Une boîte à outils ?
Cest de circonstance, sauf quici il sagit didées,
de concepts et de modèles. Cette recherche ne donnera pas de
contenu à la convention, elle se propose dessayer de donner
des clés (à cliquet, plate, à pipe, à molette
? De quelle taille ?), pour tenter de comprendre ce qui est à
luvre. Évidemment le débat est ouvert et la
recherche peut conjuguer plusieurs approches.
1
/ La combinaison du modèle contractuel classique et du modèle
fonctionnaliste :
Nous essayons de créer les conditions de possibilité
pour que la solidarité collective fonctionne. Pour cela, les
modalités contractuelles sont indispensables.
Le lien social a besoin de bases pour exister, sinon nous sommes tributaires
des conditions de la situation imposée par la société
actuelle, où les relations mercantiles sont majoritaires, où
la domination fonctionne tout le temps.
2
/ Les modèles et les concepts de Cornélius Castoriadis
:
§ Linstitution imaginaire de la société
:
Lexemple quil prend est linvention de la démocratie
sur lagora à Athènes. Les institutions humaines
ont été dabord des créations imaginaires,
avant de devenir un état de choses dont nous héritons
du passé. Cette notion a le mérite dinsister sur
lorigine humaine de nos institutions. La notion dimagination
prend à contre pied la sacralisation de la raison que nous lègue
lhéritage des Lumières (voir à la fin), héritage
dans lequel sinscrit notre pensée politique quel que soit
les variantes proposées.
Il propose lidée dune démocratie créatrice,
puisquil faut essayer dinventer quelque chose de nouveau
et respectant la règle démocratique.
Cet auteur parle de lautonomie que nous devons rechercher. Il
pense que lhétéronomie est à rejeter. Lautonomie
est ici employée dans le sens où il pense que nous pouvons
nous donner notre propre loi [en grec le nomos cest la loi]. La
loi hétéronome nous a été imposée
et lest encore, lexemple le plus connu est celui de la royauté,
où la loi était basée sur une transcendance religieuse
extérieure aux humains.
Cornélius Castoriadis, dans un de ses textes, constate que nous
navons au niveau personnel quun certain quantum dénergie
disponible pour se fixer sur un ou des affects, sur un ou des désirs,
cest également vrai sur le plan collectif. Nous pouvons
observer que si nous utilisons cette quantité dénergie
pour la gestion du système, nous ne pouvons pas lavoir
à notre disposition pour développer des alternatives.
3
/ Les modèles et les concepts de Gilles Deleuze et de Félix
Guattari :
§ Notre regroupement est une machine désirante.
Le mot machine est employé ici au sens, où il y a une
construction qui est un mixte de plusieurs éléments :
le corps, lesprit, les désirs, la culture, la configuration
politique et culturelle de la situation, où se déploie
cette machine désirante, qui est effectivement une sorte de machinerie
complexe.
Cette machine est traversée par des flux. Deleuze emploie la
notion de plan dimmanence pour décrire comment se met en
place un élément de consistance, où notre vie saccroche
et se réalise.
§ La multiplicité est une donnée de base dans ce
modèle. Il me semble que lobservation de la réalité
humaine lui donne raison.
Le nomadisme est un moyen de développer des rhizomes (voir à
la fin), des tissus de solidarité et de désir, où
les liens humains sont comme les ramifications souterraines de certaines
plantes, le phylum des champignons par exemple. La notion de réseau
que nous développons depuis plusieurs années est assez
conforme à cette vision des choses.
Guattari a adopté la notion décologie à la
fin de sa vie avec trois composantes qui sentremêlent :
- lécologie naturelle,
- lécologie sociale au niveau collectif,
- et lécologie existentielle au niveau subjectif.
Il pense que lon ne doit pas séparer les trois. Dans notre
cas, nous sommes évidemment dans le niveau collectif et le niveau
subjectif. Ceci dit, notre projet est aussi un moyen dhabiter
la ville, donc de développer un certain rapport à lenvironnement.
Chez Deleuze, la problématique de la déterritorialisation
et de la sérialisation est considérée comme un
des facteurs qui permet au capitalisme de se développer sur toute
la planète. Il sagit dune coupure des personnes davec
leurs anciens territoires, territoires qui sont à la fois physiques
et mentaux, en même temps communautaires et culturels. Ceci a
pour résultat disoler les personnes les unes des autres
dans la production des sujets compatibles avec la marchandise et le
spectacle.
Ici, pour ce qui nous préoccupe aujourdhui, nous sommes
bien dans une tentative de reterritorialisation et de liaison des personnes
les unes avec les autres pour vivre un peu mieux cette vie. En agissant
ainsi nous ne sommes pas dans la nostalgie du passé, nous essayons
simplement dassumer notre situation.
Deleuze a insisté sur le rôle de la théorie, dune
part pour comprendre le réel, mais elle se doit aussi de créer
des concepts à partir dune immanence et des flux, ce que
nous essayons de faire aujourdhui.
4
/ Le modèle et les concepts de Michel Foucault :
§ Il parle de biopolitique, de la politique qui prend toute
la vie.
Pour Foucault :"Le pouvoir ne désigne pas
principalement linstance gouvernementale ou le droit du souverain,
placé au-dessus des sujets, mais un ensemble de rapports qui
traversent le corps social, un exercice de domination des corps et plus
précisément, à partir de lépoque moderne,
une discipline des individus et une gestion de lespèce.
