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République des Lettres
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Castoriadis en 1994
Le lien de l'intervieweur Olivier
Morel
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J'aimerais d'abord évoquer votre trajectoire intellectuelle,
à la fois atypique et symbolique. Quel est aujourd'hui votre
jugement à l'égard de cette aventure commencée
en 1946,Socialisme ou Barbarie?
J'ai déjà écrit tout cela par deux fois au moins
(dans l'Introduction générale de la Société
bureaucratique, Vol. I, 10/18, 1973, et dans Fait et à
refaire, épilogue à Autonomie et autotransformation
de la société, La philosophie militante de Cornelius Castoriadis,
Droz, 1989), aussi je serai très bref. J'ai commencé à
m'occuper de politique très jeune. J'avais découvert en
même temps la philosophie et le marxisme quand j'avais douze ans,
et j'ai adhéré à l'organisation illégale
des Jeunesses communistes sous la dictature de Metaxas à la dernière
classe du lycée, à quinze ans. Au bout de quelques mois,
mes camarades de cellule (j'aimerais marquer ici leurs noms: Koskinas,
Dodopoulos et Stratis) ont été arrêtés, mais,
bien que sauvagement torturés, ne m'ont pas donné. J'ai
ainsi perdu le contact, que je n'ai retrouvé que pendant le début
de l'occupation allemande. J'ai rapidement découvert que le Parti
communiste n'avait rien de révolutionnaire, mais était
une organisation chauvine et totalement bureaucratique (on dirait aujourd'hui
une microsociété totalitaire).
Après une tentative de "réforme" avec d'autres camarades,
qui évidemment a rapidement échoué, j'ai rompu
et j'ai adhéré au groupe trotskiste le plus à gauche,
dirigé par une figure inoubliable de révolutionnaire,
Spiros Stinas. Mais là aussi, en fonction aussi de lectures de
quelques livres miraculeusement préservés des autodafés
de la dictature (Souvarine, Ciliga, Serge, Barmine - et évidemment
Trotsky lui-même, qui visiblement articulait a,b,c mais ne voulait
pas prononcer d,e,f), j'ai vite commencé à penser que
la conception trotskiste était incapable de rendre compte aussi
bien de la nature de l'"URSS" que de celle des partis communistes. La
critique du trotskisme et ma propre conception ont pris définitivement
forme pendant la première tentative de coup d'Etat stalinien
à Athènes, en décembre 1944. Il devenait en effet
visible que le PC n'était pas un "parti réformiste" allié
de la bourgeoisie, comme le voulait la conception trotskiste, mais qu'il
visait à s'emparer du pouvoir pour instaurer un régime
de même type que celui existant en Russie - prévision confirmée
avec éclat par les événements qui ont suivi, à
partir de 1945, dans les pays d'Europe orientale et centrale. Cela m'a
aussi amené à rejeter l'idée de Trotsky que la
Russie était un "Etat ouvrier dégénéré"
et à développer la conception, que je considère
toujours juste, selon laquelle la révolution russe avait conduit
à l'instauration d'un nouveau type de régime d'exploitation
et d'oppression, où une nouvelle classe dominante, la bureaucratie,
s'était formée autour du Parti communiste. J'ai appelé
ce régime capitalisme bureaucratique total et totalitaire.
Venu en France fin 1945, j'ai exposé ces idées dans le
parti trotskiste français, ce qui a attiré vers moi un
certain nombre de camarades avec lesquels nous avons formé une
tendance critiquant la politique trotskiste officielle. A l'automne
1948, lorsque les trotskistes ont adressé à Tito, alors
en rupture de ban avec Moscou, la proposition à la fois monstrueuse
et dérisoire, de former avec lui un front unique, nous avons
décidé de rompre avec le parti trotskiste et nous avons
fondé le groupe et la revueSocialisme ou Barbarie, dont
le premier numéro est sorti en mars 1949. La revue a publié
40 numéros jusqu'à l'été 1965 et le groupe
lui-même s'est dissous en 1966-67.
Le travail pendant cette période a d'abord consisté en
l'approfondissement de la critique du stalinisme, du trotskisme, du
léninisme et finalement du marxisme et de Marx lui-même.
On trouve cette critique de Marx déjà dans mon texte publié
en 1953-54 (Sur la dynamique du capitalisme), critiquant l'économie
de Marx, dans les articles de 1955-58 (Sur le contenu du socialisme),
critiquant sa conception de la société socialiste et du
travail, dans le Mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne (1960), et finalement dans les textes écrits depuis
1959 mais publiés dansS. ou B. en 1964-65 sous le titre
Marxisme et théorie révolutionnaire et repris comme
première partie de L'Institution imaginaire de la société
(1975). Depuis la fin de Socialisme ou Barbarie, je ne me suis plus
occupé directement et activement de politique, sauf un bref moment
pendant Mai 68. J'essaie de rester présent comme une voix critique,
mais je suis convaincu que la faillite des conceptions héritées
(que ce soit le marxisme, le libéralisme ou les vues générales
sur la société, l'histoire, etc.) rend nécessaire
une reconsidération de tout l'horizon de pensée dans lequel
s'est situé depuis des siècles le mouvement politique
d'émancipation. Et c'est à ce travail que je me suis attelé
depuis lors.
Est-ce que la dimension politique et militante a toujours été
pour vous primordiale? Est-ce que la posture philosophique serait le
point silencieux qui prédétermine la position politique?
S'agit-il de deux activités incompatibles?
Certes non. Mais d'abord une précision: j'ai déjà
dit que pour moi, dès le départ, et depuis très
longtemps, je considère qu'il n'y a pas de passage direct de
la philosophie à la politique
Par exemple, dans le marxisme
ou le prétendu marxisme, il y a une fausse déduction d'une
mauvaise politique à partir d'une philosophie absurde. La parenté
entre philosophie et politique consiste en ce que toutes les deux visent
notre liberté, notre autonomie - en tant que citoyens, et en
tant qu'êtres pensants - et que dans les deux cas il y a au départ
une volonté - réfléchie, lucide, mais volonté
quand même - visant cette liberté. Contrairement aux absurdités
qui ont à nouveau cours en Allemagne, il n'y a pas de fondation
rationnelle de la raison, ni de fondation rationnelle de la liberté.
