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Origine :
http://www.clionautes.org/article.php3?id_article=17
Ce livre entrelace philosophie et politique, ce n’est plus
si fréquent. L’écriture des auteurs m’a semblé plus
accessible que dans certains des précédents essais de Benasayag,
lesquels pouvaient parfois paraître un peu hermétiques. J’y
ai donc trouvé une plus grande lisibilité. Le livre, co-écrit avec
Diego Sztulwark, philosophe argentin et animateur du groupe radical
"El Mate" est traduit de l’espagnol, sachant que "Miguel-Michel"
Benasayag est franco-argentin (je reviendrai sur ce point). Les
auteurs reprennent en fin d’ouvrage la version française du
"manifeste du réseau de résistance alternatif" publiée par leurs
soins sur le net à l’automne 1999 (à partir du site de l’association
El Mate, maintenant en plusieurs langues) et que certains d’entre
nous ont eu le bonheur de faire circuler un peu partout en suscitant
un véritable intérêt autour du texte. Il y a donc deux parties dans
ce livre, les 10 chapitres qui progressent peu à peu vers la notion
de contre-pouvoir (140 pages) et le manifeste, texte court d’une
quinzaine de pages, s’énonçant du très poétique à l’excessivement
dense, texte qui, je l’espère, mais cela n’est pas mentionné
par l’éditeur, reste libre de droits pour une diffusion non
commerciale.
Miguel Benasayag a été récemment invité à une émission nocturne
sur une chaîne française. Cela a permis aussi de remettre l’auteur
dans sa biographie, puisque Benasayag a été l’un des militants
révolutionnaires argentins emprisonnés réclamés par le gouvernement
français (de droite) aux autorités argentines à la fin des années
70, au bénéfice d’une double origine franco-argentine. En
visionnant les images d’archives de son arrivée en France,
il raconte dans cette émission et avec une certaine ironie cette
tractation étrange qui avait pour but d’effacer la mauvaise
impression laissée par l’assassinat de deux religieuses françaises,
une étrange libération, en vérité, dans laquelle il était sommé
par les officiels français de rester "muet", les mêmes qui le sauvaient
d’une mort possible ou probable. Cette arrière-plan, l’engagement
fort des deux auteurs est une des clefs du livre. Ils le revendiquent
avec la figure du "militant-chercheur" (page 15), qui n’est
pas sans rappeler les textes politiques de Bourdieu, notamment son
dernier sur l’Europe et le mouvement social européen [Contre
la politique de dépolitisation : les objectifs du mouvement
social européen] lisible par exemple à l’adresse
http://education.civique.free.fr/resister1.htm
Le point de départ de la réflexion, c’est la fin du désenchantement,
cette illusion post-moderne qu’il n’y a plus rien à
faire, et le retour en force du politique, que les auteurs fixent
symboliquement au 1er janvier 1994 avec l’insurrection zapatiste
au Chiapas. Le retour ou la formation d’une nouvelle sensibilité
révolutionnaire qu’ils nomment la "nouvelle radicalité" (titre
également d’un ouvrage co-écrit par Benasayag en 1997). Ils
reviennent sur la fin des idéologies, des utopies des générations
précédentes. Pour sortir de cette débandade intellectuelle -tristesse
et impuissance d’aujourd’hui- il faut abandonner le
mythe et la prédication, sans jeter le passé aux orties. C’est
donc d’une "lutte sans modèle" qu’il s’agit (sans
un "modèle ordonnateur depuis le futur") et d’une rupture
avec la conception linéaire et eschatologique du temps historique.
"Se révolter ne signifie donc pas "penser différemment" (...) mais
mettre en œuvre des pratiques concrètes de libération, des
formes de vie différentes" (page 26). Vient ensuite un travail sur
l’articulation entre politique et gestion ("une tension paradoxale
à préserver"). Aucune forme de gestion ne peut être la matérialisation
de la politique, une analogie est proposé pour identifier deux activités
différentes, celle de l’artiste et du directeur de musée.
Bon, à ce stade de mon compte-rendu, vous vous doutez bien que je
ne vais pas résumer le livre, je serai d’ailleurs bien à la
peine et contrit de vous priver d’une lecture neuve, il s’agit
là d’une évocation d’un contenu, à vous de lire. La
politique est un "caractère des situations" disent encore les auteurs,
et non un objet spécifique dans un coin de la société. Elle est
une "adhésion pratique à la recherche de la liberté", "ce que nous
appelons le passage de la puissance au contre-pouvoir" (page 44)
A la lumière des expériences latino-américaines et de références
gramsciennes, il est ensuite débattu de la distinction entre social
et politique (société politique et société civile). "L’appareil
d’Etat n’est donc pas l’objectif, le fameux palais
d’hiver qu’il faut conquérir pour que l’histoire
prenne une autre direction. Même si, dans certaines conjonctures
historiques, la chose politique, autrement dit la question du contre-pouvoir
peut se nouer autour de la question de l’Etat, comme c’est
le cas dans des luttes anticolonialistes, ou à la sortie d’une
période de dictature où L’Etat, y compris comme situation
de gestion, a disparu en tant que tel". (page 52).