Alors que la souveraineté ancienne se définissait par
son pouvoir de mort sur les sujets, le pouvoir moderne est une administration
de la vie, il contrôle et gouverne la vie. »
/
. « Lessentiel du pouvoir nest pas
dans les formes monarchiques de la violence et de la loi, mais dans
les techniques de contrôle. »
/
. « C'est dans ce cadre qu'apparaît l'idée
de biopolitique : la médecine moderne est une médecine
sociale, la "sécurité sociale" un instrument
subtil d'assujettissement (c'est-à-dire de constitution de "sujets")
; dans cette "stratégie biopolitique", pièce
majeure du libéralisme, Foucault voit l'envers de la police d'Etat,
un moyen par lequel la gouvernementalité se rendrait plus efficace
en s'atténuant - où la société ferait et
serait sa propre police. La rationalité politique moderne ne
se caractérise pas par l'émergence d'un État monstrueux
et froid, ni par l'individualisme bourgeois, mais par le tissage de
deux processus apparemment contraires, d'individualisation et de totalisation.
» (extrait dune page de présentation dune
revue consacrée à Foucault, article trouvé sur
Internet)
Face à la biopolitique du capitalisme, nous tentons de mettre
en uvre une biopolitique qui nous convienne, une biopolitique
alternative qui soit un peu égalitaire et solidaire. Nous le
savons bien, dans cette affaire le corps et lesprit sont convoqués,
cest bien de notre vie dont il est question.
Chez Foucault, les dispositifs de pouvoir fonctionnent avec la surveillance
généralisée et des relais partout dans la société,
ce qui explique pourquoi le pouvoir est si diffus et se reproduit aussi
facilement. La conséquence de ce constat cest la nécessaire
réflexion sur les micro-fascimes que nous vivons dans notre vie
quotidienne et que nous pouvons relayer à un moment ou à
un autre.
Aujourdhui, en cherchant à créer de nouveaux dispositifs,
nous affirmons aussi notre souhait de ne pas reproduire ces micro-fascimes
tout en sachant quils peuvent toujours resurgir un jour ou lautre.
5
/ Les modèles et les concepts de Peter Sloterdijk :
La question de savoir si nous allons rester humains est posée
selon cet auteur.
Il se réfère à Nietzsche pour constater que nos
valeurs sont lhabillage de notre vie, quil est illusoire
de dire que ceci est fondé sur une vérité intangible.
Pour lui, létude de la longue durée de lespèce
humaine permet de voir que nous sommes devenus humains en développant
une sorte de couveuse symbolique pour les enfants humains. Ceci
nous permet de pallier à notre faiblesse et de lier notre développement
biologique à la culture.
Il pense que plusieurs éléments sont en cause. En premier
lieu, il sappuie aussi sur les développements de la science
qui permet maintenant denvisager avec réalisme la possibilité
du clonage humain. Le second point concerne la question de la culture
multimédia et du conformisme généralisé.
Pour lui, cette nouvelle culture met en danger la transmission de cette
autodiscipline qui nous permet daccéder au statut dhumain.
En effet, lacquisition de la culture classique demande un travail
lent et très long. Ceci requiert leffort disciplinaire
de la position assise, ce qui constitue une biopolitique du corps et
de lesprit.
Pour lui, il est urgent de prendre position sur le bien et le mal au
lieu de rester suspendu au relativisme du goût. Il faut rompre
avec lesprit de conciliation. Il pense quil faut se séparer
davec lesprit guerrier, cest raté pour le moment.
Outre les dégâts humains et la destruction, lesprit
guerrier reproduit le machisme à grande échelle. Il a
également tendance à bloquer la prolifération des
cultures et la recherche des formes esthétiques plus raffinées.
§ Pensée froide et vie chaude :
Sloterdijk développe une position originale sur larticulation
entre la recherche théorique et notre vie. Il condamne les pensées
chaudes, qui essaient de fonder un absolu et la vérité
sur la transcendance. Pour lui, la théorie se doit de développer
une pensée froide, qui analyse et déconstruit les fonctionnements
humains et sociaux, même si cela nest pas agréable
quand nous prenons conscience des résultats. Il condamne donc
toutes les tentatives savantes, qui essaient denchanter le monde
avec les idées et la théorie. Par contre, il reconnaît
que nous avons besoin toutes et tous dune vie chaude, où
le relationnel est important.
Il me semble que dans notre tentative locale, nous sommes confronté/es
à cela. Nos analyses se doivent dêtre froides et
solides ou essaient de lêtre et en même temps nous
aimons vivre dans la chaleur affective et conviviale produite par le
rassemblement dans le collectif. Nous restons des animaux grégaires.
6
/ Les modèles et les concepts de Malgré Tout :
§ Pour faire face à limpuissance et à la tristesse,
la solidarité et la résistance doivent se penser et se
vivre en situation. Nous ne pouvons plus déduire de luniversel
les solutions à nos problèmes. Nos solutions ne seront
pas forcément universalisables.
Il faut trouver par nous-mêmes des façons de faire avec
la puissance. Il ny a pas dun côté ceux qui
savent et dautres qui appliquent. Le développement de lêtre,
de notre être au niveau personnel et au niveau collectif, est
lié à la politique et celui-ci ne passera pas seulement
par la gestion étatique ou par lattente dun événement
qui bouleverserait tout. Cest aujourdhui et maintenant que
cela se joue. Dailleurs, cest en agissant et en réfléchissant
que nous arrivons à supporter cette vie et que nous devenons
différents, entre autres parce que nous arrêtons de subir,
que nous réordonnons notre monde par la pensée et nos
créations collectives et nos productions culturelles. Cette façon
de penser la puissance est héritée de Spinoza (philosophe
du XVII° siècle qui a vécu en Hollande et qui a été
excommunié à cause de ses positions).
7
/ La modélisation et quelques concepts de la psychanalyse politique
:
§ Notre visée est bien celle dune subjectivité
nouvelle.
Le sujet nouveau apparaît au cours dun processus, où
la parole personnelle et collective ici joue un rôle fondamental,
parce que nous ne voulons plus rester passifs et que nous essayons de
savoir quelque chose de ce qui se passe à notre insu [ce que
la psychanalyse nomme inconscient et structure du psychisme humain avec
limportance du langage].
Nous cherchons à créer bien quelque chose dinstitué,
qui serait une sorte de « plus-un », où les mots
sont importants et qui aura une place à part dans notre univers
mental.
