Ceux qui ont écrit sur les rapports entre psychanalyse et politique
se sont fixés, pour la plupart, de manière unilatérale
sur des formulations isolées de Freud ou sur ses écrits
dexcursion et dincursion dans les domaines de la philosophie
de la société et de lhistoire (Malaise dans la civilisation,
LAvenir dune illusion, Moïse). On en a presque toujours
tiré des conclusions « pessimistes » ou même
« réactionnaires » sur les implications de la psychanalyse
quant aux projets de transformation sociale et politique Les psychanalystes
eux-mêmes, pour autant quils expriment rarement
un avis sur ces questions, ont montré un empressement paresseux
et suspect à se contenter de ces « conclusions ».
Pour ce faire, il fallait négliger ou passer sous silence dautres
uvres (par exemple Totem et Tabou) et dautres formulations
de Freud sur lesquelles jai attiré lattention ailleurs
(2). Mais aussi, ce qui est beaucoup plus grave, on a ce faisant occulté
des questions de substance fondamentales, et beaucoup plus importantes
que les « opinions » de Freud. Quelle est la signification
de la psychanalyse elle-même, comme théorie et comme pratique
? Quelles en sont les implications, qui certainement nont pas
été toutes explorées par Freud ? Na-t-elle
rien à voir avec le mouvement émancipatoire de lOccident
? Leffort de connaître linconscient et de transformer
le sujet na-t-il aucun rapport avec la question de la liberté,
et avec les questions de la philosophie ? La psychanalyse aurait-elle
été possible en dehors des conditions social-historiques
qui ont été réalisées en Europe ? La connaissance
de linconscient ne peut-elle rien nous apprendre concernant la
socialisation des individus, donc aussi les institutions sociales ?
Pourquoi la perspective pratique qui est celle de la psychanalyse dans
le champ individuel serait-elle automatiquement frappée de nullité
lorsquon passe au champ collectif ? Il faut bien constater que
ces questions ne sont que très rarement posées, et jamais
de manière satisfaisante. Je résume et jélargis,
dans les lignes qui suivent, les conclusions dun travail de vingt-cinq
ans (3).
Je commencerai par un mot de Freud que je trouve profondément
vrai. A deux reprises, Freud a déclaré que la psychanalyse,
la pédagogie et la politique sont les trois professions impossibles
(4). Il na pas expliqué pourquoi elles étaient impossibles
[
]. Il semble que nous pourrions évoquer une raison assez
forte, rendant au moins la psychanalyse et la pédagogie presque
impossibles : cest que les deux visent à changer les êtres
humains. Pourtant les choses ne sont pas si simples. Un psychiatre comportementaliste
(en fait, pavlovien), un « pédagogue » comme le père
du président Schreber, les gardiens dun camp de concentration
nazi ou stalinien, les agents du Minilove, et OBrien lui-même
(Orwell, 1984), agissent tous pour changer des êtres humains
et, souvent, ils réussissent.
Mais, dans tous ces cas, la fin de lactivité est déjà
complètement déterminée dans lesprit de lagent
: il sagit déradiquer, dans lesprit et lâme
du patient, toute trace dun penser et dun vouloir propres.
Lagent utilise des moyens tout autant déterminés,
et il est censé contrôler pleinement ces moyens et le processus
densemble [
]. Son savoir peut évidemment comprendre
aussi une certaine connaissance des processus psychiques profonds, comme
la montré Bruno Bettelheim dans son analyse des linéaments
rationnels du traitement des prisonniers dans les camps nazis : il sagissait
de briser limage de soi du prisonnier, de démolir ses repères
identificatoires. Avant Bettelheim et indépendamment de lui,
Orwell avait vu cela clairement et profondément dans 1984. Ce
sont aussi ces considérations qui me font parler de politique,
en discutant la phrase de Freud, et non pas de « gouvernement
» (Regierung) : « gouverner » les hommes, par la terreur
ou par la manipulation douce, peut être ramené à
une technique rationnelle, à une action zweckrational, instrumentale
ou rationnelle quant aux moyens, selon lexpression de Max Weber.
