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Comment nous en venons à avorter (nos vies sexuelles)
PAROLES DE FEMMES



PAROLES DE FEMMES
Comment nous en venons à avorter (nos vies sexuelles)
Le journal Le Monde a publié le 22 octobre, dans ses colonnes Débat, un texte de la sociologue Christine Delphy qui revient sur la polémiquerécente autour de la réforme de la loi de 1975 concernant le droit des femmes à l'avortement.

Extraits

Le gouvernement a hésitéà proposer au vote une réforme pourtant minimale de la loide 1975 permettant l'avortement. C'est que l'opposition à l'avortement,ou plutôt à la légalité de l'avortement, estgrande en ce pays. La tradition de l'hypocrisie s'y maintient : tout lemonde le fait, mais personne n'en parle, comme c'était déjà le cas pour la contraception au début du siècle.
Les traditions rhétoriques se maintiennent aussi : c'est au nom du "caractère sacré"de la vie que, régulièrement, des éditorialistes demandentque l'avortement soit limité, qu'il reste un "dernier recours",craignent qu'il ne soit "banalisé". Banal, il ne l'est pas, quoiqu'il soit très fréquent. Comment expliquer ce paradoxe ? Commetous les paradoxes : les mêmes facteurs expliquent et sa fréquence et son caractère tragique.

Jamais la pression n'a étéplus forte sur les femmes et les jeunes filles. La recherche du princecharmant, autrefois menée chastement, ne s'imagine plus sans momentstorrides. Les publicités, au cinéma, ne présententqu'une image du bonheur, du bien-être, de la normalité : uncouple jeune en maillot de bain, en train de danser sur une plage tropicaleles yeux dans les yeux. Que vendent-elles ? Du chocolat, du café,de la lessive, de la limonade ? On ne peut plus distinguer les produits,tant les "arguments" de vente sont les mêmes : beauté, jeunesseet sexualité, voilà ce qu'on nous vend.

Pas n'importe quelle sexualitécependant. Ce qu'Adrienne Rich appelle la contrainte à l'hétéro-sexualitéest plus contraignante que jamais. En 30 ans, l'âge moyen des premiersrapports a baissé de 20 ans à 18 ans, l'écart entreles filles et les garçons qui était de 4 ans a disparu. Larévolution sexuelle est accomplie ; ses bénéficespour les femmes continuent d'être discutés par les féministes: libération de tous et de toutes, ou réalisation du rêvemasculin de libre accès à toutes les femmes ?
Selon [la sociologue britannique]Sheila Jeffreys, les sexologues des années 1920 ont réussià imposer aux femmes non seulement le devoir conjugal mais l'obligationd'aimer ça, [elles ont réussi] à redoubler l'injonctionjuridique d'une injonction psychologique beaucoup plus redoutable que lapremière, puisqu'elle joue sur l'aspiration à la "normalité"sociale et psychologique. Cette liberté sexuelle est-elle intéressantepour les femmes - et d'abord, est-elle la même pour les femmes etpour les hommes ? Non. C'est évident.

La "révolution sexuelle"empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas lesmoyens de dire oui. La définition de la sexualité n'a pas changé : la sexualité, c'est l'acte sexuel, et l'actesexuel, c'est le coït hétérosexuel avec éjaculationde l'homme dans la femme, c'est-à-dire, de toutes les postures sexuelles,la plus fécondante - un héritage des premiers chrétiensqui n'est toujours pas mis en cause (c'est cette définition quipermet à Bill Clinton de dire qu'il n'a pas eu de rapport sexuel avec Monica Lewinsky). Il n'existe pas de choix quant à la sexualitéque l'on peut avoir, c'est cela, ou la déviance.
D'autre part, la contraceptionest toujours tabou. Sa publicité est interdite en France, il n'ya toujours pas d'éducation sexuelle à l'école, alorsqu'il n'y en a guère à la maison. On prône le coïttout en maintenant sous le boisseau, même si on ne les interdit pas complètement, les moyens de se préserver de ses conséquences. Les Pères de l'Église, qui voulaient réserver l'œuvrede chair à la procréation et interdire le plaisir, [peuventse réjouir] (...).

