L'immigration est lue à travers le prisme de la sécurité par
certains hommes politiques, par les polices et certains services sociaux,
par nombre de journalistes et une fraction de l'opinion publique. Malgré
les critiques fréquentes et argumentées d'une telle perception, malgré
l'existence de discours alternatifs, cette lecture continue, très largement,
d'être dominante. Pourquoi ? Qu'est ce qui pousse tous ces acteurs à
faire un lien entre crime, chômage, terrorisme, fanatisme et migration
? Comment expliquer la force de ce discours ?
Pour nombre d'associations antiracistes et de droits de l'Homme, comme
pour une partie du monde universitaire qui leur est lié, la force de
ce discours était du registre de la réaction " spontanée ",
de l'ignorance des enjeux, voire d'une forme de populisme flattant un
public frustre2. Mais, le refus de prise en compte des discours critiques
n'est pas un simple aveuglement politique des hommes politiques et de
leurs électeurs qu'une argumentation raisonnée permettrait de faire
disparaître. Il est de l'ordre du déni et il s'articule sur les peurs
de perte de contrôle du monde politique, sur les normes et les intérêts
de certaines bureaucraties, ainsi que sur les inquiétudes de certains
citoyens qui se sentent mis à l'écart. Le discours sécurisant l'immigration
est alors en position de force symbolique et devient une technologie
politique, une modalité de la gouvernementalité contemporaine.
Bien que les ambiguïtés du discours de sécurité aient été souvent largement
démontrées, le discours de sécurisation continue. Les critiques du discours
sur la sécurité sont pourtant connues du monde des professionnels de
la sécurité et des hommes politiques. Ils savent que les critiques mettent
à mal les connexions simplistes que ce discours de sécurité met en place
et qu'elles rétablissent une compréhension du social qui disparaît,
dès qu'on l'utilise. Ils sont rarement dupes de leur propre argumentaire,
et ne le tiennent que dans la mesure où il leur apporte des gains électoraux.
Parmi les ouvrages récents celui d'Adrian Favell a montré comment en
France et en Angleterre, ce discours a brouillé les frontières de la
droite et de la gauche et comment le positionnement à l'égard des extrêmes
a conditionné les énoncés sur le crime et les migrants. Les analyses
portant sur l'Europe forteresse et le racisme ont aussi montré la genèse
de ce discours qui est loin d'être inévitable en période de crise3.
Et c'est en cela que ce sujet n'est pas simplement un thème de sociologie
des migrations mais un thème de science politique, de relations internationales
et de théorie politique.
Les liens entre structures sociales et montée des insécurités débouchant
sur une responsabilité des migrants ont été systématiquement remis en
cause par les études critiques.
La globalisation, souvent évoquée, engendre certes une nouvelle mobilité
des facteurs de production et la spécificité de la crise économique
européenne à fort taux de chômage joue un rôle dans le contexte particulier
d'émergence de l'immigration comme menace, en fragilisant les formes
de solidarité de classe (peur de perdre son emploi, travail précaire...)
et en facilitant un argumentaire sur la préférence nationale, mais la
globalisation n'explique en rien le lien entre crime, illégalité et
migration car ces facteurs généraux peuvent jouer en faveur ou contre
cette argumentation : les rapports de causalité n'étant nullement systématiques
ou même nécessaires. Il n'y a ni corrélation entre les courbes du crime
et de la présence d'une forte population d'origine étrangère, ni entre
ouverture du marché, taux important d'activités transfrontalières et
délinquance, ni entre pauvreté, chômage et criminalité4, malgré l'imagerie
de la guerre sociale et de la responsabilité des dominés à leur malheur5.
Les discours de sécurisation évoquent aussi la révolution des transports
et des télécommunications, y compris Internet et les paraboles, rendant
les voyages et les désirs de mobilité plus importants pour faire passer
l'idée d'une " invasion lente mais certaine ". Ils insinuent
pour la même raison que le différentiel de natalité entre des Européens
de souche vieillissants et des minorités mal insérées, est stratégique
et doit être lu comme tel, comme un acte politique des Etats d'origine.
Mais cette interprétation de milliers de décisions individuelles comme
s'il s'agissait d'un plan concerté devrait faire sourire, si ce n'était
tragique6. Les statistiques d'entrée des migrants qui servent de base
à ces discours ne sont pas mises en relation avec celles des départs
et avec le fait que la même personne peut passer de nombreuses fois
les frontières7.
On avait même vu fleurir un temps l'idée selon laquelle la fin de la
guerre froide profitait aux soviétiques pour infiltrer les démocraties
à l'aide de ceux qui fuyaient vers l'Allemagne ou Israël8, et plus tard
on a évoqué l'invasion de l'Ouest par l'Est (et le Sud) en remplaçant
l'invasion des chars par la métaphore des hordes (de pauvres) se ruant
vers la prospérité9. Cette métaphore du raz de marée en Angleterre,
du trou dans la digue aux Pays-Bas, des grandes invasions en France
a eu un succès significatif en jouant sur le thème du franchissement
(illégal) des frontières10. Un discours politique s'est constitué sur
l'image de barbares accourant vers l'empire, vers les pays de Cocagne
(les Welfare states). En France, en Allemagne, aux Pays-Bas, on a parlé
en 1992 d'invasion venue de l'Est, même si les démographes, les spécialistes
des migrations de l'OCDE et les internationalistes avaient mis l'accent
dès 1990 sur le caractère conjoncturel des flux, à ce niveau d'intensité.
On a évoqué aussi une colonisation à l'envers avec l'installation à
demeure de ceux qui n'avaient été " invités " que pour travailler,
et le fait que l'on ne pouvait accueillir toute la misère du monde.
Les thèmes du partage du fardeau entre les pays développés et du seuil
de tolérance de populations se sentant agressées dans leurs identités
ont pris valeur d'évidence. Confinés au départ aux extrêmes, ces thèmes
sont devenus la croyance des plus modérés. Bien que des universitaires
et des associations aient rappelé la transition démographique en cours,
relativisé l'effet d'appel, tout en soulignant la persistance des structures
d'inégalité économique et sociale, et, au contraire du discours sur
la ruée vers l'occident, souligné l'incroyable difficulté des individus
à quitter leurs lieux d'origine, y compris dans les situations extrêmes
comme à Beyrouth ou Sarajevo, le thème de l'immigration invasion est
devenu populaire dans les médias. On a associé illégalité, pauvreté,
délinquance et étranger, alors même que les analyses sur les grands
trafics de drogue montrent que les opérateurs financiers sont rarement
étrangers et que, s'ils le sont, ils ne sont surtout pas illégaux11.
De même, les criminologues ont réfuté le fait que la pauvreté et le
caractère d'étranger encourageraient à la délinquance systématique du
fait du mode de vie. Il y a bien plus des replis sur des formes communautaires
de solidarité12.
Quand on les réfute sur l'impact international, les auteurs de ces thèses,
qu'ils viennent de l'administration, des résultats des réunions internationales
intergouvernementales ou d'universitaires organiques, insistent alors
sur le local, sur les transformations des villes et les modalités de
ségrégation qui s'y déploient pour donner une coloration sociale permettant
d'associer pauvres, jeunes et migrants dans un même ensemble, ce qui
" intègre " les catégories hétérogènes du terme migrant, et
permet des glissements entre analyse de classe et analyse ethnique.
Mais là aussi une étude minutieuse remet en cause ces discours sur les
classes ou les ethnies dangereuses car, non seulement ces discours sont
souvent xénophobes mais ils reposent sur de nombreuses inexactitudes
et une compréhension biaisée des statistiques13. Dernièrement, en liaison
avec les thèmes du multiculturalisme et du républicanisme, les promoteurs
de la sécurisation mettent en avant les différences culturelles, religieuses
et civilisationnelles bloquant les mécanismes d'intégration et ne permettant
pas à une culture civique étatique ou post-nationale de se mettre en
place, en inversant souvent les responsabilités des relations entre
minorité et majorité, les victimes du racisme en devenant paradoxalement
les responsables. Mais là encore, une approche raisonnée montre les
amalgames auxquels s'adonnent ces rhétoriques14.
Un discours moralisateur, articulé sur l'idée d'anomie, de perte des
valeurs estime que si révolte il y a dans les " quartiers sensibles
", elle est au mieux le résultat de frustrations, au pire elle
est fomentée par des criminels antisociaux. Il n'est pas difficile de
montrer que ce raisonnement exclut du système d'analyse une réflexion
sur l'injustice, la révolte légitime face à des pratiques arbitraires
de certaines institutions d'Etat15 et les interactions directes avec
les groupes racistes.
