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Cornélius Castoriadis : Le projet d'autonomie
Gérard David, Michalon, 2000  
Note de lecture

Ce livre, sorti l'année dernière constitue une précieuse introduction à l'oeuvre éclatée de Cornélius Castoriadis riche d'articles brillants et de rapprochements suggestifs mais souvent lourde et tâtonnante. Ainsi ce qui est considéré comme son oeuvre principale "L'institution imaginaire de la société" est assez indigeste. Il suffit, à mon avis, de lire les 20 premières et dernières pages, qui valent le détour, le reste n'apporte pas grand chose sinon une certaine confusion. On ne peut en tout cas négliger Castoriadis comme écologiste et théoricien de l'autonomie, aussi le livre de Gérard David est le bienvenu pour nous permettre de réinterroger un projet d'autonomie et de radicalisation de la démocratie qui est le nôtre même si nous devons aussi en dévoiler les paradoxes et critiquer les illusions d'une démocratie directe.

Avec Claude Lefort et depuis Socialisme ou Barbarie, Cornélius Castoriadis a construit son projet révolutionnaire sur l'anti-totalitarisme et la critique de la bureaucratie. Il s'est ensuite éloigné de plus en plus du marxisme au nom de la révolution elle-même qui est, pour lui, le moment de la conscience de soi de la société, de l'institution imaginaire de la société, de son auto-fondation qui constitue la véritable auto-nomie. L'auto-nomie ne consiste pas à faire n'importe quoi, ni même à laisser faire n'importe qui, mais bien plutôt à se donner (auto) sa propre loi (nomos), où se nouent liberté individuelle et collective. C'est pour Castoriadis la définition de la démocratie (alors que pour Lefort, c'est le conflit, la non-coïncidence de l'individu et du collectif). L'autonomie comprise comme autolimitation, contrainte intériorisée répond à ce qui pour Hegel est la liberté objective du Droit mais pour Hegel l'auto-nomos se confond avec la conformité à la raison, force qui ne s'impose pas de l'extérieur, alors que l'auto-législation est pour Castoriadis une procédure de décision, une participation, un acte. Est-ce qu'il n'y a pas contradiction même entre la rationalité de la Loi, son efficacité, et l'exigence de participation de tous comme seule fondation d'une démocratie radicale ? C'est une question qu'on ne peut éviter face aux menaces écologiques, des limites de la démocratie et de l'autonomie. En tout cas, la conséquence directe de cette valorisation de la participation et du consentement est, comme nous le verrons, la substitution de l'éducation, des habitudes, du dressage du citoyen enfin, au lieu de l'appel à sa raison.

Posant comme exigence de l'autonomie de "se donner soi-même ses lois, sachant qu'on le fait" 13, il s'agit ensuite de trouver un sujet pour devenir cette société autonome qui resterait société instituante ne restant pas figée dans la "pensée héritée", "auto-institution explicite et permanente de la société". Il faut remarquer pourtant que même si cette absence de fondement théologique exige une autolimitation celle-ci ne s'impose pas aux suivants ni ne peut fonder leurs institutions. C'est un monde sans engagements ni promesses afin de laisser l'autonomie dans la superbe indépendance d'une indécision du sens, ne laissant du même coup aucune prise sur l'avenir. Plus la matière sociale est molle, moins on peut construire durablement. L'institution imaginaire de la société est donc bien nécessaire mais comment se fondrait-elle dans la durée puisque jamais soumise à son passé et toujours suspendue à nos actes ? C'est la question de la fin des révolutions, peut-on maintenir un régime révolutionnaire, une remise en question permanente ou veut-on fonder un ordre plus durable ? Pour ma part, il me semble que les révolutions ne durent pas toujours et sont même assez brèves, on n'évitera pas la dialectique des institutions qui s'usent et des mobilisations qui fondent. "Ce n'est donc, par principe, que dans quelques moments privilégiés que la négativité descend vraiment dans l'histoire, devient un mode de vie. Le reste du temps, elle est représentée par des fonctionnaires" (129, Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique). Surtout, je pense que la question n'est plus tant aujourd'hui celle d'une hétéronomie à détruire (maintenant que l'économie perd sa légitimité) mais à retrouver plutôt, celle d'une Loi plus haute que nous, des conditions sociales et vitales d'une véritable autonomie, et qui nous engage envers les générations futures. Nous ne pouvons pas décider de tout. Il n'y a pas d'autonomie sans limite et sans lois. Là nous retrouvons Castoriadis.

