Oui il est possible de vivre en paix avec les diverses formes de chefferie
militante à condition daccepter certaines règles de
bases. Je me permets den relever quelques unes et de vous les soumettre
pour que vous en fassiez bon usage. Comme jai déjà
mon billet pour le Goulag, alors Basta !
Suite à certaines difficultés récentes rencontrées
dans les mouvements sociaux et dans mon engagement associatif et politique,
il ma semblé nécessaire de revenir sur la question
du pouvoir en politique. Je ne pense pas que lengagement des personnes
soit mauvais en lui-même ou que les mouvements soient à condamner
au contraire, ils sont significatifs des contradictions actuelles de la
domination capitaliste, il faut les soutenir et y participer. Ce qui fait
problème ce sont les modèles dans lequel lexistentiel
militant se réalise.
En fait il ny a pas ou peu de débats de fond sur les références
théoriques ou les buts généraux, le communisme libertaire
ou la révolution ne font pas problème en eux-mêmes.
On peut dailleurs facilement constater que les grands buts humains
sont nécessaires pour justifier le sacrifice à la cause,
pour rationaliser la soumission militante. Ce qui est en cause cest
la tactique et la stratégie, la vie militante et existentielle
au quotidien.
Si vous acceptez le pouvoir de certaines personnes, qui officiellement
ne sannoncent pas toujours comme étant des dirigeants ou
des dirigeantes, mais qui ne sen cachent pas en dautres circonstances,
vous naurez pas de problèmes.
Si vous acceptez une vision de luniversel façon « chef
» tout ira bien, cest à dire que les critiques sont
valables pour les autres jamais pour soi. On crie haut et fort à
la récupération, à la manipulation, au comportement
stalinien pour les autres, mais soi-même en ne se montrant pas sous
son vrai jour (la direction politique), on reproduit et profite au maximum
de ce genre dattitude.
Si vous acceptez dêtre intrumentalisé-e, si en plus
vous aimez votre soumission tout sera parfait, on vous aimera, vous valorisera,
vous aurez votre place sans difficulté, si au contraire vous froncez
les sourcils, si vous souhaitez émettre un avis, une réserve
vous devrez assumez le rôle de traître. Ne vous étonnez
si on vous regarde de travers, si on vous sert la soupe à la grimace,
fini les bisous, votre place sera toujours sur un siège éjectable,
vous serez toujours suspect-e.
En fait vous devrez accepter que la chefferie militante possède
LA vérité. Ne cherchez pas pourquoi, cest ainsi, lorganisation
et son incarnation humaine (le dirigeant ou la dirigeante) sont intrinsèquement
révolutionnaires, cest par nature. Alors si vous osez certaines
questions vous serez jugé selon le critère simple «
si tu nes pas avec nous tu es contre nous ! ». Cette coupure
du tout ou rien se justifie facilement puisque la chefferie militante
est lorgane dirigeant de lorganisation politique ou de lassociation
quil faut renforcer. Quimporte si ainsi on réussit
à faire rimer libertaire avec autoritaire, peu importe que lon
critique les partis classiques et que lon adopte les mêmes
comportements queux pour soi-même. La chefferie militante
ressemble en cela assez aux autres types de chefferies, elle nest
pas à une contradiction près, limportant cest
de diriger sans forcément le dire, sans nécessairement le
revendiquer publiquement, dinstrumentaliser toutes les personnes
rencontrées dans le sillage des luttes. Le léninisme nest
pas mort, avec le secret en politique ce sont les bases de la construction
et du développement de la chefferie militante.
Sachez quil est inutile de respecter les règles de bases
de la démocratie quand on a raison puisque les autres ont tort.
On peut aussi la respecter en apparence en ayant une telle influence que
les débats sont faussés davance. Il est inutile de
reconnaître que la révolte se conjugue sous des modes multiples,
que lidée libertaire prend des formes différentes,
lessentiel cest daccepter la direction de la chefferie
militante.
