DÉCÉDÉ le 26 décembre 1997, Cornelius Castoriadis,
philosophe et analyste, était l'une des figures les plus fortes
de la vie intellectuelle française. Grec de naissance, il est arrivé
en 1945 à Paris, où il a animé la revue Socialisme
ou Barbarie . En 1968, il publie, avec Edgar Morin et Claude Lefort, Mai
68, la brèche. A la fin des années 70, il participe à
la revue Libre . A côté de son maître ouvrage , L'Institution
imaginaire de la société (1975), il est l'auteur d'autres
livres fondamentaux, regroupés en une série commencée
en 1978 : Les Carrefours du Labyrinthe (1).
La philosophie n'est pas philosophie si elle n'exprime pas une pensée
autonome. Que signifie « autonome» ? Cela veut dire
autosnomos, « qui se donne à soi -même sa loi ».
En philosophie, c'est clair: se donner à soi -même
sa loi, cela veut dire qu'on pose des questions et qu'on n'accepte aucune
autorité. Pas même l'autorité de sa propre pensée
antérieure. C'est là d'ailleurs que le bât blesse
un peu, parce que les philosophes, presque toujours, construisent des
systèmes fermés comme des oeufs (voir Spinoza, voir surtout
Hegel, et même quelque peu Aristote), ou restent attachés
à certaines formes qu'ils ont créées et n'arrivent
pas à les remettre en question. Il y a peu d'exemples du contraire.
Platon en est un. Freud en est un autre dans le domaine de la psychanalyse,
bien qu'il n'ait pas été philosophe.
L'autonomie, dans le domaine de la pensée, c'est l'interrogation
illimitée ; qui ne s'arrête devant rien et qui se remet elle
-même constamment en cause. Cette interrogation n'est pas une interrogation
vide ; une interrogation vide ne signifie rien. Pour avoir une interrogation
qui fait sens, il faut déjà qu'on ait posé comme
provisoirement incontestables un certain nombre de termes. Autrement il
reste un simple point d'interrogation, et pas une interrogation philosophique.
L'interrogation philosophique est articulée, quitte à revenir
sur les termes à partir desquels elle a été articulée.
Qu'est-ce que l'autonomie en politique ? Presque toutes les sociétés
humaines sont instituées dans l'hétéronomie, c'est-à-dire
dans l'absence d'autonomie. Cela veut dire que, bien qu'elles créent
toutes, elles - mêmes, leurs institutions, elles incorporent dans
ces institutions l'idée incontestable pour les membres de la société
que cette institution n'est pas oeuvre humaine, qu'elle n'a pas été
créée par les humains, en tout cas pas par les humains qui
sont là en ce moment. Elle a été créée
par les esprits, par les ancêtres, par les héros, par les
Dieux ; mais elle n'est pas oeuvre humaine.
Avantage considérable de cette clause tacite et même pas
tacite : dans la religion hébraïque, le don de la Loi par
Dieu à Moïse est écrit, explicité. Il y a des
pages et des pages dans l'Ancien Testament qui décrivent par le
détail la réglementation que Dieu a fournie à Moïse.
Cela ne concerne pas seulement les Dix Commandements mais tous les détails
de la Loi. Et toutes ces dispositions, il ne peut être question
de les contester : les contester signifierait contester soit l'existence
de Dieu, soit sa véracité, soit sa bonté, soit sa
justice. Or ce sont là des attributs consubstantiels de Dieu. Il
en va de même pour d'autres sociétés hétéronomes.
L'exemple hébraïque est ici cité à cause de
sa pureté classique.
Or, quelle est la grande rupture qu'introduisent, sous une première
forme, la démocratie grecque, puis, sous une autre forme, plus
ample, plus généralisée, les révolutions des
temps modernes et les mouvements démocratiques révolutionnaires
qui ont suivi ? C'est précisément la conscience explicite
que nous créons nos lois, et donc que nous pouvons aussi les changer.
Les lois grecques anciennes commencent toutes par la clause édoxè
tè boulè kai to démo, « il a semblé
bon au conseil et au peuple ». « Il a semblé bon »,
et non pas « il est bon ». C'est ce qui a semblé bon
à ce moment -là. Et dans les temps modernes, on a, dans
les Constitutions, l'idée de la souveraineté des peuples.
Par exemple , la Déclaration des droits de l'homme française
dit en préambule : « La souveraineté appartient au
peuple qui l'exerce, soit directement, soit par le moyen de ses représentants.
» Le « soit directement » a disparu par la suite, et
nous sommes restés avec les seuls « représentants
».
