NOUS sommes en quête d'outils. Le fragile regain de l'activité civique,
au sens fort du terme, devrait nous conduire à prêter plus d'attention
à la pensée de Cornelius Castoriadis, philosophe de la radicalité politique.
La récente publication du tome V des Carrefours du labyrinthe,
intitulé Fait et à faire (1) tombe à pic pour nous permettre
d'évaluer la philosophie de cet auteur à l'aune des besoins politiques
de l'Europe actuelle.
Cornelius Castoriadis doit être rangé parmi les figures les plus fortes
de la vie intellectuelle française de cetteseconde moitié du XXe siècle.
D'une lucidité prémonitoire dans ses analyses du système communiste et
de sa bureaucratie dans les années 50 - qui furent une période non pas
d'isolement, mais, comme il l'a dit magnifiquement, de solitude -,
il est devenu une référence centrale à partir du milieu des années 70.
Grec, Castoriadis est arrivé en France en 1945 - à la même époque que
la galaxie grecque de l'intelligence française, Kostas Papaioannou, Kostas
Axelos, Nicos Poulantzas -, animant du début (1949) à la fin (1965)
la revue Socialisme ou Barbarie, y écrivant parfois sous des
pseudonymes (2). A partir de 1970, la collection « 10/18 » s'est
mise à publier en plusieurs volumes ses contributions à Socialisme
ou Barbarie sur le mouvement ouvrier et la société bureaucratique.
A la fin des années 70, il participa à l'aventure intellectuelle de la
revue Libre avec Miguel Abensour, Marcel Gauchet, Claude Lefort
(qui était passé par Socialisme ou Barbarie) et Pierre Clastres.
A côté de son maître ouvrage, L'Institution imaginaire de la société
(1975), Cornelius Castoriadis est l'auteur d'autres livres essentiels
regroupés en une série commencée en 1978, Les Carrefours du labyrinthe,
dont le cinquième tome, Fait et à faire, vient de paraître.
Fait et à faire s'offre sous la forme d'un bilan. Tout y est,
comme dans chacun des paragraphes que cet auteur écrit depuis trois décennies.
Le lecteur, lassé par certaines pages, émoussé par le fatigant retour
de certaines formules, trouvera peut-être que Castoriadis se répète beaucoup,
« qu'il assène ». Ce serait - dans une époque où la production
philosophique se caractérise par la mièvrerie éthico-subjectivo- kantienne
et la tarte à la crème de la bioéthique - d'une injustice excessive. Ce
serait surtout oublier que son écriture est, à partir d'un pool réduit
de concepts fondamentaux, spiralique (il se reprend sans cesse, s'autocite,
approfondit, médite...). Et ce serait également négliger à quel point
cette pensée est expressive.
Chez ce penseur politique autogestionnaire se développe une philosophie
de style classique très fortement structurée. Castoriadis nous donne des
outils pour contester, pour édifier des barricades, pour envisager un
socialisme de l'avenir, pour penser le changement du monde, pour désirer
changer la vie politiquement. Alors que chez d'autres ces fadaises insipides
qui tiennent le haut du pavé philosophique (Luc Ferry, Alain Renaut, parmi
bien d'autres) nous reconduisent dans les eaux aussi usées que tièdes
du conformisme kantien (un Kant déproblématisé en même temps que dogmatisé,
autrement dit fort mal compris). Avec quelques-uns - Henri Maler, Daniel
Bensaïd, Etienne Balibar, par exemple -, Cornelius Castoriadis, en
dépit de ses faiblesses, fait exception dans le paysage misérable de la
philosophie contemporaine.
D'où vient la forte attraction qu'exerce sa pensée ? Risquons une
hypothèse. On peut distinguer dans cette pensée trois faces (politique,
psychanalytique et philosophique), dont chacune, tout en étant irréductiblement
identique à elle-même, exprime également en toute rigueur les deux autres.
Les dimensions politiques, philosophiques et psychanalytiques sont intégrées
les unes dans les autres - en effet, la pensée de Castoriadis ne connaît
pas de cloisonnements internes. Ainsi son discours politique est-il indissociablement
lié à sa pensée psychanalytique et à sa pensée philosophique. Cette structure
d'entre-expression totale des différentes faces de la pensée signe la
puissante originalité de la démarche de Castoriadis dans l'histoire de
la philosophie contemporaine.
Loin de se produire selon une plate logique d'exposition partie après
partie, élément après élément, la pensée de Castoriadis fonctionne sur
le mode de l'expression de la totalité d'elle-même dans chacun de ses
éléments. Au cours de cette pensée expressive, irradiant chacune des trois
faces, se trouve la découverte - doit-on dire : la création ?
- propre de Castoriadis, le concept, entrevu mais vite occulté par Aristote
puis par Kant avec son imagination transcendantale, d'imagination radicale.
