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Origine :
http://www.barbier-rd.nom.fr/EntretienCastoriadis.html
ENTRETIEN AVEC CORNELIUS CASTORIADIS
Centre de Recherche sur l'Imaginaire Social et l'Éducation,
Université Paris 8, France (CRISE)
Castoriadis lors des Décades de Cerisy-la-Salle (1990)
L'entretien reproduit ici vient d'être repris dans le dernier
volume (volume VI, juin 1999, Seuil) des Carrefours du labyrinthe
de Cornelius Castoriadis.
L'entretien
J.A Cet entretien est destiné à un numéro
de la Revue Pratiques de Formation/Analyses centré sur la
multiréférentialité. Et à travers ce
thème, tout ce qui touche à l'éducation puisque,
ce qui nous réunit, c'est le problème de l'éducation.
R.B Effectivement, nous intervenons tous les trois parce que, en
partie, nous avons la responsabilité d'un D.E.A. et d'un
Doctorat en Science de l'Education et nous travaillons sur les notions
de multi-référentialité et d'imaginaire. L'imaginaire
étant une notion clef. Dans ce domaine, nous vous considérons
comme un auteur de référence. Avec Florence Giust-Desprairies,
nous travaillons tout particulièrement sur la question de
l'imaginaire. Florence, comme vous le savez, a écrit un livre
où elle articule l'imaginaire social et l'imaginaire psychique.
Une des principales questions que nous désirons vous poser,
concerne votre théorie de l'imaginaire et votre théorie
de la psyché. Personnellement j'ai le sentiment qu'un point
majeur n'est pas abordé dans cette théorie, peut-être
à juste titre : la question de ce qu'on appelle méditation
dans la tradition orientale. Quelque chose qui est un état
d'être, un état de conscience, qui n'est pas "conscience
de"quelque chose et qui se réalise à travers
une expérience personnelle. Dans les phases ultimes de cette
méditation, nous trouvons à la fois une extrême
vigilance et une absence de représentation. Il n'y a ni concept
ni image. C'est une zone de la psyché où l'imaginaire
serait "silencieux". Or vous dites plusieurs fois dans
votre oeuvre qu'il y a une sorte de flux continuel et ininterrompu
d'images, de formes, de figures, etc... qu'en pensez-vous ?
C.C. Je connais, insuffisamment, la philosophie orientale, mais
je n'ai aucune compétence sur les pratiques orientales de
méditation.. Je ne crois pas que l'on puisse en parler sans
en avoir l'expérience personnelle. Même ainsi, on peut
se demander dans quelle mesure ceux qui ont traversé ces
expériences peuvent en parler correctement. A part ce que
l'on pourrait appeler un état-limite (non pas dans l'acception
psychiatrique du terme), et encore, je ne vois pas comment un état
psychique pourrait être autre chose qu'un flux représentatif/affectif/intentionnel.
Que sait-on de ces états-liites ? Il y a ces millisecondes
fugitives de l'orgasme - "petite mort" disaient les anciens,
fading du sujet traduisait Lacan : moment de "disparition"
du sujet habituel, évanescent et indicible. Il y a, dans
la tradition occidentale, des "expériences" mystiques
; peut-être chacun peut éprouver des vécus analoques
("sentiment océanique" de Romain Rolland et de
W. Reich ; on sait que Freud affirmait qu'il lui était inconnu).
On pourrait dire, en première approximation, que ce sont
des états sans représentations et sans intention -
bien que non sans affect. Je ne sais pas ce qu'en dirait un méditant
oriental qui serait aussi quelque peu familier avec nos notions.
Pour ma part, je pense que cette description est insuffisante. Ces
états me font penser beaucoup plus à un retour vers
l'état monadique initial de la psyché : vers une sorte
d'indifférenciation première, indifférenciation
entre soi et l'autre, entre affects, représentations et désirs,
caractérisée essentiellement par un conatus de continuation
perpétuelle à l'identique, de permanence dans cet
"être"-là. Cela est pour moi, vous le savez,
l'état initial, originaire de la psyché humaine pour
autant que nous puissions le reconstituer - ou le postuler - par
une démarche régressive, à partir des traits
fondamentaux de la psyché observable, ce qui n'est possible
que parce que, précisément,elle a toujours déjà
partiellement rompu cet état.
C'est ce que je crois trouver, sous une forme impure, mélangée
à des "idées" de présence d'un autre
(du Christ, de Dieu etc.) dans les textes mystiques occidentaux
que je connais (Sainte Thérèse, Saint Jean de La Croix...)
Il faudrait probablement rapporcher cela aussi des phénomènes
de transe, sur lesquels j'avoue également mon incompétence
et pour lesquels il faudrait consulter notre ami Lapassade. Mais
il me semble probable que dans ceux-ci encore ce qui est en cause
est la re-fusion des éléments habituellement distincts
de la vie psychique tendant à revenir à l' "unité
primordiale". L'analogue le plus proche que je peux trouver
dans mon expérience personnelle est l'écoute de la
musique, pas n'importe laquelle, certes. Il y a là comme
une absorption complète dans une autre chose que soi. (C'et
du reste le sens initial du mot é-motion, ex-motus). Mais
là encore, c'est dans un flux de représentations et
d'affects que l'on est pris : représentations auditives,
certes, qui présentent cette particularité extraordinaire
d'être à la fois complètement distinctes (plus
on connaît dans le détail la musique, plus on se perd
en elle) et en fusion perpétuelle les unes dans les autres,
à la fois verticalement et horizontalement. Mais aussi affects
- même si ceux-ci, dès que l'on veut les nommer, trahissent
la chose : car la musique, contrairement à ce que l'on croit,
n' "exprime" ni ne "représente" des affects
connus par ailleurs, elle en crée. Il y a là un sens
qui n'est pas discursif (c'est pourquoi les commentaires verbaux
sur le "contenu" de la musique sont généralement
inanes). Et il y a un désir, proche peut être du désir
de l'état de nirvana (Schopenhauer, Wagner...) : que cela
dure toujours ainsi - mais qui s'accomplit quand même, du
moins dans la musique classique occidentale, dans et par un mouvement
et un équilibre d'altération et de répétition
non répétitive (il en va autrement pour le flamenco
et le ganelan). C'est probablement ce qu'un occidental comme moi
peut connaître comme analoque des états auxquels vousvous
référez. Mais, encore une fois, a priori et jusqu'à
preuve du contraire, je ne peux pas croire ceux qui disent que dans
les pointes extrêmes de la méditation il n'y a plus
représentation. S'il en était ainsi, je ne vois pas
comment ils pourraient en parler après coup, en avoir même
le souvenir.
R.B. Je pense que ceux qui vivent ce type d'état de conscience
n'en parlent pas en termes de représentations, mais d'un
état de conscience qui n'est pas "conscience de"
quelque chose. Sans doute sommes-nous là, en fin de compte,
dans des postulats philosophiques.
C.C. Ils en parlent.
R.B. Oui, ils en parlent après. Mais ils n'en parlent pas
en termes de représentations, excepté pour ceux qui
ont eu des visions, etc... Mais ça c'est autre chose. Je
ne parle pas des visions extatiques...
C.C. Mais s'ils en parlent, cela veut dire que même au moment
le plus aigu de cette expérience, ils avaient perception,
au sens le plus vague du terme, de quelque chose qui était
là et qui était en même temps eux-mêmes.
J.A. Si tu me permets, je sais que c'est ton domaine, mais c'est
pour aider simplement*. Il y a quelque chose dont on est sûr,
si j'ai bien compris ce que vous disiez, c'est qu'il y a dans les
deux cas, intention et intentionnalité. Primo, il y a intentionnalité
de la méditation ou de l'expérience mystique ou autre
car on y parvient par une ascèse. Je veux dire qu'il y a
effort pour y parvenir ou pour y revenir.
C.C. Effort d'exclusion de tout le reste.
J.A. Et il y a intentionnalité, quand on en parle après,
puisqu'il y a intentionnalité de signifier quelque chose
à quelqu'un, c'est-à-dire de rendre compte ou au moins
de dire quelque chose de cette expérience. Donc là
l'élément intentionnalité on l'a. Mais la question
que moi je voulais poser c'est, si j'ai bien compris, et tu me regardes
avec un petit peu de malice et de méfiance parce que tu sais
qu'on n'est pas toujours d'accord effectivement là-dessus*...