Dans les deux cas il y a certes une justification raisonnable - mais
elle vient en aval, elle s'appuie sur ce que seule l'autonomie rend
possible pour les humains. La pertinence politique de la philosophie
est que la critique et l'élucidation philosophiques permettent
de détruire précisément les faux présupposés
philosophiques (ou théologiques), qui ont si souvent servi à
justifier les régimes hétéronomes.
Donc le travail de l'intellectuel est un travail critique dans la mesure
où il casse les évidences, où il est là
pour dénoncer ce qui paraît aller de soi. C'est sans doute
ce à quoi vous pensiez quand vous écriviez: "Il suffisait
de lire six lignes de Staline pour comprendre que la révolution
ne pouvait pas être ça."
Oui, mais ici encore une précision est nécessaire: le
travail de l'intellectuel devrait être un travail critique, et
il en a été ainsi souvent dans l'histoire. Par exemple,
au moment de la naissance de la philosophie en Grèce, les philosophes
mettent en question les représentations collectives établies,
les idées sur le monde, les dieux, le bon ordre de la cité.
Mais assez rapidement il y a une dégénérescence:
les intellectuels abandonnent, trahissent leur rôle critique et
deviennent les rationnalisateurs de ce qui est, des justificateurs de
l'ordre établi. L'exemple le plus extrême, mais aussi sans
doute le plus parlant, ne serait-ce que parce qu'il incarne un destin
et un aboutissement presque nécessaire de la philosophie héritée,
est Hegel, avec ses fameuses proclamations: "Tout ce qui est rationnel
est réel, et tout ce qui est réel est rationnel." Dans
la période récente, on en a deux cas flagrants avec en
Allemagne Heidegger et son adhésion profonde, au-delà
des péripéties et des anecdotes, à l'"esprit" du
nazisme, et en France Sartre, qui depuis 1952 au moins a justifié
les régimes staliniens et, lorsqu'il a rompu avec le communisme
ordinaire, est passé au soutien de Castro, de Mao, etc.
Cette situation n'a pas tellement changé, sinon dans son expression.
Après l'effondrement des régimes totalitaires et la pulvérisation
du marxisme-léninisme, les intellectuels occidentaux dans leur
majorité passent leur temps à glorifier les régimes
occidentaux comme des régimes "démocratiques", peut-être
pas idéaux ( je ne sais pas ce que cette expression veut dire),
mais les meilleurs régimes humainement réalisables, et
à affirmer que toute critique de cette pseudo-démocratie
conduit droit au Goulag. On a ainsi une répétition interminable
de la critique du totalitarisme, qui vient soixante-dix, soixante, cinquante,
quarante, trente, vingt ans trop tard (plusieurs "antitotalitaires"
d'aujourd'hui soutenaient le maoïsme au début des années
70), critique qui permet de passer sous silence les problèmes
brûlants d'aujourd'hui: la décomposition des sociétés
occidentales, l'apathie, le cynisme et la corruption politiques, la
destruction de l'environnement, la situation des pays misérables,
etc. Ou bien, autre cas de la même figure, on se retire dans sa
tour de polystyrène et l'on y soigne ses précieuses productions
personnelles.
En somme il y aurait deux figures symétriques: l'intellectuel
responsable, prenant des responsabilités culminant dans l'irresponsabilité
meurtrière, comme dans les cas de Heidegger et de Sartre que
vous dénoncez, et l'intellectuel hors pouvoir, culminant dans
la déresponsabilisation face aux crimes. Peut-on formuler ainsi
les choses, et où situez-vous alors le rôle correct de
l'intellectuel et de la critique?
Il faut se débarrasser à la fois de la surestimation et
de la sous-estimation du rôle de l'intellectuel. Il y a eu des
penseurs et des écrivains qui ont exercé une influence
immense dans l'histoire - pas toujours pour le mieux d'ailleurs. Platon
en est sans doute l'exemple le plus frappant puisqu'aujourd'hui encore
tout le monde, même s'il ne le sait pas, réfléchit
en termes platoniciens. Mais dans tous les cas, à partir du moment
où quelqu'un se mêle de s'exprimer sur la société,
l'histoire, le monde, l'être, il entre dans le champ de forces
social-historique et il y joue un rôle qui peut aller de l'infime
au considérable. Dire que ce rôle est un rôle de
"pouvoir" serait à mon avis un abus de langage: l'écrivain,
le penseur, avec les moyens particuliers que lui donnent sa culture,
ses capacités, exerce une influence dans la société,
mais cela fait partie de son rôle de citoyen: il dit ce qu'il
pense et prend la parole sous sa responsabilité. De cette responsabilité,
personne ne peut se dégager, même celui qui ne parle pas
et qui de ce fait laisse parler les autres et l'espace social-historique
occupé peut-être par des idées monstrueuses. On
ne peut pas à la fois mettre en accusation le "pouvoir intellectuel"
et dénoncer dans le silence des intellectuels allemands après
1933 une complicité avec le nazisme.
On a l'impression qu'il est de plus en plus difficile de trouver des
points d'appui pour critiquer et pour exprimer ce qui fonctionne mal.
Pourquoi la critique ne fonctionne-t-elle plus aujourd'hui?
La crise de la critique n'est qu'une des manifestations de la crise
générale et profonde de la société. Il y
a ce pseudo-consensus généralisé, la critique et
le métier d'intellectuel sont pris dans le système beaucoup
plus qu'autrefois et d'une manière plus intense, tout est médiatisé,
les réseaux de complicité sont presque tout-puissants.
Les voix discordantes ou dissidentes ne sont pas étouffées
par la censure ou par des éditeurs qui n'osent plus les publier,
elles sont étouffées par la commercialisation générale.
La subversion est prise dans le tout-venant de ce qui se fait, de ce
qui se propage. Pour faire la publicité d'un livre, on dit aussitôt:
"Voici un livre qui révolutionne son domaine" - mais on dit aussi
que les pâtes Panzani ont révolutionné la cuisine.
Le mot "révolutionnaire" - comme les mots création ou
imagination - est devenu un slogan publicitaire, c'est ce qu'on appelait
il y a quelques années la récupération. La marginalité
devient quelque chose de revendiqué et de central, la subversion
est une curiosité intéressante qui complète l'harmonie
du système. Il y a une capacité terrible de la société
contemporaine à étouffer toute véritable divergence,
soit en la taisant, soit en en faisant un phénomène parmi
d'autres, commercialisé comme les autres.
