Le livre de Benasayag et Sztulwark chemine au travers des définitions
et redéfinitions de luttes, de résistances, dopposition
aux systèmes dominants, apportant chaque fois une analyse et
une mise en contexte historique qui peut nous aider à comprendre
ce que nous faisons
Après des décennies "confortablement" installées
dans les certitudes idéologiques dont certaines ont conduit aux
drames que nous connaissons, il est temps de dépasser le pessimisme
des années quatre-vingt qui "avait décrété
léchec annoncé de toute entreprise émancipatrice".
Mais voilà, comment sy prendre quand il semble nécessaire
aux auteurs de passer de la pure militance "contre" à
"la nouvelle radicalité" qui construit le chemin en
marchant, qui "développe, dans les pratiques multiples de
chaque situation, des lieux et des modes de vie, qui concrètement,
dépassent en actes lindividualisme du système".
Car il sagit bien dintégrer le fait que "lémancipation
est avant tout existentielle et pas simplement économique ou
politique". Benasayag et Sztulwark proposent dexaminer la
manière dont sopère le passage de la subjectivité
contestataire à la construction de contre-pouvoirs. Cette tentative
éclaire le lien complexe entre dimension individuelle et "destin"
collectif, engagement pour soi et pour les autres, sens de lengagement.
Examinant la période écoulée, qualifiée
de "rupture "avec" un mythe historique : la conviction
que lhumanité parcourait un chemin - accidenté mais
sûr - qui la menait à son autolibération",
les auteurs livrent les aspects essentiels des mutations conceptuelles
et idéologiques en cours :
- la fin des modèles dont, en particulier, celui qui " justifiait
la stratégie de prise du pouvoir central comme moyen datteindre
cet état utopique, de modeler le monde ".
- labandon dune conception linéaire et homogène
du temps historique qui " justifiait au nom dun monde futur
idéal les actes de lavant-garde du présent ",
prédiction dun futur enchanté, proclamée
par une élite qui prétendait " connaître les
lois du réel "
- la naissance de lexigence de lutte pour la vie "sans rien
chercher à faire à la place des autres", visant à"développer
des projets inscrits dabord dans la situation".
À ne pas intégrer ces mutations comportementales et subjectives,
nous nous exposons au pessimisme impuissant, dont les auteurs font une
description saisissante et qui résonne en chacun de nous, observateur
du désengagement trop largement partagé
Car nous
assistons à "lambiguïté de la cohabitation,
des "passions tristes" et de la subjectivité anticapitaliste".
Cest à repenser les champs de laction et de la création
- multiformes -pour sortir de la velléité, que nous sommes
contraints. Repenser, cela signifie travailler les représentations
sociales à partir desquelles nous "fonctionnons" ;
il en est ainsi de celles de lÉtat, de la gestion, de la
politique, de la société, du pouvoir ; la représentation
que nous avons de ces termes et des réalités quils
recouvrent alimentent les formes de luttes ou la passivité que
nous choisissons. Aborder la différence entre puissance et pouvoir
ou politique et gestion permet de redéfinir et de clarifier les
tentatives de prises de pouvoir contemporaines dont le problème
essentiel est que "dans le "pouvoir " ne loge pas le
pouvoir".
En tant que manière dexercer la gestion, ladministration
"de ce que la politique de la puissance a changé et créé
(le pouvoir) peut agir comme une représentation positive pour
la puissance, comme un miroir qui alimente la tendance puissante de
la multitude".
Il sagit de penser le lien entre processus continu de maturation
des changements (représentations sociales/subjectivité
comprises), micro-expériences en actes et "prise du pouvoir"
en replaçant cette dernière "dans le contexte dune
politique de la puissance". Cette décentration de la question
de la prise du pouvoir - par opposition à la place centrale quelle
a occupée dans tous les processus révolutionnaires - repose
celle de la place et du rôle des actions multiples qui engagent
le changement social, en situation. Notre responsabilité - ici
et maintenant - est engagée, pour changer les manières
de vivre, de penser, de gérer, etc., pour développer des
contre-pouvoirs. Le mérite des auteurs réside dans cette
mise en lumière de lurgence à légitimer la
résistance par lexpérimentation et laction
en situation, expression de "la subjectivité radicale".
La décentration de la question de la prise de pouvoir se trouve
soudain supplantée par la centralité de la "question
ouvrière" comme "sujet de lémancipation".
Cette approche dun passage obligé par la "question
ouvrière" pour penser lémancipation nous réoriente
sensiblement vers ce que les auteurs dénoncent eux-mêmes
: le caractère univoque de la libération. Lun des
échecs des "révolutions" du XXe siècle
nest-il pas davoir réduit la question de lémancipation
à la seule classe ouvrière pour ce quelle recouvrait
- dans les représentations de "lavant-garde"
- demblématique? Par ailleurs lexpérience
concrète du "socialisme réel", na-t-elle
pas montré les limites de la croyance selon laquelle la centralité
de la question ouvrière subsumait à elle seule les autres
questions ?
Cheminer dans la radicalité conceptuelle et politique, cest
peut-être aussi faire le deuil des outils théoriques qui
ont permis de fonder "les tragédies révolutionnaires".
Même si Marx et Engels - comme le rappellent les auteurs - ont
appelé "communisme le mouvement réel qui abolit létat
actuel", lincarnation de ce credo et le désir de toute-puissance
(saccage environnemental / négation de la personne humaine
)
qui ont illustré le "socialisme réel" nous invitent
à la modération dans lutilisation de ces outils.
Le livre de Benasayag et Sztulwark nous offre les moyens de penser laction
militante, de transformation sociale, en dautres termes que ceux
du siècle écoulé. Lexigence de créativité
qui anime le concept de "nouvelle radicalité" nous
incite à réinterroger les pratiques militantes et les
formes dorganisation qui les sous-tendent.
Lyne Rossi
Note de lecture parue sur le site de la revue Ecorev http://ecorev.free.fr/
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