Certes, à partir du moment où c'est dans l'intersubjectivité que se
construisent les relations sociales, tout n'est pas faux dans ces discours
de sécurisation. Ils reposent sur des situations locales particulières,
seulement ils généralisent à tort et ils les lisent dans une perspective
d'affrontement duel qui nie la complexité sociale. Ainsi les modifications
des réseaux de prostitution et leur internationalisation montrent que
des groupes organisés tirent profit des inégalités sociales mondiales
pour exploiter ceux et celles qui veulent migrer. Les capitales, et
tout particulièrement les lieux de passage comme les gares, aéroports
ou métro concentrent une petite criminalité très visible et à fort taux
d'étranger. Les filières de travail sous payé soutiennent l'activité
économique de secteurs, autrement en difficulté (en France, haute couture,
textile, bâtiment...). Il peut exister aussi une économie de survie,
là où le Welfare ne remplit pas son rôle, économie qui intègre des trafics
illégaux et encourage une appréhension différente du normal et du légal.
L'impression d'être abandonné de tous peut développer un sentiment d'injustice
qui s'investit dans des discours de provocation et de rejet (fortement
médiatisés) passant par l'exaltation de valeurs antagonistes à celle
des dominants. Il existe de la haine dans les discours de ceux qui se
revendiquent maintenant des cités contre la ville, de l'islam contre
la chrétienté, du Sud contre le Nord... mais si les identités sont relationnelles,
elles ne sont pas que polémiques.
Elles sont aussi généalogiques, " auto-poiétiques ", et structurées
par leur propre " au-delà ", par leur sens des limites16.
Cet " au-delà " n'est pas toujours structuré par l'inimitié,
n'en déplaise à Carl Schmitt et ses thuriféraires et, l'au-delà de l'identité
se structure par rapport à un Autre qui n'est pas forcément un ennemi
mais l'inconnu, le miroir de soi... Le conflit existe donc phénoménologiquement
entre ceux qui s'estiment autochtones et les autres par exemple, mais
on ne peut essentialiser ces catégories. Par ailleurs, le fait que la
relation puisse être, dans certains contextes de l'ordre du conflictuel,
ne doit pas faire oublier les contextes où, au contraire, se structurent
des relations de coopération, d'amitié, de mixité, de mélange et d'indifférenciation
complète.
Seulement, quand un discours politique ne voit plus que l'inimitié,
utilise les outils statistiques les plus divers à des fins de sécurité
pour matérialiser l'adversaire, et invoque, avec plus ou moins de pertinence,
les relations entre ces grandes structures, leurs longs processus et
les raisons de la nécessaire " sécurisation " de l'immigration,
c'est qu'il est en train de définir une politique de maîtrise (des flux),
d'insertion contrôlée, de surveillance (des mentalités et des attitudes).
C'est qu'il est mû par une " rhétorique de la mise en péril "17
et qu'il devient un discours de " sécurisation " plaidant
pour des solutions d'exception18.
Seulement, Charles Tilly parmi d'autres, nous a appris à nous méfier
des rapports de causalité, hérités d'une pensée du XIXème siècle, qui
occultent l'analyse des mécanismes effectifs du politique et les neutralisent19.
Les grandes " causes " n'expliquent pas (ou mal) les dynamiques
de l'inimitié et de la violence. Celles-ci doivent être étudiées en
elles-mêmes et en fonction des conjonctures dans lesquelles elles prennent
place20. Il faut les resituer par rapport aux autres répertoires d'action
à la disposition des acteurs et par rapport aux jeux politiques. C'est
moins la violence qui est surprenante face à des situations de dénuement
parfois extrême que la passivité et l'absence de révolte. Des points
centraux du processus démocratique comme l'existence de formes associatives
et le savoir pratique que les canaux institutionnels de participation
à la vie locale, les élections -difficiles d'accès en démocratie - existent
malgré tout, sont négligés, au profit d'études centrées uniquement sur
des formes de violence spectaculaire, occultant toutes les dimensions
non sécuritaires des phénomènes en cause.
Dès lors, c'est l'étude des dynamiques issues des jeux politiques symboliques,
leurs liens avec les pratiques et les savoir-faire des agences ainsi
qu'avec les répertoires d'actions et d'énonciation qui s'ouvrent aux
catégories incriminées qui permet de faire le lien entre la question
de la structure (chômage, urbanisme...) et la participation des migrants
à ce phénomène, sans tomber dans une pensée de la causalité magique
et du bouc émissaire21. C'est l'analyse de la quotidienneté, de la complexité
et l'étude des conséquences non intentionnelles d'actions au sein de
processus en transformation qui doit se substituer à ce raisonnement
en terme de sécurisation. Il faut comprendre la société contemporaine
comme société du Risque (du doute, de la liberté et de l'incertitude)
afin d'éviter de succomber au vertige de la sécurisation totale22.
Seulement, plusieurs ouvrages récents ainsi que des déclarations d'hommes
politiques locaux veulent nous convaincre du contraire et mettent l'accent
sur la responsabilité des migrants et de leurs enfants. Ils refusent
cette éthique de la conciliation et de la réconciliation. Pour eux,
ce discours de sécurité correspond à une vérité massive que des raisons
idéologiques masqueraient aux yeux des universitaires. Nous serions
en guerre mais nous ne le saurions pas, ou refuserions de l'admettre.
Les sociologues travaillant dans les banlieues et relativisant le danger
(des bandes, de l'islam, de l'économie de la drogue), les criminologues
mettant l'accent sur les modifications des enregistrements statistiques
de la délinquance par les policiers et les magistrats, dans un climat
de tolérance zéro - c'est à dire d'intolérance -, les politistes insistant
sur la structure des jeux électoraux et des jeux médiatiques, les internationalistes
évoquant les jeux ambigus des Européens sur les frontières de l'Union
ou les conséquences à long terme d'un certain libéralisme économique,
seraient tous des naïfs ou des apprentis sorciers. En refusant de voir
la vérité en face, à savoir " l'explosion du crime et de la délinquance
et la participation massive des immigrés à cette délinquance ",
en défendant une approche sociétale globale qui n'accepte pas l'idée
de la seule rationalité individuelle du crime, ils feraient " le
jeu de l'adversaire " et, pire, justifieraient les petits criminels
et les immigrés incivils. Bref, au lieu d'apporter un éclairage sur
la question, ils déformeraient le panorama, pourtant clair, de la montée
des insécurités23.
La critique du discours critique vise à disqualifier celui-ci. Depuis
le milieu des années 1980 pourtant, un nombre grandissant de rapports
a été demandé aux universitaires, et le travail réalisé en terme de
connaissances de terrain est impressionnant, tant sur les villes et
les quartiers difficiles, que sur les réseaux de migration, ou les économies
informelles. Seulement ce savoir constitué et nuancé, qui intègre souvent
l'interaction entre les institutions et leur milieu de travail est peu
exploité. Les rapports rédigés par les anthropologues, démographes,
économistes, sociologues ou politistes qui ne vont pas dans le sens
des discours politiques en faveur d'une extension de la sécurité ou
qui rappellent les responsabilités institutionnelles (locales, nationales
ou globales) sont, soit conspués, soit plus fréquemment oubliés. Ils
sont dits idéologiques, coupés du réel, alors que ceux qui évoquent
la montée des insécurités et plaident pour des mesures (extensive et
intensive) de renforcement de la sécurité sont dits réalistes24. Alors
que les théories critiques s'entourent de précautions méthodologiques
fortes, ne serait-ce que pour aller à contre-courant, ceux qui critiquent
ces théories s'appuient souvent sur des données statistiques partielles25
et constituées de manière problématique26. On cite par exemple les sources
des Renseignements Généraux en France comme vérité ultime de la montée
des insécurités et de la nécessité d'agir d'urgence pour renforcer les
effectifs et élargir les missions27.
On institue une " vérité des chiffres " par les institutions
d'Etat qui vise à transformer en évidence, ce qui n'est qu'une croyance
dans la probabilité que tout " empire ", que tout " périclite
". Pourtant ceci n'est qu'une peur de certaines institutions à
l'égard des transformations sociales à l'uvre. Le discours décliniste,
sur l'anomie des valeurs prend l'allure d'une certitude inéluctable
: tout va plus mal qu'avant et ceci est dû au mélange (des races), à
la mondialisation. Le jeu des médias renforce cette tendance à décrire
les migrations et les immigrés sous l'angle de l'exceptionnel, du risque,
de l'affrontement avec les " autres " que " nous "
sommes. Tout ce qui fait la quotidienneté est sous évalué au profit
d'images de " guerre sociale ". Le récit du réalisme international
avec ses logiques de guerre froide s'insinue à l'intérieur comme marqueur
et décrypteur de situation.