"Ceux qui prennent le pouvoir ont
ainsi comme première et paradoxale mission de constater "qu’ils
ne peuvent pas". Critique de l’impossible représentation de
groupes rarement représentables, de l’impuissance des gestionnaires.
Mais la représentation ne doit pas être rejetée, seulement ramenée
à un des nombreux éléments de la multidimensionnalité de la vie,
éviter qu’elle ne prenne trop de place. Tentative de résoudre
ce problème des représentants, des avant-gardes : distinguer
puissance et pouvoir, cas illustré par la Révolution Française.
A partir de citations de Foucault notamment, il est montré que le
pouvoir ne se possède pas mais s’exerce partout sur les réseaux
de relations (famille, relations sexuelles, voisinage, logement,
travail,...). Donc vanité que de vouloir prendre le pouvoir, au
contraire retrouver la puissance dans chaque connexion du réseau
et simplement excentrer la question du pouvoir sans l’ignorer.
Sur la topologisation du pouvoir, reprise de l’opposition
territoriale entre "forteresses" fondées sur l’idéologie de
l’insécurité et "no man’s land" où rien ne compte vraiment,
opposition qui se joue à différentes échelles. La question de l’insécurité
permet alors de transformer la question sociale en question technique :
interventions militaires, policières, etc. (page 71).
Bien sûr, la question du militantisme
est longuement débattu, ses impasses, la militance extrasituationnelle,
ses ambiguïtés, le militantisme humanitaire (le bon, le juste, mais
qui a renoncé à changer l’état du monde). Retour incisif sur
les vieux-anciens militants qui ont changé d’opinion. Pour
les auteurs, nécessaire abandon de l’ancienne figure du militant,
cet être extrasituationnel qui comprend mieux les situations que
ceux qui y sont engagés (la position du mirador). Chaque situation
comporte ses formes propres d’engagement, mais sur un fondement
commun, un universel qui ne s’exprime que dans les situations
concrètes. Cette militance situationnelle ne connaît pas de terre
promise, elle n’est qu’un processus." Toute arrivée
est illusoire, et n’est, dans le meilleur des cas qu’un
nouveau point de départ" (page 85). D’où aussi des temps pluriels,
le temps des situations multiples (contre le temps unique du travail
et du profit), l’acceptation de l’incomplétude (face
à l’idéologie du complexe, qui nous dit que tout est devenu
trop complexe pour qu’on y touche), des contradictions, de
l’inachevé, du non exhaustif. Il faut mettre entre parenthèses
la complexité pour agir à un moment donné, sinon c’est l’indécidable
et le renoncement. A cette impossible complétude, les auteurs opposent
le concept de consistance.
L’idéologie de l’individu, mise en évidence par d’autres
auteurs comme Dominique Méda ("qu’est-ce que la richesse ?")
ou des écoles sociologiques, est retravaillée ici. Distinction entre
individu et personne, mais là encore, l’individu, la particule
élémentaire, ignorante et égoïste des économistes, empreinte et
véhicule du capitalisme, n’est pas rejeté. Il est rejeté à
la marge, il doit exister, plus humblement, dans une tension avec
la personne, c’est-à-dire, l’être social, lié aux autres
de mille façons, un "pli" dans l’épaisseur du réel. "La personne
est sa situation". (page 105). Notre vie n’est pas individuelle.
Tout ce passage se réfère au communisme philosophique (évidemment
sans rapport avec les organisations communistes existantes) et à
plusieurs textes de Marx et Engels. Même discussion sur savoir et
pouvoir, de l’ignorance produite par la déliaison, la sérialisation,
l’hyper-spécialisation (le fétichisme technologique comme
variante du fétichisme mercantile), de l’assujettissement
des savoirs, induits par le pouvoir, la commande institutionnelle.
Long passage sur l’utilisation de l’Université, de l’extension
du champs des savoirs qui y sont produits : "le savoir doit
être présenté comme une activité et non comme une représentation
possible" (Pierre Macherey). Le corps bien sûr et pas seulement
l’esprit sont source de savoirs (je n’ai pas encore
dit que Benasayag est psychanalyste), refus de la dichotomie absolutiste
entre théorie et pratique. Retour sur la figure du militant-chercheur,
du philosophe de la praxis (pages 121-122). Alors militer "malgré
tout" (c’est le nom du collectif auquel Benasayag participe).