On aura compris que nous ne devons pas le suivre dans son idéalisation d'une démocratie véritable, d'un conséillisme autogestionnaire surestimant "la capacité des hommes à prendre en charge leurs problèmes eux-mêmes"42. Cette démocratie totale ne peut exister qu'aux moments des luttes sociales et représente une situation limite plutôt. Il faut être plus modeste dans l'organisation d'une démocratie participative qui se heurte inévitablement à la passivité et l'inertie. C'est même la question actuelle, celle d'une demande paradoxale d'autonomie (double bind), la contradiction d'une autonomie devenue norme sociale. Nous le suivrons donc plutôt dans son exigence d'une démocratie qui se donne l'autonomie individuelle non comme réalité mais comme projet, où l'on retrouve son anti-totalitarisme originaire, qui se confond d'ailleurs pour lui avec l'anti-capitalisme (rationalisation technique).
 
La dégénérescence bureaucratique du Mouvement ouvrier est incompréhensible hors la résurgence en son sein des modèles d'organisation capitalistes. Au final, du reste, la "déchéance du marxisme" apparaît bel et bien comme "l'équivalent idéologique de la dégénérescence bureaucratique du mouvement ouvrier", et elles expriment toutes deux la dominance et la capacité d'absorption du capitalisme. 35  

De plus en plus, c'est la complicité du marxisme et du capitalisme qu'il dénoncera avec leur scientisme progressiste productiviste et autoritaire. Abandonnant le matérialisme mécanique du marxisme dogmatique, d'un sens et d'une fin de l'histoire déjà donnés, il maintient par contre l'exigence révolutionnaire qui décide du sens de l'histoire. C'est pour maintenir la liberté dans l'histoire, la possibilité d'une révolution qui en change le cours, qu'il récuse un sens donné, comme d'un pièce déjà jouée, mais c'est pour y lire malgré tout l'histoire de la liberté. L'histoire a bien un sens et un but, l'autonomie du sujet. Il s'agirait donc plutôt d'une reformulation du sens de l'histoire à partir du sujet et non plus de ses conditions objectives. La division n'est plus entre classes mais entre "ceux qui acceptent le système et ceux qui le combattent". Ce qui compte ainsi, c'est l'attitude subjective du révolutionnaire, qui réalise déjà son autonomie en acte et lui permet de comprendre le monde, plutôt que sa transformation objective.
  Sont pertinents les faits qui on trait au projet révolutionnaire, conçu comme une transformation radicale de la société créée par l'activité autonome des gens. C'est donc cette activité autonome - ou bien son absence -, ses formes et son contenu, passés et présents, effectifs et potentiels, qui devient la catégorie centrale, le point archimédien de l'interprétation. 45  

Prenant appui sur la psychanalyse, qu'il pratiquait, Cornélius Castoriadis définit "le sujet de l'autonomie comme instance active et lucide, rendant par là possible une politique de la liberté fondée sur la responsabilité des individus"53. Il ne s'agit pas de réduire l'individu à sa conscience, puisque la prise de conscience des conflits inconscients est essentielle au contraire. C'est dire plutôt que le sujet de la politique est un devenir conscient de soi, un devenir public de la sphère publique, inséparable de l'autonomie individuelle comme conscience de soi et responsabilité constituant le citoyen, l'homme public. Cette autonomie politique (construite) s'oppose à l'hétéronomie des institutions devenues "autonomes" et qui s'imposent à nous sans nous demander notre avis. L'hétéronomie, c'est l'autonomie de l'Autre. Il ne faut pas confondre l'autonomie des individus et l'autonomie de l'économie notamment.

L'autonomie est signification imaginaire, mais surtout ce "qui est à la fois présupposition de notre pensée et notre faire (parler, réfléchir, délibérer, mettre en question) et visée devant nous"61. C'est l'ouverture, la mise en question de soi, l'absence de fondement qui n'est pas comme pour Lefort la spécificité de la démocratie mais bien du sujet lui-même comme liberté (errance). Cela ne veut pas dire que l'autonomie n'est pas tout autant une question collective et politique, l'agir collectif devant tenir compte de l'autonomie de tous mais surtout la produire. Tout ceci débouche sur une valorisation de la créativité et du nouveau qui semble un peu vide pourtant. Le nouveau "bouche la vue" comme dit Lefort, c'est le contraire d'un projet d'avenir. Bien plus intéressant semble ce qu'il appelle praxis comme activités orientées vers l'autonomie (psychanalyse, pédagogie, politique) où c'est l'autonomie de l'individu comme objectif social qui fonde la démocratie comme auto-institution et participation de tous aux affaires publiques. La psychanalyse sert ici de modèle à ces "professions impossibles" de la production de l'homme par l'homme et à une conception de l'autonomie comme négativité, autotransformation et autolimitation.
 