Là je n'y mets pas, j'essaie de ne pas y mettre du tout de
sous-entendu perfide. Ce que j'ai compris c'est qu'il y aurait quelque
chose comme de l'ordre d'une recherche qu'on est bien forcé
d'appeler régressive mais je ne prends pas du tout le mot
régressif au sens péjoratif c'est-à-dire d'un
retour à la mère, finalement dans l'indifférenciation.
Dans le cas présent, de la méditation, de l'ascèse
et d'un effort spirituel, enfin d'une démarche spirituelle,
cette régression, est bien volontaire et productive d'autre
chose. C'est-à-dire qu'il n'est pas du tout question dans
ma tête de le réduire à l'aspect purement régressif
au sens premier du terme.
C.C. Oui, sauf que je ne parlerais pas forcément de la mère.
L'état monadique est un état d'avant la mère,
comme il est un état d' avant l'objet partiel, comme on dit
en psychanalyse, comme objet séparé.
J.A. Mais mnémoniquement est-ce qu'il y aurait un souvenir
de l'état monadique?
C.C. Il n'y a pas de souvenir ni conscient ni même inconscient,
c'est ce que j'ai essayé de dire dans le chapitre VI de l'institution
imaginaire de la société, pour autant que c'est discible.
La monade n'est pas refoulée, elle est en deçà
du refoulement ; mais sans la postulation d'un état monadique,
toute la suite de l'histoire de la psyché reste incompréhensible.D'où
vient, par exemple, la "toute-puissance magique de la pensée"
? D'abord, elle n'est nullement "magique". Freud l'appelle
magique parce qu'il pense à la réalité, elle
est réelle : nous ne parlons pas évidemment de la
réalité du métro, nous parlons de la seule
réalité qui intéresse, pour commencer, la psychanalyse,
la réalité psychique. L'inconscient peut former, et
forme effectivement, le phantasme qui satisfait le désir.
A cet égard, la psyché est effectivement toute-puissante.
Quelle est l'origine de cette toute-puissance ? Puis nous disons
qu'à partir d'un moment l'infans impute la toute-puissance
à la mère. Mais d'où est-ce que l'infans peut
sortir un schème de toute-puissance, où l'a-t-il trouvé
? Il l'a trouvé en lui-même, c'est une opération
projective. Nous avons ici un trait fondamental de l'imagination
radicale du sujet : celui-ci ne peut saisir au départ le
monde que come soi-même. Il ne faut même pas dire :
comme en son pouvoir, car cela suppose une différenciation,
mais comme soi-même, infiniment plastique relativement à
ce qu'il "désire", ce mot étant encore un
abus de langage puisqu'il n'y a pas à cette étape
de distinction entre désire et représenté.
Nous retrouvons des traces fortes de cet état même
dans l'individu adulte. Pourquoi faut-il ce dur écolage à
la réalité, à la distinction, à la différenciation
? Pourquoi on ne peut pas supporter un autre qui soit vraiment autre
et pas simplement un autre exemplaire de soi? Et d'où vient
cette manie, cette rage de l'unification que l'on retrouve aussi
bien en politique qu'en philosophie ? La monade est en-deça
de l'état fusionnel qui est une prolongation de la nécessité
du nourrisson de voir tout le monde comme soi. Il y a déjà,
en fait, cette vue dans la phrase de Freud, dans ses dernières
notations en 1939 "Ich bin die Brust", "je suis le
sein". Qu'est-ce que ça veut dire ? Que Je suis le sein,
et que le sein c'est moi - qu'il n'y a pas de distinction. Ce n'est
qu'après, que le sein sera perçu comme appartenant
à quelqu'un d'autre, qui en dispose ; mais comme cet autre
doit aussi rentrer dans le monde du soi, du sujet, le nourrisson
essaie d'instaurer un état fusionnel avec sa mère.
Et nous avons encore un écho puissant de cela dans l'amour
adulte. Dans le deuxième acte de Tristan et Isolde , Tristan
dit : "il n'y a plus de d'Isolde". Et Isolde réponde
: "il n'y a plus de Tristan" . Les deux amants, et l'auditeur
aussi, sont dans cette musique fantastique, musique de copulation
au sens à la fois le plus élémentaire et le
plus philosophique du mot, de réunion de deux parties jusqu'alors
séparées mais qui s'appartiennent l'une à l'autre.
L'état monadique est antérieur à toute distinction
d'avec la mère, donc de toute fusion avec la mère,
puisque la fusion présuppose deux choses séparées.
R.B. Est-ce-à-dire que vous ne faites pas du tout la distinction
entre ce que pourrait vivre un bébé et ce que peut
vivre quelqu'un dont la psyché est aussi élaborée
que celle de Krishnamurti ?
C.C. Je fais une distinction fondamentale. Je dis que Krishnamurti,
à force d'ascèse, d'efforts, de je ne sais pas quoi,
arrive à reproduire un état qui n'est évidemment
pas celui du bébé puisqu'il pense cet état
comme union avec le tout et abolition des distinctions, choses qui
pour un bébé ne signifient rien. Il n'y a que quelqu'un
qui a pensé la distinction qui peut penser à une abolition
des distinctions. Ce n'est pas évidemment l'état du
bébé mais si on ne peut en parler que dans les mêmes
termes : je suis le tout, le tout est moi, les distinctions sont
abolies - mais de tout cela, Krishnamurti a, après coup,
une représentation.
Or la représentation, à partir du moment où
elle cesse d'être cet inintelleigible et irreprésentable
état monadique,implique toujours la multiplicité et
la différenciation. Au minimum elle implique une figure.
Mais elle implique beaucoup plus que ça. Et si nous commençons
à tenir compte de ce beaucoup plus, nous voyons que nous
ne pouvons pas en rendre compte en termes de logique ensidiquee
(ensembliste-identitaire). Par exemple on ne peut pas dire combien
d'éléments contient cette multiplicité. Nous
sommes assis là, chacun de nous a une perception, et plus
qu'une perception, Si nous essayons d'énumérer les
"éléments" qu'il y a dedans, nous constatons
immédiatement que c'est impossible. Cela échappe à
la théorie des ensembles, l'algèbre ne tient pas,
la topologie ne tient pas. Où sont nos frontières
? Nous parlons. Je suis ici, vous êtes là, je vous
parle. Cela entre dans vos oreilles et vous pensez des choses. Quel
rapport ont ces choses ont avec ce que je dis ? Elles ne sont certes
pas la stricte reproduction et répétition de ce que
je dis ; vous les pensez en même temps qu'autre chose à
part vous-même. Mais vous n'êtres pas dans l'état
où vous seriez si vous étiez seuls et que vous ne
m'entendiez pas et la même chose pour moi. Il n'y a pas de
frontière, donc il n'y a pas de topologie. Il n'y a pas de
relations d'ordre non plus. Aucune structure logico-mathématique
ne s'applique substantiellement. Mais il y a de la différenciation
quand même.
Alors que dans l'état monadique, il n'y a pas de différenciation
: je suis tout, je suis l'être même, être c'est
être moi et je suis plaisir, plaisir c'est moi. Mais tout
ça c'est notre langue d'adulte qui le dit. Mais c'est vécu
comme eexactement la même chose, qui est moi, qui est tout.
F.D. Dans le fait de l'augmentation de personnes qui adhèrent
aux expériences spirituelles, on pourrait voir là
une protestation qui accompagne le développement de la modernité
? Où le monde se présente de plus en plus atomisé,
morcelé. Il s'agit peut-être d'une manière d'essayer
de le retrouver par cette expérience-là de l'unité...
Je dirais avec l'exagération qui va de pair avec cette exaspération
d'un monde qui devient de plus en plus insupportable.