Ils se réjouiraientplus encore de voir que ces conséquences d'une sexualitéréduite à une expression - pas la plus simple, ni la plus agréable - continuent de peser uniquement sur les femmes : c'està elles que l'on demande de réfléchir, en mêmetemps que de se "laisser aller". Ce sont elles qui sont censéestenter de se "protéger", dès la plus tendre enfance, carc'est dès la plus tendre enfance que les pressions des pairs pour"qu'elles le fassent" s'exercent.

Notre sociétémet l'accent sur le plaisir et sur le plaisir sexuel, sans s'affranchirni des conceptions de la sexualité héritées de laculture judéo-chrétienne, ni du tabou sur la contraceptionde même provenance, et logiquement. Car, pour cette culture, toutacte sexuel non-fécondant était une forme de contraception,et banni pour cette raison. Les contradictions présentes dans l'ancienne société sont aujourd'hui exacerbées, et ce sont lesfemmes qui paient le coût de cette exacerbation.
On parle d'éthique etde respect de la vie à des jeunes filles catastrophées parune grossesse.
En parle-t-on aux garçonsqui sont au moins autant responsables ? Et pourquoi pas ?

Un enfant ça se faità deux quand un couple s'en dispute la garde, mais plus quandune jeune fille est enceinte ?
Pourquoi la morale communeest-elle à géométrie si variable, sinon parce quel'intérêt de l'homme est toujours décisif, parce quec'est son choix qui règle non seulement sa conduite mais celle detoute la société, parce que la liberté des hommescontinue d'être plus grande que celle des femmes, et surtout, des'exercer au détriment de celle des femmes ?
Il est donc normal que lessociétés qui combinent, comme la France, pressions au coïtet rétention sur la contraception, "révolution sexuelle"et inégalité des sexes, connaissent des forts taux d'avortementet
le condamnent. Tandis que les pays qui le permettent, dans des délaisdeux fois plus longs que les "audacieuses" 12 semaines proposéesici (Pays-Bas : 24 semaines), dans la même logique font de l'éducationsexuelle et contraceptive et connaissent des taux d'avortement beaucoupplus bas.

Prendre le problème au moment où il débouche sur une crise : la grossesse nondésirée, c'est ignorer (ou vouloir ignorer ?) qu'une crisese prépare de longue date. Vingt-cinq ans après la loi, encore 220.000 avortements par an ! Le sous-entendu est que, décidément, on ne peut pas faire confiance aux femmes. On leur donne un peu de mouet... hop ! elles en profitent pour avorter. Comme si c'était une partie de plaisir. Ce n'est pas une partie de plaisir. Cela n'a pas à être non plus la tragédie que l'on veut que l'avortement soit,qu'on fabrique avec un parcours du combattant humiliant et traumatisant.

Les adversaires de l'avortement ont réussi : les femmes arrivent aux centres d'IVG porteuses dudiscours attendu, et - c'est le pire B souvent sincèrement ressenti: pleines de remords et de culpabilité. Mais de culpabilitéde quoi ? Ceux qui nous disent qu'il ne faut pas banaliser l'avortement,que veulent-ils dire ? L'avortement est un crime ou il ne l'est pas. Certes,la vérité, souvent, n'est ni toute blanche ni toute noire.Mais elle ne peut pas être si grise qu'on nous le dit : mêmeavec tout le souci des nuances qu'on voudra, il faut se décider.
La société françaisene veut pas se décider : c'est exprès qu'elle se maintient,dans sa majorité, dans une attitude ambivalente et ambiguë: Ce n'est pas un vrai crime, mais c'est un acte très grave [dit-elle]. Non, assez ! Si les femmes pouvaient vraiment choisir leur sexualité - et choisir signifie : non seulement connaîtreles conséquences de ce qu'on fait, non seulement pouvoir se prémunir, mais aussi pouvoir refuser de le faire, mais aussi avoir le choix d'autresactivités aussi satisfaisantes sur le plan personnel et aussi valoriséessocialement - il y aurait peu ou prou d'avortement, car les activitésfécondantes seraient effectuées en connaissance de cause et avec intention, et non dans l'affolement, l'ignorance et la contraintedu groupe ou du partenaire (...).

