal tome 1. Économie
politique du patriarcat, rassemble des textes initialement écrits
entre 1970 et 1978. Traduits dans de nombreuses langues, ces articles
étaient jusqu'à présent inaccessibles dans leur
ensemble en langue française. Ce livre permet de (re-)découvrir
des aspects importants des débats du féminisme français
d'après 1968. Un second volume rassemblant des textes ultérieurs
: Penser le genre est annoncé pour 1999 dans la même collection
"Nouvelles questions féministes" (du nom de la revue
animée par l'auteur). Signalons aussi le bel ouvrage de Barbara
Klaw, Le Paris de Beauvoir, publié à l'occasion du colloque
consacré au 50e anniversaire de la publication du Deuxième
sexe. C'est un album bilingue français-anglais, mêlant
textes et photos, évoquant ses lieux : appartements, écoles,
lycées, universités, bibliothèques, cafés
et jardins. Une évocation qui propose un parcours dans sa vie
et son uvre (nombreuses citations de son uvre publiée,
et extraits de ses Carnets de jeunesse encore inédits).
Revenons au livre de Ch. Delphy. Le texte-manifeste paru en 1970 dans
la revue Partisans, qui donne son titre au volume, fait partie des textes
fondateurs du mouvement de libération des femmes. L'ennemi principal,
ce n'est ni l'Homme avec un grand H, ni les hommes en général,
c'est un système autonome d'exploitation et de domination : le
patriarcat. Refusant les approches idéalistes reposant sur des
bases biologiques, naturalistes ou essentialistes, Ch. Delphy s'inspire
des analyses de Marx sur le capitalisme, tout en les transposant, pour
analyser la domination patriarcale qui s'exerce sur les femmes. Son
analyse s'appuie sur les rapports sociaux effectifs entres hommes et
femmes. C'est pourquoi elle étudie les pratiques sociales réelles,
comme le travail domestique (dont elle crée le concept par opposition
au terme de travail ménager qui présuppose une conception
naturaliste de la répartition des rôles sociaux en fonction
du sexe), l'économie familiale ou la transmission du patrimoine.
Elle s'oppose au courant essentialiste et différencialiste, en
particulier le courant "psychépo" ("psychanalyse
et politique", qui disposait de la Librairie des femmes et des
éditions Des femmes). Ce dernier était allé jusqu'à
déposer la marque "M.L.F." pour se l'approprier, avant
de s'associer, dans les années 1990, une fois reconverti en "Alliance
des Femmes pour la Démocratie", avec le "tapisme",
lequel s'illustre pourtant, par-delà ses autres caractéristiques,
par un machisme certain.
L'ouvrage est composé de deux types d'articles : des textes de
nature plus théorique, les plus nombreux, d'une écriture
précise et rigoureuse, d'autres plus polémiques, particulièrement
savoureux, dirigés à la fois contre certains hommes qui
se piquaient de féminisme et contre les courants de femmes adversaires
(Protoféminisme et antiféminisme, Nos amis et nous. Fondements
cachés de quelques discours pseudo-féministes), permettent
de saisir la nature des débats qui traversaient le mouvement
féministe des années 1970. La grande force de ces analyses
est de mettre en lumière l'exploitation et la domination des
femmes en tant que groupe social, en tant que "classe". Au
début des années 1970, un tel travail représentait
une avancée considérable dans la réflexion théorique
aussi bien pour les sciences sociales que, sur un plan plus politique,
pour le mouvement de libération des femmes. Cette perspective
féministe matérialiste finira par irriguer l'ensemble
des sciences sociales (prise en compte des rapports de sexe ou de genre,
remise en cause des présupposés traditionnels en sociologie
de la famille, etc.). Mais, paradoxalement, tout en s'inspirant de manière
hétérodoxe de Marx, sa faiblesse sera de ne pas véritablement
articuler cette dimension à celle des rapports de classes (sociales).
Par ailleurs, centrée sur le rôle de la famille dans le
processus de la reproduction de la domination patriarcale, elle tend
peut-être à sous-estimer le rôle de l'école
ou d'autres institutions sociales.
Mais l'essentiel dans ce travail fondateur n'est pas là. Il a
contribué à ébranler le positivisme dans les sciences
sociales en montrant à sa manière que l'adoption d'un
"point de vue", et plus particulièrement, dans le cas
présent, celui des dominées, permet de mettre en lumière
des pans nouveaux de la réalité sociale qui jusqu'alors
étaient, pour l'essentiel, restés dans l'ombre, car ignorés
ou considérés comme "naturels". Dans un avant-propos
inédit, l'auteur de L'ennemi principal revient sur l'apport épistémologique
de sa perspective. Cette influence du féminisme dans les sciences
sociales a été relevée ces dernières années
par un certain nombre de sociologues, notamment Michaël Löwy
qui, dans un article paru dans la revue L'homme et la société
(1997), va à l'essentiel : "Une sociologie armée
du point de vue féministe vise à expliquer l'oppression
des femmes de façon analogue au point de vue marxiste face à
l'oppression du prolétariat. Ce défi aux dogmes universitaires
de l'objectivité/neutralité des sciences sociales est
un des apports les plus intéressants de Delphy au renouveau de
la réflexion épistémologique dans la sociologie
contemporain ".
R. PFEFFERKORN
Note de lecture parue à l'occasion de la parution du livre de
Christine Delphy "L'ennemi principal"
L'ENNEMI PRINCIPAL :
ÉCONOMIE POLITIQUE DU PATRIARCAT (Tome 1)
DELPHY (C.)
Éditions Syllepse (Coll. Nouvelles questions féministes)
Paris, 1998, 180 p., 130 F
LE PARIS DE SIMONE DE BEAUVOIR BEAUVOIR'S PARIS
KLAW (B.)
E ditions Syllepse (Coll. Nouvelles questions féministes), Paris,
1999, 128 p., 60 F UN OUVRAGE FÉMINISTE FONDATEUR
Lien d'origine
http://psychiatrie-francaise.com/PsychiatrieFrançaise/imprevus/enviesdelire.htm