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« FAIT ET À FAIRE », UN LIVRE DE CORNELIUS CASTORIADIS
Contre le conformisme généralisé
Par ROBERT REDEKER


NOUS sommes en quête d'outils. Le fragile regain de l'activité civique, au sens fort du terme, devrait nous conduire à prêter plus d'attention à la pensée de Cornelius Castoriadis, philosophe de la radicalité politique. La récente publication du tome V des Carrefours du labyrinthe, intitulé Fait et à faire (1) tombe à pic pour nous permettre d'évaluer la philosophie de cet auteur à l'aune des besoins politiques de l'Europe actuelle.

Cornelius Castoriadis doit être rangé parmi les figures les plus fortes de la vie intellectuelle française de cetteseconde moitié du XXe siècle. D'une lucidité prémonitoire dans ses analyses du système communiste et de sa bureaucratie dans les années 50 - qui furent une période non pas d'isolement, mais, comme il l'a dit magnifiquement, de solitude -, il est devenu une référence centrale à partir du milieu des années 70.
Grec, Castoriadis est arrivé en France en 1945 - à la même époque que la galaxie grecque de l'intelligence française, Kostas Papaioannou, Kostas Axelos, Nicos Poulantzas -, animant du début (1949) à la fin (1965) la revue Socialisme ou Barbarie, y écrivant parfois sous des pseudonymes (2). A partir de 1970, la collection « 10/18 » s'est mise à publier en plusieurs volumes ses contributions à Socialisme ou Barbarie sur le mouvement ouvrier et la société bureaucratique. A la fin des années 70, il participa à l'aventure intellectuelle de la revue Libre avec Miguel Abensour, Marcel Gauchet, Claude Lefort (qui était passé par Socialisme ou Barbarie) et Pierre Clastres.

A côté de son maître ouvrage, L'Institution imaginaire de la société (1975), Cornelius Castoriadis est l'auteur d'autres livres essentiels regroupés en une série commencée en 1978, Les Carrefours du labyrinthe, dont le cinquième tome, Fait et à faire, vient de paraître.
Fait et à faire s'offre sous la forme d'un bilan. Tout y est, comme dans chacun des paragraphes que cet auteur écrit depuis trois décennies. Le lecteur, lassé par certaines pages, émoussé par le fatigant retour de certaines formules, trouvera peut-être que Castoriadis se répète beaucoup, « qu'il assène ». Ce serait - dans une époque où la production philosophique se caractérise par la mièvrerie éthico-subjectivo- kantienne et la tarte à la crème de la bioéthique - d'une injustice excessive. Ce serait surtout oublier que son écriture est, à partir d'un pool réduit de concepts fondamentaux, spiralique (il se reprend sans cesse, s'autocite, approfondit, médite...). Et ce serait également négliger à quel point cette pensée est expressive.

Chez ce penseur politique autogestionnaire se développe une philosophie de style classique très fortement structurée. Castoriadis nous donne des outils pour contester, pour édifier des barricades, pour envisager un socialisme de l'avenir, pour penser le changement du monde, pour désirer changer la vie politiquement. Alors que chez d'autres ces fadaises insipides qui tiennent le haut du pavé philosophique (Luc Ferry, Alain Renaut, parmi bien d'autres) nous reconduisent dans les eaux aussi usées que tièdes du conformisme kantien (un Kant déproblématisé en même temps que dogmatisé, autrement dit fort mal compris). Avec quelques-uns - Henri Maler, Daniel Bensaïd, Etienne Balibar, par exemple -, Cornelius Castoriadis, en dépit de ses faiblesses, fait exception dans le paysage misérable de la philosophie contemporaine.
D'où vient la forte attraction qu'exerce sa pensée ? Risquons une hypothèse. On peut distinguer dans cette pensée trois faces (politique, psychanalytique et philosophique), dont chacune, tout en étant irréductiblement identique à elle-même, exprime également en toute rigueur les deux autres.

Les dimensions politiques, philosophiques et psychanalytiques sont intégrées les unes dans les autres - en effet, la pensée de Castoriadis ne connaît pas de cloisonnements internes. Ainsi son discours politique est-il indissociablement lié à sa pensée psychanalytique et à sa pensée philosophique. Cette structure d'entre-expression totale des différentes faces de la pensée signe la puissante originalité de la démarche de Castoriadis dans l'histoire de la philosophie contemporaine.

