Message Internet reçu le 13 10 2000 :
Mercredi
25 octobre 2000 - 20h30
Médiathèque du centre de Nantes
La
question du contre-pouvoir aujourd'hui
Avec
Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste
Diego Sztulwark, militant guévariste argentin
D'autres camarades du Réseau alternatif et de No Pasaran
La recherche d'alternatives, de résistances créatrices
de nouvelles utopies sont au cur de nombreux mouvements sociaux.
Savoir maintenir l'autonomie et l'auto-organisation, développer
des principes d'action directe et de contrôle à la base
sont souvent des moments-clés dans les luttes.
Des camarades franco-argentins du Collectif Malgré Tout appartenant
au réseau de résistance alternative présente ces
hypothèses dans leur livre :
"Le Contre-pouvoir" (ed. La Découverte) et seront présents
à Nantes pour en discuter.
Organisé
par le Scalp et le Cospal
Contre-pouvoir ?
Quelques questions pour un débat
« Qui garde le tyran quand il dort ? »
La Boétie 1574
Est-il possible de ne pas reproduire le pouvoir dans les lieux ou regroupements
de « contre-pouvoir »? Nous connaissons tous et toutes des
regroupements où la reproduction du pouvoir pose problème.
Pour résoudre cette délicate question faut-il créer
des « contre-pouvoirs » à lintérieur
des « contre-pouvoirs » ? Si on procède ainsi nous
sommes confronté-es à une répétition sans
fin, limage dans limage qui se perpétue à
linfini, ce qui est révélateur dun impossible,
ou de labîme narcissique. Si on accepte la proposition du
Manifeste du Réseau de Résistance Alternatif qui énonce
: « Résister c'est ne pas désirer le pouvoir »,
il sagit dune visée toujours impossible, mais toujours
à recommencer. Ceci ne veut pas dire que lon ne peut rien
faire, comme le dit Eduardo Colombo à propos de lutopie,
nous avons en face de nous la ligne de lhorizon, nous avançons
et la distance reste toujours la même, mais lidéal
et laltérité (lautre de la société
actuelle) sont toujours devant nous. Il faut toujours reprendre le chemin
de la lutte vers légalité et la liberté,
« la révolution nest pas épuisable à
un événement » dixit Malgré Tout.
La notion même de « contre-pouvoir » est-elle bien
adaptée, est-elle justifiée ? Nous sommes dans une reprise
du pouvoir dont nous savons quil contient à la fois la
puissance dagir, la capacité de faire propre aux humains
et la hiérarchie asymétrique, la capacité de commander
et de se faire obéir des autres humains, ce qui veut dire la
soumission pour beaucoup de personnes et le pouvoir pour quelques autres.
La conséquence que nous constatons souvent dans les faits cest
la reproduction du pouvoir au nom de la lutte contre le pouvoir.
Le Collectif Malgré Tout avait déjà attiré
notre attention sur la pulsion de mort dans notre fonctionnement mental.
Celui-ci semble parfois étrange, paradoxal, contradictoire. La
pulsion de mort était évoquée à propos de
la soumission acceptée par les personnes opprimées, exploitées.
Cette approche permettait de comprendre pourquoi il ny avait pas
automatiquement révolte quand les personnes étaient en
situation doppression, dexploitation. Aujourdhui,
je crois quil faut affiner nos analyses. Il me semble que lapproche
de la soumission volontaire proposée par Dominique Quessada (cf
son livre « La consommation de soi » aux éditions
Verticales) peut nous aider. Daprès cette analyse de la
soumission volontaire, lemblème, le drapeau, le nom, le
sigle ne sadressent pas à la raison mais au regard. Il
y aurait, de façon inconsciente, un échange entre notre
soumission et lappartenance à un collectif, le lien se
constitue par la « magie du nom », par le langage et par
la transmission du texte ou dun fragment du texte généalogique.
Lors de cet échange nous créons la place du maître,
cette place étant nécessaire au fonctionnement politique
du collectif humain.
