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Du contre pouvoir
Miguel Benasayag & Diego Sztulwark,
Note de lecture de Lyne Rossi


Le livre de Benasayag et Sztulwark chemine au travers des définitions et redéfinitions de luttes, de résistances, d’opposition aux systèmes dominants, apportant chaque fois une analyse et une mise en contexte historique qui peut nous aider à comprendre ce que nous faisons…

Après des décennies "confortablement" installées dans les certitudes idéologiques dont certaines ont conduit aux drames que nous connaissons, il est temps de dépasser le pessimisme des années quatre-vingt qui "avait décrété l’échec annoncé de toute entreprise émancipatrice". Mais voilà, comment s’y prendre quand il semble nécessaire aux auteurs de passer de la pure militance "contre" à "la nouvelle radicalité" qui construit le chemin en marchant, qui "développe, dans les pratiques multiples de chaque situation, des lieux et des modes de vie, qui concrètement, dépassent en actes l’individualisme du système".

Car il s’agit bien d’intégrer le fait que "l’émancipation est avant tout existentielle et pas simplement économique ou politique". Benasayag et Sztulwark proposent d’examiner la manière dont s’opère le passage de la subjectivité contestataire à la construction de contre-pouvoirs. Cette tentative éclaire le lien complexe entre dimension individuelle et "destin" collectif, engagement pour soi et pour les autres, sens de l’engagement.
Examinant la période écoulée, qualifiée de "rupture "avec" un mythe historique : la conviction que l’humanité parcourait un chemin - accidenté mais sûr - qui la menait à son autolibération", les auteurs livrent les aspects essentiels des mutations conceptuelles et idéologiques en cours :

- la fin des modèles dont, en particulier, celui qui " justifiait la stratégie de prise du pouvoir central comme moyen d’atteindre cet état utopique, de modeler le monde ".

- l’abandon d’une conception linéaire et homogène du temps historique qui " justifiait au nom d’un monde futur idéal les actes de l’avant-garde du présent ", prédiction d’un futur enchanté, proclamée par une élite qui prétendait " connaître les lois du réel "

- la naissance de l’exigence de lutte pour la vie "sans rien chercher à faire à la place des autres", visant à"développer des projets inscrits d’abord dans la situation".

À ne pas intégrer ces mutations comportementales et subjectives, nous nous exposons au pessimisme impuissant, dont les auteurs font une description saisissante et qui résonne en chacun de nous, observateur du désengagement trop largement partagé… Car nous assistons à "l’ambiguïté de la cohabitation, des "passions tristes" et de la subjectivité anticapitaliste".

C’est à repenser les champs de l’action et de la création - multiformes -pour sortir de la velléité, que nous sommes contraints. Repenser, cela signifie travailler les représentations sociales à partir desquelles nous "fonctionnons" ; il en est ainsi de celles de l’État, de la gestion, de la politique, de la société, du pouvoir ; la représentation que nous avons de ces termes et des réalités qu’ils recouvrent alimentent les formes de luttes ou la passivité que nous choisissons. Aborder la différence entre puissance et pouvoir ou politique et gestion permet de redéfinir et de clarifier les tentatives de prises de pouvoir contemporaines dont le problème essentiel est que "dans le "pouvoir " ne loge pas le pouvoir".

En tant que manière d’exercer la gestion, l’administration "de ce que la politique de la puissance a changé et créé… (le pouvoir) peut agir comme une représentation positive pour la puissance, comme un miroir qui alimente la tendance puissante de la multitude".

Il s’agit de penser le lien entre processus continu de maturation des changements (représentations sociales/subjectivité comprises), micro-expériences en actes et "prise du pouvoir" en replaçant cette dernière "dans le contexte d’une politique de la puissance". Cette décentration de la question de la prise du pouvoir - par opposition à la place centrale qu’elle a occupée dans tous les processus révolutionnaires - repose celle de la place et du rôle des actions multiples qui engagent le changement social, en situation. Notre responsabilité - ici et maintenant - est engagée, pour changer les manières de vivre, de penser, de gérer, etc., pour développer des contre-pouvoirs. Le mérite des auteurs réside dans cette mise en lumière de l’urgence à légitimer la résistance par l’expérimentation et l’action en situation, expression de "la subjectivité radicale".

La décentration de la question de la prise de pouvoir se trouve soudain supplantée par la centralité de la "question ouvrière" comme "sujet de l’émancipation". Cette approche d’un passage obligé par la "question ouvrière" pour penser l’émancipation nous réoriente sensiblement vers ce que les auteurs dénoncent eux-mêmes : le caractère univoque de la libération. L’un des échecs des "révolutions" du XXe siècle n’est-il pas d’avoir réduit la question de l’émancipation à la seule classe ouvrière pour ce qu’elle recouvrait - dans les représentations de "l’avant-garde" - d’emblématique? Par ailleurs l’expérience concrète du "socialisme réel", n’a-t-elle pas montré les limites de la croyance selon laquelle la centralité de la question ouvrière subsumait à elle seule les autres questions ?
Cheminer dans la radicalité conceptuelle et politique, c’est peut-être aussi faire le deuil des outils théoriques qui ont permis de fonder "les tragédies révolutionnaires". Même si Marx et Engels - comme le rappellent les auteurs - ont appelé "communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel", l’incarnation de ce credo et le désir de toute-puissance (saccage environnemental / négation de la personne humaine…) qui ont illustré le "socialisme réel" nous invitent à la modération dans l’utilisation de ces outils.

Le livre de Benasayag et Sztulwark nous offre les moyens de penser l’action militante, de transformation sociale, en d’autres termes que ceux du siècle écoulé. L’exigence de créativité qui anime le concept de "nouvelle radicalité" nous incite à réinterroger les pratiques militantes et les formes d’organisation qui les sous-tendent.

Lyne Rossi

Note de lecture parue sur le site de la revue Ecorev http://ecorev.free.fr/


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