Nous pouvons détailler encore plus. Il y a la trahison par les
critiques eux-mêmes de leur rôle de critiques, il y a la
trahison de la part des auteurs de leur responsabilité et de
leur rigueur, il y a la vaste complicité du public, qui est loin
d'être innocent dans cette affaire, puisqu'il accepte le jeu et
s'adapte à ce qu'on lui donne. L'ensemble est instrumentalisé,
utilisé par un système lui-même anonyme. Tout cela
n'est pas le fait d'un dictateur, d'une poignée de grands capitalistes
ou d'un groupe de faiseurs d'opinion; c'est un immense courant social-historique
qui va dans cette direction et fait que tout devient insignifiant. La
télévision en offre évidement le meilleur exemple:
du fait même qu'une chose est placée au centre de l'actualité
pour 24 heures, elle devient insignifiante et cesse d'exister après
ces 24 heures parce qu'on a trouvé ou qu'il faut trouver autre
chose qui en prendra la place. Culte de l'éphémère
qui exige en même temps une contraction extrême: ce qu'on
appelle à la télévision américaine le attention
span, la durée utile d'attention d'un spectateur, qui était
de 10 minutes il y a encore quelques années, pour tomber graduellement
à 5 minutes, à 1 minute, et maintenant à 10 secondes.
Le spot télévisuel de 10 secondes est considéré
comme le média le plus efficace, c'est celui qui est utilisé
pendant les campagnes présidentielles et il est tout à
fait compréhensible que ces spots ne contiennent rien de substantiel,
mais soient consacrés à des insinuations diffamatoires.
Apparemment, c'est la seule chose que le spectateur soit capable d'assimiler.
Cela est à la fois vrai et faux.
L'humanité n'a pas dégénéré biologiquement,
les gens sont encore capables de faire attention à un discours
argumenté et relativement long mais il est vrai aussi que le
système et les médias "éduquent" - à savoir
déforment systématiquement - les gens, de sorte qu'ils
ne puissent pas finalement s'intéresser à quelque chose
qui dépasse quelques secondes ou à la rigueur quelques
minutes. Il y a là une conspiration, non pas au sens policier,
mais au sens étymologique: tout cela "respire ensemble", souffle
dans la même direction, d'une société dans laquelle
toute critique perd son efficacité.
Mais comment se fait-il que la critique ait été si féconde
et si virulente pendant la période qui culmine avec 1968 - période
sans chômage, sans crise, sans sida, sans racisme type Le Pen
- et qu'aujourd'hui avec la crise, le chômage, tous les autres
problèmes, la société soit apathique?
Il faut revoir les dates et les périodes. Pour l'essentiel, la
situation d'aujourd'hui était déjà là à
la fin des années 1950. Dans un texte écrit en 1959-60
(Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne,
publié à l'époque dansS. ou B.et repris
dans le volume de 10/18, Capitalisme moderne et révolution),
je décrivais déjà l'entrée de la société
dans une phase d'apathie, de privatisation des individus, de repli de
chacun sur son petit cercle personnel, de dépolitisation qui
n'était plus conjoncturelle. Il est vrai que pendant la décennie
1960 les mouvements en France, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie
et ailleurs, ceux des jeunes, des femmes, des minorités, ont
semblé apporter un démenti à ce diagnostic. Mais
dès le milieu des années 1970 on a pu voir qu'il y avait
dans tout cela comme une dernière grande flambée des mouvements
commencés avec les Lumières. La preuve en est que tous
ces mouvements n'ont finalement mobilisé que des minorités
de la population. Il y a des facteurs conjoncturels qui ont joué
un rôle dans cette évolution - par exemple les chocs pétroliers.
En eux-mêmes, ceux-ci n'ont guère d'importance, mais ils
ont facilité une contre-offensive, un chantage à la crise
des couches dirigeantes. Mais cette contre-offensive n'aurait pas pu
avoir les effets qu'elle a eus si elle ne rencontrait pas devant elle
une population de plus en plus atone. A la fin des années 1970,
on a observé aux Etats-Unis, pour la première fois depuis
peut-être un siècle, des accords entre firmes et syndicats
où ces derniers acceptaient des réductions de salaires.
On observe des niveaux de chômage qui auraient été
impensables depuis 1945 et dont moi-même j'avais écrit
qu'ils étaient devenus impossibles, car ils auraient fait exploser
le système. On voit aujourd'hui que je me trompais. Mais, en
arrière de ces éléments conjoncturels, il y a des
facteurs beaucoup plus lourds.
L'effondrement graduel puis accéléré des idéologies
de gauche, le triomphe de la société de consommation,
la crise des significations imaginaires de la société
moderne (significations de progrès et/ou de révolution),
tout cela, sur quoi on reviendra, manifeste une crise du sens et c'est
cette crise du sens qui permet aux éléments conjoncturels
de jouer le rôle qu'ils jouent.
Mais cette crise du sens et de la signification a déjà
été analysée. Il semble que nous sommes passés,
en quelques années ou décennies, de la crise comme Krisis
au sens par exemple de Husserl à un discours sur la crise comme
perte et/ou absence de sens, à une sorte de nihilisme. N'y aurait-il
pas deux tentations aussi proches que difficiles à identifier:
d'un côté, déplorer le déclin effectif des
valeurs occidentales héritées des Lumières (nous
avons à digérer Hiroshima, Kolyma, Auschwitz, le totalitarisme
à l'Est) proclamer d'autre part (l'attitude nihiliste et/ou déconstructionniste)
que le déclin est le nom même de la modernité occidentale
tardive, que celle-ci soit est insauvable soit ne peut être sauvée
que par un retour aux origines (religieuses, morales, fantasmatiques),
que l'Occident est coupable de cet alliage de raison et de domination
qui achève son empire sur un désert. Entre ces deux tendances,
de mortification imputant Auschwitz et Kolyma aux Lumières, et
de nihilisme s'en remettant (ou pas) au "retour aux origines", où
vous situez-vous?
Je pense, d'abord, que les deux termes que vous opposez reviennent finalement
au même. Pour une bonne partie, l'idéologie et la mystification
déconstructionniste s'appuient sur la "culpabilité" de
l'Occident: elles procèdent, brièvement parlant, d'un
mélange illégitime, où la critique (faite depuis
longtemps) du rationalisme instrumental et instrumentalisé est
subrepticement confondue avec le dénigrement des idées
de vérité, d'autonomie, de responsabilité. On joue
sur la culpabilité de l'Occident relative au colonialisme, à
l'extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires,
à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à
une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire,
du projet gréco-occidental d'autonomie individuelle et collective,
des aspirations à l'émancipation, des institutions dans
lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement,
incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes
ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs
de la justice, de la démocratie, des droits de l'homme, etc.).