C.C. Cela me semble certain. Ce qu'on a appelé, de façon
abusive et exagérée, le retour du religieux, relève
de cela, mais le "Zénith" aussi relève de
cela. Ce que l'on voit depuis une trentaine d'années, ces
grandes salles où la musique n'est jamais assez assourdissante,
on ne peut s'empêcher de penser à des états
de quasi transe, de perdition de soi, de perdition de soi et d'indifférenciation
relativement aux autres, de pseudo-unification et de pseudo-signification
qui tentent d'aller au-delà de la signification. On vit dans
l'instant, on se laisse pénétrer par une musique sorte
de viol proprement physique à force de quantité de
décibels, mélange des corps dans une sexualité
diffuse ,joints qui circulent - mais ce n'est pas important. Tout
cela, ce sont des étayages pour retrouver une situation qui
apparaît comme réalisant un sens total tout en étant
en-deçà de tout sens articulé. Je pense comme
vous que les tentatives de se livrer à la méditation
orientale relèvent du même désespoir des individus
dans ce monde occidental à la fois dépersonnalisé
et privatisé.
R.B. Vous faites, là quand même, une interprétation
sociologique du phénomène. Moi je voudrais que l'on
revienne à la nature du phénomène. Vous dites
que le bébé est dans un état monadique. Si
je comprends bien, cet état monadique est, en quelque sorte,
la prise en compte inconsciente de l'état chaotique, au sens
du chaos/abîme/sans fond, dont vous parlez.
C.C. Ce n'est pas pareil.
R.B. Quelle est la différence ? Quel est le rapport que
vous faites entre cet état monadique chez l'infans et le
Chaos/Abîme/Sans-Fond ?
C.C. Le Chaos/Abîme/Sans-Fond c'est ce qui est derrière
ou en-dessous, de tout existant concret, et c'est en même
temps la puissance créatrice - vis formandi, dirait-on en
latin - qui fait surgir des formes, des êtres organisés.
L'être humain singulier est un fragment de ce chaos et, dans
le même temps, est lui même un fragment ou une instance
de cette vis formandi, de cette puissance ou de la créativité
de l'être comme tel, et les deux aspects se retrouvent dans
et l'imagination radicale de l'être humain singulier. Et la
première forme que prend cette imagination radicale dans
le sujet, est précisément la forme monadique, ce que
nous autres adultes, exprimerions en disant : je suis tout.
J.A. L'état monadique. "Je suis tout". Mais l'état
monadique est, à ce moment-là, est panthéiste
et c'est amusant d'ailleurs parce qu'on pense à Leibniz,
bien sûr, mais aussi à Spinoza.
C.C. Le "je suis tout" de la monade signifie : tout est
moi, rien n'est hors de moi. Mais pour un vrai panthéiste,
il ne s'agit pas de cela : tout est Dieu, Dieu est partout, je suis
un fragment de ce tout/Dieu, etc, et, à ce tout je puis éventuellement
avoir accès moyennant, par exemple, la connaissance du troisième
genre. Mais l'état que j'essaie de décrire est vraiment
la monade sans fenêtre, aurait dit Leibniz sauf évidemment
qu'ici il n'y a pas d'harmonie préétablie, d'insertion
harmonieuse de toutes les monades dans une syphonie d'ensemble.
la "perception" de la monade est une perceptio de soi,
son conatus est dirigé vers soi, nullement harmonisé
avec celui des autres monades. Cela demeure toujours, même
chez l'individu adulte ; "on meurt seul", même un
grand philosophe est toujours, pour lui-même, le centre du
monde : le monde va finir irrévocablement pour soi, on plonge
dans le noir absolu même si, discursivement, on sait qu' "il
va continuer".
J.A. Mais la monade contient tout aussi.
C.C. Non, la monade contient cette poussée vers l'unification
du tout et c'est finalement ce qui, par la suite, permet de tenir
ensemble, en un sens, ce qui autrement serait une sorte de dispersion
absolue. Considérons ce qui arrive à un nourrisson
même à un être vivant en général.
Il arrive des tas de choses, des "stimuli" sensoriels,
des douleurs corporelles internes, des sensations de "faim",
des ombres qui se baladent - ombres deviennent par à coups
successifs des "objets", un "sein", puis une
"mère", etc... Tout cela doit être tenu ensemble
et ne peut être tenu ensemble, d'abord et pour commencer (et
pour finir, d'ailleurs) que parce que a) cet être vit sous
l'exigence absolue que cela tienne ensemble (en langage adulte,
que cela fasse sens) et b) parce qu'il dispose de la capacité
de la faire, tant bien que mal, tenir ensemble. On retrouve, sous
un biais autre, les questions de la philosophie. Lorsque Kant disait,
dans sa "Déduction des catégories", "le
Je pense est le principe de l'unité transcendantale de l'aperception"
il voyait le segment adulte-cognitif de l'affaire. Mais le "principe"
de toute vie subjective est : Je suis tout. La vie subjective, pour
commencer, rapporte tout à soi. Le monde est ma représentation
(et mon humeur, et le matériau infiniment plastique de mon
désir). Et il faut sortir de cela pour entrer dans la vie
adulte. Au départ les "mots" ont le sens que je
leur donne (et les résidus de cela sont là jusqu'à
la fin). Il faut apprendre péniblement que les mots ont un
sens socialement établi et que l'on ne peut pas le faire
dire ce que l'on veut. Le point de vue de l'infans qui commence
à s'approprier les mots, c'est le point de vue de Humpty
Dumpty dans Alice : les mots signifient ce que je veux qu'ils signifient.
J.A. Et du même coup la monade est intemporelle.
C.C. Au sens qu' elle ignore le temps. Freud dit cela pour l'inconscient
, mais lorsqu' il dit que l'inconscient ignore le temps et ignore
la contradiction, sa formulation est excessive. On peut le dire
de la monade, on ne peut pas dire de l'inconscient freudien ; celui-ci
ignore le temps habituel, le temps social/diurne, mais il est évident
qu'il déroule son temps propre. Un rêve se déploie
dans un temps de rêve et il crée, il fait être
un temps de rêve. Il a une temporalité propre du rêve,
comme , plus généralement, une temporalité
propre à l'inconscient. Ce n'est pas "notre" temporalité
d'adultes socialisés, midi peut y être placée
avant 9 heures du matin, peu importe, il y a un avant/après.
J.A. Mais en tant que pouvoir unificateur c'est intemporel. Alors
que la représentation est nécessairement déjà
temporelle.
C.C. Certes.
J.A. Et du même coup la représentation est plurielle.
C.C. Certes.
J.A. Ce qui nous amène à la multi-référentialité.
C.C. L'imagination radicale fait surgir son temps, qui est un temps
propre, et son espace, qui est un espace propre. Je suis toujours,
même maintenant, l'origine des coordonnées. Le zéro
des axes x,y,z est toujours moi, ici et maintenant. C'est socialement
que toutes ces origines sont référées et intégrées
à une "origine" sociale - la première Olympiade
et l'ombilic de Delphes, la naissance du Christ et le méridien
de Greenwich, etc. Mais elle fait aussi et surtout surgir un "contenu",
un flux représentatif/affectif/intentionnel spontané,
intarissable et immaîtrisable. On s'est couché pour
dormir, on était fatigué mais de bonne humeur, puis
soudain une idée ou un souvenir survient, l'humeur change
du tout au tout, on ne peut plus s'endormir. Voilà un exemple
trivial, mais éclatant du flux psychique.
R.B. Ce n'est pas le cas de tout le monde.
C.C. Comment ce n'est pas le cas de tout le monde ?
R.B. Certes, cela arrive, mais je crois que certains êtres
peuvent arrêter ce flux mental. Je prends l'exemple de Krishnamurti
que je connais le mieux. Je crois vraiment que chez lui, en tout
cas dans le témoignage qu'il en donnait : Premièrement,
on n'était pas dans cette intentionnalité, cette volonté
de maîtrise. Et deuxièmement, on a dit de lui qu'il
était dans une perpétuelle vacuité. Enfin,
sur ce point, je ne pense pas que l'on puisse nécessairement
aller plus loin. On a encore d'autres points très importants
à traiter. Malgré tout mon questionnement reste inassouvi,
notamment sur la nature de la méditation, à propos
de cette distinction de ce qui se passe chez le petit enfant et
chez le sage. A mon sens, il y a chez ce dernier une dimension d'une
autre nature qui n'est pas de tendance régressive. Ce qui
se passe chez lui et chez le méditant, c'est vraiment autre
chose. C'est une reliaison qui n'est pas d'un ordre fusionnel. Sans
doute sommes-nous dans des zones où, d'une certaine façon,
il est difficile de se comprendre.