Contre lidentification dune personne à la place du
maître, nous avons choisi de mettre en uvre la fonction
permutative, la rotation des tâches. Permutation que propose quelques
psychanalystes pour éviter les problèmes dans leurs associations
de psy-es.
Nous savons aussi que nous navons pas de garanties, quaucune
certitude nest fondée, que la clôture est toujours
possible et que la sclérose solidifie la vie du désir
collectif (ce que certaines variétés de marxisme appelle
aliénation).
Notre tentative collective ne se souhaite pas la fusion, la division
sera toujours là en nous-mêmes et entre nous. Il y a bien
une sorte de « pas tout ! », dans notre collectif et dans
les mots qui lui sont liés.
Le désir est un moteur de notre vie collective, cest un
désir politique et de politique. Comme tous les désirs
humains, il contient une charge affective et érotique. Ce qui
explique pourquoi il si difficile de vivre en groupe, quand on ne saime
pas ou plus.
Nous voyons bien que nous sommes dans une sorte de nud, où
se lie ensemble le symbolique, limaginaire et le réel.
La référence est reconnue comme nécessaire, elle
fait tiers et simpose à nous comme extériorité,
une fois quelle est adoptée. Cette procédure est
une démarche de symbolisation, la mise en place dune loi.
Parfois, nous éprouvons le besoin de revenir sur son contenu
et de la remettre en débat en interne. Ce besoin de référence
exprime une confiance dans le symbolique et le langage, dans la capacité
symbolique et politique des humains. La fonction de tiers, dans le passé
et encore dans notre présent est habituellement dévolue
à la figure du père, elle est ici reprise collectivement.
Nous ne souhaitons pas faire fonctionner lillusion groupale, nous
ne pensons pas que lidentification à un chef soit notre
voie ou notre salut. Nous ne désirons pas que sinstalle
une pensée unique, ni la régression dans la horde. Le
pacte est public et connu, ce qui ne fait pas disparaître nos
inconscients pour autant.
La tentative de subjectivation se reconnaît au besoin, au désir
de créer. La réalisation du désir est toujours
marquée par le manque. Le besoin davoir une bonne image
de soi est à luvre, la valorisation symbolique fonctionne.
Il sagit bien dune sorte de sublimation, où dans
le collectif sexprime une haute idée morale, une sorte
de Surmoi assumé, une tentative de sortie par le haut.
[Ce type de solution est nommé dialectique négative par
Adorno, parce que la raison a conscience de ses limites de lintérieur
et essaie de se frayer une voie par un passage à la limite, par
un changement de plan. Adorno appartient à lEcole de Francfort,
qui a développé la notion de théorie critique.
Il se différencie ici de Hegel qui lui aussi parle de dialectique,
une dialectique objective qui aurait fait progresser les humains et
la société vers le développement de la raison absolue
incarnée par lEtat moderne.]
Nous avons conscience de notre fragilité, que la division est
irréductible en nous et entre nous, que parfois nous sommes dans
le symptôme et la répétition compulsive.
On peut voir notre collectif comme une béquille, une prothèse
institutionnelle pour nos égos en mal de reconnaissance. Limaginaire
et les fantasmes, les angoisses sont là, tout ceci nous anime,
que nous le reconnaissions ou pas. La projection sur le groupe de nos
malaises peut se produire. La tentation de la toute puissance peut revenir
par le biais du collectif et de ce quil rend possible. Nos angoisses
peuvent sexprimer par la fixation sur un point particulier de
notre fonctionnement et de nos actions. Nous pouvons chercher à
ne rien perdre, même si ça rate toujours. Nous pouvons
tenter de trouver une ou des garanties pour nous rassurer, même
si c'est inutile. Les croyances peuvent fonctionner, cest un état
mental apaisant, la croyance rassure. Nous pouvons retomber dans le
mythe, parce que nous avons besoin de récits pour organiser la
liaison, la cohésion du groupe et pour donner du sens à
notre engagement. Le mythe peut organiser de manière efficace
le temps humain en donnant de façon illusoire des réponses
à la question de la signification de lhistoire du temps
humain, que ce soit dans la longue durée et la courte durée.
Conclusion
provisoire :
§ Nous savons que tout ne se vaut pas et que nous nous engageons
sur certaines valeurs, que nous navons que nos énonciations
et nos actes pour soutenir cela.
Dune part, nous nacceptons pas la thèse du relativisme
qui énonce que tout se vaut, nous acceptons la relativité
de nos idées et de nos choix. Dautre part, nous savons
que nous ne pouvons pas fonder, autrement que sur une décision
interne aux humains, notre vision du monde. La philosophie a été
obligée dadmettre son échec à fonder la métaphysique,
la théorie des êtres, lontologie. Comme pour les
mathématiques avec Godël, nous devons admettre le théorème
dincomplétude. Ce logicien a démontré quune
théorie mathématique ne pouvait démontrer en elle-même
le principe de sa cohérence. Il y a toujours un axiome ou un
postulat au départ. Cette démonstration rend impossible
laxiomatisation complète dun système hypothético-déductif,
ceci anéantit lespoir formaliste dunifier lensemble
des théories mathématiques.
Notre postulat à nous, cest de constater que nous navons
que notre parole et notre action pour montrer la valeur de notre engagement
sur nos idées et que tout cela est susceptible de provoquer des
discussions régulièrement, mais aussi que nous nous inscrivons
dans une histoire qui prend au sérieux les combats du passé
pour légalité et la justice.
Philippe
Coutant
Nantes le 14 Février 2002
~~~~~~~~~~~~~~
Addendum pour les définitions que lon ma demandé
dexpliquer :
Rhizome n. masc. Tige souterraine, à croissance généralement
horizontale et chargée de réserves.
Source 2001 Hachette Multimédia
Rhizome, tige charnue poussant horizontalement sous la surface du sol.