La quotidienneté de la vie, l'enchevêtrement des identités collectives
et des croyances, la complexité des relations sociales et de la circulation
des personnes sur lesquels tous les rapports critiques insistent, sont
mis entre parenthèses au profit d'une description " polémique "
du social où chacun est assigné à un camp, à une identité. " L'illusion
identitaire " est alors portée par des " mythes " qui
visent à nommer, classer, identifier, diviser entre un Nous et un Eux
qui, par définition, devient " l'ennemi "28. Au moment où
la théorie réaliste de la guerre froide est abandonnée pour décrire
la situation internationale, des géopoliticiens de fortune l'utilisent
à l'intérieur pour nous persuader de l'existence de " classes dangereuses
", " d'ethnies inassimilables et hostiles ". In fine,
le débat, ainsi formulé, annule les argumentations critiques en créant
l'illusion que, si la vérité de l'insécurité n'est peut-être pas totale,
au minimum celle-ci existe bien et est en augmentation29.
Souvent, cette critique des discours critiques qui reprend le discours
de la " guerre sociale " et s'ingénie à prétendre " défendre
la société ", vise à réhabiliter les procédés les plus anciens
des stratégies de sécurisation et à faire oublier leur constitution.
Il est pourtant simple et banal de la rappeler. Le discours de sécurité,
quel que soit son objet, commence par un jeu rhétorique qui mêle habilement
quelques expériences parmi les plus quotidiennes des populations, par
exemple en matière de délinquance, les délits les plus fréquents et
souvent les plus anodins comme le vol à la tire, quelques unes de leurs
peurs (peur du crime, peur du viol, peur du chômage, peur de l'avenir)
et un ou deux exemples extrêmes (tirés de la grande criminalité, ou
du terrorisme) pour faire croire qu'il y a continuité entre ces séries
hétérogènes de l'expérience immédiate et les événements les plus médiatisés.
Il s'agit de convaincre que le danger est là, dans l'avenir proche et
que si rien n'est fait pour rétablir l'ordre social et moral, tout le
monde sera responsable du chaos qui s'en suivra. Il s'agit comme nous
l'avions indiqué dans le registre de l'international, de troubler et
d'inquiéter la population pour mieux sécuriser30. Non qu'il y ait un
quelconque plan machiavélique, mais parce qu'il existe une structure
des luttes au sein d'un champ de la sécurité qui pousse les différentes
agences et agents de sécurité (polices, douanes, services de renseignements,
consulats, armées, industriels produisant des matériels pour ces institutions,
politiciens locaux et nationaux dont la réputation et la réélection
dépendent de ce discours d'ordre...) à entrer en compétition pour définir
les menaces et la hiérarchie des menaces contre lesquelles ils entendent
lutter31.
Chaque professionnel de la sécurité a alors un intérêt à faire craindre
l'avenir, à jouer sur le malaise (et la souffrance sociale) pour faire
fructifier son capital de savoir-faire en matière d'assurance et de
réassurance, en matière de protection et d'anticipation32. Mais, l'économie
des luttes des professionnels autour de la prétention au monopole de
la hiérarchisation et de la définition des menaces est souvent masquée
par la désignation, sous un terme flou et ambigu, d'un coupable, de
préférence vu par le groupe comme étranger. Et, cette expulsion de la
violence en dehors de la communauté via un phénomène de bouc émissaire
a beau être connue, son efficacité, au moins symbolique, n'en souffre
pas beaucoup33. Dès lors, forcément si la recherche de " solution
opératoire" prime sur l'analyse d'une situation pour les hommes
politiques, on voit la force de séduction du discours de sécurisation
de l'immigration et le faible attrait des thèses critiques, trop longues,
et trop complexes pour des hommes " pressés "34.
Il faut donc essayer de décrypter les raisons sociales et politiques
de la dénégation à l'uvre de la part de ceux qui s'obstinent à
énoncer un discours sécurisant l'immigration, alors même qu'ils en connaissent
les lacunes. Il s'agit de comprendre d'où vient l'effet de croyance
qui les anime et qui les pousse à promouvoir une " idéologie théorisante
" commune à de nombreuses forces politiques, se faisant passer
pour vraie et refusant tout discours interrogatif et critique. Il s'agit
d'analyser pourquoi ces discours de sécurisation n'admettent pas d'être
soumis aux critiques et prétendent à la vérité absolue : vérité d'expérience,
vérité scientifique, vérité morale.
Il y a à l'uvre, et c'est notre hypothèse, une politique du "
déni " qui puise sa force dans le mythe de la souveraineté, du
contrôle des frontières, et dans les rhétoriques qui y sont associées
sur le péril que courent l'Etat, la Société et le politique avec la
globalisation, l'immigration, l'ouverture en général.
On peut considérer en effet que l'Etat occidental, dans ses mythes d'origine
les plus forts, dans ce qui a fait son institutionnalisation, a élaboré
des concepts qui structurent toujours notre pensée tout en le légitimant
comme seul ordre politique : souveraineté, ordre public, identité nationale
unique et qu'il l'a fait par la territorialisation de cet ordre, par
un découpage frontalier. Nous ne développerons pas ici ce point. La
force de cet ordre symbolique a été analysée par la sociologie de Pierre
Bourdieu comme par celle d'Anthony Giddens35. Les travaux de Ruggie,
Mansbach ou R.B.J. Walker ont aussi mis l'accent sur cette force de
l'Etat à s'imposer comme cadre de pensée et non comme objet de la pensée36.
Ils ont mis l'accent sur la dimension territoriale de l'Etat Westphalien
que Bertrand Badie a décrypté37. Michel Foucault a proposé une alternative
à la description des relations de pouvoir en terme de souveraineté.
Il suffit de comprendre que tous les hommes politiques vivent dans ces
mythes, qu'ils structurent leurs comportements. Cela ne signifie pas
qu'ils croient forcément aux mythes qu'ils propagent à propos de l'immigré,
de l'islam et de la transgression des frontières car ils en savent les
limites et la part de fable. Seulement, ils ne peuvent les remettre
en cause parce que ces mythes leur servent de cadre routinier d'explication
simple du monde social dans leurs rhétoriques politiques et que, de
plus, ils sont parfois instrumentaux pour casser certaines résistances
populaires aux changements voulus par les dominants38.
Ces rhétoriques reposent sur un présupposé central, celui de la maîtrise
des flux de personnes aux frontières39. Elles supposent un pouvoir de
l'homme politique que celui-ci a perdu au quotidien, si tant est qu'il
l'ait eu un jour, et qui serait la possibilité de gérer en pratique
le droit d'aller et venir des individus40. En conséquence, l'immigré
en situation illégale devient l'ennemi personnel du responsable politique
(en particulier local, là où il existe des relations de face à face)
car il lui rappelle au quotidien que la gestion symbolique de la politique
et la fabrication de la Loi règlent de moins en moins les normes et
pratiques des bureaucraties de contrôle, les techniques et les formes
d'assujettissement fabriquant les sujets.
Mais l'illusion centraliste du pouvoir, à travers la souveraineté et
la loi, empêche de comprendre ces transformations, et l'homme politique,
le juriste, ou certains sociologues ont du mal à admettre que le pouvoir
ne s'analyse pas à travers ses formes réglées et légitimes, qu'il ne
vient pas du haut en se dirigeant vers le bas, qu'il ne s'analyse pas
dans ses intentions, mais au contraire là où il est en relation directe
avec ses cibles, là où il circule, là où, à ses extrémités, le pouvoir
déborde les règles de droit, là où l'on peut analyser les techniques
et tactiques de la domination41.
Cela signifie que la souveraineté ou la sécurité ne sont pas des instruments
d'analyse de la réalité sociale mais des catégories dont il faut faire
la généalogie et qui sont liées à une forme de gouvernementalité particulière,
celle de l'Etat dit Westphalien et de ses avatars modernes. La réactivation
contemporaine de la souveraineté comme argument est alors à comprendre
comme un récit visant à jouer sur les positions d'autorité symbolique
des dirigeants et à " forcer " les pratiques sociales à s'infléchir
dans le sens souhaité. La souveraineté suppose la reconnaissance de
ces positions, seulement lorsque celles-ci sont remises en cause, l'effet
d'autorité ne peut guère survivre longtemps. Il ne s'impose pas, il
est intersubjectif. Il en va de même de l'argument de sécurité. Celui-ci
n'est pas de l'ordre du naturel. Il résulte du travail politique mené
par les hommes politiques et les professionnels de la gestion des menaces.
Ce travail politique est au cur de la relation entre " sécurité
" et " immigration ". Aucun des deux termes n'est naturel.
Ils ne viennent pas de problèmes de sociétés qui remonteraient vers
l'Etat via les hommes politiques. La relation sécurité et immigration
est immédiatement et pleinement politique.