Laissons ici de côté la Grèce.
L'Occident moderne, depuis des siècles, est animé par
deux significations imaginaires sociales tout à fait opposées,
même si elles se sont contaminées réciproquement:
le projet d'autonomie individuelle et collective, la lutte pour l'émancipation
de l'être humain, aussi bien intellectuelle et spirituelle qu'effective
dans la réalité sociale et le projet capitaliste, démentiel,
d'une expansion illimitée d'une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle,
qui depuis longtemps a cessé de concerner seulement les forces
productives et l'économie pour devenir un projet global (et pour
autant encore plus monstrueux), d'une maîtrise totale des données
physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles. Le totalitarisme
n'est que la pointe la plus extrême de ce projet de domination
- qui du reste s'inverse dans sa propre contradiction, puisque même
la rationalité restreinte, instrumentale du capitalisme classique
devient chez lui irrationalité et absurdité, comme le
stalinisme et le nazisme l'ont montré. Pour revenir au point
de départ de votre question, vous avez raison de dire que nous
ne vivons pas aujourd'hui une Krisis au vrai sens du terme, à
savoir un moment de décision. (Dans les écrits hippocratiques,
lakrisis, la crise d'une maladie est le moment paroxystique au
bout duquel le malade ou bien mourra, ou bien, par une réaction
populaire provoquée par la crise elle-même, entamera son
processus de guérison). Nous vivons une phase de décomposition.
Dans une crise, il y a les éléments opposés qui
se combattent - alors que ce qui caractérise précisément
la société contemporaine est la disparition du conflit
social et politique. Les gens découvrent maintenant ce que nous
écrivions il y a trente ou quarante ans dans S. ou B.,
à savoir que l'opposition droite/gauche n'a plus aucun sens:
les partis politiques officiels disent la même chose, Balladur
fait aujourd'hui ce que Bérégovoy faisait hier. Il n'y
a en vérité ni programmes opposés, ni participation
des gens à des conflits ou luttes politiques, ou simplement à
une activité politique.
Au plan social, il n'y a pas seulement la bureaucratisation des syndicats
et leur réduction à un état squelettique, mais
la quasi-disparition des luttes sociales. Il n'y a jamais eu aussi peu
de journées de grève en France, par exemple, que depuis
dix ou quinze ans - et presque toujours, ces grèves ont un caractère
catégoriel ou corporatiste. Mais, on l'a déjà dit,
la décomposition se voit surtout dans la disparition des significations,
l'évanescence presque complète des valeurs. Et celle-ci
est, à terme, menaçante pour la survie du système
lui-même. Lorsque, comme c'est le cas dans toutes les sociétés
occidentales, on proclame ouvertement (et ce sont les socialistes en
France à qui revient la gloire de l'avoir fait comme la droite
n'avait pas osé le faire) que la seule valeur est l'argent, le
profit, que l'idéal sublime de la vie sociale est l'enrichissez-vous,
peut-on concevoir qu'une société peut continuer à
fonctionner et à se reproduire sur cette unique base? S'il en
est ainsi, les fonctionnaires devraient demander et accepter des bakchichs
pour faire leur travail, les juges mettre les décisions des tribunaux
aux enchères, les enseignants accorder de bonnes notes aux enfants
dont les parents leur ont glissé un chèque, et le reste
à l'avenant. J'ai écrit, il y a presque quinze ans de
cela: la seule barrière pour les gens d'aujourd'hui est la peur
de la sanction pénale. Mais pourquoi ceux qui administrent cette
sanction seraient-ils eux-mêmes incorruptibles? Qui gardera les
gardiens? La corruption généralisée que l'on observe
dans le système politico-économique contemporain n'est
pas périphérique ou anecdotique, elle est devenue un trait
structurel, systémique, de la société où
nous vivons.
En vérité, nous touchons là un facteur fondamental,
que les grands penseurs politiques du passé connaissaient et
que les prétendus "philosophes politiques" d'aujourd'hui, mauvais
sociologues et piètres théoriciens, ignorent splendidement:
l'intime solidarité entre un régime social et le type
anthropologique (ou l'éventail de tels types) nécessaire
pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart,
le capitalisme les a hérités des périodes historiques
antérieures: le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien,
l'enseignant dévoué à sa tâche, l'ouvrier
pour qui son travail, malgré tout, était une source de
fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la
période contemporaine: on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits,
qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même
le type anthropologique qui est une création propre du capitalisme,
l'entrepreneur schumpétérien - combinant une inventivité
technique, la capacité de réunir des capitaux, d'organiser
une entreprise, d'explorer, de pénétrer, de créer
des marchés - est en train de disparaître. Il est remplacé
par des bureaucraties managériales et par des spéculateurs.
Ici encore, tous les facteurs conspirent. Pourquoi s'escrimer pour faire
produire et vendre, au moment où un coup réussi sur les
taux de change à la Bourse de New York ou d'ailleurs peut vous
rapporter en quelques minutes 500 millions de dollars? Les sommes en
jeu dans la spéculation de chaque jour sont de l'ordre du PNB
des Etats-Unis en un an. Il en résulte un drainage des éléments
les plus "entreprenants" vers ce type d'activités qui sont tout
à fait parasitaires du point de vue du système capitaliste
lui-même. Si l'on met ensemble tous ces facteurs, et qu'on tienne,
en outre, compte de la destruction irréversible de l'environnement
terrestre qu'entraîne nécessairement l'"expansion" capitaliste
(elle-même condition nécessaire de la "paix sociale"),
l'on peut et l'on doit se demander combien de temps encore le système
pourra fonctionner.
Ce "délabrement" de l'Occident, cette "décomposition"
de la société, des valeurs, cette privatisation et cette
apathie des citoyens ne sont-ils pas aussi dûs au fait que les
défis, face à la complexité du monde, sont devenus
démesurés? Nous sommes peut-être des citoyens sans
boussole.
Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément
à ce délabrement, à cette décomposition,
à cette usure sans précédent des significations
imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d'autres exemples.