Le rhizome est une tige souterraine et ne doit pas être confondu
avec une racine. Il produit des racines sur sa face inférieure
et des tiges sur sa face supérieure. Contrairement aux racines,
les rhizomes ont des nuds, des bourgeons qui produisent des petites
feuilles et des tiges. On peut sectionner un rhizome et planter chaque
morceau pour obtenir autant de nouvelles plantes.
Source Encarta 2002
~~~~~~~~~~~~
« Lumières » Première définition
pris sur Encarta : « Siècle des Lumières »
I.
INTRODUCTION
Lumières, siècle des, terme qui désigne le XVIIIe
siècle en tant que période de l'histoire de la culture
européenne, marquée par le rationalisme philosophique
et l'exaltation des sciences, ainsi que par la critique de l'ordre social
et de la hiérarchie religieuse, principaux éléments
de l'idéologie politique qui fut au fondement de la Révolution
française. L'expression était déjà fréquemment
employée par les écrivains de l'époque, convaincus
qu'ils venaient d'émerger de siècles d'obscurité
et d'ignorance et d'entrer dans un nouvel âge illuminé
par la raison, la science et le respect de l'humanité.
II. LES PRÉCURSEURS
Les philosophes rationalistes du XVIIe siècle, tels que René
Descartes et Baruch Spinoza, les philosophes politiques Thomas Hobbes
et John Locke, et certains penseurs sceptiques en France comme Pierre
Bayle peuvent être considérés comme les précurseurs
des Lumières, bien que certains éléments de leurs
doctrines qui allaient à l'encontre des conceptions empiristes
et antiautoritaires des penseurs du XVIIIe siècle eussent été
rejetés par ces derniers. Les découvertes scientifiques
et le relativisme culturel lié à l'étude des civilisations
non européennes contribuèrent également à
la naissance de l'esprit des Lumières.
III. LA RAISON ET LE PROGRÈS
La plus importante des hypothèses et espérances communes
aux philosophes et intellectuels de cette époque fut incontestablement
la foi inébranlable dans le pouvoir de la raison humaine. La
découverte de la gravitation universelle par Isaac Newton fit
une impression considérable sur le siècle. Si l'humanité
était en mesure de révéler les lois de l'Univers,
elle pouvait espérer découvrir les lois propres à
la nature et à la société humaine. On en vint à
croire que, grâce à l'usage judicieux de la raison, s'ouvrait
la perspective d'un progrès perpétuel dans le domaine
de la connaissance, des réalisations techniques et des valeurs
morales. Dans le sillage de la philosophie de Locke, les penseurs du
XVIIIe siècle considéraient, à la différence
de Descartes, que la connaissance, loin d'être innée, procédait
uniquement de l'expérience et de l'observation guidées
par la raison. Ils affirmaient que l'éducation avait le pouvoir
de rendre les hommes meilleurs et même d'améliorer la nature
humaine. La recherche de la vérité devait se poursuivre
dorénavant par l'observation de la nature plutôt que par
l'étude de sources autorisées telles qu'Aristote et la
Bible. S'ils voyaient dans l'Église, et en particulier dans l'Église
catholique romaine, la principale force qui avait tenu l'esprit humain
dans l'esclavage par le passé, la plupart des penseurs des Lumières
ne renoncèrent pas complètement à la religion.
Ils adoptèrent plutôt une forme de déisme, acceptant
l'existence de Dieu et d'un au-delà, mais rejetèrent les
arcanes de la théologie chrétienne. Les aspirations humaines,
pensaient-ils, ne devraient pas porter sur un avenir lointain, mais
sur les moyens d'améliorer la vie présente. Aussi le bonheur
sur terre était-il placé au-dessus du salut religieux.
Ils n'attaquèrent rien avec autant de violence et de férocité
que l'Église, sa richesse, son pouvoir politique et sa volonté
d'entraver le libre exercice de la raison.
IV. UNE MÉTHODE DE PENSÉE
Plus qu'un ensemble d'idées déterminées, les Lumières
impliquaient une attitude, une méthode de pensée. Selon
Emmanuel Kant, le mot d'ordre du siècle devait être «
ose savoir » : il apparut le désir de réexaminer
et de remettre en question toutes les idées et valeurs reçues,
d'explorer de nouvelles idées dans des directions différentes.
Dès lors, les incohérences et les contradictions furent
nombreuses dans les écrits des penseurs du XVIIIe siècle.
Ceux-ci n'étaient pas tous philosophes à proprement parler
; ils étaient des vulgarisateurs qui s'engageaient à diffuser
des idées nouvelles. Ils aimaient à se qualifier de «
parti de l'humanité » et, pour s'attirer la faveur de l'opinion
publique, ils écrivaient des pamphlets, des tracts anonymes et
rédigeaient des articles pour des revues et des journaux fraîchement
créés.
V. UN MOUVEMENT COSMOPOLITE
La France constituait le centre de ce mouvement philosophique, dont
un des premiers représentants fut le philosophe politique et
juriste Charles de Montesquieu. Après des uvres satiriques
sur les revers de la civilisation occidentale, il publia son étude
monumentale, De l'esprit des lois (1748). Denis Diderot, qui était
l'auteur de quantité de pamphlets philosophiques, entama la publication
de l'Encyclopédie (1751-1766). Cette uvre, à laquelle
collaborèrent de nombreux philosophes, était conçue
à la fois comme une somme de toutes les connaissances et comme
une arme polémique. Le plus influent et le plus représentatif
des écrivains français fut Voltaire. Auteur dramatique
et poète à ses débuts, il devint célèbre
pour ses nombreux pamphlets, ses essais, ses satires, ses contes philosophiques
et pour son immense correspondance avec des écrivains et des
monarques de toute l'Europe. Les uvres de Jean-Jacques Rousseau,
notamment Du contrat social, (1762), Émile ou De l'éducation
(1762), et les Confessions (1782-1789) exercèrent une profonde
influence sur la pensée politique et sur la théorie de
l'éducation, et donnèrent une impulsion au romantisme
du XIXe siècle. Le mouvement intellectuel des Lumières
se distingua par son caractère profondément cosmopolite
et antinationaliste. Kant en Allemagne, David Hume en Écosse,
Cesare Beccaria en Italie et Benjamin Franklin et Thomas Jefferson dans
les colonies britanniques d'Amérique entretenaient tous d'étroits
contacts avec les philosophes français, tout en collaborant eux-mêmes
activement au mouvement.