Suivant la ligne, dans un cas la rupture cest tout de suite et vite,
il ny a pas de raison daccepter des médiations, la
lutte contre le capitalisme est une et ne se négocie pas. Selon
une autre modalité de la ligne politique, ce peut être lunité
tout le temps, même si les allié-es sont les représentantes
objectifs de la domination. Dans les deux cas, quelque soit la lutte,
le réel doit se plier à la ligne juste.
Lautonomie cest la chefferie militante qui la met en oeuvre,
le fait que souvent elle napparaît pas en tant que telle est
lié à des questions de sécurité, bien évidemment.
On pouvait rire de Georges Seguy qui disait que la CGT était indépendante
du PCF dans les années soixante-dix, ici lautonomie ne se
discute pas si la chefferie militante est aux commandes. Sachez aussi
quil y aura toujours une personne sincère qui nappartient
pas à la chefferie militante ou à son regroupement pour
justifier cette stratégie. En effet toutes les autres structures
ont trahi, cest bien connu ! Que cette personne ignore tout de la
chefferie militante et de ses structures cest encore mieux. On peut
aussi justifier la ligne inverse dunité inconditionnelle
par ladage « plus on sera nombreux, mieux ce sera ! ».
Mais en fait tout cela cest secondaire, ce qui compte cest
qui a la direction du mouvement. Il est impensable que celui-ci se donne
seul les formes de direction quil souhaite ou pas de direction du
tout dailleurs.
Comme le remarquait Nietszche, le soubassement mental qui permet à
la croyance de faire fortune cest le ressentiment, ressentiment
que prend bien soin de cultiver la chefferie militante. Dans un cas ce
sera la gue-guerre permanente avec tout le monde qui sera lélément
de base pour le succès de ceux et celles qui ont raison seul-es
contre tous et toutes ; dans un autre cas ce sera lunité
le leitmotiv avec la communion comme horizon mythique et le fameux «
tous ensemble », mais à chaque fois, que ce soient des prêtres
ou des révolutionnaires autoproclamé-es, détenir
LA vérité pour avoir le pouvoir cest fondamental.
Ces phénomènes ne sont pas exotiques, pour nous aussi il
est plus que temps de réfléchir au vieux proverbe russe
qui énonce que : « Un visage laid ne doit pas maudire le
miroir ! ».
Une fois le miroir tourné vers soi et ces critiques effectuées,
« comment vivre notre militance ? » reste la question préoccupante.
Michel Foucault à la fin de sa vie se posait la question de comment
développer sa puissance ou la puissance collective sans opprimer,
je crois que cest de cela quil sagit. Déjà
ne pas se mettre la tête dans le sable est important, en effet souvent
dès que lon aborde ce genre de problèmes on est saisi-e
par le malaise, malaise du à limpuissance et à la
culpabilité.
Nous sommes la plupart du temps dans limpossibilité de mettre
à jour et de poser publiquement la question du pouvoir hors le
champ de la concurrence. Soit parce qu'on ne veut pas tout détruire
(le mouvement de lutte en cours, le regroupement dans lequel on inscrit
son action militante, la peur de faire mal aux personnes avec qui on milite,
le sentiment dêtre coincé-e, que cest toujours
pareil et quil ny a pas de solutions, la sensation de ne pas
pouvoir assumer les conflits engendrés par tout cela, etc..). En
général lintérêt supérieur de
la cause joue à plein pour empêcher lémergence
de ce genre de discussion. Les problèmes affectifs sont également
en jeu : ses copines, ses copains, son amant ou son amante, son frère
ou sa soeur de combat, celui ou celle qui nous a initié à
la politique sont parfois au centre des débats et là «
maman bobo ! ». Jamais on ne se pose la question de comment militer
avec des personnes que lon naime pas ou que modérément.
La planète militante regorge de ces frustrations, de ces dégoûts
qui font abandonner tout engagement. La norme militante est spontanément
sacrificielle, la pression morale nest pas ouverte et formalisée,
mais elle existe bel et bien, elle est dautant plus forte quelle
reste un non-dit, on doit la subir et sy conformer si on veut trouver
une place ou la conserver dans les cercles militants.