Personne ne sait plus aujourd'hui ce que c'est que d'être un citoyen
mais personne ne sait même plus ce que c'est qu'être un
homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait
plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents
niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je
ne dis pas que c'était bien, je me place à un point de
vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe: "la place
d'une femme est au foyer" (qui précède le nazisme de plusieurs
millénaires) définissait un rôle pour la femme:
critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l'on voudra - mais
en tous cas une femme savait ce qu'elle avait à faire: être
au foyer, tenir une maison. De même, l'homme savait qu'il avait
à nourrir la famille, exercer l'autorité, etc. De même
dans le jeu sexuel: on se moque en France (et je pense, à juste
titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires
de harcèlement sexuel (qui n'ont plus rien à voir avec
les abus d'autorité, de position patronale, etc.), les réglementations
détaillées publiées par les universités
sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque
étape du processus, etc. - , mais qui ne voit l'insécurité
psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels
que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier? Il en va de
même dans les rapports parents-enfants: personne ne sait aujourd'hui
ce que c'est que d'être une mère ou un père.
Ce délabrement dont nous parlons n'est certes pas le seul fait
des sociétés occidentales. Que faut-il dire des autres?
Et, d'autre part, peut-on dire qu'il entraîne aussi les valeurs
révolutionnaires occidentales? Et quel est le rôle, dans
cette évolution, de la fameuse "culpabilité" de l'Occident?
Dans l'histoire de l'Occident il y a une accumulation d'horreurs - contre
les autres, tout autant que contre lui-même. Ce n'est pas le privilège
de l'Occident: qu'il s'agisse de la Chine, de l'Inde, de l'Afrique avant
la colonisation ou des Aztèques, les accumulations d'horreurs
sont partout. L'histoire de l'humanité n'est pas l'histoire de
la lutte des classes, c'est l'histoire des horreurs - bien qu'elle ne
soit pas que cela. Il y a, il est vrai, une question à débattre,
celle du totalitarisme: est-ce, comme je le pense, l'aboutissement de
cette folie de la maîtrise dans une civilisation qui fournissait
les moyens d'extermination et d'endoctrinement à une échelle
jamais auparavant connue dans l'histoire, est-ce un destin pervers immanent
à la modernité comme telle, avec toutes les ambiguïtés
dont elle est porteuse, est-ce encore autre chose? C'est, pour notre
présente discussion, une question si j'ose dire théorique,
dans la mesure où les horreurs du totalitarisme, l'Occident les
a dirigées contre les siens (y compris les Juifs), dans la mesure
où le "Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens" n'est
pas une phrase de Lénine, mais d'un duc très chrétien,
prononcée non pas au xxe siècle, mais au xvie siècle,
dans la mesure où les sacrifices humains ont été
abondamment et régulièrement pratiqués par des
cultures non européennes, etc., etc. L'Iran de Khoméyni
n'est pas un produit des Lumières. Il y a en revanche quelque
chose qui est la spécificité, la singularité et
le lourd privilège de l'Occident: cette séquence social-historique
qui commence avec la Grèce et reprend, à partir du xie
siècle, en Europe occidentale, est la seule dans laquelle on
voit émerger un projet de liberté, d'autonomie individuelle
et collective, de critique et d'autocritique: le discours de dénonciation
de l'Occident en est la plus éclatante confirmation. Car on est
capable en Occident, du moins certains d'entre nous, de dénoncer
le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l'extermination
des Indiens d'Amérique.
Mais je n'ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous
ou les Chinois, faire une autocritique analogue, et je vois encore aujourd'hui
les Japonais nier les atrocités qu'ils ont commises pendant la
Seconde guerre mondiale. Les Arabes dénoncent sans arrêt
leur colonisation par les Européens, lui imputant tous les maux
dont ils souffrent - la misère, le manque de démocratie,
l'arrêt du développement de la culture arabe, etc. Mais
la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré,
dans le pire des cas, 130 ans: c'est le cas de l'Algérie, de
1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été
réduits à l'esclavage et colonisés par les Turcs
pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et le
Moyen-Orient commence au XVème siècle et se termine en
1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans - donc les
Arabes n'en parlent pas. L'épanouissement de la culture arabe
s'est arrêté vers le xie, au plus le XIIème siècle,
huit siècles avant qu'il soit question d'une conquête par
l'Occident. Et cette même culture arabe s'était bâtie
sur la conquête, l'extermination et/ou la conversion plus ou moins
forcée des populations conquises. En Egypte, en 550 de notre
ère, il n'y avait pas d'Arabes - pas plus qu'en Libye, en Algérie,
au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants
venus coloniser ces pays et convertir, de gré ou de force, les
populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ces faits dans
le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite
des Noirs par les Européens à partir du xvie siècle,
mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique
des Noirs en esclavage a été introduite en Afrique par
les marchands arabes à partir des XI-XIIème siècles
(avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de
tribus noirs), que l'esclavage n'a jamais été aboli spontanément
en pays islamique et qu'il subsiste toujours dans certains d'entre eux.
Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux,
je dis seulement ceci: que la spécificité de la civilisation
occidentale est cette capacité de se mettre en question et de
s'autocritiquer. Il y a dans l'histoire occidentale, comme dans toutes
les autres, des atrocités et des horreurs, mais il n'y a que
l'Occident qui a créé cette capacité de contestation
interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres
idées, au nom d'une discussion raisonnable entre être humains
qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme
ultime.
Vous dites quelque part que le poids de la responsabilité de
l'humanité occidentale - parce que précisément
c'est elle qui a créé cette contestation interne - vous
fait penser que c'est là d'abord qu'une transformation radicale
devrait avoir lieu. Est-ce qu'aujourd'hui les réquisits d'une
véritable autonomie, d'une émancipation, d'une auto-institution
de la société, peut-être d'un "progrès",
bref d'un renouvellement des significations imaginaires créées
par la Grèce et reprises par l'Occident européen ne semblent-ils
pas faire défaut?