Mais rien de ce qui vient dêtre dit ne peut être appliqué
à la psychanalyse. Aussi ouvertes que soient les discussions
sur les visées et les fins ou la fin de lanalyse, lobjectif
que lanalyste essaie datteindre ne peut pas être aisément
défini en termes déterminés et spécifiques
[
]. Freud est revenu à plusieurs reprises sur la question
de la fin et des fins de lanalyse, en en donnant des définitions
diverses et apparemment différentes. Une des plus tardives, selon
moi la plus riche, la plus prégnante et la plus risquée,
cest le célèbre Wo es war, soll Ich werden, où
était Ça, Je dois/doit devenir.
Jai déjà commenté longuement cette formulation
ailleurs (5)et je me borne à résumer mes conclusions.
Si comme semble malheureusement limpliquer la suite immédiate
du texte de Freud nous comprenons cette phrase comme voulant
dire : le Ça, le Es, doit être éliminé ou
conquis par le Je, le Ich, asséché et cultivé comme
la Zuyder Zee, nous nous proposerions un objectif à la fois inaccessible
et monstrueux (6). Inaccessible, puisquil ne peut pas exister
dêtre humain dont linconscient a été
conquis par le conscient, dont les pulsions sont soumises à un
contrôle complet par les considérations rationnelles, qui
a cessé de phantasmer et de rêver. Monstrueux, puisque
si nous atteignions cet état, nous aurions tué ce qui
fait de nous des êtres humains, qui nest pas la rationalité
mais le surgissement continu, incontrôlé et incontrôlable
de notre imagination radicale créatrice dans et par le flux des
représentations, des affects et des désirs. Au contraire,
une des fins de lanalyse est de libérer ce flux du refoulement
auquel il est soumis par un Je qui nest dhabitude quune
construction rigide et essentiellement sociale. Cest pourquoi
je propose que la formulation de Freud soit complétée
par : Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen, là où Je suis/est,
Ça doit aussi émerger.
Lobjectif de lanalyse nest pas déliminer
une instance psychique au profit dune autre, mais daltérer
la relation entre instances. Pour ce faire, elle doit altérer
essentiellement lune de ces instances : le Je, ou le conscient.
Le Je saltère en recevant et admettant les contenus de
linconscient, en les réfléchissant et en devenant
capable de choisir lucidement les impulsions et les idées quil
tentera de mettre en acte. En dautres termes, le Je a à
devenir une subjectivité réfléchissante, capable
de délibération et de volonté. Le but de lanalyse
nest pas la sainteté ; comme a dit Kant, personne nest
jamais un saint. Ce point est décisif : il oppose explicitement
lanalyse à toutes les éthiques fondées sur
la condamnation du désir, et donc sur la culpabilité.
Je désire vous tuer ou vous violer mais je ne le
ferai pas. A comparer avec Matthieu 5, 27-28 : « Vous avez appris
quil a été dit : Tu ne commettras pas dadultère.
Mais moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer
a déjà commis, dans son cur, ladultère
avec elle. » Comment lanalyse pourrait-elle jamais oublier
le fait cardinal qui la fonde, que nous commençons notre vie
en regardant une femme pour la désirer (quel que soit notre sexe),
que ce désir ne peut jamais être éliminé
et, plus important encore, que sans désir nous ne deviendrons
jamais des êtres humains et même, nous ne pourrions tout
simplement pas survivre.
Jai parlé de relation altérée entre instances
psychiques.
On peut la décrire en disant que le refoulement laisse la place
à la reconnaissance des contenus inconscients, et la réflexion
sur eux, et que linhibition, lévitement ou lagir
compulsifs laissent la place à la délibération
lucide. Limportance de ce changement ne se trouve pas dans lélimination
du conflit psychique [mais] dans linstauration dune subjectivité
réflexive et délibérante, qui a cessé dêtre
une machine pseudo-rationnelle et socialement adaptée et a reconnu
et libéré limagination radicale au noyau de la psyché.
Je traduis le werden de Freud par devenir (qui est son sens exact) et
non pas par « être » ou même « advenir
», car la subjectivité que jessaie de décrire
est essentiellement un processus, non pas un état atteint une
fois pour toutes. Cest aussi pourquoi je dirai que nous pouvons
élucider la fin de lanalyse, non pas la définir
strictement. Ce que jappelle le projet dautonomie, au niveau
de lêtre humain singulier, est la transformation du sujet
de manière quil puisse entrer dans ce processus. La fin
de la psychanalyse est consubstantielle avec le projet dautonomie.