L'immigration est " problématisée " comme problème politique
par son entrée sur la scène de la politique. Et elle l'est souvent sous
un angle particulier qui est celui de la sécurité comme " jusqu'au
bout de la politique ". Cette sécurisation est donc elle-même le
résultat d'un travail de mobilisation du discours politique et des pratiques
des agences de sécurité à travers l'argument du péril et de l'urgence.
Beaucoup de travaux réfléchissant sur la sécurité oublient ce travail
de mobilisation politique conduisant à la sécurisation. Ils analysent
la sécurité comme une sphère à part du politique, comme une sphère relevant
du militaire et du stratégique ou comme l'existence d'une menace existentielle
qui toucherait à la survie mais varierait selon des secteurs distincts42.
Tout un discours sur la sécurité sociétale s'est développé pour expliquer
justement cette atteinte aux identités nationales que l'immigration
ferait courir. Chez les internationalistes, on a voulu distinguer plus
ou moins entre sécurité nationale et sociétale. Seulement, ces sphères
ou ces secteurs ne sont pas indépendants les uns des autres. Ils sont
hiérarchisés. La sécurisation d'un objet référent au sein d'un domaine
ou d'un secteur (environnemental, économique ou sociétal) résulte des
positions de pouvoir issues de la confrontation entre des stratégies
d'acteurs politiques ou d'acteurs ayant accès, via les médias, au jeu
politique, dans lesquels la lutte se résout momentanément par une surenchère
concernant un consensus (plus ou moins important) sur l'utilité de mesures
d'exceptions43.
La sécurisation est alors le résultat d'un effet de champ où aucun acteur
n'est seul maître du jeu mais où les ressources de chacun en terme de
savoir-faire et de technologie sont déterminantes pour l'économie des
luttes de classement sur la hiérarchie des menaces. Cette sécurisation
n'aboutit qu'à la condition de s'imposer comme une vérité en étant relayée
et étayée par les savoir-faire pratiques des diverses agences (publiques
et privées) de sécurité et par un discours dominant dans les médias44.
La sécurisation est alors l'opérateur de conversion par lequel l'affrontement
des rhétoriques politiques au sein du champ politique qui valorise ou
dévalorise certaines menaces, est validé comme procédure de vérité par
les professionnels de la gestion de la menace, en fonction des transformations
de la violence qu'ils observent et de leurs intérêts en tant qu'institutions.
Ce sont ces institutions de sécurité qui créent leur objet comme objet
légitime de discours en y investissant des hommes, du temps de travail,
des appareils statistiques, des routines qui donnent corps aux labellisations
politiques : l'immigration à maîtriser, l'environnement à protéger,
le terrorisme à combattre, la population inquiète des barbares environnants45.
La sécurisation n'est donc pas que de l'ordre des pratiques discursives,
même si elle s'y origine. Elle est de l'ordre des pratiques non discursives,
des technologies à l'uvre, des effets de pouvoir, des luttes et
plus particulièrement des compétitions institutionnelles au sein du
champ de la sécurité46.
Cette relation dialectique fait que les institutions ne font pas que
répondre à la menace, elles déterminent ce qui est menaçant et ce qui
ne l'est pas. Et elles le font en tant que " professionnels ",
c'est à dire que leurs agents sont investis de la qualité d'énoncer
ce qui nous fait peur et la hiérarchie des priorités. Ce sont eux qui
classent les événements selon leurs catégories. Alors que les accidents
de voiture relèvent plus aujourd'hui de la fatalité, que de la menace
à combattre, certains sujets sont construits par le jeu politique comme
des menaces. Certes des amateurs de la sécurisation (associations, églises,
partis non représentés dans les enceintes de décision, porte paroles
ad hoc d'un mouvement social ) peuvent intervenir dans le jeu pour sécuriser
ou désécuriser, mais les professionnels ont l'avantage du magistère47.
Ils sont investis d'un savoir institué sur les menaces et d'une panoplie
de technologies variées censées y répondre. Ils bénéficient de la croyance
qu'ils savent ce que " nous ", non professionnels, ne savons
pas et qu'ils ont des modalités d'action spécifiques d'ordre technique
que nous n'avons pas à connaître. Dès lors, une des caractéristiques
les plus significatives de l'effet de champ est que l'absence de précision
sur les menaces est portée au crédit des professionnels qui connaissent
des " secrets " alors que les amateurs doivent sans cesse
" prouver " leurs dires. Les professionnels peuvent ainsi
évoquer sans démontrer, généraliser à partir d'un cas, en laissant croire
qu'il est plus répandu qu'on ne le soupçonne... Cet ethos du secret,
de la confidentialité est déterminant. Il fabrique un " entre nous
" et conditionne les logiques de reconnaissance, les types de savoirs
et même de savoir faire. Il implique aussi des modalités spécifiques
de confiance (et de défiance) en fonction de l'appartenance ou non au
monde des professionnels de la menace. En contexte de crise, au moment
où les adversaires de chacun évoluent, où les normes se transforment,
la créativité est importante, même si celle-ci se réduit souvent à une
régression vers les habitus et à l'aménagement de nouveaux grands récits
qui reprennent des grammaires anciennes48. Cette créativité se déploie
d'autant plus facilement que, plus les menaces sont mal définies, plus
elles apparaissent comme " surgies de nulle part ", plus elles
peuvent catalyser des peurs diverses et générer un capital d'inquiétude
(crime organisé transnational, mafia globale, immigration illégale)
justifiant la pérennité des institutions.
Le terme immigration qui recouvre des situations hétérogènes et s'applique
à des étrangers de court séjour, à des étrangers installés de longue
date, comme à des citoyens nationaux est particulièrement significatif.
Parce que c'est un catchword, il condense sur lui des figures de la
menace à la fois hétérogènes et pourtant nommées, désignées par le même
terme49. Il capitalise les inquiétudes les plus diverses. Il faut donc
s'interroger avant d'utiliser le mot immigration dans le langage des
sciences sociales sur ce qui permet de relier sous un même terme, l'étranger
qui vient pour moins de trois mois dans un pays européen et l'enfant
ou le petit-fils de quelqu'un qui s'est installé il y a plus de quarante
ans dans le pays. Il faut aussi comme le montre Jef Huysmans affronter
le dilemme normatif qui surgit lorsque l'on critique les notions de
sécurité, d'immigration, et le lien fait par la sécurisation, mais que
l'on s'exprime malgré tout avec ces termes en risquant dès lors de contribuer
à la sécurisation50. Le terme immigré ou migrant est une catégorie des
acteurs du champ et qui doit être analysée comme telle (et non comme
un terme neutre). L'immigration ne prend sens " politiquement "
que dans le discours de " maîtrise ", dans le discours de
" lutte contre les clandestins ", dans la rhétorique de la
mise en péril51. C'est la lutte qui détermine les contours de son "
objet " et non l'objet qui détermine la lutte, pourrait-on dire
de manière schématique.
Si le terme " immigré " est autant associé au discours sur
les insécurités, les menaces, il le doit sans doute à sa plasticité
plus grande que les termes d'étranger, de jeune, de minorité. Il peut
désigner en effet un étranger comme un membre d'une minorité ethnique
déjà citoyen, un jeune comme un adulte, il peut faire référence à des
étrangers différents selon les contextes... et fabriquer un consensus,
au moins discursif, contre " les immigrés ". Si le terme algérien
ou arabe ou islamiste provoque par exemple immédiatement des polémiques
internes (ou à l'échelle européenne) bloquant l'énoncé de la stigmatisation,
le terme immigré illégal sans autre précision les " neutralise
", chacun y réintégrant " sa " figure de l'ennemi52.
Aussi les divers auteurs du numéro s'attachent-ils tous à montrer cette
" polarisation du sens " induite par le jeu politique et à
en suivre les trajectoires, les variations selon les contextes et les
rapports de forces.
L'immigration ne devient donc pas brusquement un problème de sécurité
avec l'apparition de la crise économique ou la fin de la bipolarité,
elle devient une question de sécurité quand elle est construite comme
telle par les professionnels de la gestion de la menace, et que les
formes particulières de savoirs institutionnels convergent pour donner
" un " sens au référent migration en structurant un réseau
de significations à résonance sécuritaire permettant à certaines pratiques
d'exception de devenir aux yeux de la population des solutions à un
problème donné. Pour le dire autrement, l'immigration apparaît comme
le point de rencontre possible des énoncés institutionnels des normes
sécuritaires tant internes qu'externes et elle détermine une focale
attisant les compétitions et justifiant les convergences des missions
des policiers, des militaires, des douaniers, des services de renseignements
dans leurs luttes contre diverses " nouvelles menaces " qui
auraient toutes à voir avec l'immigré53.
Encapsulée dans ces normes, l'immigration est alors ciselée de telle
manière que les pratiques hétérogènes, dont elle est faite, soient coupées
des contextes non sécuritaires et que les discours sur l'immigration
soient restructurés en fonction de ce seul contexte54.