Durant la première moitié du XVIIIe siècle, plusieurs
chefs de file des Lumières furent emprisonnés pour leurs
écrits, et la plupart d'entre eux durent approuver la censure
gouvernementale et les attaques de l'Église. Les dernières
décennies du siècle furent cependant marquées par
le triomphe du mouvement en Europe et en Amérique. Dans les années
1770, les philosophes de la seconde génération recevaient
des pensions gouvernementales et prenaient le contrôle d'institutions
culturelles prestigieuses. L'augmentation spectaculaire du nombre de
journaux et de livres publiés garantissait leurs idées
à une large diffusion. Les expériences scientifiques et
les écrits philosophiques étaient à la mode dans
de nombreuses couches sociales, même auprès de la noblesse
et du clergé. Un certain nombre de monarques européens
adoptèrent aussi quelques-unes des idées ou, du moins,
du vocabulaire des Lumières. Voltaire et d'autres philosophes,
qui affectionnaient l'idée du roi philosophe éclairant
le peuple d'en haut, accueillirent avec enthousiasme l'apparition des
soi-disant despotes éclairés, dont Frédéric
II de Prusse, Catherine II la Grande de Russie, et Joseph II d'Autriche.
VI. LES SOURCES DE LA RÉVOLUTION
Vers la fin du XVIIIe siècle, des changements importants se produisirent
dans la pensée des Lumières. Sous l'influence de Rousseau,
le sentiment et l'émotion devinrent aussi respectables que la
raison. Dans les années 1770, les écrivains étendirent
le champ de leurs critiques aux questions politiques et économiques.
La guerre de l'Indépendance américaine ne manqua pas de
frapper les esprits. Aux yeux des Européens, la déclaration
d'Indépendance et la guerre révolutionnaire représentaient,
pour la première fois, la mise en uvre des idées
éclairées et encouragèrent les mouvements politiques
dirigés contre les régimes établis en Europe.
De l'avis général, le siècle des Lumières
aboutit à la Révolution française de 1789. Comme
elle incarnait de nombreux idéaux des philosophes, la Révolution,
dans ses phases de violence entre 1792 et 1794, discrédita provisoirement
ces idéaux aux yeux de nombre de contemporains européens.
Pourtant, les Lumières léguèrent un héritage
durable aux XIXe et XXe siècles. Le XVIIIe siècle marqua
le déclin de l'Église, ouvrit la voie au libéralisme
politique et économique, et suscita des changements démocratiques
dans le monde occidental du XIXe siècle. Le siècle des
Lumières apparaît ainsi à la fois comme un mouvement
intellectuel et une période historique marquée par des
événements décisifs.
~~~~ Encyclopédie Encarta 2002 ~~~~~~~~
Seconde définition Yahoo / Hachette : « La philosophie
des Lumières »
Chronologie (1721) : Le siècle des Lumières
(1721 - 1781)
Sens général de la notion
On a pris l'habitude de désigner sous cette expression la philosophie
de l'Europe du XVIIIe siècle (le « siècle des Lumières
» en français, die Aufklärung ou the Enlightment en
allemand et en anglais), caractérisée par la confiance
en la raison (au moyen de laquelle les hommes peuvent, seuls, accéder
à la connaissance), la critique des autorités traditionnelles
(religieuses et politiques), l'invitation à penser et à
juger par soi-même, l'optimisme qui comprend le mouvement de l'histoire
comme le progrès parallèle du savoir, du bonheur et de
la vertu. Selon cette présentation habituelle, ces traits constituent
un horizon de pensée partagé par les principales philosophies
de cette époque, malgré leurs différences.
Comme le dit Taine dans les Origines de la France contemporaine : «
Aux approches de 1789, il est admis que l'on vit dans le siècle
des Lumières, dans « lâge de raison »,
qu'auparavant le genre humain était dans l'enfance, qu'aujourd'hui
il est devenu majeur. »
Cette expression tire son sens de l'usage figuré du terme «
lumière », lui-même appuyé sur une série
de comparaisons traditionnelles en philosophie : la connaissance est
comparée à la vision (on cherche alors à décrire
l'acte de connaissance) ou à l'illumination (on cherche alors
à caractériser l'effet de connaissance). Ces métaphores
trouvent leur fondement philosophique maximal dans les théories
intuitionnistes de la connaissance où la contemplation directe
est considérée comme la forme achevée du savoir.
Mais l'usage habituel est plus lâche, et s'en tient à la
comparaison approximative du « voir » et du « connaître
».
Au XVIIIe siècle, le sens de cette expression est déterminé
par la distinction, issue de la théologie chrétienne,
entre la lumière naturelle et la lumière surnaturelle.
Deux règnes (ainsi chez Leibniz) ou deux ordres étaient
traditionnellement distingués : le règne de la nature
et le règne de la grâce. Si au sein de la nature (créée)
les hommes disposent de la raison (la lumière naturelle), celle-ci,
bien que relativement autonome, reste une faculté limitée,
qui requiert en dernier lieu l'assistance de la lumière surnaturelle
(celle du Créateur) : la révélation. La raison
reste dans une telle perspective subordonnée à la révélation
: seule cette dernière est susceptible de fournir un savoir véritable.
Dans une telle problématique, la philosophie est la servante
de la théologie (ancilla theologiæ).