D'abord, il ne faut pas mêler à notre discussion l'idée
de "progrès". Il n'y a pas dans l'histoire de progrès,
sauf dans le domaine instrumental. Avec une bombe H nous pouvons tuer
beaucoup plus de monde qu'avec une hache en pierre et les mathématiques
contemporaines sont infiniment plus riches, puissantes et complexes
que l'arithmétique des primitifs. Mais une peinture de Picasso
ne vaut ni plus ni moins que les fresques de Lascaux et d'Altamira,
la musique balinaise est sublime et les mythologies de tous les peuples
sont d'une beauté et d'une profondeur extraordinaires. Et si
l'on parle du plan moral, nous n'avons qu'à regarder ce qui se
passe autour de nous pour cesser de parler de "progrès". Le progrès
est une signification imaginaire essentiellement capitaliste, à
laquelle Marx lui-même s'est laissé prendre. Cela dit,
si l'on considère la situation actuelle, situation non pas de
crise mais de décomposition, de délabrement des sociétés
occidentales, on se trouve devant une antinomie de première grandeur.
La voici: ce qui est requis est immense, va très loin - et les
êtres humains, tels qu'ils sont et tels qu'ils sont constamment
reproduits par les sociétés occidentales, mais aussi par
les autres, en sont immensément éloignés. Qu'est-ce
qui est requis? Compte tenu de la crise écologique, de l'extrême
inégalité de la répartition des richesses entre
pays riches et pays pauvres, de la quasi-impossibilité du système
de continuer sa course présente, ce qui est requis est une nouvelle
création imaginaire d'une importance sans pareille dans le passé,
une création qui mettrait au centre de la vie humaine d'autres
significations que l'expansion de la production et de la consommation,
qui poserait des objectifs de vie différents, qui puissent être
reconnus par les êtres humains comme valant la peine. Cela exigerait
évidemment une réorganisation des institutions sociales,
des rapports de travail, des rapports économiques, politiques,
culturels.
Or cette orientation est extrêmement loin de ce que pensent, et
peut-être de ce que désirent les humains aujourd'hui. Telle
est l'immense difficulté à laquelle nous avons à
faire face. Nous devrions vouloir une société dans laquelle
les valeurs économiques ont cessé d'être centrales
(ou uniques), où l'économie est remise à sa place
comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime, dans laquelle
on renonce à cette course folle vers une consommation toujours
accrue. Cela n'est pas seulement nécessaire pour éviter
la destruction définitive de l'environnement terrestre, mais
aussi et surtout pour sortir de la misère psychique et morale
des humains contemporains. Il faudrait donc désormais que les
êtres humains (je parle maintenant des pays riches) acceptent
un niveau de vie décent mais frugal, et renoncent à l'idée
que l'objectif central de leur vie est que leur consommation augmente
de 2 ou 3 % par an. Pour qu'ils acceptent cela, il faudrait qu'autre
chose donne sens à leur vie. On sait, je sais ce que peut être
cette autre chose - mais évidemment cela ne signifie rien si
la grande majorité des gens ne l'accepte pas, et ne fait pas
ce qu'il faut pour qu'elle se réalise. Cette autre chose, c'est
le développement des êtres humains, à la place du
développement des gadgets. Cela exigerait une autre organisation
du travail, qui devrait cesser d'être une corvée pour devenir
un champ de déploiement des capacités humaines, d'autres
systèmes politiques, une véritable démocratie comportant
la participation de tous à la prise des décisions, une
autre organisation de la païdeïa pour former des citoyens
capables de gouverner et d'être gouvernés, comme disait
admirablement Aristote - et ainsi de suite. . . Bien évidemment,
tout cela pose des problèmes immenses: par exemple, comment une
démocratie véritable, une démocratie directe, pourrait-elle
fonctionner non plus à l'échelle de 30 000 citoyens, comme
dans l'Athènes classique, mais à l'échelle de 40
millions de citoyens comme en France, ou même à l'échelle
de plusieurs milliards d'individus sur la planète. Problèmes
immensément difficiles, mais à mon avis solubles - à
condition précisément que la majorité des êtres
humains et leurs capacités se mobilisent pour en créer
les solutions - au lieu de se préoccuper de savoir quand est-ce
que l'on pourra avoir une télévision 3 D. Telles sont
les tâches qui sont devant nous - et la tragédie de notre
époque est que l'humanité occidentale est très
loin d'en être préoccupée. Combien de temps cette
humanité restera obsédée par ces inanités
et ces illusions que l'on appelle marchandises? Est-ce qu'une catastrophe
quelconque - écologique, par exemple - amènerait un réveil
brutal, ou bien plutôt des régimes autoritaires ou totalitaires?
Personne ne peut répondre à ce type de questions. Ce que
l'on peut dire, est que tous ceux qui ont conscience du caractère
terriblement lourd des enjeux doivent essayer de parler, de critiquer
cette course vers l'abîme, d'éveiller la conscience de
leurs concitoyens.
Un article de Frédéric Gaussen dans Le Monde évoquait
récemment un changement qualitatif: une dizaine d'années
après le "silence des intellectuels", l'effondrement du totalitarisme
à l'Est fonctionne comme une validation du modèle démocratique
occidental, les intellectuels reprennent la parole pour défendre
ce modèle, invoquant qui Fukuyama, qui Tocqueville et le consensus
ambiant sur la "pensée faible". Ce n'est sans doute pas là
le "changement" que vous appelez de vos voeux.
Disons d'abord que les vociférations de 1982-83 sur le "silence
des intellectuels" n'était qu'une opération micropoliticienne.
Ceux qui vociféraient voulaient que les intellectuels volent
au secours du Parti Socialiste, ce que peu de gens étaient prêts
à faire (même si pas mal d'entre eux en ont profité
pour des places, etc.). Comme en même temps - pour cette dernière
raison ou pour d'autres - personne ne voulait le critiquer, la fille
restait muette. Mais tout cela concerne le microcosme parisien, cela
n'a aucun intérêt et est très loin de ce dont nous
parlons. Et il n'y a pas, non plus, "réveil" des intellectuels
en ce sens-là. Je pense aussi que ce que vous appelez le tocquevillisme
ambiant va avoir la vie courte. Tocqueville, personne n'en discutera,
est un penseur très important, il a vu aux Etats-Unis, très
jeune, dans les années 1830, des choses très importantes,
mais il n'en a pas vu d'autres tout aussi importantes. Par exemple,
il n'a pas accordé le poids nécessaire à la différenciation
sociale et politique déjà pleinement installée
à son époque, ni au fait que l'imaginaire de l'égalité
restait confiné à certains aspects de la vie sociale et
ne touchait guère les relations effectives de pouvoir. Il serait
certes de très mauvais ton de demander aux tocquevilliens, ou
prétendus tels, d'aujourd'hui: Et qu'avez-vous donc à
dire, en tant que tocquevilliens, sur les fortes différenciations
sociales et politiques qui ne s'atténuent nullement, sur les
nouvelles qui se créent, sur le caractère fortement oligarchique
des prétendues "démocraties", sur l'érosion des
conditions aussi bien économiques qu'anthropologiques de la "marche
vers l'égalisation des conditions", sur l'incapacité visible
de l'imaginaire politique occidental de pénétrer de très
vastes régions du monde non occidental? Et sur l'apathie politique
généralisée?