La rationalité de " programme " qui se met en place structure
l'espace discursif en intégrant la construction sociale des menaces
et des inquiétudes les plus diverses sous la dénomination de problèmes
d'immigration55. Les débats internes à ce programme entre discours sécuritaires
et humanitaires masquent les conditions générales de la sécurisation.
Nous avons montré comment les discours d'intégration et de défense des
demandeurs d'asile participaient de facto à la sécurisation et pourquoi
il ne suffisait pas que ces discours se disent une alternative pour
remettre en cause les thèses dominantes sur la nécessaire sécurisation
des frontières56. Souvent ces discours " contre " reprennent
les présupposés de base des discours qu'ils critiquent. Ils se battent
sur le contenu mais peu sur la formulation des questions et quasiment
jamais sur l'analyse des règles de formation discursive alors que c'est
sans doute de là que la sécurisation tire une partie de sa force symbolique.
Cette sécurisation des frontières et des identités se fait au nom des
valeurs nationales et étatiques en danger, et nombre d'hommes politiques
européens, de droite comme de gauche, tracent un programme de "
restauration de l'ordre public " au nom de la maîtrise des flux
migratoires (pour exclure ou pour mieux intégrer). Ils demandent toujours,
avec un certain succès, plus de contrôles, plus de surveillance, plus
de participation privée (commerciale et citoyenne) pour assurer la sûreté
menacée aux frontières et à l'intérieur. Ils mobilisent les agences
de sécurité bien au-delà de ce qu'elles ont toujours eu à faire, demandent
l'aide de la population et construisent une figure fantasmatique d'un
Etat de Sécurité Intérieure (participatif sous un nouvel angle avec
le vigilantisme, policier avec une dimension proactive de surveillance,
et punitif par son hypertrophie pénale) dont les pouvoirs effectifs
de contrôle n'ont jamais été aussi puissants que depuis qu'on déclare
que l'Etat s'affaiblit57, mais qui, en aucun cas, ne peuvent appliquer
le programme qu'ils se donnent58.
C'est au sein de cette rationalité de programme, que l'on a parfois
désignée sous le terme de " panique morale " en ne regardant
que son volet répressif, que le terme immigration, devient une terminologie
qui catalyse des peurs, des inquiétudes concernant le développement
économique, social et politique des pays occidentaux. Elle devient le
fixateur des frayeurs et du trouble des identités culturelles nationales
ainsi que de la faiblesse des mécanismes de solidarité. Elle est la
terminologie où se produit l'articulation, voire la fusion, au sein
du discours sur la sécurité globale, de dimensions aussi cruciales et
aussi diversifiées que la globalisation, la ville, le chômage, la natalité59.
C'est au sein de cette " formation discursive " que le chômage
est ramené à une causalité simple : un surplus d'immigré prenant les
emplois des autochtones, des gens de souche, alors même que l'on doit
distordre le réel en permanence pour inventer les catégories binaires
d'immigré et de population de souche60.
C'est aussi au sein de cette formation que la circulation des personnes
qui inclut le tourisme, le plaisir de voyager, la possibilité de le
faire et même les prolégomènes d'une citoyenneté au-delà du national
étatique dans l'espace européen est réduite aux problèmes de circulation
des étrangers des pays tiers et aux risques de terrorisme, de trafic
de drogue, de crime organisé qui seraient avant tout de leur fait61.
C'est à travers ce label d'immigré que les questions religieuses et
leur place dans la modernité laïque sont réduites à la question de l'émergence
d'un islam radical intolérant connectant certains régimes politiques
autoritaires du Sud et les personnes vivant sur le territoire européen62.
C'est aussi là, dans ce " site ", que la question cruciale
de la ségrégation géographique dans les villes liée aux structures du
capitalisme, à la spéculation immobilière ainsi qu'à des conceptions
de la solidarité concernant les transports publics, la sécurité urbaine,
l'environnement, et le Welfare en général est rabattue sur la question
des " inner-cities et du communautarisme " ou sur le "
malaise des banlieues " qui, très vite, est lui-même assimilé à
la question des enfants dits de la seconde génération63.
La force d'évocation de la nomination de la figure de l'immigré tient
à ce que converge justement vers elle toutes ces questions de structures
non résolues et qui sont en panne de solution politique (chômage, urbanisme,
démographie, différentiel Nord/Sud...). Elle tient aussi à ce que, paradoxalement,
le trouble dans la définition des identités politiques collectives en
Europe, amène à ne plus définir les Européens que par un rapport d'extériorité
aux migrants qui leur permet de retrouver en désignant l'autre, des
frontières identitaires d'un entre-nous64. La dimension de l'appartenance
politique floue et mouvante de l'Europe nécessite-t-elle une figure
floue, celle de l'immigré ? Les frontières de l'étaticité sont en jeu
et sont sujettes à des reconfigurations en fonction de ces relations65.
Mais, cette complexité du social et du jeu sur les limites, est oubliée
ou refusée par les discours de sécurisation en faveur de la désignation
d'un coupable, dont le flou, permet une instrumentalisation au coup
par coup.
Les peurs, le malaise, l'inquiétude qui naissent de ces incapacités
du politique (local, national et pas simplement européen comme on le
dit parfois) à remplir son rôle, sont utilisées, à l'inverse pour relégitimer
le politique en fabriquant un adversaire, voire un ennemi intérieur.
Mais ce politique là, c'est un politique de l'extrême, c'est une vision
schmittienne dégénérée où la politique est la continuation de la guerre
par d'autres moyens, où se déploient des discours du type " il
faut défendre la société " et dont Michel Foucault a montré la
connexion avec le racisme. C'est un politique qui se pense sur l'ordre
de la guerre, de l'affrontement généralisé et qui ne distingue même
plus entre ennemi privé et ennemi public. Fondé sur une anthropologie
de la mort et de la survie à tout prix, de la lutte réelle et permanente,
ancré dans une eschatologie du pire, il génère une politique de l'angoisse,
de l'inquiétude qui transforme tout changement et tout risque en menace
intentionnelle, en ennemi.
La sécurisation par l'inquiétude devient une technologie politique de
gouvernement qui focalise les peurs sur un adversaire toujours évanescent
et insaisissable, en fabriquant dans le même moment une politique de
l'oubli sur les conséquences (souvent non intentionnelles) des politiques
publiques structurelles mises en uvre vingt ou trente ans auparavant.
Cette sécurisation par l'inquiétude s'ajoute aux technologies disciplinaires
et renforce la légitimité d'une surveillance permanente, qui dit ne
s'adresser qu'aux Autres, aux mauvais citoyens. L'invisibilité sociale
de ces derniers pousse dans certains cas (lorsqu'il faut donner des
gages d'action) à une stratégie de visibilisation via la xénophobie
qui invente des critères de différenciations entre Eux et Nous (couleur
de peau, pratiques religieuses ou culinaires...). Donner figure au crime
c'est alors lui donner la figure du migrant.
Cette technologie de pouvoir joue donc sur les ressorts les plus intimes
de l'inquiétude et de l'incertitude qui sont enracinées dans la société
du Risque contemporaine, pour s'affermir, tant à l'échelle des nations,
des groupes collectifs intermédiaires que des individus. Elle désectorise
l'interne et l'externe, la sécurité individuelle et collective et tente
de recapitaliser la confiance dans l'Etat, non en rassurant mais en
inquiétant la population sur ce qui se passe à l'extérieur comme à l'intérieur.
Les images du monde sont celles du chaos et de l'insécurité urbaine.
A titre d'hypothèse on peut alors suggérer, en prolongeant Michel Foucault,
que les processus de sécurisation de l'immigration, la mise en place
de normes toujours plus contraignantes, les pratiques de refoulement
et d'enfermement aux frontières, le renforcement d'un Etat de Sécurité
Intérieure au détriment d'un Etat social sont les signes d'une transformation
plus générale où une forme de gouvernementalité par l'inquiétude et
le malaise se substitue au pouvoir pastoral rassurant et protégeant66.
Cette forme pré-post hobbesienne d'Etat semble hyperboliquement renoncer
au contrat social et transformer l'inquiétude en mode de gestion. Il
ne s'agit plus de soigner et de faire fructifier en individualisant
mais de jouer sur les peurs en désignant des minorités potentiellement
dangereuses. Ni réductible à la souveraineté et la punition, ni à la
biopolitique et au pouvoir de vie, cette technologie du politique s'appuie
sur le proactif, l'anticipatif, le morphing, et vise ni plus ni moins
au projet de maîtriser un avenir chaotique par une gestion minimaliste
se focalisant uniquement sur les groupes dits à risque67.