C.C. Je ne voudrais pas prolonger cette discussion. j'ai déjà
dit que je ne suis pas compétent. Mais je demanderai quand
même, pourquoi diable Krishnamurti ou un méditant quelconque
veut à tout prix atteindre un état de reliaison? Pourquoi
veut-il atteindre cet état plutôt qu'un état
où tout est infiniment différencié et articulé?
D'où lui vient cette idée ?
R.B. Je crois qu'il ne veut pas atteindre quelque chose, je crois
qu'il n' a pas de projet.
C.C. Voyons, enfin...! Krishnamurti et les autres passent leur
vie a essayer d' atteindre cet état. ils auraient pu essayer
de démontrer le dernier théorème de Fermat,
jouer à Monte Carlo, courir les filles. D'où lui vient
cette envie ?
R.B. C'est la question...
C.C. La réponse, à mon avis, est que la monade est
toujours tapie à l'arrière-fond et susurre : il faut
retrouver...
R.B. Je répondrai à cette question. Elle lui vient
du fait que Krishnamurti, comme tout un chacun, et comme le monde,
est Chaos/ Abîme/Sans-Fond, et je mets dans cette conception
toute une dimension de destruction. et de création. C'est
de cela, à l'intérieur de soi, que vient ce désir.
C'est le désir de retrouver la plénitude dans une
mouvance...
C.C. Mais vous dites : "de retrouver la plénitude"...
Retrouver... Faites attention à votre phrase ! Retrouver...
R.B. Oui, mais c'est retrouver d'une autre façon. Parce
qu'il y a, effectivement, une différence... Je suis tout
à fait d'accord avec votre conception de l'institution imaginaire
de la société qui décloisonne, avec une certaine
violence, la psyché monadique de l'infans pour le faire accéder
à un processus d'autonomisation. Cela me paraît vraiment
très clair, d'où l'importance de la société,
du social historique. Mais en même temps, la psyché
d'un sage comme Krishnamurti, c'est autre chose que les "retrouvailles".
C'est quelque chose qui est de l'ordre d'une reliaison que je distingue
du fusionnel.. De toute façon je crois qu'on est, sur ce
point, au niveau des représentations, naturellement sur ce
que vivent les autres et ce que chacun peut vivre dans un "insight"
très personnel.
C.C. On est dans le totalement incontrôlable. Ce n'est pas
le cas avec l'expérience psychanalytique.
R.B. Excepté sur ce qu'on peut vivre soi-même.
C.C. Oui, mais qui est par définition incommunicable.
R.B. Certes, c'est pour cela que le véritable sage fait
silence.
C.C. Il faudrait quand même se demander, avant de passer
à un autre sujet, dans quelle mesure des sages pareils peuvent
former une collectivité.
R.B. C'est autre chose.
C.C. Oui mais cela me semble très important.
R.B. Je suis d'accord d'où la voie que je défends
en tant qu'occidental un peu "métis", la perspective
d'une approche paradoxale Krishnamurti/Castoriadis. (rires)...
J.A. On va passer aux autres points, mais j'ai un regret, peu importe,
on est dans le temps, donc c'est un regret pour plus tard si j'ose
m'exprimer ainsi, c'est à continuer comme démarche.
Un peu un regret dans ce que je sens, si tu veux, de ta façon
en quelque sorte de dire : " on ne peut pas aller plus loin,
on s'arrête là etc..." Et en même temps,
où je crains que tu n'aies mal entendu parce que pour une
fois je suis assez.... ironique et caustique là, et je ne
l'étais pas du tout auparavant. Le terme de régression
dans ce cas particulier n'a absolument pas le caractère de
réduction au bébé, enfin on l'a très
bien précisé, mais c'est une démarche en quelque
sorte, c'est un effort de va et vient, si j'ose m'exprimer ainsi,
de récurrence en quelque sorte, pour la reliance. Et où
tu l'as très bien illustrée c'est en ne prenant le
mot maîtrise que dans un seul sens qui n'est justement pas
du tout la maîtrise du sage, car le sage se réclame
aussi de la maîtrise, mais pas de la maîtrise au sens
d'empire et de domination.
C.C. Ou instrumentale.
J.A. A l'opposé, il y a une maîtrise en terme de familiarité.
C'est bien de celle-là que nous sommes en train de parler,
mais quand tu dis pas de projet, pas d'intention, etc... Alors là
je ne peux pas te suivre. Il y a d'autres formes d'intentionnalité
peut être, il y a d'autres formes de projet, mais il y a projet.
Il est faux que le sage se contente d'être tout seul, ce qui,
entre parenthèses d'ailleurs, serait aussi un des états
du solipsisme. Mais en général l'intentionnalité
du sage est toujours de témoigner, parce que les autres le
convoquent, l'assignent...
C.C. On ne le connaîtrait pas s'il n'avait pas parlé.
Mais je crois qu'il ne faut pas continuer sur ce point ; en tout
cas, ce n'est pas ma tasse de thé.
R.B. Dans ce cas, nous pouvons aborder le second point sur l'éducation.
J.A. Vous avez à plusieurs reprises parlé de l'éducation,
sans toutefois la différencier de la pédagogie. C'est
à dire qu'on passe effectivement de l'éducation à
la pédagogie. Il s'agit de passer d'un noyau de pulsions
originel à l'anthropos, c'est-à-dire à un être
qui soit désormais pourvu d'une certaine capacité
d'autonomie et, du même coup, qui ait fait le deuil de la
toute-puissance. Pour nous, l'éducation est un ensemble de
visées, de finalités et par conséquent l'éducation
est déjà de l'ordre du politique.
C.C. La dessus, vous me trouverez tout à fait d'accord,
j'ai écrit ça explicitement dans "Pouvoir, Politique,
Autonomie" (repris dans Le Monde morcelé) : l'objet
de la véritable politique est de transformer les institutions,
mais de les transformer de sorte que ces institutions éduquent
des individus vers l' autonomie. Sans cela, il n'y a pas de société
autonome. C'est la soi-disant philosophie politique moderne et contemporaine
qui a "oublié" la question de l'éducation,
laquelle avait été la préoccupation centrale
de tous les grands philosophes, de Platon et Aristote jusqu'à
Rousseau. La philosophie politique parle maintenant en présupposant
que des "individus libres" ont été donnés,
on ne sait comment, à ces sociétés, sans doute
fournis par une usine, et que la seule question est d'arranger leurs
rapports. Mais ces rapports ne seront que ce que seront ces individus.
Marx savait cela parfaitement, lorsqu'il parlait de la vieille question
des rapports entre les éducateurs et les éduqués,
et rappelait que les éducateurs doivent être eux-mêmes
éduqués. Mais il croyait en possèder la solution,
parce qu'il pensait avoir trouvé dans la réalité
socio-économique du capitalisme le grand Educateur, les circonstances
"objectives" qui formeraient proprement à la fois
les éducateurs et les éduqués. Or cela n'est
pas vrai ; plus exactement, cette réalité forme à
la fois éducateurs et éduqués dans l'esprit
de la société existante. Seule une collectivité
autonome, peut former des individus autonomes - et vice versa, d'où,
pour la logique habituelle, un paradoxe. Voici un des aspects de
ce paradoxe : l'autonomie, c'est la capacité de mettre en
question l'institution donnée de la société
- et c'est cette l'institution qui, moyennant surtout l'éducation,
doit vous rend re capable de la mettre en question.
R.B. Est-ce que vous ne faites pas une distinction entre le pédagogue,
l'enseignant et l'éducateur ?
C.C. Je n'ai pas réfléchi dans le détail ces
questions. J'accorde une place immense à l'éducation
et surtout à son orientation fondamentale , mais il est clair
qu'il y a des distinctions et des articulations à faire.