"Parrainage" de deux figures du marxismes, Antonio Gramsci et José
Carlos Mariategui, un "militant-chercheur" péruvien des années vingt.
Mariategui refuse l’orthodoxie marxiste de l’époque
et réinterprète la tradition péruvienne, instrumentalisée au profit
des puissants, en "exhumant des parcours cachés et les récits oubliés"
(page 133).
A propos du passé, "Mariategui montre bien qu’il n’en
existe pas d’image spontanée, pas plus qu’il n’y
a d’innocence dans la façon d’envisager une recréation
historique : le passé est toujours une lecture à partir du
présent." (page 135) Le chapitre 10 est intitulé "le contre-pouvoir".
De celui, je parlerai surtout du passage sur la violence. Consensus
aujourd’hui sur le refus de la violence en politique, et pourtant
que de vraies violences produites par le capitalisme (longue liste
à disposition page 138). "On ne peut donc souscrire aux énoncés
pacifistes, qui, plus que pacifistes, sont en réalité conformistes
voire "collaborationnistes"." Dans la plupart des cas, la seule
chose que nous puissions faire face à la violence, lorsque elle
se déchaîne", c’est de définir de quel côté nous nous situons".
(page 139). Pour les auteurs, la violence ne peut être exclue a
priori des situations de par le monde. De fait, le texte se termine
par un retour sur la figure et les idées de Guevara (Benasayag étant
lui même un ancien membre du PRT argentin), dont il est un peu difficile
au terme du livre d’accepter la venue. Sans vouloir jeter
Guevara avec l’eau du bain, l’impression (avec des lectures
comme la bio du Che par le romancier mexicain Paco Taibo II) est
que le Che est tiré vers les thèse des auteurs.
Vient ensuite le "manifeste du réseau de résistance alternatif",
en français (avec des références -Deleuze - qui ne sont pas dans
le texte espagnol et qui ôtent un peu de son caractère universel
au texte français) qui est une lecture incontournable, tant il est
à la fois questionnant et réjouissant. Cette lecture entendue par
les auteurs comme une invitation, un "tous ensemble !" autant
qu’un "tous philosophes !" Le manifeste est accessible
en plusieurs langues à l’adresse www.sinectis.com.ar/u/redresistalt
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout
Malgré Tout
E-mail : redresistalt
at sinectis.com.ar
Boîte postale : C.C. 145, 1422 suc. 22 (B), Ciudad Autònoma
de Buenos Aires, Argentine.
Un extrait en espagnol (pour la beauté
des langues).
2. Resistir a la tristeza Vivimos
una época profundamente marcada por la tristeza. No sólo la tristeza
de los llantos sino, y sobre todo, la tristeza de la impotencia.
Los hombres y las mujeres de nuestro tiempo viven en la certeza
de que la complejidad de la vida es tal que lo único que podemos
hacer, so pena de aumentarla, es someternos a la disciplina del
economicismo, el interés y el egoísmo. La tristeza social e individual
nos corroe y nos convence de que no tenemos más los medios de vivir
una verdadera vida y así nos sometemos al orden y a la disciplina
de la sobrevida. El tirano necesita la tristeza porque así, cada
uno de nosotros se aísla en su pequeño mundo, virtual e inquietante,
pero a la vez los hombres tristes necesitan del tirano para justificar
su tristeza. Nosotros creemos que el primer paso contra la tristeza
(la forma en que existe en nuestras vidas el capitalismo) es la
creación de lazos solidarios y concretos. Romper el asilamiento,
crear solidaridades es el principio de un compromiso, de una militancia
que no funciona más "contra" sino "por" la vida, la alegría, a través
de la liberación de la potencia.
Un beau texte à lire, critiquer, reformuler. Un manifeste à faire
circuler. Une question à travailler, celle de la violence (le récent
témoignage d’objecteurs de conscience israéliens en est une
illustration éclairante ou la situation au pays basque), de ce que
n’est pas la non-violence (un gentillisme bêlant) et je trouve
dommage que l’histoire indienne et la non-violence de Gandhi
(plutôt performatrice et situationnelle) n’est pas été appelée
par les auteurs. J’ajouterai que la couverture du livre, un
peu simpliste, ne me paraît pas vraiment en accord avec l’esprit
et la pensée des auteurs, je vous laisse regarder cela par vous-même.
J’espère n’avoir dégoûté personne de lire "Du contre-pouvoir",
avec cet impossible compte-rendu, que les auteurs me pardonneront
au titre de l’incomplétude et du temps capitaliste.
Bonne lecture. Mai 2000.
Origine :
http://www.clionautes.org/article.php3?id_article=17
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
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