Cela ne signifie pas que ce programme (qui est principalement mais pas
uniquement celui d'acteurs dominants qui sont eux-mêmes en lutte pour
la définition des menaces et pour les moyens de l'application des mesures
de lutte) s'applique sans provoquer des résistances locales68. Il y
a loin entre le mythe du pouvoir saturant le social, étreignant totalement
la société, et les pratiques multiples et complexes des effets de pouvoir.
Les jeux stratégiques sont toujours plus instables et réversibles que
ne le décrit une analytique générale du pouvoir qui veut justement faire
croire à son efficacité. Le programme de sécurisation de l'immigration
peut même générer des solidarités inédites et transversales (en terme
de classe ou de nation) comme le montre la lutte des sans-papiers ou
les refoulements dans les zones d'attente et leurs effets qui dépassent
de loin les luttes " locales ".
Néanmoins, en modifiant les normes et les conditions pratiques de la
démocratie, cette gouvernementalité par l'inquiétude a concentré les
moyens d'agir sur les actions des autres dans les mains de ceux qui
ont un savoir administratif de gestion des menaces et des risques. Elle
a capté à son profit quasi exclusif les techniques disciplinaires et
de surveillance qui permettent de " conduire les conduites "
et a modifié la structure même de nos Etats. Cette gouvernementalité
a mis à l'écart des acteurs qui, longtemps, avaient été au contraire
les bénéficiaires de cette concentration comme par exemple les Parlements69.
Elle modifie les vieilles techniques libérales de gouvernement et le
discours sur les contrepoids et la séparation des pouvoirs. Maintenant
ce sont les gouvernements et leurs bureaucraties (et non les Etats)
qui renforcent leur mainmise sur la société et qui " l'étreignent
" bien plus qu'avant, y compris en sous-traitant des activités
régaliennes au secteur commercial, mis sous surveillance (par exemple
les contrôles d'identité dans les lieux para publics ou les contrôles
des personnes et des bagages aux frontières). Cette gouvernementalité
se déploie à l'échelle nationale étatique comme européenne, et même
transatlantique. Partout, elle renforce la collaboration internationale
entre les différentes bureaucraties en arguant du " péril "
de les voir disparaître et s'intéresse moins au contrôle du territoire
qu'à celui des populations70. Elle se transnationalise dans un au-delà
des frontières et structure des réseaux de relations entre les administrations,
entre les " Exécutifs " de chaque Etat. Elle renforce les
administrations de sécurité sur les administrations gérant le social,
en transformant ces dernières en auxiliaires de sécurité.
Elle marginalise en pratique les contrôles exercés sur ces administrations
par les parlementaires ou les juges, réactivant du même coup un affrontement
avec ces derniers. Cela ne se fait pas non plus sans nouveaux compétiteurs,
et la lutte des détenteurs du savoir administratif gouvernemental avec
les organisations internationales est certes de plus en plus forte,
comme le montrent les combats feutrés entre la Commission et les gouvernements
réunis au sein du Conseil de l'Union, mais c'est à chaque fois le savoir
administratif qui en sort vainqueur et les procédures de délibération
publique vaincues71. Même lorsque les ONG interviennent, elles ne peuvent
le faire qu'en se professionnalisant, en produisant ce type de savoir.
La mobilisation transnationale des savoirs des administrations se fait
donc bien plus rapidement que celle des pôles alternatifs (parlements
ou associations). Il est à cet égard particulièrement difficile de parler
comme certains internationalistes d'une " gouvernance sans gouvernement
"72. La " gouvernance " est en fait un élargissement
des pratiques de gouvernement et des savoirs administratifs au-delà
du " public ". Il faut l'analyser comme mécanisme de domination
et non comme un nouveau terme permettant aux thèses de la polyarchie
de revivre. C'est d'ailleurs ce qui nous pousse à éviter le terme de
gouvernance ou de " good governance " pour reprendre au contraire
celui de la gouvernementalité comme art de gouverner, comme stratégie
d'action sur des relations.
La gouvernementalité par l'inquiétude, qu'elle soit nationale ou transnationale
à l'échelle européenne, modifie les équilibres internes entre sécurité
et liberté et élargit l'espace des contrôles. Les formes de la domination
changent donc, mais guère les acteurs dominants, même si, aux marges,
la reconfiguration globale d'un champ transnational de la sécurité déclasse
certaines agences (les stratèges, les militaires conventionnels) et
certains lieux (les parlements), et en promeut d'autres (les lieux de
lobbying, les agences de polices antiterroristes, les services de renseignements,
les douanes et gendarmes). Comme le souligne Hamit Bozarslan, il peut
arriver que les gouvernants se perpétuent par la destruction des formes
de l'Etat (de droit) qui jouent aussi en faveur des résistances (juridiques,
normes internationales et recours à celles-ci...)73. Défendre le judiciaire
contre l'administratif, les lieux de délibération contre la dromocratie,
les procédures de confiance contre celles du soupçon systématique n'est
pas insignifiant74. Inventer des normes d'émancipation différentes est
aussi crucial comme le signalent Ken Booth et Rob Walker75. La co-production
de la sécurité, nécessaire dans la lutte contre le crime, doit être
déconnectée de la question migratoire et doit s'accompagner d'une co-production
des libertés et des garanties pour que les plus faibles et les nouveaux
arrivés sur un territoire ne soient pas les cibles quasi exclusives
d'une politique de lutte contre la délinquance. La sécurité prendrait
alors une autre signification. Les universitaires ne peuvent se dire
spectateurs. Leurs analyses, y compris les plus critiques sont reprises
par certains des acteurs du jeu social et politique. Ils participent,
volens, nolens, à la production d'un récit sur la sécurisation de l'immigration,
quand ce n'est pas à une modification des pratiques des agences. Le
retrait dans la théorie pure n'est pas possible.
En conclusion, les discours de sécurisation de l'immigration s'alimentent
d'une analyse sur ces questions de structure, mais ils ne peuvent faire
le lien que par des jeux métaphoriques avec les pratiques de tous ceux
qui traversent les frontières ou avec les pratiques de ceux qui vivent
sur place depuis longtemps mais qui sont perçus comme des étrangers.
Et c'est ce lien inscrit dans les connotations et les métaphores qu'il
faut discuter, tant dans son contenu que dans sa pertinence en tant
que questionnement. Dès lors, si une analyse des discours de sécurisation
s'impose, car ce qui fait l'originalité de la figure de l'immigré c'est,
répétons-le, sa plasticité, il est aussi essentiel de relier ce dernier
aux pratiques des agences de sécurité et à la manière dont les individus
acceptent ou non ces pratiques.
Il faut donc analyser de manière ternaire, comme le propose Murray Edelman,
la structure des jeux politiques, bureaucratiques et médiatiques pour
comprendre le spectacle politique qui nous est donné avec la sécurisation
de l'immigration76. Il faut comprendre les multiples pratiques discursives,
l'hétérogénéité des agencements concrets (dispositifs légaux, rhétoriques
politiques, pratiques policières, technologies de surveillance, discours
des droits de l'Homme, résistances et ruses des acteurs...) et l'articulation
des rapports de savoir et de pouvoir77.
Il faut suivre la transversalité discursive de la figure de l'immigré
à travers tous ces tours et détours et les rapports de sens qu'elle
entretient avec les différents problèmes structurels ainsi qu'avec la
figure de l'Etat souverain lui-même. Il faut comprendre les raisons
du discours de " maîtrise " et pourquoi nous sommes passés
d'un discours qui se voulait rassurant et protecteur à un discours sur
la montée des insécurités qui se veut troublant et inquiétant. Ceci
n'est possible qu'en analysant les positions d'autorité de ceux qui
luttent pour la définition de la menace. Il faut alors analyser les
effets de constitution d'un champ transversal et transnational de la
sécurité sur les pratiques des agences en Europe et se demander quelle
est cette gouvernementalité qui se met en place, comment elle s'articule
historiquement avec la figure de l'Etat. Cette démarche fondée sur un
constructivisme sociologique insiste sur l'interaction discursive, les
positions d'autorité des énonciateurs, la logique de champ qui structure
le dicible et l'indicible et les pratiques des agences de sécurité qui
font, a un moment donné, pour paraphraser Alexander Wendt, que "
la sécurité est ce que les professionnels en font "78.
Notes.
1. Par gouvernementalité, nous entendons en suivant Foucault : l'ensemble
des pratiques par lesquelles on peut constituer, définir, organiser,
instrumentaliser les stratégies que les individus, dans leur liberté,
peuvent avoir les uns à l'égard des autres. Dits et Ecrits, Paris, Nrf
Gallimard, t. IV, 1994, p. 728.
2. Certains discours qui se veulent critiques en présupposant une opinion
publique majoritairement xénophobe pour expliquer le succès des discours
de sécurisation, exaltent un peuple (virtuel) de bons citoyens débouchant
sur un mépris de la population réelle. Or, que la xénophobie joue un
rôle, nous le verrons, mais qu'elle explique ce dont elle est en réalité
le résultat en est une autre.