Cette fin ne peut pas être atteinte, ni même approchée,
sans lactivité propre du patient : remémorer, répéter,
perlaborer (durcharbeiten). Le patient est lagent principal du
processus psychanalytique [
].
Ainsi, la psychanalyse nest pas une technique, et il nest
même pas correct de parler de technique psychanalytique. La psychanalyse
est une activité pratico-poiétique, où les deux
participants sont des agents. Le patient est lagent principal
du développement de sa propre activité. Je lappelle
poiétique, car elle est créatrice : son issue est (doit
être) lauto-altération de lanalysant, cest-à-dire,
rigoureusement parlant, lapparition dun autre être.
Je lappelle pratique, car jappelle praxis lactivité
lucide dont lobjet est lautonomie humaine et pour laquelle
le seul « moyen » datteindre cette fin est cette autonomie
elle-même.
De ce point de vue, la situation de la pédagogie est très
semblable. La pédagogie commence à lâge zéro,
et personne ne sait quand elle se termine. Lobjectif de la pédagogie
[
] est daider le nouveau-né, ce hopeful et dreadful
monster, à devenir un être humain. La fin de la paideia
est daider ce faisceau de pulsions et dimagination à
devenir un anthropos, [soit] un être autonome. On peut tout aussi
bien dire, se rappelant Aristote, un être capable de gouverner
et dêtre gouverné.
La pédagogie doit, à chaque instant, développer
lactivité propre du sujet en utilisant, pour ainsi dire,
cette même activité propre. Lobjet de la pédagogie
nest pas denseigner des matières spécifiques,
mais de développer la capacité dapprendre du sujet
apprendre à apprendre, apprendre à découvrir,
apprendre à inventer. Cela, bien entendu, elle ne peut le faire
sans enseigner certaines matières pas plus que lanalyse
ne peut progresser sans les interprétations de lanalyste.
Mais, de même que ces interprétations, les matières
enseignées doivent être considérées comme
des marches ou des points dappui servant non seulement à
rendre possible lenseignement dune quantité croissante
de matières, mais à développer les capacités
de lenfant à apprendre, découvrir et inventer. La
pédagogie doit nécessairement aussi enseigner et
de ce point de vue on doit condamner les excès de plusieurs pédagogues
modernes. Mais deux principes doivent être fermement défendus
: tout processus déducation qui ne vise pas à
développer au maximum lactivité propre des élèves
est mauvais ; tout système éducatif incapable de
fournir une réponse raisonnable à la question éventuelle
des élèves : pourquoi devrions-nous apprendre cela ? est
défectueux.
[Sur] limmense sujet des relations entre psychanalyse et pédagogie,
il faut dissiper au moins un malentendu. La psychanalyse ne postule
pas lexistence dun être humain intrinsèquement
« bon », pas plus quelle ne croit comme Reich,
Marcuse ou quelques idéologues français du « désir
» quil suffit de laisser les désirs et les
pulsions sexprimer pour aboutir au bonheur universel. On aboutirait
plutôt, dans un tel cas, au meurtre universel. Pour la psychanalyse
comme aussi, en fait, pour le sens commun et pour les penseurs
depuis Platon et Aristote jusquà Diderot , un être
humain adulte a nécessairement intériorisé un nombre
immense de contraintes externes qui forment, désormais, une partie
intégrante de sa psyché. Du point de vue psychanalytique,
un tel être a renoncé à la toute-puissance, a accepté
que les mots ne signifient pas ce quil voudrait quils signifient,
a reconnu lexistence dautres êtres humains dont les
désirs, la plupart du temps, sopposent aux siens, et ainsi
de suite.
Du point de vue social-historique, il a intériorisé, virtuellement,
la totalité de linstitution donnée de la société
et, plus spécifiquement, les significations imaginaires qui organisent,
dans chaque société particulière, le monde humain
et non humain, et lui donnent un sens.
Ainsi, du point de vue psychanalytique, la pédagogie est (doit
être) léducation du nouveau-né qui lamène
à létat décrit plus haut, comportant linhibition
minimale de son imagination radicale et le développement maximal
de sa réflexivité. Mais, du point de vue social-historique,
la pédagogie devrait élever son sujet de telle sorte quil
intériorise, et donc fasse beaucoup plus quaccepter, les
institutions existantes, quelles quelles soient. Il est clair
que nous arrivons ainsi à une antinomie apparente, et à
une question profonde et difficile. Cela nous conduit à la politique,
et au projet dautonomie comme projet nécessairement social,
et non pas simplement individuel.