Cette façon dexpliquer le lien entre les personnes membres
dun groupe humain permet, à mon avis, de comprendre pourquoi
les échanges humains sont ritualisés, sont insérés
dans des rituels que nous acceptons sans nous en rendre compte, rituels
que nous reproduisons sans y faire attention. Ces rituels marquent lappartenance
au groupe, ils régulent le fonctionnement entre les diverses
personnes, entre les personnes nouvellement arrivées et les anciennes,
les « historiques », entre les activistes et les personnes
qui « pensent », entre la base et la chefferie, entre les
hommes et les femmes, etc. On peut noter que lhypothèse
de Dominique Quessada rejoint lanalyse proposée par Eugène
Enriquez, lauteur de « La horde et lEtat ».
Cet auteur utilise les concepts de la psychanalyse dans létude
des groupes humains (*). Selon Quessada, la colle sociale et collective,
nommée aussi lien social, est produite par laccès
au langage et au texte qui expliquent le monde, par lensemble
de règles qui nous donnent un cadre pour vivre nos désirs
et fixent les interdits, par lassignation de chaque humain à
une place et un nom. Le fait que le mécanisme est inconscient,
quil sadresse aux émotions, au regard, aux affects
explique quil échappe à la vigilance rationnelle
des sujets, permet de comprendre pourquoi lambiance est souvent
plus forte que la raison dans les relations humaines au sein dun
groupe, au sein des sociétés humaines. Quessada insiste
sur le fait que la place du maître est structurelle et non attachée
à une personne ou à un nom précis, ceci devrait
modérer la croyance en leur grande puissance quéprouve
de nombreux chefs politiques.
Est-il possible de penser, de créer, de vivre des agrégations
politiques où on ne reproduise pas le pouvoir ? Des agrégations
où dans la concrétisation du groupe et de son fonctionnement
la place du maître ne soit pas liée à la domination
? Comment réussir à créer et à faire fonctionner
des regroupements humains suffisamment sensibles et respectueux des
personnes pour que lattention portée à la souffrance
humaine soit une préoccupation régulièrement réaffirmée
? Pouvons-nous essayer de faire en sorte que ces ensembles soient assez
matures pour que la vie collective de la militance reste attentive aux
effets réels de nos décisions ? Ce souci implique un examen
régulier des conséquences de nos actes afin de ne pas
reproduire le pouvoir et donner la possibilité aux sujets dêtre
ou de devenir autonomes dans laction politique libertaire comme
dans la pensée personnelle et collective.
Ceci nous pose la question des modèles, des fonctionnements militants,
des conditions de possibilités de la politique libertaire.
* Je pense que nous devons chercher à mettre en place des modèles
ouverts qui se méfient des mythes, une démarche qui les
analysent de façon critique à chaque fois que cela est
nécessaire pour les tenir à distance tout en sachant quils
vont revenir en permanence. Il me semble quil sagit de modèles
qui cherchent à comprendre et à valider les conditions
de possibilité de laction politique libertaire.
* Je crois que nous devons mettre en oeuvre un fonctionnement qui nemploie
plus la promesse, lobligation et le sacrifice,
- un fonctionnement qui sait que le désir et les émotions
sont là,
- qui ne se cache pas que nos regroupements sont des marmites affectives
parfois très explosives,
- qui admet que la vérité est très souvent liée
au jugement de valeur parce que cette vérité est prise
dans les entrelacs, dans les plis, dans les méandres de la subjectivité
humaine,
- qui assume le fait que la politique contient au départ toujours
une part dauto-affirmation du sujet parce que le désir
de politique ne sautorise que de lui-même,
- qui noublie pas que la position du maître, placé
au niveau du Surmoi, qui essaie régulièrement de se hausser
au-dessus du lot en disqualifiant les autres par la mise à mort
symbolique, est une forme très courante de la reproduction du
pouvoir,
- qui sait que cette position du maître prend souvent la forme
de luniversel ou de la globalité parce que cest la
réponse du maître à notre désir de savoir,
de comprendre.
Létude du don et du contre-don sur le plan mental, sur
le plan symbolique confirme ce rapport étonnant entre limaginaire
individuel ou collectif et le fonctionnement symbolique de nos signes,
de nos énoncés. La valorisation narcissique, la bonne
image de soi, lestime de soi sont nécessaires à
chaque personne tout au long de sa vie. Lidée et laction
libertaires y pourvoient facilement de multiples façons, mais
parfois cela camoufle ou justifie le souhait de pleinitude, de toute-puissance
qui est inclus dans nos affirmations, dans notre idéal, dans
nos fonctionnements comme le sont le désir demprise, la
violence et le désir de mort.