Quatre millions de dollars pour être élu
IL y a donc une autonomie politique ; et cette autonomie politique suppose
de savoir que les hommes créent leurs propres institutions. Cela
exige que l'on essaye de poser ces institutions en connaissance de cause,
dans la lucidité, après délibération collective.
C'est ce que j'appelle l'autonomie collective, qui a comme pendant absolument
inéliminable l'autonomie individuelle. Une société
autonome ne peut être formée que par des individus autonomes.
Et des individus autonomes ne peuvent vraiment exister que dans une société
autonome.
Pourquoi cela ? Il est assez facile de le comprendre. Un individu autonome,
c'est un individu qui n'agit, autant que c'est possible, qu'après
réflexion et délibération. S'il n'agit pas comme
cela, il ne peut pas être un individu démocratique, appartenant
à une société démocratique.
En quel sens un individu autonome, dans une société comme
je la décris, est-il libre ? En quel sens sommes-nous libres aujourd'hui
? Nous avons un certain nombre de libertés, qui ont été
établies comme des produits ou des sous -produits des luttes révolutionnaires
du passé. Ces libertés ne sont pas seulement formelles,
comme le disait à tort Karl Marx ; que nous puissions nous réunir,
dire ce que nous voulons, ce n'est pas formel. Mais c'est partiel, c'est
défensif, c'est, pour ainsi dire, passif.
Comment puis-je être libre si je vis dans une société
qui est gouvernée par une loi qui s'impose à tous ? Cela
apparaît comme une contradiction insoluble et cela en a conduit
beaucoup, comme Max Stirner (2) par exemple, à dire que cela ne
pouvait pas exister ; et d'autres à sa suite, comme les anarchistes,
prétendront que la société libre signifie l'abolition
complète de tout pouvoir, de toute loi, avec le sous - entendu
qu'il y a une bonne nature humaine qui surgira à ce moment-là
et qui pourra se passer de toute règle extérieure. Cela
est, à mon avis, une utopie incohérente.
Je peux dire que je suis libre dans une société où
il y a des lois, si j'ai eu la possibilité effective (et non simplement
sur le papier) de participer à la discussion, à la délibération
et à la formation de ces lois. Cela veut dire que le pouvoir législatif
doit appartenir effectivement à la collectivité, au peuple.
Enfin, cet individu autonome est aussi l'objectif essentiel d'une psychanalyse
bien comprise. Là, nous avons une problématique relativement
différente, parce qu'un être humain est, en apparence, un
être conscient ; mais, aux yeux d'un psychanalyste, il est surtout
son inconscient. Et cet inconscient, généralement, il ne
le connaît pas. Non pas parce qu'il est paresseux, mais parce qu'il
y a une barrière qui l'empêche de le connaître. C'est
la barrière du refoulement.
Nous naissons, par exemple, comme monades psychiques, qui se vivent dans
la toute-puissance, qui ne connaissent pas de limites, ou ne reconnaissent
pas de limites à la satisfaction de leurs désirs, devant
lesquels tout obstacle doit disparaître. Et nous terminons par être
des individus qui acceptent tant bien que mal l'existence des autres,
très souvent formulant des voeux de mort à leur égard
(qui ne se réalisent pas la plupart du temps), et acceptent que
le désir des autres ait le même droit à être
satisfait que le leur. Cela se produit en fonction d'un refoulement fondamental
qui renvoie dans l'inconscient toutes ces tendances profondes de la psyché
et y maintient une bonne partie des créations de l'imagination
radicale.
Une psychanalyse implique que l'individu, moyennant les mécanismes
psychanalytiques, est amené à pénétrer cette
barrière de l'inconscient, à explorer autant que possible
cet inconscient, à filtrer ses pulsions inconscientes et à
ne pas agir sans réflexion et délibération. C'est
cet individu autonome qui est la fin (au sens de la finalité, de
la terminaison) du processus psychanalytique.
Or, si nous faisons la liaison avec le politique, il est évident
que nous avons besoin d'un tel individu, mais il est évident aussi
que nous ne pouvons pas soumettre la totalité des individus de
la société à une psychanalyse. D'où le rôle
énorme de l'éducation et la nécessité d'une
réforme radicale de l'éducation, pour en faire une véritable
païdaïa comme disaient les Grecs, une païdaïa de l'autonomie,
une éducation pour l'autonomie et vers l'autonomie, qui amène
ceux qui sont éduqués - et pas seulement les enfants - à
s'interroger constamment pour savoir s'ils agissent en connaissance de
cause plutôt qu'emportés par une passion ou par un préjugé.