Avant de laborder, une remarque encore sur le terme freudien dimpossibilité
par lequel nous avons commencé. Limpossibilité de
la psychanalyse et de la pédagogie consiste en ceci quelles
doivent toutes les deux sappuyer sur une autonomie qui nexiste
pas encore afin daider à la création de lautonomie
du sujet. Cela apparaît, du point de vue de la logique ordinaire,
la logique ensembliste-identitaire, comme une impossibilité logique.
Mais limpossibilité semble aussi consister, en particulier
dans le cas de la pédagogie, en la tentative de faire être
des hommes et des femmes autonomes dans le cadre dune société
hétéronome et, au-delà de cela, dans cette énigme
apparemment insoluble, aider les êtres humains à accéder
à lautonomie, en même temps que ou bien que
ils absorbent et intériorisent les institutions existantes.
La solution de cette énigme est la tâche « impossible
» de la politique dautant plus impossible quelle
doit, ici encore, sappuyer sur une autonomie qui nexiste
pas encore afin de faire surgir lautonomie. Cest le sujet
que nous devons maintenant aborder.
La psychanalyse vise à aider lindividu à devenir
autonome : capable dactivité réfléchie et
de délibération. De ce point de vue, elle appartient pleinement
à limmense courant social-historique qui se manifeste dans
les combats pour lautonomie, au projet émancipatoire auquel
appartiennent aussi la démocratie et la philosophie. Mais, comme
je lai déjà indiqué, elle doit demblée
faire face, comme la pédagogie, à la question des institutions
existantes de la société. Dans le cas de la pédagogie,
cela est immédiatement manifeste. Dans le cas de la psychanalyse,
la rencontre avec linstitution existante est la rencontre avec
le Je concret du patient. Ce Je est, pour une part décisive,
une fabrication sociale : il est construit pour fonctionner dans un
dispositif social donné et pour préserver, continuer et
reproduire ce dispositif cest-à-dire les institutions
existantes. Celles-ci ne se conservent pas tellement par la violence
et la coercition explicite, mais surtout par leur intériorisation
par les individus quelles fabriquent.
Les institutions, et les significations imaginaires sociales, sont des
créations de limaginaire radical, de limaginaire
social instituant, la capacité créatrice de la collectivité
anonyme, telle quelle se manifeste clairement, par exemple, dans
et par la création du langage, des formes de famille, des murs,
des idées, etc. La collectivité ne peut exister que comme
instituée. Ses institutions sont, chaque fois, sa création
propre, mais presque toujours, une fois créées, elles
apparaissent à la collectivité comme données (par
les ancêtres, les dieux, Dieu, la nature, la Raison, les lois
de lhistoire, les mécanismes de la concurrence, etc.).
Elles deviennent ainsi fixes, rigides, sacrées. Il y a toujours,
dans les institutions, un élément central, puissant et
efficace, dauto-perpétuation (et les instruments nécessaires
à cette fin) ce que lon appellerait, en psychanalyse,
la répétition ; le principal parmi ces instruments est,
comme déjà dit, la fabrication dindividus conformes.
Jappelle cet état de la société lhétéronomie
; le heteros, lautre, qui a donné la loi nest personne
dautre que la société instituante elle-même,
laquelle doit, pour des raisons très profondes, occulter ce fait.
Jappelle autonome une société qui non seulement
sait explicitement quelle a créé ses lois, mais
qui sest instituée de manière à libérer
son imaginaire radical et à être capable daltérer
ses institutions moyennant sa propre activité collective, réflexive
et délibérative. Et jappelle politique lactivité
lucide dont lobjet est linstitution dune société
autonome et les décisions concernant les entreprises collectives.
Il est immédiatement évident que le projet dune
société autonome perd tout sens sil nest pas,
en même temps, le projet qui vise à faire surgir des individus
autonomes et réciproquement.