D'abord il ne faut pas oublier que l'éducation commence avec
la naissance et se termine avec la mort. Et l'essentiel de l'éducation
que la société contemporaine fournit aux individus
n'est pas l'éducation formelle dispensée par les écoles,
mais celle répandue quotidiennement par les média,
surtout la télévision,la publicité etc ; et,
au-delà même de cela, par tout ce qui se passe dans
la société, la politique, l'urbanisme, les chansons...Platon
disait déjà que les murs même de la Cité
éduquent les enfants et les citoyens. Il est clair que quelqu'un
qui vivait dans une cité, comme a dû être l'Athènes
antique ou comme a dû être et l'est encore un peu Florence,
est éduqué différemment que quelqu'un vivant
dans un bidonville, en France ou ailleurs. On aspire la société
par tous ses pores.
Maintenant à l'intérieur de l'éducation au
sens large (mais rigoureux) ainsi défini, il y a certes des
"secteurs" ou des "moments" plus particuliers
comme la pédagogie, c'est-à-dire l'éducation
adressée aux individus qui ne sont pas encore formés
comme adultes. Une bonne partie de la pédagogie, peut-être
la plus essentielle, commence avant l'école : lorsqu'une
mère nourrit son enfant elle fait de la pédagogie,
qu'elle le sache ou pas. Puis il y a certes la pédagogie
au sens traditionnel et étroit, dans les institutions spécifiques
et ses rapports avec l'instruction proprement dite qui ne sont pas
simples.
J.A. En reprenant vos termes, il me semble qu'il y a une distinction
intéressante à faire entre pédagogie et éducation
en réservant effectivement la pédagogie au relationnel
pour la transmission du savoir à l'enfant dans le système
éducatif comme vous venez effectivement de le dire, et au
fond, pour ce qu'il peut en être retenu, un travail, une forme
de travail portait plutôt sur la logique ensembliste-identitaire
et sur l'imagination radicale .... enfin sur l'imagination, au sens
cette fois du sujet, et que la notion d'éducation implique
effectivement l'articulation entre celle-ci et l'imaginaire social
créateur. L'éducation se pose toujours en termes d'étayage,
c'est-à-dire avec les deux registres, celui du psychique
et celui du social. Cela me semble important parce que ça
s'articule extrêmement bien avec les distinctions précédemment
faites. C'est un premier point. Le second c'est que, plus peut être
que la notion d'autonomie, si on est dans le versant de l'imagination
et du sujet, j'aurais tendance à employer le terme "autorisation".
Lacan l'a employé dans sa fameuse formule : "on ne s'autorise
que de soi-même" (même s'il le démentait
pratiquement)... Ca c'est autre chose, c'est une autre histoire...(rires)
La notion d'autorisation au sens réfléchi, c'est-à-dire
s'autoriser, se faire soi-même son propre auteur, se faire
soi-même son propre co-auteur pour éviter la forme
psychotique, est une notion extrêmement précieuse...
Là où la notion d'autonomie, bien sûr au sens
où vous la prenez qui est au fond le sens classique, comprend
bien l'idée de se gouverner soi-même par ses propres
règles, mais contient aussi des usages sociologiques qui
existent par ailleurs, notamment, les sociologues de l'idéologie
: l'autonomie est aussi la dé-dialectisation, c'est-à-dire
la coupure radicale. On peut dire qu'il y a un fonctionnement autonome
de la pensée raciste, par exemple, en forme d'idéologie
raciste. C'est la "réification".
C.C. Je crois que il faut être ferme là-dessus, et
garder le terme autonomie.
J.A. Mais sur un versant quand même plus social, plus institutionnel...
C.C. Elle a évidement les deux versants. L'interaction entre
l'imaginaire social et l'imagination radicale singulière
est là dès le départ ; la rupture de la monade
psychique commence avec cela Et l'agent essentiel de cette rupture,
de la socialisation de l'infans, c'est la mère. Les psychanalystes,
je l'ai écrit ad nauseam , parlent de la mère comme
si elle tombait du ciel et comme si elle était une entité
spécifiquement et exclusivement psychanalytique. Mais qu'est-ce
que la mère ? elle est le délégué auprès
du bébé à la fois de la société
existante et de trois millions d'années d'hominisation. Certes,
elle est là avec son inconscient et celui-ci agit sur l'enfant
de façon décisive. Mais cet inconscient lui-même,
l'inconscient maternel, a été très fortement
labouré par toute la socialisation que la mère a déjà
subie. Si elle n'avait pas subi cette socialisation elle n'aurait
pas été mère, et en tout cas elle n'aurait
pas pu apprendre à l'enfant à parler. Donc cette interaction
de l'imaginaire social et de l'imagination singulière du
sujet est toujours là.
La différence avec l'éducation au sens plus général
que je visais tout à l'heure, est que celle-ci ne s'adresse
pas à quelqu'un de nommément désigné.
Lorsque les autorités, supposons-les démocratiques,
le demos d'Athènes par exemple, ou une collectivité
moderne auto-gouvernée, décident d'organiser la ville
de telle manière, de placer l'agora et l'ecclésia
à côté et les bâtiments publics dans un
espace ouvert au centre de la ville et les habitations privées
à la périphérie, décision qui ont un
sens politique évident et profond, elles visent aussi bien
les générations présentes que les générations
futures jusqu'à un avenir indéfini, elles ne visent
pas des êtres nommément désignées. Par
contre, si je suis parent ou instituteur, professeur dans un lycée,
ou à l'Université, j'ai toujours devant moi des êtres
déterminés, je suis en interaction directe avec leur
psychisme et là commence l'autre composante de la pédagogie
au sens propre. C'est une dimension que l'on oublie toujours, et
on l'a vu avec la dernière crise des lycées à
l'automne, de façon fantastiquement troublante à la
fois et dérisoire. Personne ne parlait de la relation élèves-enseignants,
qui est le ciment de cette affaire, sans laquelle il ne peut pas
y avoir de pédagogie et pas même d'instruction. Il
n'y a pas de pédagogie si l'élève n'investit
pas, au sens le plus fort du terme, à la fois ce qu'il apprend
et le processus d'apprendre ; et il ne peut pas l'investir, car
l'être humain est ainsi fait, que moyennant l'investissement
d'une personne concrète, moyennant un Eros platonicien. Or
cette personne n'est pas et ne peut pas être un salarié
comme les autres. On ne le dit pas, on n'ose pas le dire, parce
qu'il y a la FEN, la FNES, le SGEN, le SNES-SUP etc., dont la seule
préoccupation est la grille des salaires et les "conditions
de travail", comme dans n'importe quel autre métier.
Personne n'ose soulever la question de la capacité des enseignants
à susciter l'Eros de leurs élèves. Le métier
d' enseignant n'est pas un métier comme les autres. Bien
entendu les enseignants doivent être payés, beaucoup
mieux payés qu'ils ne le sont ; bien sûr, ils doivent
avoir des conditions de travail leur permettant d'accomplir leur
tache. Mais ce ne sont pas des mesures sur ces plans - les seuls
que les Syndicats et Ministres sont capables d'envisager - qui répondront
à la crise de l'enseignement. Si les enseignants ne sont
pas capables d'inspirer aux enfants l'amour pour à la fois
ce qu'ils apprennent et pour le fait d'apprendre, ce ne sont pas
des enseignants.Sans cela, on peut éventuellement sortir
d'un lycée comme une bête à concours, non pas
comme quelqu'un d'ouvert au monde et passionné par cette
énorme dimension de l'existence humaine qu'est le savoir.
Si j'ai pu faire quelque chose dans ma vie, c'est grâce à
mes parents, mais aussi grâce à cette grande chance
que j'ai eue, au cours de la misérable éducation grecque
de mon enfance et de mon adolescence, d'avoir chaque année,
parmi la dizaine de professeurs que l'on avait, au moins un dont
j'étais d'une certaine manière amoureux.
R.B. Il y a quelque chose qui me frappe actuellement. Deux auteurs,
Henri Atlan d'une part et Michel Serres d'autre part, viennent de
sortir un livre de réflexion sur l'éducation, l'éthique,
les valeurs...A ma connaissance, pour l'instant, aucun psychanalyste
n'a récemment publié un livre sur ce thème.