Loin de se produire selon une plate logique d'exposition partie après partie, élément après élément, la pensée de Castoriadis fonctionne sur le mode de l'expression de la totalité d'elle-même dans chacun de ses éléments. Au cours de cette pensée expressive, irradiant chacune des trois faces, se trouve la découverte - doit-on dire : la création ? - propre de Castoriadis, le concept, entrevu mais vite occulté par Aristote puis par Kant avec son imagination transcendantale, d'imagination radicale. Notre auteur nous prévient : « Je n'utilise pas le terme imagination dans son sens hérité. »

Qu'est-elle, cette imagination radicale, centre autour duquel gravite toute la pensée de Castoriadis ? On peut accorder à l'auteur que l'imagination est l'occulté de toute l'histoire de la philosophie, du moins jusqu'à Gaston Bachelard (dont il n'est jamais question dans ce livre) et Castoriadis lui-même. Il ne faut pas rapporter, ainsi que l'ont trop souvent fait les philosophes, l'imagination à la faculté des images. D'ailleurs, pour Castoriadis, l'imagination n'est pas une faculté. Souvent même, elle n'enveloppe rien de visuel, ce qui oblige à rejeter le modèle scopique : « L'imagination par excellence est celle du compositeur musical. »

Le visuel est absent aussi de l'imaginaire social : les règles de comportement générées par celui-ci ne sont ni visibles ni audibles, elles sont signifiables. En général les conceptions philosophiques de l'imagination se signalent par leur extrême indigence (Descartes), quand elles ne sont pas marquées par la répulsion (Pascal). Aristote donne quelques linéaments intéressants, relevés par Castoriadis, mais sans plus. Finalement, c'est Kant qui paraît le plus proche de découvrir le rôle radicalement créatif de l'imagination en lui accordant, sous le nom d'« imagination transcendantale », une place dans le fonctionnement de l'ego transcendantal, « mais ce rôle, subordonné aux réquisits d'un connaître assuré, consiste en la production perpétuellement immuable de formes données une fois pour toutes ». De même, l'ouvrage le plus problématique de Heidegger, celui que le penseur de Messkirch a par la suite pour ainsi dire renié, Kant et le problème de la métaphysique (3), ouvre de magnifiques perspectives qui demeureront sans suite.

Castoriadis renouvelle absolument la question. L'imagination radicale est l'activité par laquelle tout être vivant se fabrique son monde propre, à chaque fois singulier. Chez l'homme, cette imagination radicale crée en outre les « significations imaginaires sociales », socle de la vie collective, des religions, des institutions, du droit etc. Plus particulièrement, « l'imagination radicale du sujet humain et l'imaginaire social instituant créent, et créent ex nihilo. » C'est ex nihilo que cette imagination confectionne les structures de l'existence humaine : vitales, psychiques et socio-politiques. Castoriadis renverse la vulgate philosophique : loin d'être des productions de la raison, les constructions politiques, juridiques et morales sont des créations de l'imagination (la raison étant elle-même une dérivée de l'imagination).
D'une façon générale, l'imagination radicale, dans les trois sphères qui sont celles de la vie, de la psyché, de la société, invente à chaque fois un « monde propre », un monde pour soi, qui invariablement se caractérise par la clôture.

L'imagination radicale humaine, défonctionnalisée, crée des formes qui sont à la fois des significations et des institutions - l'imaginaire social et politique, tantôt instituant, lorsqu'il sécrète de nouvelles lois, de nouvelles institutions ; tantôt institué, lorsqu'il est figé en lois, règlements, institutions établies (4). Dans la plupart des sociétés, il est impensable de remettre en question les significations imaginaires fondamentales, le plus souvent religieuses, qui servent de base à cette société : si la pensée y est possible (il y a bien une pensée chrétienne, une pensée islamique), la réflexion (le « retour sur ») s'y révèle néanmoins exclue (il ne peut pas exister de réflexion chrétienne ou de réflexion islamique).

En quête d'une nouvelle radicalité


DANS la dimension sociale-historique pourtant est apparue - une première fois avec les Grecs, à travers l'invention conjointe de la philosophie et de la politique démocratique, puis une seconde fois avec l'Europe moderne, après des siècles d'obscurantisme chrétien - une création imaginaire particulière, « le projet d'autonomie » qui suppose une capacité d'interrogation (de réflexion) illimitée sur les principes.
La politique, la psychanalyse, la philosophie portent la charge d'approfondir ce projet d'autonomie pour le pousser jusqu'à une pleine réalisation dans l'espace public.

Qu'est-ce que l'autonomie ? Réponse de Castoriadis : « L'autonomie est autoposition d'une norme, à partir d'un contenu de vie effectif et en relation avec ce contenu. » Plus précis : « Nous concevons l'autonomie comme la capacité, d'une société ou d'un individu, d'agir délibérément et explicitement pour modifier sa loi, c'est-à-dire sa forme. » Aujourd'hui, ce projet paraît commun à la psychanalyse issue de Freud et, bien qu'il y soit tombé en sommeil, à la politique.
« Deviens autonome » : voilà l'impératif pratique qui, aux yeux de Castoriadis, domine les trois champs, politique, psychanalytique et philosophique.