Il existe en effet une analogie éclairante (certainement pas
une identité ou une « homologie structurale ») entre
les questions et les tâches quaffronte le projet dautonomie
dans le champ individuel et dans le champ collectif. Dans le cas de
lhétéronomie, la structure rigide de linstitution
et loccultation de limaginaire radical, instituant, correspondent
à la rigidité de lindividu socialement fabriqué
et au refoulement de limagination radicale de la psyché.
Dans la perspective du projet dautonomie, nous avons défini
les visées de la psychanalyse et de la pédagogie comme,
premièrement, linstauration dun autre type de relation
entre le sujet réflexif sujet de pensée et de volonté
et son inconscient, cest-à-dire son imagination
radicale, et, deuxièmement, la libération de sa capacité
de faire, et de former un projet ouvert pour sa vie et y travailler.
Nous pouvons, de manière similaire, définir la visée
de la politique comme, premièrement, linstauration dun
autre type de relation entre la société instituante et
la société instituée, entre les lois chaque fois
données et lactivité réflexive et délibérante
du corps politique, et, deuxièmement, la libération de
la créativité collective, permettant de former des projets
collectifs pour des entreprises collectives et dy travailler.
Et nous pouvons pointer le lien essentiel entre les deux que constitue
la pédagogie, léducation, la paideia : car comment
pourrait-il y avoir une collectivité réflexive sans individus
réflexifs ? Une société autonome, comme collectivité
qui sauto-institue et sauto-gouverne, présuppose
le développement de la capacité de tous ses membres de
participer à ses activités réflexives et délibératives.
La démocratie, au sens plein, peut être définie
comme le régime de la réflexivité collective ;
on peut montrer que tout le reste découle de cette définition.
Et la démocratie ne peut exister sans individus démocratiques,
et réciproquement. Cela aussi est un des aspects paradoxaux de
l« impossibilité » de la politique.
Nous pouvons montrer encore plus clairement la solidarité intime
entre les dimensions sociale et individuelle du projet dautonomie
à partir dune autre considération. La socialisation
de la psyché, et même sa simple survie, exige quelle
reconnaisse et accepte le fait que ses désirs nucléaires,
originaires, ne peuvent jamais être réalisés Dans
les sociétés hétéronomes, cela a toujours
été accompli non pas par la simple interdiction des actes,
mais surtout par linterdiction des pensées, le blocage
du flux représentatif, le silence imposé à limagination
radicale.
Comme si la société appliquait à lenvers,
pour les lui imposer, les voies de linconscient. A la toute-puissance
de la pensée inconsciente, elle répond en essayant dinduire
la pleine impuissance de cette pensée, et finalement de la pensée
tout court, comme seul moyen pour limiter les actes. Interdire la pensée
est ainsi apparu comme la seule manière dinterdire les
actes. Cela va beaucoup plus loin que le « surmoi sévère
et cruel » de Freud : lhistoire montre que cela a entraîné
une mutilation de limagination radicale de la psyché. Nous
voulons des individus autonomes, cest-à-dire des individus
capables dune activité réfléchie propre.
Mais, à moins que nous nentrions dans une répétition
sans fin, les contenus et les objets de cette activité, et même
le développement de ses moyens et méthodes, ne peuvent
être fournis que par limagination radicale de la psyché.
Cest là que se trouve la source de la contribution de lindividu
à la création social-historique. Et cest pourquoi
une éducation non mutilante, une véritable paideia, est
dune importance capitale.
Je reviens à ce que jai appelé lénigme
de la politique. Une société autonome implique des individus
autonomes. Les individus deviennent ce quils sont en absorbant
et intériorisant les institutions ; en un sens, ils sont lincarnation
principale de ces institutions. Nous savons que cette intériorisation
nest rien moins que superficielle : les modes de pensée
et daction, les normes et les valeurs, et finalement lidentité
même de lindividu comme être social, dépendent
tous delle.
Dans une société hétéronome, lintériorisation
de toutes les lois au sens le plus vaste de ce terme serait
sans effet, si elle nétait pas accompagnée par lintériorisation
de la loi suprême, ou méta-loi : tu ne mettras pas en question
les lois.
Mais la méta-loi dune société autonome ne
peut être que celle-ci : tu obéiras à la loi
mais tu peux la mettre en question ; tu peux soulever la question de
la justice de la loi ou de sa convenance [
].