Pourquoi les psychanalystes laissent-ils un peu de côté
la question éducative alors que, par ailleurs, elle est centrale
dans le devenir psychique du sujet ?
C.C. La déontologie, Vous le savez, interdit de critiquer
ses confrères, mais je l'ai suffisamment écrit pour
pouvoir le aussi le faire maintenant. Les psychanalystes contemporains
sont sourds à tout ce qui n'est pas "leur psychanalyse":
le divan, l'appareil psychique, leurs sociétés etc...
ils sont sourds aux questions sociales, sourds à la politique,
sourds à la pédagogie, sourds et aveugles. Cela est
flagrant, avec des exceptions infimes. Pour ma part, j'ai essayé
de mettre en contact la dimension psychanalytique et la dimension
social-historique, aussi bien dans le Chapitre VI de l'Institution
imaginaire de la société, que dans plusieurs autres
textes et, tout récemment encore dans le texte "Psychanalyse
et Politique", repris dans le Monde morcelé qui part
du fameux mot de Freud sur les trois métiers impossibles
: la psychanalyse, la pédagogie et la politique. Si les psychanalystes
n'étaient pas sourds et aveugles face au social, au politique,
à l'éducatif, ils auraient pu essayer de penser ces
objets et en dire quelque chose ; non pas en "psychanalysant"
les politiciens ou les électeurs, ce qui est ridicule, mais
en essayant d' élucider ces objets du point de vue psychanalytique,
et par là, peut être, rendre plus lucide l'activité
des gens. Freud avait formulé des espoirs en ce sens dans
divers textes, aussi bien avant 1914 qu'après. Les psychanalystes
ont très peu donné suite à ces espoirs - ou
bien, il y a eu quelques perversions et dégénérescences
sans grand intérêt.
Mais je voulais profiter de ce qu'Ardoino a rappelé concernant
le transfert pour compléter ce que je dis dans ce texte Psychanalyse
et Politique . Il y a à cet égard une distinction
fondamentale à opérer, ce que je n'ai pas fait dans
ce texte et je vous remercie de m'y faire penser. C'est le privilège
de la discussion, et comme on le disait tout à l'heure :
quel est l'auteur d'une pensée et quelle est l'originalité
d'une pensée ? Où est la frontière ? On peut
reprendre toute la discussion précédente dans la perspective
du transfert. Qu'est-ce que le transfert ? C'est certainement l'entrée
du sujet dans un état régressif. La régression
signifie pas qu'il va faire pipi sur le divan mais qu'il revit l'amour
et la haine infantiles contre la figure adulte qu'il met à
la place de l'analyste. C'est en général les imagos
parentales, cela peut être aussi d'autres figures, mais toujours
avec l'intensité des affects et des désirs, même
s'ils sont masqués, censurés etc, qui avaient été
dirigés vers cette figure. Et la catharsis psychanalytique
s'opère, lorsqu'elle s'opère, quand le sujet repasse,
moyennant cette régression, par ce flux incandescent initial,
il s'y refond et s'y refait, pour utiliser les images d'Ibsen dans
Peer Gynt. C'est cela le transfert psychanalytique dans sa plénitude.
Mais dans la pédagogie, il ne peut y avoir que des formes
sublimées de transfert, si je peux utiliser cette expression
bizarre. Je veux dire que dans ce cas le transfert, doit être
soutenu, par et porté sur ce qui est sublimé, c'est-à-dire
sur les activités qui visent des objets sociaux - le savoir
est un objet social par excellence - et qui sont source d'un plaisir
qui n'est ni de plaisir d'organe, ni simple plaisir de représentation
(comme dans une rêverie ou un fantasme), mais le plaisir de
penser. Il y a un plaisir de penser. Mais quand on passe à
la politique,au sein d'une collectivité d'adultes autonomes,
l'élément transférentiel doit tendre vers zéro.
Car nous savons, par exemple opposé, c'est-à-dire
celui d'un régime monarchique et, encore plus, totalitaire,
que dans ces cas le facteur transférentiel tend vers 100
% : les affects y sont dirigés vers la figure du père
qui sait, qui peut et qui décide.
J.A. Le transfert est à 100 % et "il est aveugle".
C.C. Et il est aveugle, bien sûr. Un transfert à 100
% est forcément aveugle car il place le sujet devant l'autre
omnipotent, omniscient, bénévole et mystérieux.
Le Dieu des religions monothéistes en est évidemment
l'exemple extrême. Il ne saurait en être ainsi dans
une politique démocratique. Même en démocratie
il y aura toujours, certes, des leaders politiques, des individus
qui, sur certains points au moins, voient plus loin que les autres,
peuvent expliquer plus et mieux que les autres. Mais les rapports
au leader, même s'ils ne peuvent jamais être purs, doivent
être dégagés le plus possible des éléments
transférentiels. C'est pour cela aussi que la vraie politique
est encore plus "impossible" que la psychanalyse et la
pédagogie. Un pédagogue doit, en un sens, susciter
l'amour de ses élèves, amour sublimé. Un politique
n'a pas à susciter l'amour de ses partisans. S'il le suscite
, il les aveugle. Bien entendu, il serait stupide de croire que
ces rapports pourraient jamais être aseptisés, débarrassés
des vecteurs affectifs ; mais ceux-ci devraient se modeler sur l'amitié,
non pas sur l'amour. Il est clair que la question mériterait
qu'on y revienne longuement
J.A. Ce qui suppose une question pratique qui n'est pas anodine.
Elle est centrale, même en termes d'éducation, mais
d'éducation au sens où ça a été
dit tout à l'heure, d'éducation des éducateurs,
la question que posait Marx et Krishnamurti aussi d'ailleurs. S'il
s'est intéressé à une certaine époque
à cette question, c'est que dans la formation des enseignants,
on se focalise toujours sur la formation initiale, on oublie la
formation continue. Il devient très important, dès
lors, de donner une sensibilisation suffisante à ces aspects
des choses aussi car il faut quand même être alerté
sur ce plan. Il faut faire passer cette sensibilité en tant
que culture, pour que, sans être dans le cadre effectivement
d'une cure ou d'une thérapeutique en quelque sorte, il y
ait tout de même une mise en alerte effectivement sur le fait
que la relation n'est pas simple, qu'elle n'est pas constituée
seulement de bonnes intentions. Et puis qu'il y a des tas de problèmes,
justement d'emprise car le problème pour l'enseignant est,
lui aussi, d'éviter l'emprise de l'élève. Ce
qui nous amènerait d'ailleurs, ce qui serait aussi peut être
un point de jonction avec ce que nous entendons nous dans le cadre
des sciences de l'éducation et de notre D.E.A., par multi-référentialité,
au niveau d'une approche des problèmes, d'une lecture et
d'une intelligibilité, d'une mise en intelligibilité
des problèmes.
F.D. Je voudrais, juste avant de passer à cette préoccupation,
poser une autre question. Je travaille sur les écoles nouvelles
et les innovations pédagogiques et ce qui m'a frappé,
un des points communs à toutes ces tentatives et j'aurais
voulu avoir un peu votre hypothèse peut être explicative
par rapport à cette observation, c'est que dans le fond,
il y a un souci de développer l'être, de développer
le sujet, qui souvent est pas mal réussi d'ailleurs par rapport
à ce qu'on voit de la façon dont ces enfants deviennent
peut être "plus autonomes", par rapport à
d'autres contextes pédagogiques. Mais à chaque fois,
il y a vraiment un point commun c'est comme corrélation une
déficience au niveau de la transmission des savoirs. C'est
un peu comme si se mettre à développer l'être
et "l'être politique", passait par un nécessaire
abandon de la transmission des savoirs alors qu'au niveau théorique,
au contraire, on ne voit pas pourquoi il faut en passer par là,
mais les expériences montrent que développer le sujet,
entraîne une espèce de disqualification de la transmission
des connaissances, de la transmission du savoir.
J.A. D'où la question de Milner et de Chevènement
si on sacrifie à l'investissement....
