«Les intégristes n’aiment pas le corps et se méfient du plaisir.
Ce sont des psychorigides aux désirs refoulés. Et qui s'interdit de jouir
ne supporte pas que l'autre jouisse»
Le Nouvel Observateur. – Dans votre livre «les Intégrismes» (Jacques
Grancher), vous soulignez la frustration profonde de ceux qui plongent
dans le fanatisme religieux. De quel ordre est cette frustration?
Daniel Béresniak. – Les intégristes religieux sont des frustrés
qui souffrent de mal-être – ou de mal-à-être – et qui manquent
de confiance en eux. La frustration, c'est le manque de puissance, et
plus précisément le manque de puissance virile. Ce que Wilhelm Reich appelait
«la peste émotionnelle». Or bien souvent, on confond virilité et
brutalité. «j'en ai, donc je cogne» est la formule par laquelle
les intégristes se font reconnaître comme les Élus face aux réprouvés.
Blottis dans le groupe des «meilleurs», ils se donnent un rôle gratifiant
sur le théâtre du monde qu'ils fantasment en noir et blanc. Les gros bras
se reconnaissent comme les milices du seigneur. En prenant du plaisir
à dominer l'autre, ils se sentent exister. l'estime de soi se nourrit
du mépris de l'Autre. c'est la jouissance du fanatisme ! Et ça fonctionne
de la même manière chez tous ceux qui se sont installés dans les réponses
dernières.
Toutes les idéologies – et j'entends par idéologie une représentation
générale du monde, religieuse, politique, philosophique qui emboîte les
réponses aux questions de manière à ce qu'il n’y ait qu'une seule
réponse recevable pour chaque question – se moulent dans un modèle
millénariste: une représentation de l'histoire comme un combat terrible
qui, grâce à un élixir, se terminerait par la victoire des bons sur les
méchants et l'avènement d'un ordre divin rétabli dans sa pureté originelle.
Chez les religieux, l'élixir magique se nomme la foi. Chez les nationalistes,
c'est le patriotisme. Et chez les communistes, la conscience de classe.
Les extrêmes se rejoignent, et les intégrismes religieux partagent les
mêmes fantasmes. Tous rêvent de rétablir un passé idéalisé. Tous adhèrent
à une vérité déjà dite une fois pour toutes, tous condamnent la modernité
et la démocratie, tous voient dans une parole nouvelle une erreur à combattre,
tous veulent une société figée dans un présent éternel. Si les intégristes
musulmans, juifs et chrétiens avaient la possibilité d'organiser ensemble
un autodafé, c'est certain, ils brûleraient les mêmes livres et les mêmes
personnes.
N. O. – Il est frappant de voir que tous les intégrismes religieux
font de la femme la première victime du principe d'autorité.
D. Béresniak. – Justement parce que la femme représente l'absence
de pénis. Elle est celle qui «n’en a pas». Cette absence de pénis
la disqualifie pour l'exercice du pouvoir. La faiblesse est assimilée
à la femme, et le mot «efféminé», la pire des insultes pour l'homme. Par
conséquent, son travail se cantonne au domaine privé de la maison. En
Europe, à l'époque de Guillaume II, l'Ordre moral imposait déjà les «trois
k»: Kirche, Küche, Kinder (église, cuisine, enfants). Et de l'exclusion
à la diabolisation, il n’y a qu'un pas. Plane encore le mythe de
la femme pécheresse, créé au début du christianisme par saint Augustin.
Au XIXe siècle, dans un livre intitulé «les Défauts des jeunes filles»,
l'abbé Méchin écrit: «Le plus vilain défaut est la curiosité qui a
perdu notre mère Eve.» La femme est cet Autre coupable de curiosité,
maladie contagieuse dont il faut à tout prix protéger le corps social.
En outre, la femme symbolise la séduction et la tentation. c'est à cause
d'elle que l'homme a été banni de son paradis originel.
N. O. – Tous machistes, les fondamentalistes?
D. Béresniak. – Je n’en connais aucun qui ne le soit pas.
Ils affirment tous qu'ils ont un grand respect de la femme et que tout
ce qu'ils font pour elle est destiné à la protéger et l'honorer. Mais
il est bien évident qu'imposer un tchadri ou refuser des soins médicaux
aux femmes ne sont pas des actes d'amour ! Dans les milieux chrétiens,
on ne la cache peut-être pas, mais on la juge indigne de confiance. Des
sectes protestantes américaines se battent ouvertement contre l'égalité
des droits des femmes. Dans le système de représentation des intégristes,
ces comportements trouvent pourtant des justifications, pour la plupart
liées à la notion de pureté et au respect de la tradition. Les femmes
possèdent le pouvoir de porter les enfants. Il faut donc les surveiller
pour garantir la pureté du groupe. Mais, paradoxalement, les femmes sont
toujours suspectées d'être des créatures impures, du fait même qu'elles
saignent. Chez les juifs pieux, encore aujourd'hui, quand une femme a
ses règles, il est interdit de la toucher. Le fantasme de la pureté est
le pivot de toutes les idéologies totalitaires (fascisme, intégrisme,
communisme). Purifier le monde est le mot d'ordre qui appelle aux massacres
et à la barbarie.