Nous pouvons maintenant formuler la solution de notre énigme,
qui est en même temps lobjet premier dune politique
de lautonomie, à savoir démocratique : aider la
collectivité à créer les institutions dont lintériorisation
par les individus ne limite pas, mais élargit leur capacité
de devenir autonomes. Il est clair quà partir de cette
formulation, combinée avec le principe dégalité
impliqué par le pluriel : les individus, on peut dériver
les règles principales dune institution pleinement démocratique
de la société (et, par exemple, aussi bien les droits
de lhomme que limpératif de loctroi à
tous de possibilités effectives égales de participation
à toute forme de pouvoir qui pourrait exister) [
].
Lautonomie nest pas une fin en soi ; elle est aussi cela,
mais nous voulons lautonomie aussi et surtout pour être
capables et libres de faire des choses. Ce point est toujours oublié
par la philosophie politique désincarnée et ratiocinante
de notre époque. Une politique de lautonomie est partie
prenante de toutes ces tâches ; elle nest ni le psychanalyste,
ni le pédagogue, ni la conscience de la société,
mais elle constitue une dimension essentielle de sa réflexivité.
Comme telle, elle doit agir sur des êtres humains en les posant
comme autonomes afin de les aider à atteindre leur propre autonomie,
sans jamais oublier que la source ultime de la créativité
historique est limaginaire radical de la collectivité anonyme.
Cest en ce sens que nous pouvons comprendre pourquoi la politique
est une « profession impossible », comme la psychanalyse
et la pédagogie, et même impossiblement plus impossible
que celles-ci étant donné la nature et les dimensions
de son partenaire et de ses tâches.
Je terminerai avec quelques remarques sur la question la plus importante
de toutes, qui est commune à la psychanalyse et à la politique.
Les institutions sociales dominent les individus parce quelles
les fabriquent et les forment : totalement, dans les sociétés
traditionnelles, à un degré très important encore
dans nos sociétés libérales. Cest ce que
signifie lintériorisation des institutions par lindividu
tout au long de sa vie. Le point décisif ici est lintériorisation
des significations des significations imaginaires sociales. La
société arrache lêtre humain singulier à
lunivers clos de la monade psychique, elle le force dentrer
dans le monde dur de la réalité ; mais elle lui offre,
en échange, du sens du sens diurne. Dans le monde réel
créé chaque fois par la société, les choses
ont un sens ; la vie et (dhabitude) la mort ont un sens. Ce sens
est la face subjective, la face pour lindividu, des significations
imaginaires sociales.
Cette Sinngebung, donation de sens, ou mieux Sinnschöpfung, création
de sens, est le moment crucial et dur. Or la psychanalyse nenseigne
pas un sens de la vie. Elle peut seulement aider le patient à
trouver, inventer, créer pour lui-même un sens pour sa
vie. Il nest pas question de définir ce sens à lavance
et de manière universelle [
].
Mais pourquoi lanalyse si souvent échoue, ou devient interminable
? [
]. Je pense que la mort joue [
] un rôle décisif
dans la question, mais pas exactement de la manière que Freud
avait en vue.
Une analyse interminable est caractérisée essentiellement
par la répétition. Elle est comme la névrose à
un niveau plus élevé : elle est de la répétition
redoublée.
Pourquoi cette répétition ? En abrégeant une longue
discussion, on peut dire : la répétition au sens pertinent
ici, cest-à-dire la petite monnaie de la mort, est la voie
quutilise le patient pour se défendre contre la réalité
de la mort pleine. Lanalyse échoue ou devient interminable,
en premier lieu, en raison de lincapacité du patient (et
de lanalyste qui travaille avec lui) daccepter la mort de
celui quil était pour devenir une autre personne ; cela
Freud le savait bien, même sil la décrit en
utilisant dautres termes. Mais aussi, beaucoup plus important,
en raison de lincapacité du patient et ici celui-ci
est nécessairement seul daccepter la réalité
de la mort réelle, totale, pleine. La mort est le roc dernier
contre lequel lanalyse peut se briser.
La vie, nous le savons tous, contient et implique la précarité
continuellement suspendue du sens, la précarité des objets
investis, la précarité des activités investies
et du sens dont on les a dotées. Mais la mort, nous le savons
également, implique la-sensé de tout sens. Notre
temps nest pas du temps. Notre temps nest pas le temps.