La praxis se trouve également au coeur de la politique révolutionnaire, qui vise l'autotransformation de la société en vue de l'autonomie de tous, et cela au moyen de l'activité autonome de tous. 63

D'un côté, l'objectif est de libérer la créativité / créer la liberté, en créant "les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société". Mais de l'autre, l'autonomie est par définition autolimitation.67

La société autonome a pour condition de possibilité absolument primordiale l'activité des individus et de la collectivité qui la font être à mesure même qu'ils se mobilisent vers l'autonomie. Ce qui implique un vaste ensemble de médiations pratiques, de processus créateurs étayés sur des institutions (matérielles et immatérielles), qui fournissent un cadre propice au déploiement de l'activité autonome... Mais aucune société autonome n'est concevable sans une éthique socialement et politiquement partagée. 73

La liberté ne peut exister que comme liberté effective, sociale, concrète : à savoir, sous un premier aspect, espace de mouvement et d'activité le plus large possible assuré à l'individu par l'institution de la société. 95

Dans le cas précis du régime démocratique, où l'objectif de la politique n'est pas le bonheur, affaire privée, mais la liberté, une composante du bien commun démocratique est que la cité doit faire tout ce qui est possible pour aider les citoyens à devenir effectivement autonomes. 112

  On peut être un peu sceptique sur les vertus qu'il prête à la formation (paideia) de produire "un être autonome capable de gouverner et d'être gouverné"120. Il n'est pas sûr que les vertus républicaines viennent de l'éducation, d'un dressage rigide, plutôt de certains moments de consensus, d'une situation donnée, des institutions. Comme c'est un élément central de son projet d'autonomie, il n'est pas sans conséquences d'abandonner ces prétendues "bonnes habitudes" qu'on voudrait nous inculquer. Il est logique que la plupart des anarchistes croient tellement à la toute puissance du pouvoir qu'ils veulent l'utiliser pour former un "homme bon". Mais c'est très dangereux et totalement illusoire, les exemples fourmillent. Il faut compter sur l'éducation certes, mais comme formation intellectuelle plutôt, où la raison se réintroduit en chacun. Si la formation reste essentielle aux capacités objectives des individus, il faut trouver un autre opérateur de la socialisation à l'autonomie. Il n'est pas question de moraliser, de s'imaginer venir à bout des rivalités, des jalousies qui travaillent l'histoire depuis tant de temps. Il faut savoir limiter ses prétentions. On pourrait comparer cette folle volonté de manipulation de l'homme à celle de nos généticiens modernes qui voudraient nous rendre résistants à tout alors qu'il nous faudrait surtout une société plus douce.

La démocratie, comme "devenir vraiment public de la sphère publique", garde encore une valeur subversive bien qu'il ne suffise pas de reconnaître que le projet d'autonomie soit un produit historique pour garantir sa victoire face au projet capitaliste d'hétéronomie marchande et de rationalisation. Castoriadis diagnostique pourtant une "décomposition des mécanismes de direction" et "l'évanescence du conflit social et politique"151 qui se traduisent en crise de la culture et l'absence de tout projet. Il pronostique la fin de la société de marché, un désenchantement du progrès libéral après celui du progrès communiste et des religions d'Etat dont parle Marcel Gauchet. Un effondrement interne plutôt qu'une défaite, qui s'exprime dans un certain épuisement de la modernité, manifeste avec l'émergence du "post-modernisme" (défini par l'éclectisme et l'imitation), et qui se trouve en profonde résonance avec l'évanescence du conflit socio-politique (l'époque du conformisme généralisé, de l'insignifiance), la crise des valeurs 154. On ne le suivra pas dans la croyance d'un déclin de l'autonomie qui peut être momentané en politique mais n'est sans doute qu'un changement de formes, une redistribution des enjeux.