F.D. Voilà, on obtiendrait deux blocs comme ça, il
y aurait ceux qui opteraient pour la didactique et ceux qui tendraient
à développer plus la personne et le citoyen et qui,
du coup, seraient obligés de faire le sacrifice du savoir
et de la transmission. En particulier de la transmission des connaissances.
C.C. Pour ma part je récuse ce dilemme. Si l'expérience
montre ce que vous dites, cela veut dire qu'elle a été
menée par des gens qui équilibraient mal les deux
composantes. A mon avis enseigner c'est bien entendu éduquer
dans le cadre institutionnel, donc essayer d'aider les élèves,
à acquérir leur autonomie ; mais c'est aussi leur
faire aimer le savoir et le processus de son acquisition, ce qui
ne peut se faire sans apprendre des choses. Autrement ce serait
une pseudo-psychanalyse collective pour enfants ou adolescents.
F.D. Mais on est d'accord là-dessus. Ce que je veux dire
c'est qu'est-ce qui fait que... ?
C.C. Je ne sais pas, je ne suis pas dans l'éducation, je
ne connais pas l'expérience des écoles dont vous parlez,
mais je suis opposé aussi bien les excès des pédagogues,
que mon ami Philippe Raynaud et d'autres fustigent à juste
titre, qu'aux excès de l'éducation/instruction : voilà
telle conjugaison des verbes latins, vous avez appris vos verbes
latins ou non, vingt ou zéro, terminé. Les deux attitudes
sont fausses, le dilemme n'a pas lieu d'être. Je ne vois pas
comment on peut former des élèves comme êtres
autonomes au sens vrai et plein du terme, si ces êtres n'apprennent
pas à aimer le savoir, donc s'ils n'apprennent pas. C'est
presque une tautologie.
J.A. Est-ce que dans vos propres termes c'est pas une emphase,
un des méfaits de la logique ensembliste identitaire.
C.C. C'est en tout cas une séparation excessive, plus même
la création d'une fausse antinomie là où, au
contraire, les deux termes, bien compris, s' impliquent l'un l'autre.
Je voudrais revenir, avant qu'on aille plus loin, sur un mot dit
par l'un d'entre vous tout à l'heure, le mot de sensibilisation.
Les éducateurs doivent être sensibilisés à
tous ces problèmes, mais aussi à une autre chose :
à la réciprocité de la relation pédagogique.
Non pas symétrie, mais réciprocité. On peut
ici encore prendre l'exemple de la psychanalyse. On sait que ce
n'est pas Freud qui a inventé la psychanalyse, ce sont, pour
ainsi dire, ses patientes. Freud avait assez de génie pour
comprendre ce qu'elles faisaient, et le théoriser. Il a su
entendre cette patiente qui lui disait : allez-vous enfin vous taire
et me laisser parler ? C'est de là que vient l'essentiel
de l'attitude psychanalytique, et il en est toujours ainsi. C'est
d'ailleurs un des paradoxes qui rendent insoluble la question de
la formation des psychanalystes, et de la définition de qui
est vraiment analyste. Car on n' apprend pas la psychanalyse ou
dans les séminaires ; on l'apprend en ayant des gens sur
le divan. La "transmission" est aussi en un sens re-création
de l'analyse par les patients. Certes, on a des cadres théoriques,
mais ces cadres vous éclairent la moitié du temps,
et l'autre moitié ils vous aveuglent. Car il est presque
inévitable que l'on soit porté à faire rentrer
le patient dans une catégorie, ou à utiliser telle
clef-bateau, si je peux dire, pour interpréter les rêves.
C'est par les patients que l'on apprend le fonctionnement affectif
de l'inconscient, et des modes de fonctionnement de l'inconscient
que l'on ne connaissait pas. Je pense que la même chose est
vraie pour un parent On oublie qu'un enfant apprend des choses à
ses parents. Et un éducateur doit aussi savoir que les enfants
peuvent lui apprendre beaucoup de choses sur l'être-enfant
qui ne sont pas dans les livres, ou n'y sont pas avec cette intensité,
cette prégnance, cette évidence qui se manifeste dans
les réactions des enfants. Ils peuvent lui apprendre des
choses sur le fonctionnement de l'esprit et de l'âme des enfants.
Il faut que les éducateurs soient sensibilisés là-dessus.
J.A. Pour illustrer cette réciprocité, pour reprendre
ce que vous venez de dire, j'emploie volontiers un terme et j'aimerais
vous demander si, de votre point de vue, c'est une notion convenable.
C'est un terme, une notion, qui m'a beaucoup aidé, et pratiquement
et théoriquement. Je l'appelle négatricité,
je veux dire que c'est la représentation que je me fais,
en tant que praticien, mais aussi bien en tant que chercheur, de
la capacité que l'autre a toujours de pouvoir déjouer
par ses propres contre-stratégies, les stratégies
dont il se sent être l'objet. Et je crois que c'est tout à
fait en rapport avec ce que vous venez dire.
C.C. Absolument.
J.A. Si je devais prendre aujourd'hui un exemple contemporain de
négatricité, peut être pas avec des effets très
heureux, mais j'irais le chercher chez Saddam Hussein, entre autres.
C.C. Je suis tout à fait d'accord.
J.A. Et le terme d'autorisation, on n'y est pas revenu, mais est-ce
que vous estimez aussi que c'est une notion...
C.C. C'est tout à fait important et toute la question est
de savoir quelles sont les limites de "s'autoriser soi-même".
On s'autorise jusqu'à quel point ? C'est tout le problème.
J.A. Le problème du rapport de la loi et de la transgression.
C.C. Exactement. Encore une fois autonomie signifie, de même
que démocratie : auto-limitation et non pas limitation imposée
par quelqu'un d'autre
R.B. Il serait peut être intéressant de passer au
troisième point.
J.A. A propos de la multi-référentialité,
pour voir comment vous comprenez ce terme, comment vous voyez sa
posture, enfin la façon...
C.C. J'aimerais que vous expliquiez ce que vous entendez par là.
J.A. Déjà peut être l'opposer à un terme
devenu très banal aujourd'hui, multi-dimensionnalité.
Gurvitch, on le sait, avait employé l'expression pour la
sociologie... mais j'affecte à multi-dimensionnalité
la caractéristique de pouvoir être pluriel.. Enfin
il y aurait presque, dans votre langage, la même différence
à faire qu'entre le différent et l'autre. Dans l'autre,
tel que vous l'entendez, et tel que je l'entends aussi, il y a quelque
chose qui est de l'ordre de l'hétérogénéité
acceptée, précisément pour différencier
d'avec le même, car le différent peut encore être
de l'ordre du même. Et donc, peut être vécu en
termes d'homogénéité. Une figure géométrique
a des dimensions différentes et pourtant nous sommes dans
l'homogénéité. Par multi-référentialité,
j'entends des référentiels, c'est-à-dire des
systèmes à la fois de lecture, de représentation
par conséquent, mais aussi des langages, qui sont acceptés
comme pluriels, c'est-à-dire comme nécessairement
différents les uns des autres, avec un deuil de l'unité,
si vous voulez, on retrouve, on boucle bien la boucle par rapport
à notre point de départ, et qui vont servir à
rendre compte, au stade où on en est, de la complexité
d'un phénomène, et à la débrouiller
quelque peu. Voilà, je ne sais pas si vous êtes d'accord
avec cette formulation.
Pour moi, il y a déjà une certaine multi-référentialité
dans la combinaison, dans l'étayage, dans l'articulation
des deux imaginaires, si vous voulez. Je reprends le mot combinaison
puisqu'il nous ramènerait plutôt à une logique
combinatoire et ce n'est pas du tout le cas et ça se pose
vraiment en terme d'hétérogénéité.
Même si c'est pour le même sujet, en définitive,
c'est à dire que je ne peux pas réduire le langage
d'une approche au langage d'une autre approche. Je vais parler "psy"
et je vais parler "socio" et j'ai intérêt,
effectivement, d'avoir des registres différents, auxquels
je fais appel.