Pas seulement les enfants, parce que l'éducation d'un individu,
au sens démocratique, est une entreprise qui commence avec la naissance
de cet individu et qui ne s'achève qu'avec sa mort. Tout ce qui
se passe pendant la vie de l'individu continue à le former et à
le déformer. L'éducation essentielle que la société
contemporaine fournit à ses membres, dans les écoles, les
collèges, les lycées et les universités, est une
éducation instrumentale, organisée essentiellement pour
apprendre une occupation professionnelle. Et à côté
de celle-ci, il y a l'autre éducation, à savoir les âneries
que diffuse la télévision.
Sur la question de la représentation politique, Jean-Jacques Rousseau
disait que les Anglais, au XVIIIe siècle, croient qu'ils sont libres
parce qu'ils élisent leurs représentants au XVIIIe siècle,
croient qu'ils sont libres parce qu'ils élisent leurs représentants
tous les cinq ans. Effectivement, ils sont libres, mais un jour sur cinq
ans. En disant cela, Rousseau sous- estimait indûment son c ? Parce
qu'on a à voter pour des candidats présentés par
des partis. On ne peut pas voter pour n'importe qui. Et on a à
voter à partir de toute une situation réelle fabriquée
par le Parlement précédent et qui pose les problèmes
dans les termes dans lesquels ces problèmes peuvent être
discutés et qui, par là même, impose des solutions,
du moins des alternatives de solution, qui ne correspondent presque jamais
aux vrais problèmes.
Généralement, la représentation signifie l'aliénation
de la souveraineté des représentés vers les représentants.
Le Parlement n'est pas contrôlé. Il est contrôlé
au bout de cinq ans avec une élection, mais la grande majorité
du personnel politique est pratiquement inamovible. En France un peu moins.
Ailleurs beaucoup plus. Aux Etats-Unis, par exemple, les sénateurs
sont en fait des sénateurs à vie. Et cela viendra aussi
en France. Pour être élu aux Etats-Unis il faut à
peu près 4 millions de dollars. Qui vous donne ces 4 millions ?
Ce ne sont pas les chômeurs. Ce sont les entreprises. Et pourquoi
les donnent-elles ? Pour qu'ensuite le sénateur soit d'accord avec
le lobby qu'elles forment à Washington, pour voter les lois qui
les avantagent et ne pas voter les lois qui les désavantagent.
Il y a là la voie fatale des sociétés modernes.
On le voit se faire en France, malgré toutes les prétendues
dispositions prises pour contrôler la corruption. La corruption
des responsables politiques, dans les sociétés contemporaines,
est devenue un trait systémique, un trait structurel. Ce n'est
pas anecdotique. C'est incorporé dans le fonctionnement du système,
qui ne peut pas tourner autrement.
Quel est l'avenir de ce projet de l'autonomie ? Cet avenir dépend
de l'activité de l'énorme majorité des êtres
humains. On ne peut plus parler en termes d'une classe privilégiée,
qui serait par exemple le prolétariat industriel, devenu, depuis
longtemps, très minoritaire dans la population. On peut dire, en
revanche, et c'est ce que je dis, que toute la population, sauf 3 % de
privilégiés au sommet, aurait un intérêt personnel
à la transformation radicale de la société dans laquelle
elle vit.
Mais ce que nous observons depuis une cinquantaine d'années, c'est
le triomphe de la signification imaginaire capitaliste, c'est-à-dire
d'une expansion illimitée d'une prétendue maîtrise
prétendument rationnelle ; et l'atrophie, l'évanescence
de l'autre grande signification imaginaire des temps modernes, c'est-à-dire
de l'autonomie.
Est-ce que cette situation sera durable ? Est-ce qu'elle sera passagère
? Nul ne peut le dire. Il n'y a pas de prophétie dans ce genre
d'affaire. La société actuelle n'est certainement pas une
société morte. On ne vit pas dans Byzance ou dans la Rome
du Ve siècle (après J.-C.). Il y a toujours quelques mouvements.
Il y a des idées qui sortent, qui circulent, des réactions.
Elles restent très minoritaires et très fragmentées
par rapport à l'énormité des tâches qui sont
devant nous. Mais je tiens pour certain que le dilemme que, en reprenant
des termes de Léon Trotski, de Rosa Luxemburg et de Karl Marx,
nous formulions dans le temps de Socialisme ou Barbarie, continue d'être
valide, à condition évidemment de ne pas confondre le socialisme
avec les monstruosités totalitaires qui ont transformé la
Russie en un champ de ruines, ni avec l' « organisation »
absurde de l'économie, ni avec l'exploitation effrénée
de la population, ni avec l'asservissement total de la vie intellectuelle
et culturelle qui y avaient eté réalisés.
