Date: 15 Oct 2004
Subject: [multitudes-infos] N. Chomsky et voix alternatives...
LES VOIX ALTERNATIVES TOUCHENT DESORMAIS UN PUBLIC GLOBAL, déclare
Chomsky
Entretien avec Noam Chomsky par Jim Cason et David Brooks, pour
La Jornada
La Jornada, México D.F. dimanche 19/09/04
Washington et New York, 18 septembre. Noam Chomsky a toujours critiqué
les médias étasuniens qui "fabriquent l’assentiment"
[1] du peuple sur l’agenda du pouvoir, mais dans un entretien
avec La Jornada il a exprimé un surprenant optimisme en estimant
que la presse institutionnelle est de plus en plus défiée
par les nouveaux médias alternatifs, en particulier ceux
que l’on trouve sur internet.
"Le site de La Jornada est un bon exemple du type de média
qui n’existait pas il y a 20 ans, ou même 10",
a t-il expliqué. "Cela a un effet indirect sur les autres
médias, lesquels ont été contraints de répondre
à l’ouverture de l’information qui est en train
de se réaliser".
Les voix alternatives, a t-il ajouté, qui ont été
publiées par La Jornada et d’autres médias non
seulement atteignent des publics nationaux, mais aussi internationaux,
à un niveau si étendu que les médias institutionnels
ne peuvent plus aujourd’hui rejeter ces interlocuteurs.
Au cours de cet entretien à l’occasion du 20e anniversaire
de la Jornada, Chomsky, reconnu comme une des principales figures
intellectuelles du XXe siècle, a estimé que l’usage
d’internet, outre le fait de faciliter et d’accélérer
la communication dans les mouvements sociaux et entre eux, permet
de lancer un défi au contrôle des médias établis.
Ce sont là deux des nouveaux facteurs les plus importants
qui ont surgi au cours des 20 dernières années.
Néanmoins, il a insisté sur le fait qu’il croit
encore que la majorité des médias continue à
remplir la fonction de promotion et de légitimation des intérêts
des dirigeants politiques et économiques. Il s’agit
là d’un thème que Chomsky a largement développé
dans ses livres et essais, ce qui, en partie, a entraîné
la censure quasi-générale de sa voix dans les principaux
médias sur papier et électroniques de ce pays durant
des décennies.
Intellectuel redécouvert
Mais dans la dernière année, les médias étasuniens
ont redécouvert Chomsky.
Le New York Times l’a cette année, pour la première
fois, présenté comme "le père de la linguistique
moderne" et un des intellectuels les plus importants du siècle
à l’échelle mondiale. Le Washington Post a également
publié son portrait après que son livre 9/11 se soit
vendu à des centaines de milliers d’exemplaires et
ait figuré sur la liste des best-sellers. Le Times lui-même
a publié cette année un article de Chomsky.
Toute cette attention n’a pas modéré les critiques
de Chomsky. Les Etats-Unis aujourd’hui, affirme t-il, sont
un bon exemple de ce qu’on peut appeler "un Etat qui
a échoué", car "son système démocratique
est formel ; de fait, une société assez libre, mais
qui ne fonctionne pas, simplement.
C’est là le résultat d’une énorme
concentration de pouvoir dans une société administrée
à un niveau inhabituel par une communauté patronale
à haute conscience de classe".
Et d’ajouter :
"Aux EU la culture démocratique a été
tellement érodée qu’une élection offre
des choix à ce point réduits que c’est pratiquement
une caricature." Puis : "Le fondement d’une démocratie
est une société civile qui fonctionne, et qui n’apparaît
pas seulement une fois tous les quatre ans", mais ce type de
société "n’existe presque pas aux EU".
Dans ce contexte Chomsky analyse le rôle-clé des médias.
"Ce qu’ils font avec le système éducatif
est d’endormir l’intelligence de chacun, de réduire
la confiance en soi, à tel point qu’il est impossible
de penser", a t-il expliqué. "Parce que les qualités
qui sont requises pour penser sont ce qu’ils (les médias
et le système éducatif) arrachent de ta tête,
aussi bien l’aptitude à penser que la conviction qu’il
s’agit du droit de tous".
Il ne s’agit pas d’un accident. Chomsky soutient qu’à
la fin du XIXe siècle il existait bien une presse libre ici
et en Angleterre. Les journaux décrivaient les horreurs des
usines et fréquemment le travail salarié était
caractérisé comme un nouveau type d’esclavage.
La classe dirigeante britannique répondit d’abord en
cherchant à censurer les médias, mais très
vite l'establishment, que ce soit en Angleterre ou aux EU, se rendit
compte que la meilleure façon de contrôler les médias
était la concentration de la propriété et une
plus grande dépendance à l’égard de la
publicité pour faire le ménage dans la presse. Cela
a provoqué une réduction en ce qui concerne les opinions,
les voix et l’information présentes dans les médias
de masse établis.
Chomsky prend l’exemple des élections d’il y
a 20 ans au Nicaragua alors que La Jornada commençait à
paraître à Mexico. "Jamais un scrutin n’a
probablement été aussi contrôlé",
expose t-il. Il ajoute que des associations académiques et
des experts électoraux étasuniens, anglais, irlandais
et autres observèrent les élections. Cela avait lieu
au moment le plus agressif de la guerre que livrait la contra dirigée
par l’ambassade des EU au Honduras, sous le gouvernement de
Ronald Reagan qui faisait tout son possible pour miner le processus
électoral.
"Malgré tout, les élections eurent lieu et furent
jugées impartiales", remarque Chomsky. Mais les médias
étasuniens ne rendirent pas compte que le processus avait
été considéré comme libre. "Pour
les médias étasuniens établis, ces élections
n’eurent pas lieu ; Washington ne souhaitait pas ce qui était
arrivé ; par conséquent elles n’eurent pas lieu.