Notre auteur nous prévient : « Je n'utilise pas le terme
imagination dans son sens hérité. »
Qu'est-elle, cette imagination radicale, centre autour duquel gravite
toute la pensée de Castoriadis ? On peut accorder à l'auteur que
l'imagination est l'occulté de toute l'histoire de la philosophie, du
moins jusqu'à Gaston Bachelard (dont il n'est jamais question dans ce
livre) et Castoriadis lui-même. Il ne faut pas rapporter, ainsi que l'ont
trop souvent fait les philosophes, l'imagination à la faculté des images.
D'ailleurs, pour Castoriadis, l'imagination n'est pas une faculté. Souvent
même, elle n'enveloppe rien de visuel, ce qui oblige à rejeter le modèle
scopique : « L'imagination par excellence est celle du
compositeur musical. »
Le visuel est absent aussi de l'imaginaire social : les règles de
comportement générées par celui-ci ne sont ni visibles ni audibles, elles
sont signifiables. En général les conceptions philosophiques de l'imagination
se signalent par leur extrême indigence (Descartes), quand elles ne sont
pas marquées par la répulsion (Pascal). Aristote donne quelques linéaments
intéressants, relevés par Castoriadis, mais sans plus. Finalement, c'est
Kant qui paraît le plus proche de découvrir le rôle radicalement créatif
de l'imagination en lui accordant, sous le nom d'« imagination transcendantale »,
une place dans le fonctionnement de l'ego transcendantal, « mais
ce rôle, subordonné aux réquisits d'un connaître assuré, consiste en la
production perpétuellement immuable de formes données une fois pour toutes ».
De même, l'ouvrage le plus problématique de Heidegger, celui que le
penseur de Messkirch a par la suite pour ainsi dire renié, Kant et le
problème de la métaphysique (3), ouvre de magnifiques perspectives qui
demeureront sans suite.
Castoriadis renouvelle absolument la question. L'imagination radicale
est l'activité par laquelle tout être vivant se fabrique son monde propre,
à chaque fois singulier. Chez l'homme, cette imagination radicale crée
en outre les « significations imaginaires sociales », socle
de la vie collective, des religions, des institutions, du droit etc. Plus
particulièrement, « l'imagination radicale du sujet humain et
l'imaginaire social instituant créent, et créent ex nihilo. » C'est
ex nihilo que cette imagination confectionne les structures de l'existence
humaine : vitales, psychiques et socio-politiques. Castoriadis renverse
la vulgate philosophique : loin d'être des productions de la raison,
les constructions politiques, juridiques et morales sont des créations
de l'imagination (la raison étant elle-même une dérivée de l'imagination).
D'une façon générale, l'imagination radicale, dans les trois sphères qui
sont celles de la vie, de la psyché, de la société, invente à chaque fois
un « monde propre », un monde pour soi, qui invariablement se
caractérise par la clôture.
L'imagination radicale humaine, défonctionnalisée, crée des formes qui
sont à la fois des significations et des institutions - l'imaginaire
social et politique, tantôt instituant, lorsqu'il sécrète de nouvelles
lois, de nouvelles institutions ; tantôt institué, lorsqu'il est
figé en lois, règlements, institutions établies (4). Dans la plupart des
sociétés, il est impensable de remettre en question les significations
imaginaires fondamentales, le plus souvent religieuses, qui servent de
base à cette société : si la pensée y est possible (il y a bien une
pensée chrétienne, une pensée islamique), la réflexion (le « retour
sur ») s'y révèle néanmoins exclue (il ne peut pas exister de réflexion
chrétienne ou de réflexion islamique).
En quête d'une nouvelle radicalité
DANS la dimension sociale-historique pourtant est apparue - une
première fois avec les Grecs, à travers l'invention conjointe de la philosophie
et de la politique démocratique, puis une seconde fois avec l'Europe moderne,
après des siècles d'obscurantisme chrétien - une création imaginaire
particulière, « le projet d'autonomie » qui suppose une capacité
d'interrogation (de réflexion) illimitée sur les principes.
La politique, la psychanalyse, la philosophie portent la charge d'approfondir
ce projet d'autonomie pour le pousser jusqu'à une pleine réalisation dans
l'espace public.
Qu'est-ce que l'autonomie ? Réponse de Castoriadis : « L'autonomie
est autoposition d'une norme, à partir d'un contenu de vie effectif et
en relation avec ce contenu. » Plus précis : « Nous
concevons l'autonomie comme la capacité, d'une société ou d'un individu,
d'agir délibérément et explicitement pour modifier sa loi, c'est-à-dire
sa forme. » Aujourd'hui, ce projet paraît commun à la psychanalyse
issue de Freud et, bien qu'il y soit tombé en sommeil, à la politique.