Que cette assistance surnaturelle vienne à être comprise
non plus comme une « lumière » mais, dans le cadre
d'un combat antireligieux, comme un obscurcissement, que la lumière
naturelle (la raison) s'autonomise, au point de devenir suffisante pour
la connaissance, sans que soit requise l'assistance de la révélation
: cette double transformation aboutit à la notion de lumières
en vogue au XVIIIe siècle. La religion et la théologie
sont alors pensées comme les lieux principaux de l'irrationalité
et de l'obscurantisme.
Au centre de la philosophie des Lumières : la raison et l'autonomie
L'expression « philosophie des Lumières » n'est pas
l'invention tardive d'historiens des idées en quête de
formules synthétiques : certains des philosophes du XVIIIe siècle,
parmi les principaux, ont inscrit explicitement leur réflexion
dans cet horizon.
C'est le cas de Kant (1724-1804), dans un article de 1784, Qu'est-ce
que les Lumières ? :
« Qu'est-ce que les Lumières. La sortie de l'homme de sa
minorité dont il est lui-même responsable. Minorité,
c'est-à-dire incapacité à se servir de son entendement
sans la direction d'autrui; minorité dont il est lui-même
responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut
de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage
de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere Aude ! Aie le courage
de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières.
»
C'est le cas aussi de Diderot, qui note dans l'Addition aux Pensées
philosophiques :
« Si je renonce à ma raison, je n'ai plus de guide : il
faut que j'adopte en aveugle un principe secondaire, et que je suppose
ce qui est en question. Égaré dans une forêt immense
pendant la nuit, je n'ai qu'une petite lumière pour me conduire.
Survient un inconnu qui me dit : Mon ami, souffle la chandelle
pour mieux trouver ton chemin. Cet inconnu est un théologien.
»
Un tel idéal d'autonomie devait nécessairement rencontrer
la question sociale et politique : « Pour ces lumières
il n'est rien requis d'autre que la liberté, et à vrai
dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter
ce nom, à savoir celle de faire un usage public de la raison
dans tous les domaines. Mais j'entends présentement crier de
tous côtés : Ne raisonnez pas ! L'officier
dit : Ne raisonnez pas, exécutez ! Le financier :
Ne raisonnez pas, payez ! Le prêtre : Ne raisonnez
pas, croyez !... Il y a partout limitation de la liberté
» (Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?).
A l'horizon de cette revendication se profile la question républicaine
: c'est sous ce concept de république, et non sous celui de démocratie,
qu'est pensé un régime qui ne doive ses institutions et
ses lois qu'à la volonté autonome de ses citoyens. La
naïveté (sans doute feinte) de Kant ici, c'est seulement
de penser que cette liberté est « inoffensive ».
En effet, la philosophie des Lumières ne peut être qu'un
combat, contre les autorités et contre les préjugés.
À écouter les discours de cette époque, on se risquerait
même à parler de « mission » : « Hâtons-nous
de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes
marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les
philosophes » (Diderot).
Une notion problématique
La notion de « philosophie des Lumières », malgré
l'usage généralisé qui en est fait, pose toutefois
problème, et cela pour plusieurs raisons :
1. L'unité ainsi présumée des différentes
philosophies du XVIIIe siècle est-elle effective ? A-t-on réellement
affaire à une convergence, à une unité, sinon des
doctrines, du moins des problématiques philosophiques ? La référence
à la raison constitue ainsi, autour de 1750, un véritable
« lieu commun ». Mais est-ce bien au même concept
de raison que se réfèrent, par exemple, d'Alembert et
Diderot, les deux principaux promoteurs de l'Encyclopédie ? Le
premier s'inscrit explicitement dans la tradition cartésienne,
valorise la rigueur et la clarté mathématiques; le second
se méfie des mathématiques, et, soucieux d'accompagner
les avancées de la biologie naissante, revendique le droit de
la conjecture, de l'imagination scientifique, du rêve et de l'approximation.
Le postulat unitaire impliqué dans cette notion risque de faire
oublier la diversité, les divergences et les conflits qui font
de cette philosophie un « champ de bataille » (Kant). Dans
cet ordre d'idées, il faut se rappeler par exemple les critiques
virulentes de Rousseau à l'égard de l'optimisme de ses
contemporains : dira-t-on que Rousseau n'appartient pas à la
philosophie des Lumières, alors que sa pensée de l'État
est tout entière dirigée contre le complexe théologico-politique
? Ou les transformations d'une philosophie comme celle de Diderot, qui
cherche sa voie entre le déisme et l'athéisme, entre l'empirisme
et le matérialisme : est-ce lorsqu'il en vient à concevoir
la vie et la conscience comme les produits des transformations de la
matière que Diderot est vraiment un philosophe des Lumières
? La place d'un philosophe comme Montesquieu est elle aussi singulière
: à la différence de ses contemporains, qui réfléchissent
sur la vie sociale et politique dans le cadre des théories du
contrat, en se posant la question de l'origine de la société
(du passage de l'état de nature à l'état social),
Montesquieu, lui, interroge sur les « principes » qui relient
entre eux les « faits » de la politique. La problématique
est radicalement autre.
2. À supposer même qu'il existe une unité et une
spécificité du XVIIIe siècle en philosophie, la
conçoit-on adéquatement en parlant de philosophie des
Lumières ? Cette notion n'est-elle pas trop lâche ? N'est-ce
pas plutôt toute philosophie qui, dans la lignée socratique,
pourrait être caractérisée comme philosophie des
Lumières ? L'usage semble sur ce point particulièrement
flottant; ainsi certains historiens, ou certains philosophes, parlent-ils
volontiers d'une Aufklärung grecque : le Ve siècle av. J.-C.
(Dilthey). Est-ce à dire que l'histoire s'« éclaire
» chaque fois que la raison cherche à s'émanciper
de la tutelle théologique ? S'agit-il alors d'une tendance constante
(l'effort de la raison vers l'autonomie), présente dans toute
l'histoire de la philosophie qui s'épanouirait au XVIIIe siècle
? Mais qu'est-ce alors qui spécifie cette époque de la
philosophie, si l'on reconnaît qu'il existe d'autres « siècles
des Lumières », ou que cette « tendance » est
constante ? Il apparaît en tout cas que la référence
aux seules « lumières » ne saurait suffire.