Voter pour le moindre mal
POURQUOI la situation contemporaine est-elle tellement incertaine ? Parce
que, de plus en plus, on voit se développer, dans le monde occidental,
un type d'individu qui n'est plus le type d'individu d'une société
démocratique ou d'une société où on peut lutter
pour plus de liberté, mais un type d'individu qui est privatisé,
qui est enfermé dans son petit milieu personnel et qui est devenu
cynique par rapport à la politique. Quand les gens votent, ils
votent cyniquement. Ils ne croient pas au programme qu'on leur présente,
mais ils considèrent que X ou Y est un moindre mal par rapport
à ce qu'était Z dans la période précédente.
Un tas de gens voteront Lionel Jospin sans doute (3) aux prochaines élections,
non pas parce qu'ils l'adorent ou qu'ils sont éblouis par ses idées,
ce serait étonnant, mais simplement parce qu'ils sont dégoûtés
par la situation actuelle. La même chose d'ailleurs s'est passée
en 1995, lorsque les gens ont été écoeurés
par quatorze ans de prétendu socialisme dont le principal exploit
a été d'introduire le libéralisme le plus effréné
en France et de commencer à démanteler ce qu'il y avait
eu comme conquêtes sociales dans la période précédente.
Du point de vue de l'organisation politique, une société
s'articule toujours, explicitement ou implicitement, en trois parties.
1) Ce que les Grecs auraient appelé oïkos, c'est-à-dire
la « maison », la famille, la vie privée. 2) L' agora,
l'endroit public-privé où les individus se rencontrent,
où ils discutent, où ils échangent, où ils
forment des associations ou des entreprises, où l'on donne des
représentations de théâtre, privées ou subventionnées,
peu importe. C'est ce qu'on appelle, depuis le XVIIIe siècle, d'un
terme qui prête à confusion, la société civile,
confusion qui s'est encore accrue ces derniers temps. 3) L' ecclesia,
le lieu public-public, le pouvoir, le lieu où s'exerce, où
existe, où est déposé le pouvoir politique.
La relation entre ces trois sphères ne doit pas être établie
de façon fixe et rigide, elle doit être souple, articulée.
D'un autre côté, ces trois sphères ne peuvent pas
être radicalement séparées.
Le libéralisme actuel prétend qu'on peut séparer
entièrement le domaine public du domaine privé. Or c'est
impossible, et prétendrprivé. Or c'est impossible, et prétendre
qu'on le réalise est un mensonge démagogique. Il n'y a pas
de budget qui n'intervienne pas dans la vie privée publique, et
même dans la vie privée. Et ce n'est là qu'un exemple
parmi tant d'autres. De même, il n'y a pas de pouvoir qui ne soit
pas obligé d' ; posant par exemple que le meurtre est interdit
ou, dans le monde moderne, qu'il faut subventionner la santé ou
l'éducation. Il doit y avoir dans ce domaine une espèce
de jeu entre le pouvoir public et l'agora, c'est-à-dire la communauté.
Ce n'est que dans un régime vraiment démocratique qu'on
peut essayer d'établir une articulation correcte entre ces trois
sphères, préservant au maximum la liberté privée,
préservant aussi au maximum la liberté de l'agora, c'est-à-dire
des activités publiques communes des individus, et qui fasse participer
tout le monde au pouvoir public. Alors que ce pouvoir public appartient
à une oligarchie et que son activité est clandestine en
fait, puisque que les décisions essentielles sont toujours prises
dans la coulisse.
(Ces propos ont été recueillis par Robert Redeker, au cours
d'une rencontre organisée à Toulouse conjointement par la
librairie Ombres Blanches, le Théâtre Daniel-Sorano et le
GREP Midi-Pyrénées, le 22 mars 1997. Une version plus complète
a été publiée dans Parcours, les cahiers du GREP
Midi-Pyrénées, nos 1526, septembre 1997, 5, rue des Gestes,
BP 119, 31013 Toulouse Cedex 6, 80 F.)
CORNELIUS CASTORIADIS
(1) Lire Robert Redeker, « Cornelius Castoriadis contre le conformisme
généralisé », Le Monde diplomatique, août
1997.
(2) NDLR : philosophe allemand (18062856) ; auteur de L'Unique et sa propriété
(1845) et Histoire de la réaction (1852).
(3) NDLR : ces propos datent du 22 mars 1997, avant les élections
législatives anticipées de mai-juin 1997 qui ont vu le succès
électoral de M. Lionel Jospin, devenu depuis premier ministre.
LE MONDE DIPLOMATIQUE - FÉVRIER 1998 -
La page d'origine : LE MONDE DIPLOMATIQUE, février 98 -
http://www.monde-diplomatique.fr/md/1998/02/CASTORIADIS/10046.html
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