Ce qui est accepté aujourd’hui aux EU est que les premières
élections au Nicaragua datent de 1990, et non de 1984",
complète t-il.
Les conséquences de ne pas informer sur les événements
du Nicaragua sont visibles jusqu’à aujourd’hui.
Chomsky fait remarquer que quand le récent ambassadeur étasunien
nommé en Irak, John Negroponte, a été proposé,
on n’a pratiquement pas mentionné ses antécédents
comme ambassadeur au Honduras dans la guerre de la contra. "En
ce temps-là (...) les EU dirigeaient les opérations
de la contra, faisant circuler leurs instructions sur qui il fallait
tuer et quand".
Dans l’information donnée sur la nomination de Negroponte,
son rôle au Honduras a été seulement brièvement
évoqué dans les médias-quand il l’a été-affirme
Chomsky. Il n’ y a que le Wall Street Journal qui publia quelque
chose de plus ample sur le rôle de Negroponte comme "proconsul"
au Honduras. C’est un exemple de la manière dont les
médias fabriquent l’acceptation des dirigeants par
la population.
Mais la différence aujourd’hui est la prolifération
des sources alternatives d’information, "particulièrement
internet, qui permet la distribution massive de matériaux
qui échappent au contrôle des médias établis".
Il y a 20 ans, les médias de masse pouvaient généralement
ignorer ou déformer des faits tels que les élections,
mais cela n’est plus aussi facile, assure t-il.
Le constat du passé étant fait, prenons la bataille
du printemps dernier dans la zone de Fallujah en Irak, où
des centaines de civils sont morts assiégés et bombardés
par les forces étasuniennes en réponse à la
mort de quatre entrepreneurs civils. Mais finalement les marines
durent suspendre le siège et cette ville demeure hors du
contrôle des forces occupantes et de ses alliés.
"Que se serait-il passé à Fallujah il y a 40
ans ? Il l’aurait bombardée avec les B-52. Cette fois,
il ont dû faire marche arrière. Il y avait trop de
sources d’information", explique t-il. Avec les images
de la ville attaquée transmises par la télévision
arabe et par internet, la population étasunienne a été
témoin des pertes civiles, ce qui, en partie, a obligé
au repli des troupes. Chomsky, comme d’autres, signale aussi
que l’appui mondial à l’Armée Zapatiste
de Libération Nationale n’aurait pas été
si grand il y a encore une vingtaine d’années, quand
il n’y avait pas internet.
Ou du moins, bien qu’il y avait des médias alternatifs
il y a 20 ans-par exemple La Jornada et d’autres couvrirent
les premières élections au Nicaragua-la diffusion
des données et des perspectives n’étaient pas
aussi répandue faute d’un accès global.
Mais Chomsky constate que bien qu’il y ait de l’information
disponible pour qui veut bien faire l’effort de la rechercher
dans les médias alternatifs, la majorité de la population
aux EU continue d’être dépendante des médias
conventionnels patronaux. Le résultat peut aisément
s’observer en analysant l’actuelle conjoncture électorale.
"Pour les prochaines élections, regardez qui est autour
de la table. Il y a deux candidats, l’un et l’autre
d’une richesse impressionnante, de familles puissantes, formés
à la même université", commente t-il. "Les
deux peuvent concourir parce qu’ils sont financés par
les mêmes intérêts patronaux".
Pour l’élection de novembre, pour la première
fois depuis des décennies, Chomsky trouve tellement inquiétant
le gouvernement de G. W. Bush, qu’il décrit comme un
"nationaliste radical" qui se consacre à la "violence
impériale", qu’il apporte une forme très
tiède d’appui à son adversaire, John Kerry,
en disant de lui : "c’est une fraction meilleure"
que Bush.
Il ajoute néanmoins que les différences entre les
deux candidats sont peu substantielles et même difficiles
à détecter. Cela, certainement, n’est pas accidentel,
depuis que les élections aux EU tournent autour des "qualités"
des candidats, et non sur leurs propositions ou leurs idées.
Ainsi, ce n’est pas un hasard si les mots "caractère",
"leadership" ou "personnalité" sont ceux
employés pour décrire les candidats, au lieu d’approfondir
leurs positions sur des questions politiques.
Les candidats sont entraînés pour être peu clairs
sur les grands thèmes parce que les dirigeants savent qu’aucun
des deux partis officiels n’offre de solutions aux problèmes
que la majorité du pays souhaite résoudre. Par exemple,
il y a une réclamation pour qu’on trouve une solution
à la crise du système de santé, mais aucun
des candidats ne se risque à proposer des solutions sérieuses
sur ce sujet, pas plus qu’en matière d’éducation,
d’emploi ou sur la guerre.
"La politique aux EU est très maigre et indigente ;
les thèmes essentiels ne sont pas discutés".
Mais en même temps, souligne t-il, "le plus encourageant,
très nouveau et excitant, est que pour la première
fois dans l’histoire il y a d’énormes mouvements
populaires internationaux, avec une vaste solidarité dans
le monde. Ils se sont plus développés au Sud, en Inde,
au Brésil, mais ils sont maintenant étendus au Nord.
Ils se préoccupent d’aborder les problèmes fondamentaux
de l’injustice, de l’oppression et de la violence, et
agissent pour les résoudre". En cela, souligne t-il,
les médias progressistes, avec leur nouvelle envergure internationale
via internet, jouent un rôle-clé.
[1] En anglais, Chomsky parle de "Manufacturing Consent"
qu’on trouve traduit aussi en français par "Fabrication
du Consensus", N.d.t.
Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant pour Révolution
Bolivarienne
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