3. On confond fréquemment, en recourant à un sens très
lâche du mot « philosophie », idéologie des
Lumières et philosophie des Lumières. Si par idéologie
on entend un système de représentations et de valeurs,
dominant dans une époque donnée, on reconnaîtra
sans peine une « idéologie des Lumières »
au XVIIIe siècle, dont les thèmes les plus fréquents
sont effectivement la confiance en la raison, la dévalorisation
du dogmatisme religieux, la croyance en un avenir heureux de l'humanité
sous la direction des sciences et des techniques en progrès.
De telles constantes idéologiques ne suffisent pas à définir
un horizon philosophique. Si l'on cherche le sens philosophique de la
notion de « philosophie des Lumières », il faut se
demander à quelle conjoncture philosophique, à quels problèmes
spécifiques, à quels concepts déterminés
cette expression renvoie.
La transformation du concept de philosophie et la critique de la métaphysique
Ainsi parle d'Alembert dans ses Éléments de philosophie
(1759) : « Notre siècle s'est appelé par excellence
le siècle de la Philosophie [...]. Si on examine sans prévention
l'état actuel de nos connaissances, on ne peut disconvenir des
progrès de la philosophie parmi nous. La Science de la nature
acquiert de jour en jour de nouvelles richesses; la Géométrie,
en reculant ses limites, a porté le flambeau dans les parties
de la Physique qui se trouvaient le plus près d'elle; le vrai
système du monde a été connu [...]. L'invention
et l'usage d'une nouvelle méthode de philosopher, l'espèce
d'enthousiasme qui accompagne les découvertes [...], toutes ces
causes ont dû exciter dans les esprits une fermentation vive.
»
Les exemples choisis dans ce texte sont éclairants : les progrès
de la « philosophie », ce sont d'abord ceux des sciences
positives, et, en évoquant une « nouvelle méthode
», il est probable que d'Alembert se réfère ici
à Newton, et à ses Principes de la philosophie naturelle.
Chez d'Alembert, cette référence converge avec une critique
de la métaphysique traditionnelle, « philosophie première
», ou « sciences des principes » : « Que nous
importe au fond de pénétrer l'essence des corps, pourvu
que la matière étant supposée telle que nous la
concevons, nous puissions déduire des propriétés
que nous regardons comme primitives, les autres propriétés
secondaires que nous apercevons en elle, et que le système général
des phénomènes, toujours uniforme et continu, ne nous
présente nulle part de contradiction ? Arrêtons-nous donc,
et ne cherchons pas à diminuer par des sophismes subtils le nombre
déjà trop petit de nos connaissances claires et certaines
C'est un triste sort pour notre curiosité et notre amour-propre;
amis, c'est le sort de l'humanité. Nous devons au moins en conclure
que les systèmes, ou plutôt les rêves des philosophes
sur la plupart des questions métaphysiques, ne méritent
aucune place dans un ouvrage destiné à renfermer les connaissances
réelles acquises par l'esprit humain » (D'Alembert, op.
cit.).
D'Alembert est probablement le plus cartésien des philosophes
du XVIIIe siècle. Mais on comprend chez lui comment l'inspiration
cartésienne se retourne contre Descartes lui-même : la
règle qui veut que l'esprit s'en tienne à des connaissances
« claires et certaines » impose de renoncer à deux
projets (solidaires) qui sont constitutifs de la philosophie cartésienne
: celui d'une connaissance de l'essence des choses (des premiers principes)
et celui d'un système du savoir universel. Ces projets apparaissent
comme autant de fantasmes qui menacent la progression du savoir effectif.
Sans aller jusqu'à dire que la philosophie des Lumières
représente un moment de rupture dans l'histoire de la philosophie,
on peut faire l'hypothèse d'une mutation importante : la métaphysique,
qui constitue depuis Aristote le centre et le dénominateur commun
des recherches philosophiques, devient problématique. Il n'est
plus évident qu'elle soit même possible. À tout
le moins (car d'Alembert est un de ceux qui poussent le plus loin cette
critique), elle change de sens et de statut. Quels en sont les nouveaux
contours ?
Parmi les tâches qui retiennent l'attention des philosophes des
Lumières, deux apparaissent particulièrement importantes
: introduire en philosophie le concept d'expérience et celui
d'histoire.
L'idée de « philosophie expérimentale »
C'est la thèse cartésienne, selon laquelle toute bonne
science doit être a priori, qui est remise en question. Nombreux
sont ceux qui, au XVIIIe siècle, vont reprendre à leur
compte le projet formulé par Bacon un siècle plus tôt,
d'une « philosophie expérimentale ». On désigne
par là, d'une part, une nouvelle manière de pratiquer
la physique, mais au-delà, une nouvelle attitude de pensée.
Cassirer parle à ce sujet d'une transformation dans la méthode,
et d'un passage de la déduction à l'analyse. Ainsi Voltaire
(qui contribue avec Mme du Châtelet à introduire Newton
en France) puis Buffon se démarqueront nettement de l'idée
que la physique peut être physique a priori. Dans la préface
de son Histoire naturelle (1749), Buffon se prémunit contre le
risque d'une physique « romanesque » et imaginaire : «
Le seul moyen de connaître est celui des expériences raisonnées
et suivies. » Les principes ne sont plus à découvrir
a priori, par l'« inspection de l'esprit », mais à
dégager, progressivement, de la multiplication des expériences.
Tel est le mouvement de l'analyse.
Si la philosophie reste conçue comme un système, nombreuses
sont les critiques formulées à l'encontre de l'«
esprit de système ». C'est le principal reproche que Condillac
adresse aux philosophies des siècles précédents
: avoir procédé déductivement à partir d'un
concept arbitrairement érigé en principe. Le philosophe,
c'est celui qui sait se tenir à distance de tout système,
y compris le sien propre.