La solution proposée par Eduardo Colombo me paraît intéressante
(cf son intervention faite lors de la rencontre de Bieuzy les Eaux le
15 Octobre 2000 « Gardarem lutopie » sur le thème
« Utopie et anarchie »). Il pense que notre action, nos
recherches théoriques doivent savoir tout cela, savoir que lon
peut chercher à retrouver « lobjet perdu »
par le recours aux mythes, par un appui sur le passé. Ces mythes,
en général, justifient lexistant, la manière
dêtre dans le présent sans rien changer. Il est remarquable
quils utilisent et mettent en avant les drapeaux et les emblèmes,
les images. Ils nous procurent un horizon de signification, ils donnent
du sens à la militance et renforcent les liens entre les membres
des collectifs, mais ils figent la pensée au moment où
ils ont été créés et au moment où
ils ont pris place dans limaginaire du mouvement libertaire. Les
mythes génèrent des identifications qui sont bloquantes.
Pour sen rendre compte il suffit de voir ce qui se passe autour
de lEspagne en 1936 dans nos mouvements. Par exemple : «
No Pasaran », vient de là. Cela a commencé par être
un slogan, un mot dordre, puis cest devenu une image, un
emblème de la lutte en Espagne en ce temps là, aujourdhui
cest le nom dune organisation, alors que dans les faits
les fascistes sont passés.
Eduardo Colombo poursuit son analyse en montrant quil existe une
autre voie pour essayer de vivre la perte que les humains sont obligés
de vivre, de prendre en charge : celle qui se tourne vers lavenir
par la recherche de « lidéal ». Cette voie
est la voie libertaire qui est négation de ce qui est : la domination
capitaliste daujourdhui. Voie qui assume le fait que lon
ne peut pas séparer le changement dans la tête des humains,
du changement social, économique et politique. Voie qui constate
que cest dans le processus de lutte lui-même que lon
avance vers légalité et la liberté par la
mise en oeuvre de la solidarité.
Nous savons aussi que militer cest prendre sa place dans lhistoire
humaine et que cela se fait par la transmission de textes, dimages
dans lesquels nous puisons en partie nos identifications. Nous pouvons
le constater facilement en observant le rôle que tiennent dans
nos fonctionnements les grandes figures historiques du mouvement libertaire.
Ces personnes sont des incarnations de la conscience morale et des grands
idéaux de lhumanité. Il est également vrai
que parfois leurs écrits sont traités comme des textes
sacrés, ce qui veut dire que le passé prime sur le présent.
Cette idolâtrie ne peut pas être créatrice en situation.
Linscription dans lhistoire permet de comprendre pourquoi,
ici et maintenant, nous pouvons trouver notre place vers un autre futur
en nous appuyant sur les acquis du passé et en développant
les énoncés de lutopie libertaire. Cette utopie
nest pas dans la tête dun esprit génial, mais
dans laction multiforme que prend notre lutte politique.
Quand je parle des sujets collectifs il me semble quil sagit
plutôt des divers regroupements ou comités, qui, en situation,
essaient de lutter contre la barbarie capitaliste. Je ne suis pas sûr
que les « orgas » soient tout le temps des sujets collectifs
parce que, très souvent, au bout dun certain temps, elles
nont comme but que de perdurer pour elles-mêmes, parce que,
trop souvent, elles en viennent à confondre les moyens et les
fins et ont tendance à bloquer la réflexion par lactivisme
au nom de lefficacité. Ces fonctionnements, ces dérives
sont de mauvaise augure pour lautonomie si souvent proclamée.
Nous savons également que cette lutte pour réaliser lutopie
libertaire est toujours à reprendre, cest pour cette raison
que lutopie, lidée libertaire interroge et interrogera
toujours nos réalisations, nos énoncés. Ainsi,
participer à la lutte politique et sociale devient compatible
avec la recherche de sens, avec la signification collective et avec
la dimension éthique de lidée libertaire, avec le
souci de cohérence entre les mots et les actes. Tout ceci entre
en résonance avec le souci dhumanité, humanité
qui, elle aussi, est toujours une fin, une conquête. La vérité
subjective des personnes et des sujets collectifs est possible puisque
nous ne sommes pas trop dupes sur ce qui se passe, parce que nous ne
nous berçons pas trop dillusions. En effet les personnes
et les sujets collectifs qui assument aujourdhui le choix de lutopie
libertaire savent que nos faiblesses, nos imperfections daujourdhui
et notre fragilité seront la base des utopies de demain.