Certes, sur ce dernier point on nous dira que Tocqueville entrevoyait
déjà l'émergence d'un "Etat tutélaire" mais
cet Etat, s'il est en effet tutélaire (ce qui annule toute idée
de "démocratie"), il n'est nullement, comme il croyait, "bienveillant".
C'est un Etat bureaucratisé totalement, livré aux intérêts
privés, phagocyté par la corruption, incapable de gouverner
même, car devant maintenir un équilibre instable entre
les lobbies de toutes sortes qui modèlent la société
contemporaine. Et l'"égalité croissante des conditions"
en est venue à signifier simplement l'absence de signes extérieurs
de statut hérité, et l'égalisation de tous par
l'équivalent général, à savoir l'argent
- à condition qu'on en ait. Si vous voulez louer une suite au
Crillon ou au Ritz, personne ne vous demandera qui vous êtes ou
que faisait votre grand-père. Il vous suffit d'être bien
habillé et d'avoir un compte en banque bien fourni. Le "triomphe
de la démocratie" à l'occidentale a duré quelques
mois. Ce que l'on voit, c'est l'état de l'Europe de l'Est et
de l'ex "URSS", la Somalie, le Rwanda, le Burundi, l'Afghanistan, Haïti,
l'Afrique sub-saharienne, l'Iran, l'Irak, l'Egypte et l'Algérie
et j'en passe. Toutes ces discussions ont un côté terriblement
provincial. On discute comme si les sujets à la mode en France
épuisaient les préoccupations de la planète. Mais
la population française représente 1 % de la population
terrestre, et le Quartier latin 1 % de la population française.
Nous sommes en-deçà du dérisoire. L'écrasante
majorité de la planète ne vit pas l'"égalisation
des conditions", mais la misère et la tyrannie. Et, contrairement
à ce que croyaient aussi bien les libéraux que les marxistes,
elle n'est nullement en train de se préparer pour accueillir
le modèle occidental de la république capitaliste libérale.
Tout ce qu'elle cherche dans le modèle occidental, ce sont des
armes et des objets de consommation - ni le habeas corpus, ni la séparation
des pouvoirs. C'est éclatant pour les pays musulmans - un milliard
d'habitants -, pour l'Inde - presque un autre milliard -, dans la plupart
des pays du Sud-Est asiatique et d'Amérique latine. La situation
mondiale, extrêmement grave, rend ridicules aussi bien l'idée
d'une "fin de l'histoire" que d'un triomphe universel du "modèle
démocratique" à l'occidentale. Et ce "modèle" se
vide de sa substance-même dans ses pays d'origine.
Vos critiques acerbes du modèle occidental libéral ne
doivent pas nous empêcher de voir les difficultés de votre
projet politique global. Dans un premier mouvement, la démocratie
est pour vous la création imaginaire d'un projet d'autonomie
et d'auto-institution que vous souhaitez voir triompher. Dans un second
mouvement, vous puisez dans ce concept d'autonomie et d'auto-institution
pour critiquer le capitalisme libéral. Deux questions: n'est-ce
pas là d'abord pour vous une manière de faire votre deuil
du marxisme, à la fois comme projet et comme critique? N'y a-t-il
pas là, en deuxième lieu, une sorte d'ambiguïté,
dans la mesure où cette "autonomie" est précisément
ce dont le capitalisme a structurellement besoin pour fonctionner, en
atomisant la société, en "personnalisant" la clientèle,
en rendant dociles et utiles des citoyens qui auront tous intériorisé
l'idée qu'ils consomment de leur propre fait, qu'ils obéissent
de leur propre fait, etc.?
Je commence par votre deuxième question, qui repose sur un malentendu.
L'atomisation des individus n'est pas l'autonomie. Lorsqu'un individu
achète un frigo ou une voiture, il fait ce que font quarante
millions d'autres individus, il n'y a là ni individualité,
ni autonomie, c'est précisément une des mystifications
de la publicité contemporaine: "Personnalisez-vous, achetez la
lessive X". Et voilà des millions d'individus qui se "personnalisent"
(!) en achetant la même lessive. Ou bien, vingt millions de foyers
à la même heure et à la même minute tournent
le même bouton de leur télévision pour voir les
mêmes âneries. Et c'est là aussi la confusion impardonnable
de gens comme Lipovetsky et autres, qui parlent d'individualisme, de
narcissisme, etc., comme s'ils avaient eux-mêmes avalé
ces fraudes publicitaires. Le capitalisme, comme précisément
cet exemple le montre, n'a pas besoin d'autonomie mais de conformisme.
Son triomphe actuel, c'est que nous vivons une époque de conformisme
généralisé - pas seulement pour ce qui est de la
consommation, mais de la politique, des idées, de la culture,
etc. Votre première question est plus complexe. Mais d'abord
une clarification "psychologique". Certainement, j'ai été
marxiste mais ni la critique du régime capitaliste, ni le projet
d'émancipation ne sont des inventions de Marx et je crois que
ma trajectoire montre que mon souci premier n'a jamais été
de "sauver" Marx. J'ai très tôt critiqué Marx précisément
parce que j'ai découvert qu'il n'était pas resté
fidèle à ce projet d'autonomie. Quant au fond de la question,
il faut reprendre les choses plus en amont. L'histoire humaine est création,
ce qui veut dire que l'institution de la société est toujours
auto-institution, mais auto-institution qui ne se sait pas comme telle
et ne veut pas se savoir comme telle. Dire que l'histoire est création
signifie que l'on ne peut ni expliquer, ni déduire telle forme
de société à partir de facteurs réels ou
de considérations logiques. Ce n'est pas la nature du désert
ou le paysage du Moyen-Orient qui expliquent la naissance du judaïsme
- ni d'ailleurs, comme c'est à nouveau la mode de le dire, la
supériorité "philosophique" du monothéisme sur
le polythéisme. Le monothéisme hébreu est une création
du peuple hébreu, et ni la géographie grecque, ni l'état
des forces productives de l'époque n'expliquent la naissance
de la polis grecque démocratique, parce que des cités,
le monde méditerranéen de l'époque en est plein
et que l'esclavage était là partout - en Phénicie,
à Rome, à Carthage.