Notre temps na pas du temps.
Lanalyse nest pas finie (et la maturité nest
pas atteinte) avant que le sujet ne soit devenu capable de vivre au
bord de labîme, pris dans ce double nud ultime : vis
comme un mortel vis comme si tu étais immortel [...].
Ces banalités légendaires, comme aurait dit Jules Laforgue,
trouvent un équivalent fondamental au niveau social, donc aussi
politique. Les sociétés hétéronomes réalisent
une Sinnschöpfung, une création de sens, pour tous, et imposent
à tous lintériorisation de ce sens. Elles instituent
aussi des représentants réels ou symboliques dun
sens pérenne et dune immortalité imaginaire auxquels,
de diverses manières, tous sont supposés participer. Il
peut sagir du mythe de limmortalité personnelle,
ou de la ré-incarnation. Mais il peut sagir aussi de la
pérennité dun artefact institué le
Roi, lEtat, la Nation, le Parti auquel chacun peut, tant
bien que mal, sidentifier.
Je pense quune société autonome naccepterait
rien de tout cela (au niveau public, jentends), et quune
des difficultés principales, sinon la difficulté, qui
confronte le projet dautonomie est la difficulté pour les
êtres humains daccepter, sans phrase, la mortalité
de lindividu, de la collectivité et même de leurs
uvres.
Hobbes avait raison, mais pas pour ses raisons à lui. La peur
de la mort est la pierre angulaire des institutions. Non pas la peur
dêtre tué par le voisin mais la peur, tout
à fait justifiée, que tout, même le sens, se dissoudra.
Personne, évidemment, ne peut « résoudre »
le problème qui en résulte. Il ne pourra lêtre,
sil lest, que par une nouvelle création social-historique
et laltération correspondante de lêtre humain
et de son attitude à légard de la vie et de la mort.
Entre-temps, il serait certainement très utile de réfléchir
aux réponses partielles quont données à ce
problème les deux sociétés où le projet
dautonomie a été créé et poursuivi
la société grecque ancienne et la société
occidentale. En particulier, on ne peut manquer dêtre frappé
par lénorme différence de ces deux réponses,
et de la relier à dautres aspects importants de ces deux
tentatives de créer une société démocratique.
Mais cest là une question immense, quil faudra reprendre
ailleurs.
Cornelius Castoriadis*
* Cornélius Castoriadis : Philosophe, psychanalyste, sociologue
et économiste (1922 - 1997).
(1) Conférence à la New School for Social Research de
New York, dans le cadre des colloques Hannah Arendt, le 25 octobre 1987.
Publié in Le Monde morcelé, Paris, Seuil, 1990 ; rééd.
« Points Essais », 2000.
(2) « Épilégomènes à une théorie
de lâme... », dans Les Carrefours du labyrinthe, Paris,
Seuil, 1978.
(3) LInstitution imaginaire de la société, Paris,
Seuil, 1978 ; Domaines de lhomme, Paris, Seuil, 1986.
(4) Lidée est dans « Analyse terminable et interminable
» (1937). Elle était déjà exprimée
dans la préface écrite par Freud pour le livre dAichhorn,
Verwahrloste Jugend, où elle est présentée comme
un bon mot traditionnel. Freud parle en fait de « gouvernement
» (Regierung). Mais, comme on le verra dans la suite du texte,
le « gouvernement » au sens traditionnel ne soulève
pas les problèmes discutés ici.
(5) LInstitution imaginaire de la société, p. 138-146
[rééd., p. 150-158] ; Les Carrefours du labyrinthe, p.
29-122 [rééd., p. 33-157]. La phrase discutée de
Freud vient des Nouvelles Leçons dintroduction à
la psychanalyse (1933). Ailleurs et fréquemment, Freud parle
de domptage ou apprivoisement (Bändigung) des pulsions.
(6) Freud, évidemment, savait cela parfaitement, comme le montrent
plusieurs formulations dans « Analyse terminable et interminable
».
Cet article intitulé "Psychanalyse et politique" de
Cornélius Castoriadis est paru dans la revue "Le Passant
Ordinaire"
N° 34 (avril 2001 - mai 2001)
Le lien d'origine de ce texte http://rezo.net/passant/revue/34-228.html