L'objet de la politique consiste à créer, en se servant de l'imagination radicale, des institutions qui, une fois intériorisées, permettent l'accès de chacun à l'« autonomie ». D'après Castoriadis, « ces institutions tiennent ensemble parce qu'elles incarnent chaque fois un magma de significations imaginaires sociales. Il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais de société purement fonctionnelle. »

Il semble que, depuis une vingtaine d'années, le désir d'autonomie se soit endormi chez les animaux politiques que nous sommes, que nous ayons oublié notre différence spécifique parmi les vivants, la politicité, que nous nous soyons pris à la glue d'un nouveau type anthropologique d'individu, celui du « conformisme généralisé » ; une nouvelle clôture s'est refermée sur nous, celle de l'impérialisme économique dont Viviane Forrester (5) a si bien décrit l'inédite barbarie - pour Castoriadis, « le prix à payer pour la liberté, c'est la destruction de l'économique comme valeur centrale, et en fait, unique. »

Au passage, Castoriadis remet plus ou moins salutairement à l'honneur des critiques tombées dans l'oubli : contre la république, contre le système représentatif (s'appuyant sur Rousseau, il estime que la forme politique d'autonomie par excellence est la démocratie directe dans les conseils), contre le capitalisme et son pseudo-marché (le marché libre ne peut pas exister tant qu'existe le capitalisme). L'effondrement du marxisme-léninisme a recouvert ces critiques, qu'il serait opportun pourtant de reprendre à nouveaux frais. Il viendra bien un temps où, dans les ruines globalement stériles du marxisme historique, il faudra faire l'inventaire de ce qui peut encore nous servir pour reprendre notre chemin politique vers l'autonomie.

Quel contenu politique concret donner à cette idée d'autonomie ? Quel héritage politique peut nous échoir de l'histoire du mouvement ouvrier, alors qu'il est désormais patent que le prolétariat ne peut pas avoir le rôle moteur que le marxisme lui attribuait ? Castoriadis répond par un superbe programme qui combine les plus hautes exigences de la politicité humaine avec ce qu'a eu de meilleur l'idéal socialiste : « La réappropriation du pouvoir par la collectivité, l'abolition de la division du travail politique, la circulation sans entraves de l'information politiquement pertinente, l'abolition de la bureaucratie, la décentralisation la plus extrême des décisions, la souveraineté des consommateurs, l'autogouvernement des producteurs... » Il serait inconséquent, à la lecture de ces objectifs, de taxer Castoriadis d'utopisme ; au contraire, loin d'être utopiques, tous ces projets sont réalisables car ils existent déjà en germes, à l'état embryonnaire, de façon extrêmement partielle.

Dans la mesure où Castoriadis confesse la profession d'analyste, le lecteur est fondé à se demander comment s'articule chez lui la psychanalyse à la théorie politique. La psychanalyse peut libérer les hommes pour la vraie politique, celle qui cherche à réaliser l'autonomie. Dans le thème psychanalytique se reflètent les concepts élaborés par Castoriadis dans les autres aspects de sa pensée, et vice-versa. La fin de l'analyse consiste dans l'émergence chez le patient d'une subjectivité réfléchissante et délibérante, c'est-à-dire la plus autonome possible. A l'instar de la vraie politique et de la vraie pédagogie, l'analyse authentique est une praxis, c'est-à- dire une activité qui tient autrui comme pouvant devenir autonome, qui, par suite, essaie de l'aider à parvenir à cette autonomie. La psychanalyse prépare les hommes à la liberté politique, les libère pour les rendre capables de bâtir cette liberté, de même qu'elle fournit un modèle réduit, un prototype en chambre de ce que l'activité politique pourrait être.

L'action et la pensée sont en quête d'une nouvelle radicalité, maintenant que la parenthèse léniniste s'est refermée, que le marxisme historique (policier) est tombé en poussière (6), que la social-démocratie n'a plus d'horizon, et que, parallèlement, la régression philosophique prend la figure de l'idéalisme moral en accompagnant et justifiant un capitalisme qui présente un visage plus odieux que jamais. Tenons la pensée de Castoriadis pour un compagnonnage intéressant dans cette recherche, un indispensable point d'ancrage dans la quête de nouveaux commencements civiques et politiques.

ROBERT REDEKER



La page d'origine LE MONDE DIPLOMATIQUE en AOÛT 1997   
   http://www.monde-diplomatique.fr/1997/08/REDEKER/8960