La démocratie a été une création grecque
- création qui est certes restée limitée, puisqu'il
y avait l'esclavage, le statut des femmes, etc. Mais l'importance de
cette création, c'était l'idée inimaginable à
l'époque dans le reste du monde qu'une collectivité peut
s'auto-instituer explicitement et s'auto-gouverner. L'histoire est création,
et chaque forme de société est une création particulière.
Je parle d'institution imaginaire de la société, parce
que cette création est l'oeuvre de l'imaginaire collectif anonyme.
Les Hébreux ont imaginé, ont créé leur Dieu
comme un poète crée un poème, un musicien une musique.
La création sociale est évidemment infiniment plus ample,
puisqu'elle est chaque fois création d'un monde, le monde propre
de cette société: dans le monde des Hébreux, il
y a un Dieu avec des caractéristiques tout à fait particulières,
qui a créé ce monde et les hommes, leur a donné
des lois, etc. La même chose est vraie pour toutes les sociétés.
L'idée de création n'est pas du tout identique à
l'idée de valeur: ce n'est parce que telle chose, sociale ou
individuelle, est une création, qu'elle est à valoriser.
Auschwitz et le Goulag sont des créations au même titre
que le Parthénon ou Notre-Dame de Paris. Créations monstrueuses,
mais créations absolument fantastiques - le système concentrationnaire
est une création fantastique - ce qui ne veut pas dire qu'on
a à les avaliser. Ce sont les publicitaires qui disent: "Notre
firme est plus créative que les autres." Elle peut l'être
pour créer des idioties ou des monstruosités. Parmi les
créations de l'histoire humaine, une est singulièrement
singulière: celle qui permet à la société
considérée de se mettre elle-même en question: création
de l'idée d'autonomie, de retour réflexif sur soi, de
critique et d'autocritique, d'interrogation qui ne connaît ni
n'accepte aucune limite. Création donc en même temps de
la démocratie et de la philosophie. Création, de même
qu'un philosophe n'accepte aucune limite extérieure à
sa pensée, de même la démocratie ne reconnaît
pas de limites externes à son pouvoir instituant, ses seules
limites résultent de son autolimitation.
On sait que la première forme de cette création est celle
qui surgit en Grèce ancienne, on sait ou devrait savoir qu'elle
est reprise, sous d'autres caractères, en Europe occidentale
depuis déjà le xie siècle avec la création
des premières communes bourgeoises qui revendiquent leur autogouvernement,
puis la Renaissance, la Réforme, les Lumières, les révolutions
du XVIII et XIXème siècles, le mouvement ouvrier, plus
récemment avec d'autres mouvements émancipatoires. Dans
tout cela Marx et le marxisme ne représentent qu'un moment, important
à certains égards, catastrophique à d'autres. Et
c'est grâce à cette suite de mouvements qu'il subsiste
dans la société contemporaine un certain nombre de libertés
partielles, essentiellement négatives et défensives, cristallisées
dans quelques institutions: droits de l'homme, non-rétroactivité
des lois, une certaine séparation des pouvoirs, etc. Ces libertés
n'ont pas été octroyées par le capitalisme, elles
ont été arrachées et imposées par ces luttes
séculaires. Ce sont elles aussi qui font du régime politique
actuel non pas une démocratie (ce n'est pas le peuple qui détient
et exerce le pouvoir), mais une oligarchie libérale. Régime
bâtard, basé sur la coexistence entre le pouvoir des couches
dominantes et une contestation sociale et politique presqu'ininterrompue.
Mais, aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est la disparition
de cette contestation qui met en danger la stabilité du régime.
C'est parce que les ouvriers ne se laissaient pas faire, que le capitalisme
a pu se développer comme il l'a fait. Il est loin d'être
certain que le régime pourra continuer de fonctionner avec une
population de citoyens passifs, de salariés résignés,
etc.
Mais comment une démocratie participative pourrait-elle fonctionner
aujourd'hui? Quels seraient les relais sociaux d'une contestation et
d'une critique efficaces? Vous évoquez parfois une stratégie
d'attente ou de patience, qui attendrait un délabrement accéléré
des partis politiques. Il y aurait aussi une stratégie du pire,
qui souhaiterait l'aggravation de la situation pour que l'on sorte de
l'apathie généralisée. Mais il y a aussi une stratégie
de l'urgence, qui irait au-devant de l'imprévisible. Evidemment
je ne vous demande pas de solutions ex-nihilo. Mais comment et par qui
arrivera ce que vous appelez "concevoir autre chose, créer autre
chose"?
Vous l'avez dit vous-même, je ne peux pas à moi seul fournir
de réponse à ces questions. S'il y a une réponse,
c'est la grande majorité du peuple qui la donnera. Pour ma part,
je constate d'un côté l'immensité des tâches
et leur difficulté, l'étendue de l'apathie et de la privatisation
dans les sociétés contemporaines, l'intrication cauchemardesque
des problèmes qui se posent aux pays riches et de ceux qui se
posent dans les pays pauvres, et ainsi de suite. Mais aussi, d'un autre
côté, on ne peut pas dire que les sociétés
occidentales sont mortes, à passer par pertes et profits de l'histoire.
Nous ne vivons pas encore dans la Rome ou la Constantinople du ive siècle
où la nouvelle religion avait gelé tout mouvement, et
où tout était entre les mains de l'Empereur, du Pape et
du Patriarche. Il y a des signes de résistance, des gens qui
luttent ici où là, il y a eu en France depuis dix ans
les coordinations, il y a encore des livres importants qui paraissent.
Dans le courrier adressé au Monde, par exemple, on trouve souvent
des lettres exprimant des points de vue tout à fait sains et
critiques.
Je ne peux évidemment pas savoir si tout cela suffit pour inverser
la situation. Ce qui est certain, c'est que ceux qui ont conscience
de la gravité de ces questions, doivent faire tout ce qui est
en leur pouvoir - qu'il s'agisse de la parole, de l'écrit ou
simplement de leur attitude à l'endroit qu'ils occupent -, pour
que les gens se réveillent de leur léthargie contemporaine
et commencent à agir dans le sens de la liberté.
Olivier Morel en 1994