C.C. La question est extrêmement vaste, elle engage presque
tout. Je dirais simplement quelques mots. Je suis tout à
fait d'accord sur le principe et je crois que cela se voit dans
mon travail. Soit par exemple, le psychique et le social ; j'ai
écrit à plusieurs reprises que la psyché est
irréductible à la société, de même
que la société est irréductible à la
psyché. C'est une erreur de psychanalyste de vouloir déduire
la société du fonctionnement psychique, et l'erreur
symétrique du sociologue, de ne voir dans la psyché
que le produit de la société et de la socialisation.
Il y a indissociabilité et irréductibilité.
Une autre indissociabilité et irréductibilité,
beaucoup plus vaste, car elle embrasse tout ce qui est, est celle
de l'imaginaire au sens strict, du poiétique, et de l' ensembliste
identitaire, de l'ensidique. L'immense domaine ensidique, logico-mathématique
au sens le plus vaste , et partout dense de l'être, dense
au sens précisément mathématique, topologique
: aussi près que l'on voudra de n'importe quel "point"
de ce qui est, on trouvera des éléments ensidiques.
Dans le délire le plus fou il y a des éléments
ensidiques, sans cela ce ne serait plus un délire , pas même
du bruit. Et de même dans le poème le plus sublime.
La musique n'est pas de la mathématique, mais elle contient
partout de la mathématique. Composer une fugue c'est aussi
calculer tout le temps : il faut transposer le thème à
la cinquième, introduire un contre-thème dans tel
rapport, etc. Mais ce serait une ânerie de dire que la musique
se réduit à cela. Inversement dans les mathématiques,
tout ce qui n'est pas simple calcul, mais aussi bien les bases du
calcul lui-même, relèvent de l'imaginaire, du poiétique.
Ces deux dimensions sont indissociables, et irréductibles
l'une à l'autre, et tout ce qui existe, sous n'importe quelle
forme, se déploie dans les deux. Mais lorsqu'on parle de
multiréférentialité, il faut aussi essayer
d'en préciser les limites. Car en fonction des facteurs dont
on parlait tout à l'heure, il y a aujourd'hui des confusions
fantastiques, résultant d'un éclectisme déchaîné.
On invoque Wittgenstein et les "jeux de langage", et l'on
s'en donne à coeur joie : page 14, je suis dans le jeu de
langage freudien, page 15 dans le jeu de langage de Dumézil,
page 16 c'est le jeu de langage de Palo Alto, et ainsi de suite.
Et là, ça ne va plus.
J.A. C'est le collectionneur.
C.C. Le collectionneur, l'éclectique. Nous ne pouvons pas
nous soustraire à une exigence de cohérence. Certes,
le monde n'est pas "cohérent", il est morcelé,
nous devons reconnaître ce morcellement, cette fragmentation
de l'être dont nous sommes nous-mêmes une manifestation,
puisque nous sommes ni galaxies, ni étoiles à neutrons,
mais tout à fait autre chose. Et on ne pouvons pas nous saisir
avec les mêmes catégories, les mêmes concepts
que ces autres classes d'être. Mais à l'intérieur
d'un domaine, nous devons essayer d'être le plus cohérent
possible, et nous ne pouvons pas articuler entre eux n'importe comment
les différents domaines - si tant est qu'ils se laissent
articuler. Par exemple, en psychanalyse, on ne peut être à
la fois freudien et jungien, mêe si certaines idées
de Jung présentent un intérêt. De même,
on ne peut pas mélanger purement et simplement psychanalyse
et pensée de la société et de l'histoire.
J.A. La question que vous vous posez c'est : est-ce qu'il peut
y avoir une multi-référentialité qui ne soit
pas celle du new age ?
C.C. C'est exactement cela. Il faut dire non à "l'esprit
de Cordoue" et tout ça, voilà. Je ne sais pas
si René Barbier sera fâché...
R.B. Mais je ne suis jamais fâché...(rires)
C.C. Oui, c'est votre côté Krishnamurti. Il y a sans
doute des choses admirables dans la pensée orientale, dans
le bouddhisme, etc... mais l'idée que la physique quantique
ait quoi que ce soit à voir avec cela, est de la simple confusion.
Peut être que le bouddhisme vaut mieux et plus que la physique
quantique mais c'est autre chose. Bon, voilà. Je suis heureux
que nous soyons d'accord.
R.B. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas des parallèles
à remarquer.
C.C. Je ne crois pas, mais il faudrait une discussion détaillée.
J.A. On ne va pas épiloguer plus de temps, mais je dirais
que la multi-référentialité qui ne tourne pas
à la confusion, effectivement, ou au syncrétisme,
est un instrument provisoire pour des ordres de complexité,
des phénomènes de complexité d'ailleurs que
je définis non pas ontologiquement comme une propriété
de l'objet, mais comme une invention (elle est aussi un fruit de
l'imaginaire), dans la relation du sujet à l'objet. C'est-à-dire
qu'il y a un premier temps qui consiste à postuler la complexité
de l'objet. C'est ma représentation de l'objet, ce qui me
permettra d'y appliquer ensuite une instrumentation alternative
appropriée. Le bon côté reste justement le deuil
de cette unité imaginaire venue de l'état monadique.
Pour la connaissance d'un certain nombre de phénomènes
dans l'état actuel de nos connaissances plurielles on ne
sait peut-être pas faire autrement que de conjuguer plusieurs
discours.
C.C. Ce qu'on appelle la complexité, est à mes yeux
une des manifestations de ce que j'appelle la nature magmatique
de l'être ; à savoir, le fait que l'être n'est
pas un ensemble, ni une hiérarchie d'ensembles bien ordonnée
d'ensembles, mais un magma. On peut extraire des ensembles, on peut
y construire des ensembles, mais ces extractions ou ces constructions
ne l'épuiseront ni ne le recouvriront jamais. Les relations
mêmes entre les divers aspects que nous arrivons à
penser comme ensidiques ne sont pas elle mêmes ensidiques.
De sorte que ce qui semble étonner tellement les théoriciens
de la complexité m'étonne, en un sens, beaucoup moins.
Par exemple les hiérarchies enchevêtrées : car
les hiérarchies non-enchevêtrées sont précisément
le propre de la logique ensidique. Il y a les éléments
d'un ensemble, ses parties, l'ensemble, lui-même, les réunions
d' ensembles, etc., et dans les cas extrêmes, ces hiérarchies
peuvent être compliquées, et différentes selon
le point de vue que l'on adopte, mais elles ne sont jamais enchevêtrées.Mais
si nous sortons de ces constructions ensidiques, il n'y a aucune
garantie qu'il y aura de belles hiérarchies. Donc, le renoncement
à l'unification ou à la simplification finale n'est
ni provisoire ni une règle de bonne conduite. C'est un deuil
qu'il faut faire une fois pour toute, tout en ne renonçant
pas à essayer d'élucider et de rendre cohérent
ce que nous pouvons élucider et rendre cohérent..
Et c'est cela qui nous distingue des orientaux, du moins, des orientaux
dont il a été question auparavant. Ces orientaux ont
décidés, pour le dire brutalement, une fois pour toutes,
que derrière les apparences il y a Rien. D'abord, je pense
que ce n'est pas vrai, plus exactement que cet énoncé
n'a pas de sens (ou n'a qu'un sens anthropocentrique : derrière
les apparences il n'y a pas ce que nous aimerions qu'il y ait).
Mais surtout, derrière les apparences il y a et il y aura
toujours d'autres apparences, et nous ne pouvons pas renoncer à
mettre un certain ordre dans chacune de ces strates d'apparences,
et dans leurs relations réciproques, tout en sachant que
cet ordre n'est pas un ordre ensembliste-identitiaire et peut-être,
sûrement même, n'est pas ordre tout court. Nous ne sautons
pas à une conclusion finale pour nous retirer dans le silence
- et cela est profondément lié à notre projet
gréco-occidental.
J.A. Le problème de l'unité des pluriels est un peu
du même ordre que celui de la transgression et de la loi.
Je veux dire qu'il faut tenir les deux. Merci de nous avoir accordé
cet entretien.
Propos recueillis par Jacques Ardoino, René Barbier, et
Florence Giust-Desprairies, le 7 février 1991
Origine : http://www.barbier-rd.nom.fr/EntretienCastoriadis.html
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