Mais ça, ce serait une société idéale et nous n'en sommes pas là ; nous en sommes à sauver nos vies menacées par des injonctions contradictoires. Et tant que cette société idéaleoù tous-toutes les individu-es seraient libres de leur sexualiténe sera pas réalisée, personne n'a le droit d'interdire nide condamner, ni même d'émettre des réserves sur lanécessité vitale de l'avortement.
Quant à sa légitimité,dans cette société idéale, l'avortement serait rare,mais aussi légal que n'importe quelle autre opération, selonle principe du droit des gens à disposer de leur corps. C'est ce principe qui a inspiré la décision de la Cour suprêmedes États-Unis de ne limiter la possibilité d'avortementqu'au moment de la viabilité du fœtus - au moment où il n'estplus un morceau indissociable d'un autre corps qui se trouve êtrecelui d'une personne. Toute autre position doit rendre compte des raisonsde refuser à la moitié de l'humanité ce droit imprescriptible,garanti par la déclaration universelle des droits humains - de l'homme(sic) en France... de 1948.

ChristineDelphy


Christine Delphy est chercheureau CNRS depuis 1966. Elle a participé, dès 1968, àla constitution de l'un des groupes fondateurs du Mouvement de Libérationdes Femmes. Elle a co-fondé avec Simone de Beauvoir les revuesQuestionsféministes et Nouvelles Questions féministes (qu'elledirige actuellement). Dernier ouvrage paru, en 1998, aux ÉditionsSyllepse, L'ennemi principal -Économie politique du patriarcat
(voir ci-dessous).


L'Ennemi principal

L'Ennemi principal,c'est ce que cette théoricienne du matérialisme féministea choisi d'appeler le patriarcat : un système autonome d'exploitationet de domination. Elle a entrepris depuis plus de vingt ans d'en constituerla théorie : l'économie politique du patriarcat.

Qui est l'Ennemi principal ?

Pour la féministe qu'est Christine Delphy, il ne s'identifie nià l'Homme avec une majuscule, ni aux hommes comme individus. Cen'est en effet ni une essence, ni un groupe naturel : c'est un système.Or ce n'est pas non plus, ou plutôt pas principalement, pourcette théoricienne qui s'inspire de Marx mais dans un parfait espritd'hétérodoxie, le système capitaliste.
L'Ennemi principal,c'est aussi le titre de l'article de Christine Delphy qui, publiéen 1970, la première année du Mouvement de Libérationdes Femmes, marque le début d'une révolution dans la réflexion féministe. Delphy introduit l'idée totalementnouvelle du patriarcat défini comme structure sociale hiérarchiqueet inégalitaire, en refusant toute explication de la subordinationdes femmes en termes idéalistes - que ce soit sur des basesbiologiques, naturalistes ou essentialistes, ou bien encore fondéessur l'idéologie ou sur le discours. Que ce féminismesoit un matérialisme signifie que ce sont les pratiques socialesmatérielles qui rendent compte de la domination patriarcale surles femmes.
Outre l'école du féminismematérialiste, Delphy a créé le concept de modede production domestique, base économique de la subordinationdes femmes aux hommes dans les sociétés industrielles contemporaines.Elle a introduit en France le concept de genre, qui permet d'écarterl'explication de la hiérarchie entre les hommes et les femmes àpartir de la différence sexuelle - comme le prétendune opinion répandue - ainsi qu'à partir du discours
patriarcal - comme le veulent les postmodernes. C'est le fait mêmede la relation hiérarchique qui crée ces termes : des oppresseurs,et des opprimées.


Christine Delphy, L'ennemi principal (1ère partie) - Économie politique du patriarcat, Éditions Syllepse, Collection Nouvelles questionsféministes, 1998.
 
Texte disponible sur la page suivante :
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