En ce qui me concerne, la solution que jai trouvée, cest
déjà de soulever à ma façon le problème,
je lai déjà fait dans le texte « Comment devenir
un bon dirigeant politique en 10 leçons ! ». Je continue
aujourdhui parce le débat sur le contenu de la loi symbolique
touche toute la société et en particulier celles et ceux
qui veulent la transformer. La question de la violence institutionnelle
nest pas simple, mais je sais que la passer sous silence cest
criminel au sens du crime mental ou de la « castration mentale »
selon le terme de Bernard Noël.
Je nai pas de solution toute faite, je ne suis pas à labri
de ce que je critique. Je sais simplement que la lutte est multiple, que
les formes de militance sont multiples et quil est difficile de
juger de la vérité, que souvent la volonté de vérité
est suspecte. La vanité humaine a tendance à dire «
moi je », ce qui a tendance à perturber le rapport à
luniversel. La situation a toujours un coté particulier et
relatif, mais également un versant général, une validité
universelle, cest la liaison entre les deux, en politique, qui donne
sens et valeur à lengagement. Le relativisme post-moderne
a tendance à nier luniversel en énonçant que
« tout se vaut ! » pour ne garder que les intérêts
individuels ou étatiques. Nous savons que ceci cest une des
formes idéologiques de la domination actuelle. Nous connaissons
également les limites du syndrome anar, qui énonce que la
trahison est obligatoire et la révolution sera forcement trahie.
Au contraire nous essayons dagir et de penser tant bien que mal
dans le réel de notre temps, les temps maudits. La militance nest
ni toute blanche, ni toute noire, souvent grise, avec des moments de passion
et des retombées déprimantes. Tout cela se vit avec des
personnes humaines telles quelles sont, faîtes de chair et
de sang, damour et de haine, de grandeurs et de mesquineries, de
désirs et de peurs, de joies et de tristesse, parfois de lhumour,
« humain, trop humain » disait Zarathoustra ! Nous nignorons
pas que la lutte didée ou dinfluence existe et quelle
soit nécessaire au débat démocratique. Nous savons
que la question de la puissance se conjugue à la fois par le possible
en action et en pensée, la capacité et par lautorité
du pouvoir, la domination. Mais je pense ou plutôt je postule laxiome
suivant :
Il est possible dessayer de militer de façon un peu
conforme aux idées libertaires que nous défendons.
Certes, cest une exigence éthique, mais comment supporter
dénoncer de belles idées politiques et des contredire
dans la pratique ? Comme le disait Cornélius Castoriadis : «
Nous ne philosophons pas pour sauver la Révolution, mais pour sauver
notre pensée et notre cohérence ». Après le
deuil du progrès, il nous faut peut-être envisager le deuil
de la révolution conçue comme une rédemption. Cest
ici et maintenant que cela se joue !
La sphère existentielle est très imbriquée à
la politique en cette fin de siècle. Cest normal parce que
cest une instance de vérité pour la ou les subjectivités
qui émergent en ce lieu bizarre quest la politique. Pour
moi, la politique nexiste quau sens de la situation et de
la critique ou de la visée dun impossible : légalité
et la justice, pas au sens de la gestion politicienne liée à
la démocratie parlementaire si conforme au libéralisme économique.
La question des modèles doit être reposée et débattue.
Cest une des voies, à mon avis, qui permettra une reprise
raisonnée pour évaluer nos référents théoriques
et idéologiques, pour assumer la force de notre inconscient militant
et les implicites qui le structure. Sinon comme dhabitude nous serons
condamné es à reproduire des formes de domination parmi
nous.
Ce texte ne concerne pas seulement les luttes en cours mais toutes les
luttes, il sadresse à personne et à tout le monde
en même temps. Je refuse la mise en place de tribunaux, je ne place
pas sur le terrain de lautocritique, cette notion était liée
au centralisme démocratique, à une conception partidaire,
donc à un certain type de chefferie. Au contraire, je crois que
cest dabord une réflexion à mener pour soi-même
et par soi-même.
Philippe Coutant, Nantes, mi-janvier 1998
Ce document nengage pas les regroupements dont je suis membre par
ailleurs.
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