3. Adrian Favell, Philosophies of integration, the theory and practice
of ethnic minorities policies in France and Britain, IUE, 1998 ; Geddes
Andrew, The politics of immigration and race, Manchester, Baseline books,
1996. Andrea Rea, Immigration et Racisme en Europe, Complexe, avril,
1998. Lessana Charlotte dans ce numéro.
4. E. Savona, Migration and Crime, University of Trente, 1997
5. De même, les pauvres et les immigrés ne sont pas les uniques cibles
des contrôles. Il n'y a pas de guerre sociale. Les modalités de contrôle
sont plus fines.
6. Badie Bertrand, de Wenden Catherine, Immigration et Relations Internationales,
Paris, Presses de Sciences Po, 1995. Les auteurs démontent ces discours
en rétablissant les pratiques du transnational et le rôle des individus.
7. A écouter ces discours, et si ces statistiques étaient vraies depuis
dix ans, le Mexique devrait être vide, de même que la Turquie
8. Notes blanches des Renseignements Généraux prises très au sérieux
à l'époque.
9. On lira sur ce thème les différents travaux de Catherine de Wenden
et Anne de Tinguy.
10. Sur ces discours, voir Bigo Didier, " Europe passoire, Europe
forteresse, la sécurisation humanitarisation de l'immigration "
in Rea Andrea (dir.), Immigration et racisme en Europe, Bruxelles, Complexe,
Avril 1998.
11. Voir les résultats de l'opération Green Ice.
12. Voir le texte de Monica den Boer ici même.
13. Quand ils se fondent par exemple sur la sur-représentation des étrangers
et des minorités dites ethniques dans les prisons, ils oublient que
certaines formes de délits ne peuvent être que le fait d'étranger (faux
visas) et surtout ils négligent sciemment ou non une des caractéristiques
les plus essentielles de l'activité policière : quand la police cherche,
elle ne trouve pas toujours ce qu'elle cherche (par exemple de la cocaïne)
mais elle trouve quelque chose ( par exemple un séjour irrégulier au-delà
de trois mois ou des contraventions non payées). Il faut donc analyser
les variations du crime et des populations cibles en relation avec l'activité
même de la police et en tenant compte des impératifs qui sont donnés
par les hauts fonctionnaires et les hommes politiques.
14. Huysmans Jef, Migration and the politics of security, manuscrit
Liège 1997 ; Ambivalence in liberalism : security and the question of
migration, ISA Minneapolis, 1998, Cesari Jocelyne, Etre musulman en
France aujourd'hui, Hachette 1997 ; Faut-il avoir peur de l'islam ?,
Presses de sciences po, 1997. Notre texte doit beaucoup à ces articles
et ouvrages ainsi qu'aux discussions avec Peter Katzenstein, Martin
Heisler, John Crowley, Ayse Ceyhan, John Torpey lors de l'ISA de Minneapolis.
15. Des " bavures policières " aux pratiques des centres de
rétention. Sur les premières pratiques voir la thèse de Fabien Jobard,
L'usage de la force par la police : sur quelques aspects de la mise
en uvre du monopole de la violence physique légitime par la Police
nationale dans la France contemporaine, Thèse de doctorat en science
politique, IEP Paris 1998 ; sur les secondes Frank Paul Weber et les
autres auteurs du numéro " Circuler, enfermer, éloigner ",
Cultures & Conflits, n° 23, 1996.
16. Sur la notion d'auto poièse voir Yves Barel et Cornelius Castoriadis
in L'autonomie de la physique au politique, Colloque de Cerisy, Paris,
Seuil, 1981.
17. Cf. Hirschmann Albert O., Deux siècles de rhétorique réactionnaire,
Paris, Fayard, 1991.
18. Sur le discours de sécurisation voir Waever Ole, Concepts of security,
University of Copenhagen 1997 ; Buzan, Waever, de Wilde, Security, a
new framework for analysis, Lynne Rienner, 1998.
19. Tilly Charles, Big structures large processes huge comparisons,
Nottingham, Russell Press, 1984.
20. Cf. Dobry Michel, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses
de la FNSP, 1986.
21. Girard René, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, Paris, 1982.
22. Beck Ulrich, Risk society : towards a new modernity, London, Sage,
1997. Voir aussi Giddens Anthony Modernity and self identity Cambridge,
Polity Press, 1991. Ulrich Beck en différenciant risque et menace, en
associant risque, incertitude et liberté permet de penser une alternative
aux discours de sécurisation. L'usage qui a été fait de son livre dans
le débat allemand par des sociologues ne reprenant de lui que la notion
de contre modernité est à l'inverse de ces thèses sur doute liberté
et condition d'une modernité réflexive. Voir chronique bibliographique.
23. Bauer Alain, Raufer Xavier, Violences et insécurité urbaines, Paris,
PUF, Que sais-je ?, 1998.
24. Il est fréquent que l'on demande dans les administrations plusieurs
rapports jusqu'à trouver l'universitaire de service qui argumente dans
le sens demandé.
25. On ne retient que les séquences temporelles (souvent trente ans)
qui donnent l'illusion de l'augmentation alors que sur plus long terme
ou sur les cinq dernières années on arriverait au résultat contraire.
26. En fonction d'objectifs politiques précis, et d'intérêts bureaucratiques
qui ne le sont pas moins.
27. En valorisant ces sources sous prétexte qu'elles seraient difficiles
d'accès (donc plus vraies car cachées) alors que leur constitution et
les catégories utilisées méritent une critique approfondie. De plus
on ne s'interroge pas sur le moment où elles deviennent plus faciles
d'accès et les raisons de cette plus grande facilité.
28. Bayart Jean François, L'illusion identitaire, Paris, Karthala, 1997.
29. Il s'agit aussi, de manière réflexive, de ne pas s'opposer terme
à terme à ce discours et de prétendre, a contrario, à la seule détention
de la vérité. Il est préférable de refuser de prêcher et de tenter de
convertir comme le font ces discours sur la sécurité et l'immigration,
et de toujours s'interroger avec des questions du type : " Est-ce
bien certain ? ". " Est-ce cohérent ? ". " Qu'est-ce
que cette prétention à la vérité, à dire le réel, obscurcit ? ".
" Qui le dit et d'où ? En fonction de quel intérêt et de quelle
identité collective ? "... Cela signifie que les discours critiques
n'ont pas forcément avec eux la Raison. Ils peuvent aussi être parfois
teintés d'idéologie mais on les reconnaît à ce qu'ils ont souvent pour
eux le raisonnement, la longueur de l'étude, l'analyse de la complexité
sociale, des interactions quotidiennes et le questionnement, là où les
autres discours ont avant tout la brièveté, la simplicité du langage
de la guerre, et " l'avantage " de désigner un coupable :
le pauvre, le jeune, l'immigré. C'est cette posture de recherche qui
détermine les travaux de ce numéro et qui les relie, au delà de certaines
divergences d'appréciations. Certains lecteurs en seront gênés, qui
préféreraient sans doute une posture de " combat " ou de "
solutions alternatives ", mais il nous semble tout aussi important
de comprendre de manière réflexive les enjeux de ces débats que de devenir
acteur des luttes idéologiques.
30. Sur le pan international de cette sécurisation voir " Troubler
et inquiéter : les discours du désordre international " (ss. la
dir. Didier Bigo, Jean-Yves Haine), Cultures & Conflits, n° 19/20,
Automne-hiver 1995. Jef Huysmans Making, Unmaking the European Disorder,
University of Louvain, 1996
31. Sur la notion de champ voir Bourdieu Pierre, Le sens pratique, Minuit,
Paris, 1980. Pour une analyse du champ de la sécurité voir Bigo Didier,
" Security : the Mobius Ribbon ", ISA Toronto March 1998 à
paraître in Lapid, Kratochwil, Identity, Border and Order.
32. Delumeau Jean, Rassurer et protéger : le sentiment de sécurité dans
l'Occident d'autrefois, Paris, Fayard, 1989.
33. Girard René, la violence et le sacré, Paris, Grasset, 1982.
34. Virilio Paul, Vitesse et politique : essai de dromologie, Paris,
Galilée, 1977.
35. Bourdieu, Pierre, Raison pratiques : Sur la théorie de l'action
pratique, Paris, Seuil, 1994 ; Giddens, Anthony, The constitution of
society : outline of the theory of structuration, Cambridge, Polity
Press, 1984.
36. Ruggie John Gerard, Constructing the world polity essays on international
institutionalization, London, Routledge, 1998 ; Mansbach R., The state,conceptual
chaos,and the future of international relations theory, Boulder , Lynne
Rienner, 1989 ; Walker R. B. J., Mendlovitz Saul. H (eds), Contending
sovereignties : redefining political community, Boulder, Lynne Rienner,
1990.