« Deviens autonome » : voilà l'impératif pratique
qui, aux yeux de Castoriadis, domine les trois champs, politique, psychanalytique
et philosophique.
L'objet de la politique consiste à créer, en se servant de l'imagination
radicale, des institutions qui, une fois intériorisées, permettent l'accès
de chacun à l'« autonomie ». D'après Castoriadis, « ces
institutions tiennent ensemble parce qu'elles incarnent chaque fois un
magma de significations imaginaires sociales. Il n'y a jamais eu et il
n'y aura jamais de société purement fonctionnelle. »
Il semble que, depuis une vingtaine d'années, le désir d'autonomie se
soit endormi chez les animaux politiques que nous sommes, que nous ayons
oublié notre différence spécifique parmi les vivants, la politicité, que
nous nous soyons pris à la glue d'un nouveau type anthropologique d'individu,
celui du « conformisme généralisé » ; une nouvelle clôture
s'est refermée sur nous, celle de l'impérialisme économique dont Viviane
Forrester (5) a si bien décrit l'inédite barbarie - pour Castoriadis,
« le prix à payer pour la liberté, c'est la destruction de l'économique
comme valeur centrale, et en fait, unique. »
Au passage, Castoriadis remet plus ou moins salutairement à l'honneur
des critiques tombées dans l'oubli : contre la république, contre
le système représentatif (s'appuyant sur Rousseau, il estime que la forme
politique d'autonomie par excellence est la démocratie directe dans les
conseils), contre le capitalisme et son pseudo-marché (le marché libre
ne peut pas exister tant qu'existe le capitalisme). L'effondrement du
marxisme-léninisme a recouvert ces critiques, qu'il serait opportun pourtant
de reprendre à nouveaux frais. Il viendra bien un temps où, dans les ruines
globalement stériles du marxisme historique, il faudra faire l'inventaire
de ce qui peut encore nous servir pour reprendre notre chemin politique
vers l'autonomie.
Quel contenu politique concret donner à cette idée d'autonomie ?
Quel héritage politique peut nous échoir de l'histoire du mouvement ouvrier,
alors qu'il est désormais patent que le prolétariat ne peut pas avoir
le rôle moteur que le marxisme lui attribuait ? Castoriadis répond
par un superbe programme qui combine les plus hautes exigences de la politicité
humaine avec ce qu'a eu de meilleur l'idéal socialiste : « La
réappropriation du pouvoir par la collectivité, l'abolition de la division
du travail politique, la circulation sans entraves de l'information politiquement
pertinente, l'abolition de la bureaucratie, la décentralisation la plus
extrême des décisions, la souveraineté des consommateurs, l'autogouvernement
des producteurs... » Il serait inconséquent, à la lecture de
ces objectifs, de taxer Castoriadis d'utopisme ; au contraire, loin
d'être utopiques, tous ces projets sont réalisables car ils existent déjà
en germes, à l'état embryonnaire, de façon extrêmement partielle.
Dans la mesure où Castoriadis confesse la profession d'analyste, le lecteur
est fondé à se demander comment s'articule chez lui la psychanalyse à
la théorie politique. La psychanalyse peut libérer les hommes pour la
vraie politique, celle qui cherche à réaliser l'autonomie. Dans le thème
psychanalytique se reflètent les concepts élaborés par Castoriadis dans
les autres aspects de sa pensée, et vice-versa. La fin de l'analyse consiste
dans l'émergence chez le patient d'une subjectivité réfléchissante et
délibérante, c'est-à-dire la plus autonome possible. A l'instar de la
vraie politique et de la vraie pédagogie, l'analyse authentique est une
praxis, c'est-à- dire une activité qui tient autrui comme pouvant devenir
autonome, qui, par suite, essaie de l'aider à parvenir à cette autonomie.
La psychanalyse prépare les hommes à la liberté politique, les libère
pour les rendre capables de bâtir cette liberté, de même qu'elle fournit
un modèle réduit, un prototype en chambre de ce que l'activité politique
pourrait être.
L'action et la pensée sont en quête d'une nouvelle radicalité, maintenant
que la parenthèse léniniste s'est refermée, que le marxisme historique
(policier) est tombé en poussière (6), que la social-démocratie n'a plus
d'horizon, et que, parallèlement, la régression philosophique prend la
figure de l'idéalisme moral en accompagnant et justifiant un capitalisme
qui présente un visage plus odieux que jamais. Tenons la pensée de Castoriadis
pour un compagnonnage intéressant dans cette recherche, un indispensable
point d'ancrage dans la quête de nouveaux commencements civiques et politiques.
ROBERT REDEKER
La page d'origine LE MONDE DIPLOMATIQUE en AOÛT 1997
http://www.monde-diplomatique.fr/1997/08/REDEKER/8960
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