N. O. – Comment un croyant respectueux de la loi morale peut-il
verser dans la violence envers son prochain?
D. Béresniak. – Lorsqu'il s'abandonne à la dérive sectaire et juge
son prochain selon son appartenance religieuse, censée le qualifier en
tant qu'être humain. Les gens qui sont solidement installés sur le rocher
des certitudes méprisent, plaignent et condamnent ceux qui ne les partagent
pas. Assurés de leur bon droit et de leur vérité, ils cèdent à la tentation
d'imposer leur foi par la violence. Si un homme refuse l'offre, l'Amour
commande alors de le forcer. c'est l'alibi: je le combats pour son bien.
Son âme est en danger, ne faut-il pas le contraindre, si on l'aime? l'exil
des juifs d'Espagne en 1492, l'Inquisition, les guerres de Religion aux
XVe et XVIe siècles ou les attentats du World Trade Center illustrent
les effets de cet amour dévoyé. La violence est légitimée, la guerre est
sainte!
N. O. – Amour dévoyé, frustration, doute sur la virilité, diabolisation
de la femme… Pourquoi une telle peur de la sexualité?
D. Béresniak. – Les intégristes religieux n’aiment pas le
corps et se méfient du plaisir. Il est toujours question de ce doute sur
la virilité. Ce sont des psychorigides aux désirs refoulés. Et qui s'interdit
de jouir ne supporte pas que l'autre jouisse. c'est logique. Saint Augustin
commande: «Domptez votre chair; échauffez-vous contre elle avec toute
la sévérité imaginable.» Le programme est clair : la répression du
désir, brutale et haineuse. Cela donne quoi? Des hommes soumis parce que
culpabilisés, mais aussi des fous sadiques et meurtriers. Là où Eros
est malvenu, Thanatos prend le dessus.
N. O. – Le Dieu des fondamentalistes est vengeur…
D. Béresniak. – Oui, c'est un Dieu à leur image : un Dieu mégalo
et parano qui envoie des châtiments collectifs terribles chaque fois qu'il
estime qu'on ne l'adore pas assez. C'est bien le rêve du petit chef de
pouvoir punir dès que la révérence n’est pas assez basse. Dans cette
logique, certains juifs eux-mêmes ont affirmé que Dieu avait envoyé Hitler
pour punir les juifs de leurs péchés. c'est de la folie furieuse.
N. O. – Pourquoi la religion est-elle la meilleure arme pour
la course au pouvoir?
D. Béresniak. – De toutes les idéologies, les religions sont les
armes les plus terribles, parce qu'elles peuvent transformer un être humain
en bombe. La religion, pour les gens simples, n’a pas besoin de
preuves. Allez prouver que vous n’êtes pas investi par Dieu ou par
Allah! Il n’y a pas à discuter.
N. O. – Peut-on en déduire que les religions seraient dangereuses?
D. Béresniak. – Refusons de diaboliser la religion. Si nous considérons
la religion comme dangereuse, nous en venons à condamner toute posture
religieuse et là, nous tombons dans l'intégrisme athée. Voyons plutôt
à quel désir Dieu correspond. Et s'il procure une légitimité à des psychorigides
refoulés pour s'installer sur le rocher des certitudes, diaboliser et
jouir du plaisir de condamner et de tuer, alors oui il faut le combattre.
Mais le vrai danger ne vient pas de la religion, il réside plutôt dans
la lâcheté humaine. Il n'y a rien de pire que ceux que Primo Levi appelait
«les braves gens».
N. O. – Frustré, psychorigide, machiste, mégalo, parano : voilà
dressé le portrait d'un grand malade.
D. Béresniak. – Oui, c'est le profil psychologique de l'intégriste
moyen.
Propos recueillis par MARIE LEMONNIER
L'article "La débâcle d'Eros",
Un entretien avec le psychanalyste Daniel Béresniak a été
publié par le NOUVEL OBSERVATEUR : L'Hebdo en ligne Semaine
du jeudi 20 décembre 2001 - n°1937 - Dossier
Le lien d'origine http://www.nouvelobs.com/dossiers/p1937/a7852.html
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