Il est difficile par contre de ne pas lui donner raison quand il pense que "les prétendues démocraties occidentales sont en réalité des oligarchies libérales pseudo-représentative" 160 et qu'il faut dépasser la forme parti. Il voudrait marginaliser les partis par la création d'organes collectifs autonomes refusant la division du travail politique. Il faut bien avouer que c'est plus facile à dire qu'à faire.

  Toutes les fois où, à quelque niveau que ce soit, il est possible d'avoir le corps concerné, la collectivité concernée, délibérant et décidant, il faut que ce soit le corps concerné, la collectivité concernée qui délibère et décide. 169  

La réflexion sur la sphère productive est minimale, du moins assure-t-il que "l'autogouvernement signifie évidemment autogestion au plan de la production et du travail"171. L'autogestion étant la démocratie dans la production. S'il pense utile un véritable marché (inexistant à ce jour selon lui), par contre l'allocation globale des ressources doit se décider démocratiquement car nous devons procéder à une réappropriation de l'économie par la politique démocratique. Voilà encore qui est vite dit. Il voudrait aussi supprimer toute hiérarchie en égalisant tous les revenus ce qui semble excessif, n'est même qu'une vue de l'esprit (qui peut vouloir faire violence à la réalité). Plutôt que de prétendre avoir supprimé toute hiérarchie, comme notre déclaration des droits de l'homme, il vaut mieux réduire les inégalités réelles. L'autonomie n'exige pas la suppression de toute autorité et hiérarchie qui sont des principes organisationnels productifs, en fonction d'une finalité collective. Ce ne sont pas seulement des symboles de domination et l'autogestion ne supprime pas toute domination. Il faut savoir se limiter aussi dans la passion égalitaire, mais, s'il serait dangereux d'aller à ces violentes extrémités, on peut se guider malgré tout de ces principes :

  Un véritable devenir public de la sphère publique/publique, une réappropriation du pouvoir par la collectivité, l'abolition de la division du travail politique, la circulation sans entrave de l'information politiquement pertinente, l'abolition de la bureaucratie, le principe : pas d'exécution des décisions sans participation à la prise des décisions, la souveraineté des consommateurs, l'auto-gouvernement des producteurs - accompagnés d'une participation universelle aux décisions engageant la collectivité, et d'une auto-limitation. 173

Le prix à payer pour la liberté, c'est la destruction de l'économique comme valeur centrale et, en fait, unique. 178  
Il me faut témoigner ici de sentiments mêlés, tellement je me sens proche de ses intentions, de nombre de ses analyses que je reprends souvent, et tellement éloigné du léger de ses solutions jusqu'à considérer qu'il soit peu utilisable, voire dangereux dans son auto-affirmation absolue (une façon de forcer le concept). Il y a bien sûr la marque du temps. Le conséillisme, l'extension pure et simple de la démocratie à l'économie comme autogestion (qui ne va pas de soi, évacuant la question des compétences et de l'efficacité qui régissent ce champs, contaminant du même coup la politique qui ne doit pas accepter, elle, l'autorité d'aucune compétence), et restant enfermé enfin dans la gestion de l'existant (ce sont les activités autonomes qu'il faut développer au contraire). On ne peut accepter d'ériger l'inefficacité en dogme jusqu'à paralyser toute instance décisionnelle réduite à la représentation et la participation de tous. Il faut dénoncer aussi les risques d'une absence de séparation des pouvoirs ouverte à toutes les dérives dans l'unité fusionnelle d'un corps instituant (auquel il faut opposer les contre-pouvoirs d'une démocratie participative). Je ne reviens pas sur l'éducation, ni sur la "révolution permanente". La convergence qui reste presque totale des objectifs peut du moins nous permettre d'argumenter sur la divergence des moyens.

On retrouve là, en effet, une bonne part du programme écologiste, à condition d'y ajouter le principe de précaution qui modère les emportements et devrait nous prévenir des dangers de l'extrémisme (à ne pas confondre avec la volonté de transformer la réalité). Il faut éviter dans l'application de ces principes toute brutalité, tout simplisme, tout aveuglement aux difficultés d'une réalisation de ces bonnes intentions. Il faut éviter de perdre notre autonomie justement, notre faculté de corriger nos erreurs devant les problèmes rencontrés. Ne pas traiter la pensée de Cornélius Castoriadis en dogme hérité, prendre sa suite, viser les mêmes objectifs mais rester capable d'intégrer la nouveauté introduite par l'intervention de notre liberté. La réalisation de l'autonomie nécessite de prendre le programme de Castoriadis comme un point de départ à corriger, à complexifier, à limiter dans ses ambitions et surtout en tenant compte des contradictions apparues entre le devoir-être et l'action réelle, entre les différentes temporalités, les hauts et les bas de l'activité politique. Nous ne pouvons nous en tenir à une vision angélique d'une démocratie directe immédiate et parfaite.

Il est intéressant d'éclairer les positions de Lefort et Castoriadis par leurs oppositions et impasses respectives. tout se passe comme s'ils s'étaient partagé les dépouilles du marxisme pour l'un la "lutte des classes" et l'idéologie, pour l'autre la révolution et l'autonomie Lefort n'est pas dupe de l'institution d'un collectif qu'il ramène à l'institution d'un lieu de conflit et de représentation de la pluralité sociale. La loi peut être admise par tous mais c'est la loi de la classe dominante que renforce son idéologie unifiante (qui n'est qu'une idéologie). La division de la société est primordiale, son unité restant toujours problématique, usurpée, elle ne saurait plus être un corps unifié désormais. S'il refuse de voir dans cette société de marché réduite à ses conflits la fin de l'histoire, c'est de se fier à l'invention qui renvoie la réponse à plus tard, mais on ne voit pas bien ce qui pourrait nous faire sortir de l'indétermination du conflit social. Pour Castoriadis, au contraire, l'auto-nomos exige la fiction, instituée, d'une unité véritable, un sujet du collectif qui se donne sa propre loi, un corps constitué mais qui ne prend vraiment consistance qu'à viser l'autonomie des personnes. Toujours prêt à se remettre en cause, le sujet collectif en tant qu'"instituant" peut s'élancer soudain vers des avenirs lointains, mais s'en détourner tout autant, dès le lendemain. Il faudrait donc compter sur sa constance alors qu'on l'exhorte à une totale mobilité. Avec Lefort comme avec Castoriadis, on ne voit pas ce qui pourrait nous sortir de l'impuissance d'une discussion sans fin pour l'un ou d'un monde sans promesses ni consistance pour l'autre. C'est comme si la division du social bloquant toute tentative de refondation pour l'un, se reportait pour l'autre en division temporelle (révolution), division du sujet qui remet en cause son autonomie justement comme fondation toujours éphémère. Il nous faudrait attendre comme le messie l'invention ou la nouveauté qui nous sauverait d'une société absente et d'un monde qui n'est pas durable, mais on ne voit pas en quoi ils nous permettraient de sortir de leurs postulats de base. Du moins, avec Castoriadis, nous avons un contenu pour notre politique, le projet d'autonomie.

Tout ceci fait écho aux thèses de Marcel Gauchet et, de ce point de vue, on peut ramener leurs oeuvres, et malgré eux, à la délégitimation du politique dès lors qu'ils ne débouchent pas sur une véritable alternative. En prendre la suite, même avec un regard critique, c'est pourtant bien donner crédit à leur prétention d'une reprise du politique. On a là le passage d'une autonomie comme délégitimation, à l'autonomie comme projet. Saut qualitatif longtemps inaperçu de Marcel Gauchet, tout comme la perte de légitimité du libéralisme qui devrait permettre de fonder enfin une nouvelle politique délivrée du religieux, fondée sur l'individu et ouverte à l'avenir.

C'est cette inversion de la dette et le déclin de la société disciplinaire qu'Alain Ehrenberg enregistre dans ses manifestations dépressives, l'insuffisance de l'individu autonome, la pression sociale d'exigence d'autonomie, la contradiction d'une autonomie subie, devenue norme. On ne peut nier que Cornélius Castoriadis participe au renforcement de la norme sociale d'autonomie, Ehrenberg le rejoint pourtant quand il met en évidence la nécessité d'institutions de l'autonomie, d'un support de l'individu, d'une articulation au politique de l'autonomie individuelle.

On doit retenir que ce n'est pas si simple qu'on pouvait le croire. L'autonomie ne libère pas spontanément la créativité comme un instinct puissant qui attendrait de se déployer dès que ses liens seraient coupés. La lutte pour l'autonomie n'est le plus souvent qu'une lutte contre des contraintes devenues illégitimes. Il nous faut donc réélaborer notre projet d'autonomie en tenant compte des acquis et leçons de l'histoire, tout en profitant des nouvelles exigences d'autonomie de l'économie cognitive. L'autonomie est désormais plus réelle encore mais à cause de cela, notre projet de démocratie participative doit tenir compte de la réalité plus que de nos rêves. Par dessus tout, il faut se poser la question de savoir si l'autonomie peut être un but en soi. Il ne s'agit pas de remettre en cause sa nécessité, ni qu'elle mesure les véritables richesses (A. Sen), ni qu'elle doit être produite, projet social explicite, mais le fait que l'autonomie pourrait être une fin dernière.

Il s'agit ainsi de reconnaître que l'autonomie n'est qu'un moyen pour la reconnaissance sociale et pour s'inscrire dans l'histoire, ce n'est pas être cause de soi. Bien au-delà de nous, du futur même, nous vient une lourde responsabilité envers les générations futures. Nous voyons ainsi dans l'écologie le point d'archimède permettant de dépasser les contradictions de l'autonomie en lui fournissant un appui et une légitimité extérieure. C'est bien plus qu'une éthique de la peur, c'est une histoire qui incluerait son avenir, une continuité des générations qui nous donne consistance sur le long terme et nous donne une limite qui ne vient pas de nous, une raison qui nous traverse et nous dépasse.

Dès qu'on se pense comme continuité, il semble bien que plus aucune autonomie ne permet à une génération de défaire tout ce que les autres ont construit. Si on peut penser que l'attitude révolutionnaire est d'autant plus indispensable, il ne peut s'agir que de négations partielles participant à la construction d'une histoire commune. Dès lors que nous défendons une autonomie partielle, le risque est grand d'y être absorbée tout-à-fait sous le poids de la tradition ou des contraintes écologiques, de même que la prudence écologiste peut mener à l'immobilisme. C'est tout l'intérêt d'insister sur le projet d'autonomie et de revenir aux exigences révolutionnaires de Castoriadis. Il s'agit de se situer entre ces deux extrêmes d'une autonomie irresponsable et d'une responsabilité sans autonomie. Il n'y a jamais d'autonomie totale. Avant toute institution, nous partageons planète, langage et raison. La totalité sociale n'est pas réellement absente et la totalité climatique nous renvoit en catastrophes les effets de nos pollutions. Il n'y a pas de contrat social, le monde nous précède qui nous a produit. C'est dans l'idéologie, dans les institutions que la société manque.

S'il fallait bien insister contre l'économisme sur le sujet agissant, instituant, il ne faut pas oublier l'objet qui lui donne toute sa consistance, sa matérialité. Il n'y a jamais d'autonomie que partielle et située. Il ne faut pas tomber dans l'idéalisme ou le scepticisme sous prétexte qu'il n'y a pas de vérité absolue. Le principe de précaution, tout comme la philo-sophie, nous invite au contraire à tenir compte de notre ignorance pour s'approcher un peu plus d'une sagesse inaccessible. Il est certes difficile de tenir la balance entre sujet et objet pris dans une dialectique changeante mais la liberté d'action ne se mesure qu'aux possibilités et contraintes de la situation historique. Nous reprenons ainsi le projet d'autonomie de Castoriadis mais nous l'inscrivons dans les limites d'une écologie du futur et des équilibres présents, de la résistance des choses et de l'inertie des gens, du réalisme vital d'un processus de production d'autonomie enfin, avec toutes ses contradictions, ses errances ; une démocratie participative contradictoire plutôt qu'une démocratie totale rêvée, un absolu inhumain de conscience et de liberté.

Nous avons besoin pour cela de l'esprit révolutionnaire tout autant que de la prudence écologiste. Evitant tout point de vue unilatéral, il nous faut savoir que nous ne sommes pas des dieux mais ne pas se laisser faire, "se savoir mortel et agir en immortel" dit Aristote. Si l'autonomie est nécessaire, elle n'est pas suffisante. Nous avons un rôle à jouer. Héritiers de l'histoire et solidaires de l'avenir, notre autonomie mesure en fin de compte notre responsabilité devant ce que le monde a d'insupportable, d'injuste et de destructeur, elle mesure ce que nous pouvons faire.
 
26/07/2001


Lien d'origine : http://perso.wanadoo.fr/marxiens/philo/castoria.htm