37. Badie Bertrand, La fin des territoires, Paris, Seuil, 1996.
38. Veyne Paul, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? : essai sur l'imagination
constitutante, Paris, Seuil, 1983. Voir aussi Leveau Rémy " The
green peril " in Buffet Cyril et Heuser Beatrice : Haunted by history
: myths in International Relations, Berghan Books, Oxford, 1998. Voir
la manière dont certaines élites ont utilisé l'européanisation pour
faire passer des mesures libérales au nom de l'inéluctabilité de telles
réformes.
39. Sur ce point précis Bigo Didier, " l'illusoire maîtrise des
frontières ", Le Monde Diplomatique, octobre 1996.
40. Cf. Torpey John, dans ce numéro.
41. Foucault Michel, Il faut défendre la société. Cours au collège de
France 1976, Paris, Seuil, 1996. Pour une application de cette méthode
voir le numéro de Cultures & Conflits : " Circuler, enfermer,
éloigner ", op. cit.
42. Barry Buzan, People State and Fears, Brighton, Harvester Press,
1983. Voir la discussion critique qu'en fait Ayse Ceyhan ici même. Voir
aussi l'article de Jef Huysmans.
43. Ole Waever, Concepts of security, Copenhagen, 1997. Je dois aux
discussions avec Ole Waever dont on trouvera des éléments dans le livre
d'Anne Marie Le Gloanec, Entre Union et Nation, l'Etat en Europe, et
dans l'ouvrage Security a new framework for analysis, cette insistance
nouvelle sur le jeu politique et son articulation avec les jeux bureaucratiques.
44. Sur la problématisation de la sécurisation et de l'interpénétration
entre Sécurité intérieure et extérieure, Bigo Didier, " When two
become one. Internal - external securisations and the games of politics
", Copenhagen, 1997, à paraître in Michael Williams, Institutions
of security 1999 ; Bigo Didier The Mobius Ribbon, ISA Toronto 1997,
op. cit.
45. J'interprète ici dans un sens différent le thème que Pierre Hassner
a développé sur la dialectique du bourgeois et du barbare, in "
Par delà la guerre et la paix ", Etudes, Sept. 1996.
46. Sur la discussion concernant la sécurisation comme acte performatif,
comme acte de langage, ou comme champ, voir l'ouvrage collectif sous
la direction de Michael Williams, Institutions of security avec les
contributions de Waever, Neuman, Huysmans, Der Derian, Bigo. Voir les
articles d'Ayse Ceyhan et Jef Huysmans ici même.
47. Sur ce point central, voir la critique de Pierre Bourdieu à Austin
in Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques,
Paris, Fayard, 1982.
48. Par exemple, la matrice de l'ennemi infiltré qui " informe
" le discours d'Huntington doit beaucoup à une certaine lecture
du Mc Carthysme.
49. Bigo Didier, " L'immigration au carrefour des sécurités ",
Revue Européenne des Migrations Internationales, 12998.
50. Voir Jef Huysmans, " Migrants as a security problem "
in Robert Miles and Dietrich Thranhardt, Migration and European integration,
the dynamics of inclusion and exclusion, London, Pinter, 1995, et son
article ici même.
51. Bigo Didier, Police en réseaux : l'expérience européenne, Presses
de Sciences Po, 1996.
52. Ce qui permet à chaque forme de xénophobie nationale d'épouser le
discours anti-immigré, quand bien même ils n'ont pas les mêmes adversaires,
l'algérien en France, le turc en Allemagne...
53. Sur les normes et la sécurité, voir l'ouvrage fondamental de Peter
J Katzenstein Cultural norms & national security : police and military
in postwar Japan, Cornell University Press, 1996.
54. Sur la rareté et la découpe des énoncés voir Michel Foucault, L'archéologie
du savoir, Paris, Gallimard, 1969 ; et Gilles Deleuze, Foucault, Paris,
Minuit, 1986.
55. Voir Ewald François, Histoire de l'Etat Providence, Paris, Grasset,
1996.
56. Bigo Didier, " Europe passoire, Europe forteresse, la sécurisation
humanitarisation de l'immigration ", op. cit.
57. Paradoxe bien noté par Patrick Weil The transformation of immigration
policies immigration control and nationality laws in Europe, IUE, 1998
ou Virginie Guiraudon De-nationalizing control IUE June 1998 dans leur
critique sur les thèses de la pénétration ou du contournement de l'Etat.
58. Contrairement aux positions de ceux qui lisent les programmes comme
des pratiques, il faut suivre les diagrammes de surveillance. L'inefficacité
est au rendez-vous, les résistances aussi. Le Big Brother relève des
croyances des discours sécuritaires et de ceux qui les combattent sur
le même pied en inversant simplement la normativité du programme, au
lieu de partir des cibles du pouvoir. Pouvoir et résistance sont insécables.
La croyance dans le pire de la domination est aussi une rhétorique (inversée)
de la mise en péril et débouche sur une croyance dans la véracité de
la guerre sociale. On pourrait sur ce point discuter tant les thèses
pourtant très stimulantes de Statewatch que celles de Loïc Wacquant
" De l'Etat social à l'Etat pénal ", Actes de la Recherche
en Sciences Sociales, septembre 1998. Nous le ferons prochainement.
59. Sur les notions d'articulation et de fusion voir Michel Viewiorka,
Sociétés et terrorismes, Paris, Fayard, 1988.
60. Hervé Le Bras, Le démon des origines : Démographie et extrême droite,
Paris, éditions de l'aube, 1998.
61. Bigo Didier, L'Europe des polices et de la sécurité intérieure,
Paris, Complexe 1992.
62. Césari Jocelyne, Faut-il avoir peur de l'islam ?, Paris, Presses
de Sciences Po, 1997.
63. Body-Gendrot Sophie, Villes et violences l'irruption de nouveaux
acteurs, Paris, PUF, 1995. Cf. Ceyhan Ayse, " Migrants as a threat
", ISA Toronto 1997, à paraître in V Gray A, European dilemma :
immigration, citizenship and identity in Western Europe.
64. Kastoryano Riva, Quelle identité pour l'Europe, le multiculturalisme
à l'épreuve, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, en particulier les
articles de Rémy Leveau et Riva Kastoryano.
65. Crowley John, " Where the state actually starts ? ", ISA
Minneapolis, March, 1998.
66. Cf. Jean Delumeau, Rassurer et protéger : le sentiment de sécurité
dans l'Occident d'autrefois, Paris, Fayard, 1989 ; Michel Foucault,
" Le sujet et le pouvoir " in Dits et Ecrits Tome IV p. 230
sur l'Etat moderne comme forme de pouvoir pastoral différent de la chrétienté
en ce qu'il sécularise le salut et confie à la police le soin des populations.
67. Sur le proactif, voir le dossier réuni dans Déviance et Société
1/1997.
68. Résistances collectives ou individuelles (dans le gouvernement de
soi à soi).
69. Lode Van Outrive dans ce numéro.
70. Bigo Didier, Polices en réseaux, op. cit.
71. Néanmoins les luttes pour une européanisation plus démocratique
passant par plus de pouvoirs du Parlement européen, par un rôle plus
grand des juges, par une désécurisation de l'asile et du franchissement
des frontières, montrent que des renversements de conjoncture sont possibles
(même si cela ne fut pas le cas avec le traité d'Amsterdam malgré les
espoirs de certains. En France en revanche, le projet Weil et la loi
Chevènement sur l'asile ont infléchi la tendance, au moins sur le plan
symbolique).
72. Holsti, Kalevi J., " Governance without government : polyarchy
in nineteenth-century European international politics " In J. N.
Rosenau, and E.-O. Czempiel (eds.), Governance without government: order
and change in world politics, Cambridge MA, Cambridge University Press,
1992.
73. Bozarslan Hamit, " L'Etat et la violence au Moyen-Orient ",
texte à paraître dans les Annales.
74. Ce sera l'objet du numéro de Cultures & Conflits sur Justices
en réseaux.
75. Booth Ken " Security and emancipation ", Review of International
studies, vol. 17, 42991
76. Edelman Murray Jacob, Constructing the political spectacle, Chicago,
University of Chicago Press, 1988.
77. Cf. Dreyfus Hubert L., Rabinow Paul (dir.), Michel Foucault : un
parcours philosophique : au-delà de l'objectivité et de la subjectivité,
Paris, Gallimard, 1984.
78. Wendt A., " Anarchy is what states make of it : the social
construction of power politics ", International Organization, 46
(2), 1992, pp. 391-425.
La page d'origine :
http://www.conflits.org/Numeros/31bigoc.html
La revue Cultures & Conflits
http://www.conflits.org/