Philippe Coutant Nantes le 21 Octobre 2000
* Eugène Enriquez nous propose une synthèse de son
approche dans le début de son livre : Lorganisation en
analyse, éditions PUF, collection Sociologie daujourdhui,
Paris, réimpression de Juillet 1997.
Nous pouvons nous référer à son paragraphe intitulé
:
« Le rôle déterminant du grand homme dans lédifice
social
Alors que les sociologues pensent, de façon dominante, que ce
sont les masses, les classes ou les nations qui font lhistoire,
Freud, sans nier limportance des déterminants socio-historiques,
donne à lindividu une place éminente dans la construction
du social.
Deux possibilités sont envisagées par Freud : la première
dans Totem et Tabou, la seconde dans Psychologie des foules et analyse
du moi et dans Lhomme Moïse et la religion monothéiste.
Dans le premier cas, les frères culpabilisés (du fait
de lambivalence des sentiments) davoir tué le chef
de la horde idéalisent celui-là même qui navait
été pourtant quexpression de la force brutale et
du refus et le transforment en fondateur du groupe. Le chef était
lexpression de la pulsion de mort, du déni de lexistence
des autres. En lidéalisant, les hommes vont créer
une forme de pouvoir dérivant directement de celle quils
avaient éprouvée dans les temps de la préhistoire.
En cela, tout leader sera lhéritier de lomnipotence
du chef de la horde. Une civilisation se crée donc à partir
de la violence du père et de la violence en retour des fils.
Dans le deuxième cas, le groupe est créé par un
chef aimant dun amour égal, ayant avec eux une relation
duelle « de nature sexuelle » façonnant le groupe
par lhypnose, devenant lobjet commun du groupe, placé
par chacun à la place de son idéal du moi et permettant
lidentification des membres du groupe les uns aux autres. Une
telle possibilité permettra à Freud décrire
ainsi que « ce fut un seul homme, Moïse, qui a créé
les Juifs ». Le groupe naît par un acte damour spontané
de la part du chef qui procrée le groupe par parthénogenèse.
Ainsi à lorigine du groupe, il se trouve un père
porteur de mort ou un père aimant, de toutes manières
il ny a pas de groupe sans père, de groupe sans obligation
de paiement infinie de la dette du droit à lexistence,
du droit au sens, et sans référence à un pôle
transcendant. » (pages 20 et 21).
Du point de vue libertaire la transcendance est contestée au
nom de lautonomie. Cette transcendance est lhétéronomie,
une fondation externe au groupe humain, alors que nous préférons
une loi, une règle basée sur un débat interne à
la collectivité humaine. Eduardo Colombo synthétise bien
la question :
« On ne peut pas affirmer que « les valeurs » sont
universelles, mais nous pouvons dire que certaines valeurs doivent être
postulées comme universelles et dautres reconnues comme
relatives à des situations historiques ou locales particulières.
»
... / ... « Quand on a perdu toute garantie métaphysique,
lorsquon a accepté lauto-référence
généralisée du socio-historique, la pensée
est obligée de travailler avec la tension constante qui sétablit
entre lunité et la diversité. La pensée critique,
libérée de lhétéro-référence,
est une conquête fondamentale de lhumanité toute
entière, même si cette conquête a eu lieu à
un moment donné de lhistoire européenne et à
partir dune formidable lutte contre le pouvoir politico-religieux.
Labsence de certitudes fondamentales (le relativisme radical),
exige une vision universaliste qui ne peut être affirmée
sans expliciter les valeurs qui soutiennent cette vison. Cest
alors quau lieu de croire dans un fondement sacré des valeurs,
lhomme doit affronter lidée quil est le créateur
de ses valeurs et accepter la tâche inconfortable de maintenir
lesprit critique sur ces valeurs mêmes. »
Eduardo Colombo "Valeurs universelles et relativisme culturel »
dans la brochure Tout est relatif. - Peut-être..." Éditons
ACL, Lyon, 1997, page 19.
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout