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Ce livre, sorti l'année dernière constitue une précieuse introduction
à l'oeuvre éclatée de Cornélius Castoriadis riche d'articles brillants
et de rapprochements suggestifs mais souvent lourde et tâtonnante.
Ainsi ce qui est considéré comme son oeuvre principale "L'institution
imaginaire de la société" est assez indigeste. Il suffit, à mon avis,
de lire les 20 premières et dernières pages, qui valent le détour,
le reste n'apporte pas grand chose sinon une certaine confusion. On
ne peut en tout cas négliger Castoriadis comme écologiste et
théoricien de l'autonomie, aussi le livre de Gérard David est le bienvenu
pour nous permettre de réinterroger un projet d'autonomie et de radicalisation
de la démocratie qui est le nôtre même si nous devons aussi en dévoiler
les paradoxes et critiquer les illusions d'une démocratie directe.
Avec Claude Lefort et depuis Socialisme ou Barbarie, Cornélius
Castoriadis a construit son projet révolutionnaire sur
l'anti-totalitarisme et la critique de la bureaucratie. Il s'est
ensuite éloigné de plus en plus du marxisme au nom de la révolution
elle-même qui est, pour lui, le moment de la conscience de
soi de la société, de l'institution imaginaire de la société,
de son auto-fondation qui constitue la véritable auto-nomie. L'auto-nomie
ne consiste pas à faire n'importe quoi, ni même à laisser faire
n'importe qui, mais bien plutôt à se donner (auto) sa propre
loi (nomos), où se nouent liberté individuelle et collective.
C'est pour Castoriadis la définition de la démocratie (alors que
pour Lefort, c'est le conflit, la non-coïncidence de l'individu
et du collectif). L'autonomie comprise comme autolimitation,
contrainte intériorisée répond à ce qui pour Hegel est la liberté
objective du Droit mais pour Hegel l'auto-nomos se confond
avec la conformité à la raison, force qui ne s'impose pas de l'extérieur,
alors que l'auto-législation est pour Castoriadis une procédure
de décision, une participation, un acte. Est-ce qu'il n'y a pas
contradiction même entre la rationalité de la Loi, son efficacité,
et l'exigence de participation de tous comme seule fondation d'une
démocratie radicale ? C'est une question qu'on ne peut
éviter face aux menaces écologiques, des limites de la démocratie
et de l'autonomie. En tout cas, la conséquence directe de cette
valorisation de la participation et du consentement est, comme
nous le verrons, la substitution de l'éducation, des habitudes,
du dressage du citoyen enfin, au lieu de l'appel à sa raison.
Posant comme exigence de l'autonomie de "se donner soi-même
ses lois, sachant qu'on le fait" 13,
il s'agit ensuite de trouver un sujet pour devenir cette société
autonome qui resterait société instituante ne restant pas
figée dans la "pensée héritée", "auto-institution explicite
et permanente de la société". Il faut remarquer pourtant que
même si cette absence de fondement théologique exige une autolimitation
celle-ci ne s'impose pas aux suivants ni ne peut fonder leurs
institutions. C'est un monde sans engagements ni promesses afin
de laisser l'autonomie dans la superbe indépendance d'une indécision
du sens, ne laissant du même coup aucune prise sur l'avenir. Plus
la matière sociale est molle, moins on peut construire durablement.
L'institution imaginaire de la société est donc bien nécessaire
mais comment se fondrait-elle dans la durée puisque jamais soumise
à son passé et toujours suspendue à nos actes ? C'est la question
de la fin des révolutions, peut-on maintenir un régime révolutionnaire,
une remise en question permanente ou veut-on fonder un ordre plus
durable ? Pour ma part, il me semble que les révolutions
ne durent pas toujours et sont même assez brèves, on n'évitera
pas la dialectique des institutions qui s'usent et des mobilisations
qui fondent. "Ce n'est donc, par principe, que dans quelques
moments privilégiés que la négativité descend vraiment dans l'histoire,
devient un mode de vie. Le reste du temps, elle est représentée
par des fonctionnaires" (129, Merleau-Ponty,
Les aventures de la dialectique). Surtout, je pense que la question
n'est plus tant aujourd'hui celle d'une hétéronomie à détruire
(maintenant que l'économie perd sa légitimité) mais à retrouver
plutôt, celle d'une Loi plus haute que nous, des conditions sociales
et vitales d'une véritable autonomie, et qui nous engage envers
les générations futures. Nous ne pouvons pas décider de tout.
Il n'y a pas d'autonomie sans limite et sans lois. Là nous retrouvons
Castoriadis.
On aura compris que nous ne devons pas le suivre dans son idéalisation
d'une démocratie véritable, d'un conséillisme autogestionnaire
surestimant "la capacité des hommes à prendre en charge leurs
problèmes eux-mêmes"42. Cette démocratie totale ne peut exister
qu'aux moments des luttes sociales et représente une situation limite
plutôt. Il faut être plus modeste dans l'organisation d'une démocratie
participative qui se heurte inévitablement à la passivité et l'inertie.
C'est même la question actuelle, celle d'une demande paradoxale
d'autonomie (double bind), la contradiction d'une autonomie
devenue norme sociale. Nous le suivrons donc plutôt dans son exigence
d'une démocratie qui se donne l'autonomie individuelle non comme
réalité mais comme projet, où l'on retrouve son anti-totalitarisme
originaire, qui se confond d'ailleurs pour lui avec l'anti-capitalisme
(rationalisation technique).
La dégénérescence bureaucratique du Mouvement ouvrier est incompréhensible
hors la résurgence en son sein des modèles d'organisation capitalistes.
Au final, du reste, la "déchéance du marxisme" apparaît bel et bien
comme "l'équivalent idéologique de la dégénérescence bureaucratique
du mouvement ouvrier", et elles expriment toutes deux la dominance
et la capacité d'absorption du capitalisme. 35
De plus en plus, c'est la complicité du marxisme et du capitalisme
qu'il dénoncera avec leur scientisme progressiste productiviste
et autoritaire. Abandonnant le matérialisme mécanique du marxisme
dogmatique, d'un sens et d'une fin de l'histoire déjà donnés,
il maintient par contre l'exigence révolutionnaire qui décide du
sens de l'histoire. C'est pour maintenir la liberté dans l'histoire,
la possibilité d'une révolution qui en change le cours, qu'il récuse
un sens donné, comme d'un pièce déjà jouée, mais c'est pour y lire
malgré tout l'histoire de la liberté. L'histoire a bien un sens
et un but, l'autonomie du sujet. Il s'agirait donc plutôt d'une
reformulation du sens de l'histoire à partir du sujet et non plus
de ses conditions objectives. La division n'est plus entre classes
mais entre "ceux qui acceptent le système et ceux qui le combattent".
Ce qui compte ainsi, c'est l'attitude subjective du révolutionnaire,
qui réalise déjà son autonomie en acte et lui permet de comprendre
le monde, plutôt que sa transformation objective.
Sont pertinents les faits qui on trait au projet révolutionnaire,
conçu comme une transformation radicale de la société créée par
l'activité autonome des gens. C'est donc cette activité autonome
- ou bien son absence -, ses formes et son contenu, passés et présents,
effectifs et potentiels, qui devient la catégorie centrale, le point
archimédien de l'interprétation. 45
Prenant appui sur la psychanalyse, qu'il pratiquait, Cornélius Castoriadis
définit "le sujet de l'autonomie comme instance active
et lucide, rendant par là possible une politique de la liberté fondée
sur la responsabilité des individus"53. Il ne s'agit pas de
réduire l'individu à sa conscience, puisque la prise de conscience
des conflits inconscients est essentielle au contraire. C'est dire
plutôt que le sujet de la politique est un devenir conscient de
soi, un devenir public de la sphère publique, inséparable
de l'autonomie individuelle comme conscience de soi et responsabilité
constituant le citoyen, l'homme public. Cette autonomie politique
(construite) s'oppose à l'hétéronomie des institutions devenues
"autonomes" et qui s'imposent à nous sans nous demander notre avis.
L'hétéronomie, c'est l'autonomie de l'Autre. Il ne faut pas confondre
l'autonomie des individus et l'autonomie de l'économie notamment.
L'autonomie est signification imaginaire, mais surtout ce
"qui est à la fois présupposition de notre pensée et notre faire
(parler, réfléchir, délibérer, mettre en question) et visée devant
nous"61. C'est l'ouverture, la mise en question
de soi, l'absence de fondement qui n'est pas comme pour Lefort la
spécificité de la démocratie mais bien du sujet lui-même comme liberté
(errance). Cela ne veut pas dire que l'autonomie n'est pas tout
autant une question collective et politique, l'agir collectif devant
tenir compte de l'autonomie de tous mais surtout la produire.
Tout ceci débouche sur une valorisation de la créativité et du nouveau
qui semble un peu vide pourtant. Le nouveau "bouche la vue" comme
dit Lefort, c'est le contraire d'un projet d'avenir. Bien plus intéressant
semble ce qu'il appelle praxis comme activités orientées
vers l'autonomie (psychanalyse, pédagogie, politique) où c'est
l'autonomie de l'individu comme objectif social qui fonde la démocratie
comme auto-institution et participation de tous aux affaires publiques.
La psychanalyse sert ici de modèle à ces "professions impossibles"
de la production de l'homme par l'homme et à une conception de l'autonomie
comme négativité, autotransformation et autolimitation.
La praxis se trouve également au coeur de la politique révolutionnaire,
qui vise l'autotransformation de la société en vue de l'autonomie
de tous, et cela au moyen de l'activité autonome de tous. 63
D'un côté, l'objectif est de libérer la
créativité / créer la liberté, en créant "les institutions
qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible
leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité
de participation effective à tout pouvoir explicite existant
dans la société". Mais de l'autre, l'autonomie est par définition
autolimitation.67
La société autonome a pour condition de possibilité
absolument primordiale l'activité des individus et de la collectivité
qui la font être à mesure même qu'ils se mobilisent vers l'autonomie.
Ce qui implique un vaste ensemble de médiations pratiques,
de processus créateurs étayés sur des institutions (matérielles
et immatérielles), qui fournissent un cadre propice au déploiement
de l'activité autonome... Mais aucune société autonome n'est
concevable sans une éthique socialement et politiquement partagée.
73
La liberté ne peut exister que comme liberté
effective, sociale, concrète : à savoir,
sous un premier aspect, espace de mouvement et d'activité
le plus large possible assuré à l'individu par l'institution
de la société. 95
Dans le cas précis du régime démocratique, où l'objectif de la
politique n'est pas le bonheur, affaire privée, mais la liberté,
une composante du bien commun démocratique est que la cité doit
faire tout ce qui est possible pour aider les citoyens à devenir
effectivement autonomes. 112
On peut être un peu sceptique sur les vertus qu'il prête à la
formation (paideia) de produire "un être autonome capable
de gouverner et d'être gouverné"120. Il n'est pas sûr que les
vertus républicaines viennent de l'éducation, d'un dressage
rigide, plutôt de certains moments de consensus, d'une situation
donnée, des institutions. Comme c'est un élément central de son
projet d'autonomie, il n'est pas sans conséquences d'abandonner
ces prétendues "bonnes habitudes" qu'on voudrait nous inculquer.
Il est logique que la plupart des anarchistes croient tellement
à la toute puissance du pouvoir qu'ils veulent l'utiliser pour former
un "homme bon". Mais c'est très dangereux et totalement illusoire,
les exemples fourmillent. Il faut compter sur l'éducation certes,
mais comme formation intellectuelle plutôt, où la raison se réintroduit
en chacun. Si la formation reste essentielle aux capacités objectives
des individus, il faut trouver un autre opérateur de la socialisation
à l'autonomie. Il n'est pas question de moraliser, de s'imaginer
venir à bout des rivalités, des jalousies qui travaillent l'histoire
depuis tant de temps. Il faut savoir limiter ses prétentions. On
pourrait comparer cette folle volonté de manipulation de l'homme
à celle de nos généticiens modernes qui voudraient nous rendre résistants
à tout alors qu'il nous faudrait surtout une société plus douce.
La démocratie, comme "devenir vraiment public de la sphère
publique", garde encore une valeur subversive bien qu'il ne
suffise pas de reconnaître que le projet d'autonomie soit un produit
historique pour garantir sa victoire face au projet capitaliste
d'hétéronomie marchande et de rationalisation. Castoriadis diagnostique
pourtant une "décomposition des mécanismes de direction" et
"l'évanescence du conflit social et politique"151
qui se traduisent en crise de la culture et l'absence de
tout projet. Il pronostique la fin de la société de marché, un
désenchantement du progrès libéral après celui du progrès communiste
et des religions d'Etat dont parle Marcel Gauchet. Un effondrement
interne plutôt qu'une défaite, qui s'exprime dans un certain épuisement
de la modernité, manifeste avec l'émergence du "post-modernisme"
(défini par l'éclectisme et l'imitation), et qui se trouve en
profonde résonance avec l'évanescence du conflit socio-politique
(l'époque du conformisme généralisé, de l'insignifiance), la crise
des valeurs 154. On ne le suivra pas dans
la croyance d'un déclin de l'autonomie qui peut être momentané
en politique mais n'est sans doute qu'un changement de formes,
une redistribution des enjeux.
Il est difficile par contre de ne pas lui donner raison quand
il pense que "les prétendues démocraties occidentales sont en
réalité des oligarchies libérales pseudo-représentative" 160
et qu'il faut dépasser la forme parti. Il voudrait marginaliser
les partis par la création d'organes collectifs autonomes refusant
la division du travail politique. Il faut bien avouer que
c'est plus facile à dire qu'à faire.
Toutes les fois où, à quelque niveau que ce soit, il est possible
d'avoir le corps concerné, la collectivité concernée, délibérant
et décidant, il faut que ce soit le corps concerné, la collectivité
concernée qui délibère et décide. 169
La réflexion sur la sphère productive est minimale, du moins assure-t-il
que "l'autogouvernement signifie évidemment autogestion au plan
de la production et du travail"171. L'autogestion étant
la démocratie dans la production. S'il pense utile un véritable
marché (inexistant à ce jour selon lui), par contre l'allocation
globale des ressources doit se décider démocratiquement car nous
devons procéder à une réappropriation de l'économie par la politique
démocratique. Voilà encore qui est vite dit. Il voudrait aussi
supprimer toute hiérarchie en égalisant tous les revenus ce qui
semble excessif, n'est même qu'une vue de l'esprit (qui peut vouloir
faire violence à la réalité). Plutôt que de prétendre avoir supprimé
toute hiérarchie, comme notre déclaration des droits de l'homme,
il vaut mieux réduire les inégalités réelles. L'autonomie
n'exige pas la suppression de toute autorité et hiérarchie qui sont
des principes organisationnels productifs, en fonction d'une finalité
collective. Ce ne sont pas seulement des symboles de domination
et l'autogestion ne supprime pas toute domination. Il faut savoir
se limiter aussi dans la passion égalitaire, mais, s'il serait dangereux
d'aller à ces violentes extrémités, on peut se guider malgré tout
de ces principes :
Un véritable devenir public de la sphère publique/publique, une
réappropriation du pouvoir par la collectivité, l'abolition de la
division du travail politique, la circulation sans entrave de l'information
politiquement pertinente, l'abolition de la bureaucratie, le principe
: pas d'exécution des décisions sans participation à la prise des
décisions, la souveraineté des consommateurs, l'auto-gouvernement
des producteurs - accompagnés d'une participation universelle aux
décisions engageant la collectivité, et d'une auto-limitation. 173
Le prix à payer pour la liberté, c'est la destruction
de l'économique comme valeur centrale et, en fait, unique.
178
Il me faut témoigner ici de sentiments mêlés, tellement je me sens
proche de ses intentions, de nombre de ses analyses que je reprends
souvent, et tellement éloigné du léger de ses solutions jusqu'à
considérer qu'il soit peu utilisable, voire dangereux dans son auto-affirmation
absolue (une façon de forcer le concept). Il y a bien sûr la marque
du temps. Le conséillisme, l'extension pure et simple de la démocratie
à l'économie comme autogestion (qui ne va pas de soi, évacuant la
question des compétences et de l'efficacité qui régissent ce champs,
contaminant du même coup la politique qui ne doit pas accepter,
elle, l'autorité d'aucune compétence), et restant enfermé enfin
dans la gestion de l'existant (ce sont les activités autonomes qu'il
faut développer au contraire). On ne peut accepter d'ériger l'inefficacité
en dogme jusqu'à paralyser toute instance décisionnelle réduite
à la représentation et la participation de tous. Il faut dénoncer
aussi les risques d'une absence de séparation des pouvoirs ouverte
à toutes les dérives dans l'unité fusionnelle d'un corps instituant
(auquel il faut opposer les contre-pouvoirs d'une démocratie participative).
Je ne reviens pas sur l'éducation, ni sur la "révolution permanente".
La convergence qui reste presque totale des objectifs peut du moins
nous permettre d'argumenter sur la divergence des moyens.
On retrouve là, en effet, une bonne part du programme écologiste,
à condition d'y ajouter le principe de précaution qui modère
les emportements et devrait nous prévenir des dangers de l'extrémisme
(à ne pas confondre avec la volonté de transformer la réalité).
Il faut éviter dans l'application de ces principes toute brutalité,
tout simplisme, tout aveuglement aux difficultés d'une réalisation
de ces bonnes intentions. Il faut éviter de perdre notre autonomie
justement, notre faculté de corriger nos erreurs devant les problèmes
rencontrés. Ne pas traiter la pensée de Cornélius Castoriadis
en dogme hérité, prendre sa suite, viser les mêmes objectifs mais
rester capable d'intégrer la nouveauté introduite par l'intervention
de notre liberté. La réalisation de l'autonomie nécessite de prendre
le programme de Castoriadis comme un point de départ à corriger,
à complexifier, à limiter dans ses ambitions et surtout en tenant
compte des contradictions apparues entre le devoir-être et l'action
réelle, entre les différentes temporalités, les hauts et les bas
de l'activité politique. Nous ne pouvons nous en tenir à une vision
angélique d'une démocratie directe immédiate et parfaite.
Il est intéressant d'éclairer les positions de Lefort et
Castoriadis par leurs oppositions et impasses respectives. tout
se passe comme s'ils s'étaient partagé les dépouilles du marxisme
pour l'un la "lutte des classes" et l'idéologie, pour l'autre
la révolution et l'autonomie Lefort n'est pas dupe de l'institution
d'un collectif qu'il ramène à l'institution d'un lieu de conflit
et de représentation de la pluralité sociale. La loi peut être
admise par tous mais c'est la loi de la classe dominante que renforce
son idéologie unifiante (qui n'est qu'une idéologie). La division
de la société est primordiale, son unité restant toujours problématique,
usurpée, elle ne saurait plus être un corps unifié désormais.
S'il refuse de voir dans cette société de marché réduite à ses
conflits la fin de l'histoire, c'est de se fier à l'invention
qui renvoie la réponse à plus tard, mais on ne voit pas bien
ce qui pourrait nous faire sortir de l'indétermination du conflit
social. Pour Castoriadis, au contraire, l'auto-nomos exige
la fiction, instituée, d'une unité véritable, un sujet du collectif
qui se donne sa propre loi, un corps constitué mais qui ne prend
vraiment consistance qu'à viser l'autonomie des personnes. Toujours
prêt à se remettre en cause, le sujet collectif en tant qu'"instituant"
peut s'élancer soudain vers des avenirs lointains, mais s'en détourner
tout autant, dès le lendemain. Il faudrait donc compter sur sa
constance alors qu'on l'exhorte à une totale mobilité. Avec Lefort
comme avec Castoriadis, on ne voit pas ce qui pourrait nous sortir
de l'impuissance d'une discussion sans fin pour l'un ou d'un monde
sans promesses ni consistance pour l'autre. C'est comme si la
division du social bloquant toute tentative de refondation pour
l'un, se reportait pour l'autre en division temporelle (révolution),
division du sujet qui remet en cause son autonomie justement comme
fondation toujours éphémère. Il nous faudrait attendre comme le
messie l'invention ou la nouveauté qui nous sauverait d'une société
absente et d'un monde qui n'est pas durable, mais on ne voit pas
en quoi ils nous permettraient de sortir de leurs postulats de
base. Du moins, avec Castoriadis, nous avons un contenu pour
notre politique, le projet d'autonomie.
Tout ceci fait écho aux thèses de Marcel Gauchet et, de
ce point de vue, on peut ramener leurs oeuvres, et malgré eux,
à la délégitimation du politique dès lors qu'ils ne débouchent
pas sur une véritable alternative. En prendre la suite, même avec
un regard critique, c'est pourtant bien donner crédit à leur prétention
d'une reprise du politique. On a là le passage d'une autonomie
comme délégitimation, à l'autonomie comme projet. Saut qualitatif
longtemps inaperçu de Marcel Gauchet, tout comme la perte de légitimité
du libéralisme qui devrait permettre de fonder enfin une nouvelle
politique délivrée du religieux, fondée sur l'individu et ouverte
à l'avenir.
C'est cette inversion de la dette et le déclin de la société
disciplinaire qu'Alain Ehrenberg enregistre dans ses manifestations
dépressives, l'insuffisance de l'individu autonome, la pression
sociale d'exigence d'autonomie, la contradiction d'une autonomie
subie, devenue norme. On ne peut nier que Cornélius Castoriadis
participe au renforcement de la norme sociale d'autonomie, Ehrenberg
le rejoint pourtant quand il met en évidence la nécessité d'institutions
de l'autonomie, d'un support de l'individu, d'une articulation
au politique de l'autonomie individuelle.
On doit retenir que ce n'est pas si simple qu'on pouvait le croire.
L'autonomie ne libère pas spontanément la créativité comme
un instinct puissant qui attendrait de se déployer dès que ses
liens seraient coupés. La lutte pour l'autonomie n'est le plus
souvent qu'une lutte contre des contraintes devenues illégitimes.
Il nous faut donc réélaborer notre projet d'autonomie en tenant
compte des acquis et leçons de l'histoire, tout en profitant des
nouvelles exigences d'autonomie de l'économie cognitive. L'autonomie
est désormais plus réelle encore mais à cause de cela, notre projet
de démocratie participative doit tenir compte de la réalité plus
que de nos rêves. Par dessus tout, il faut se poser la question
de savoir si l'autonomie peut être un but en soi. Il ne s'agit
pas de remettre en cause sa nécessité, ni qu'elle mesure les véritables
richesses (A. Sen), ni qu'elle doit être produite, projet social
explicite, mais le fait que l'autonomie pourrait être une fin
dernière.
Il s'agit ainsi de reconnaître que l'autonomie n'est qu'un moyen
pour la reconnaissance sociale et pour s'inscrire dans l'histoire,
ce n'est pas être cause de soi. Bien au-delà de nous, du futur
même, nous vient une lourde responsabilité envers les générations
futures. Nous voyons ainsi dans l'écologie le point d'archimède
permettant de dépasser les contradictions de l'autonomie en lui
fournissant un appui et une légitimité extérieure. C'est bien
plus qu'une éthique de la peur, c'est une histoire qui incluerait
son avenir, une continuité des générations qui nous donne consistance
sur le long terme et nous donne une limite qui ne vient pas de
nous, une raison qui nous traverse et nous dépasse.
Dès qu'on se pense comme continuité, il semble bien que plus
aucune autonomie ne permet à une génération de défaire tout ce
que les autres ont construit. Si on peut penser que l'attitude
révolutionnaire est d'autant plus indispensable, il ne peut s'agir
que de négations partielles participant à la construction d'une
histoire commune. Dès lors que nous défendons une autonomie
partielle, le risque est grand d'y être absorbée tout-à-fait
sous le poids de la tradition ou des contraintes écologiques,
de même que la prudence écologiste peut mener à l'immobilisme.
C'est tout l'intérêt d'insister sur le projet d'autonomie et de
revenir aux exigences révolutionnaires de Castoriadis. Il s'agit
de se situer entre ces deux extrêmes d'une autonomie irresponsable
et d'une responsabilité sans autonomie. Il n'y a jamais d'autonomie
totale. Avant toute institution, nous partageons planète, langage
et raison. La totalité sociale n'est pas réellement absente et
la totalité climatique nous renvoit en catastrophes les effets
de nos pollutions. Il n'y a pas de contrat social, le monde nous
précède qui nous a produit. C'est dans l'idéologie, dans les institutions
que la société manque.
S'il fallait bien insister contre l'économisme sur le sujet
agissant, instituant, il ne faut pas oublier l'objet qui lui
donne toute sa consistance, sa matérialité. Il n'y a jamais d'autonomie
que partielle et située. Il ne faut pas tomber dans l'idéalisme
ou le scepticisme sous prétexte qu'il n'y a pas de vérité absolue.
Le principe de précaution, tout comme la philo-sophie, nous invite
au contraire à tenir compte de notre ignorance pour s'approcher
un peu plus d'une sagesse inaccessible. Il est certes difficile
de tenir la balance entre sujet et objet pris dans une dialectique
changeante mais la liberté d'action ne se mesure qu'aux possibilités
et contraintes de la situation historique. Nous reprenons ainsi
le projet d'autonomie de Castoriadis mais nous l'inscrivons dans
les limites d'une écologie du futur et des équilibres présents,
de la résistance des choses et de l'inertie des gens, du réalisme
vital d'un processus de production d'autonomie enfin, avec
toutes ses contradictions, ses errances ; une démocratie participative
contradictoire plutôt qu'une démocratie totale rêvée, un absolu
inhumain de conscience et de liberté.
Nous avons besoin pour cela de l'esprit révolutionnaire tout
autant que de la prudence écologiste. Evitant tout point de vue
unilatéral, il nous faut savoir que nous ne sommes pas des dieux
mais ne pas se laisser faire, "se savoir mortel et agir en immortel"
dit Aristote. Si l'autonomie est nécessaire, elle n'est pas suffisante.
Nous avons un rôle à jouer. Héritiers de l'histoire et solidaires
de l'avenir, notre autonomie mesure en fin de compte notre responsabilité
devant ce que le monde a d'insupportable, d'injuste et de destructeur,
elle mesure ce que nous pouvons faire.
26/07/2001
Lien d'origine : http://perso.wanadoo.fr/marxiens/philo/castoria.htm
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