C'est le statut même des « idées » qui se trouve
alors transformé : l'empirisme se développe vivement au
XVIIIe siècle, en s'appuyant sur les travaux de Locke. Il faut
réfléchir sur l'origine des idées, expliquer leur
genèse. C'est à quoi s'attache Condillac, et c'est dans
cette perspective que s'inscriront les « idéologues »
de la fin du siècle. Au-delà du dualisme cartésien
s'ouvre la perspective d'un matérialisme, qui se donne pour but
de dériver la pensée, y compris ses principes les plus
abstraits (comme les lois morales et la religion), de la matière
et de la nature (Helvétius, La Mettrie, d'Holbach). Le concept
de matière est lui-même remis en chantier; on refuse l'identification
cartésienne de la matière et de l'étendue pour
y introduire le dynamisme et la vitalité. Les références
à Leibniz et à Spinoza sont fréquentes (chez Diderot
et Maupertuis par exemple) : elles servent de point d'appui pour dépasser
le cartésianisme.
On voit que le projet de l'Encyclopédie (ou Dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers), dont la rédaction
commence en 1745 et la publication en 1751, correspond parfaitement
à cette nouvelle conception de la raison; pour être systématique
sans être abstrait, il faut exposer le travail effectif de la
raison, dans tous les domaines où elle s'exerce. Le choix de
l'ordre alphabétique, qui est déjà celui de Bayle
dans son Dictionnaire (publié en 1696-1697, il sert d'outil de
travail à tous les philosophes de l'époque), indique,
par son arbitraire même, qu'aucun ordre ne détermine a
priori le travail positif de la raison.
Denis Diderot : l'Encyclopédie (extrait de l'article «
Encyclopédie »)
La pensée de l'histoire
La seconde tâche déterminante, c'est la pensée de
l'histoire. Que l'histoire ne soit plus seulement un récit, ayant
pour fonction d'immortaliser des grandes et belles actions, mais qu'elle
devienne, à part entière, une science, chargée
comme la physique de dégager des lois, tel est l'horizon de travail
d'une époque qui découvre avec l'histoire un « nouveau
continent ».
C'est d'abord l'émergence hésitante de l'idée d'une
histoire de la nature. Le concept semble acquis vers le milieu du siècle,
et l'Histoire naturelle de Buffon (qui date de 1759) s'efforce, indépendamment
de tout postulat théologique, de faire l'inventaire des règnes
de la nature (d'où l'importance des questions de classification)
et de leurs transformations.
Qu'en est-il alors de l'histoire des hommes ? Les sociétés
humaines sont-elles, comme la nature, aussi soumises à des lois
? Peut-on assigner une raison aux différentes transformations
qui affectent les sociétés humaines ? De nouveaux objets
se constituent : l'histoire des « murs » chez Voltaire,
et la tentative pour dégager « l'esprit du temps »
(le Siècle de Louis XIV et surtout l'Essai sur les murs),
et avec eux se dessine la perspective d'une rationalité historique
englobante. La philosophie tend à devenir une philosophie de
l'histoire. Mais la difficulté est immédiate : si l'histoire
comporte des lois, est-ce à dire qu'il y règne, comme
dans la nature, une nécessité ? Penser en historien, n'est-ce
pas justement réintroduire la contingence et l'indétermination
y compris dans la compréhension de la nature ? Une nature parfaitement
réglée par des lois aurait-elle une histoire ?
C'est dans cette lignée que s'inscrivent les pensées du
progrès, qui voient dans l'avènement des Lumières
la possibilité d'une humanité plus heureuse et plus vertueuse
: ainsi Condorcet, dans son Esquisse des progrès de l'esprit
humain. Mais l'optimisme est d'emblée un problème pour
la philosophie; Rousseau s'efforcera de penser ensemble le progrès
des Lumières et celui de la servitude et du malheur (Discours
sur les Sciences et les Arts). Que l'homme soit par nature perfectible
n'implique pas que son histoire ait globalement la forme d'un progrès
vers le mieux : il faut aussi penser le progrès, paradoxalement
comme mouvement vers le pire.
Les limites de la philosophie des Lumières
Cette question a été posée, d'emblée. Elle
l'est déjà, de l'intérieur de la philosophie des
Lumières, par les tenants de la pensée critique. Par des
voies différentes, Berkeley, Rousseau, Hume et Kant s'interrogent
en effet sur les limites de la raison. Le rationalisme des Lumières
est un rationalisme critique à l'égard des pouvoirs de
la raison. Mais c'est surtout Hegel qui mènera contre les Lumières
une critique violente (la Phénoménologie de l'esprit,
VIe partie). Les principaux reproches visent le sectarisme et l'abstraction;
le sectarisme, parce que les philosophes des Lumières auraient
opéré un partage tranché entre le rationnel et
l'irrationnel (l'obscurantisme religieux), incapable de concevoir la
rationalité à l'uvre dans la culture religieuse.
L'abstraction, car, emportés par la revendication d'autonomie,
ils auraient négligé de penser les conditions positives
d'effectuation de la liberté. Les tentatives pour ériger
une « religion naturelle », « dans les limites de
la simple raison », témoigneraient de ce formalisme, qui
n'aurait eu d'autre effet que de provoquer le mysticisme et le retour
romantique du sentiment. Au fond, la volonté de « penser
par soi-même » n'est pas, en elle-même, une garantie
suffisante de rationalité. « S'attacher à l'autorité
des autres ou à sa conviction propre diffère seulement
par la vanité inhérente à la seconde manière.
» Rien n'est donc joué lorsqu'on a proclamé l'autonomie
de la raison : encore faut-il que le contenu de pensée devienne
effectivement rationnel.
Au rationalisme des Lumières on peut reprocher une certaine naïveté
: ne pas avoir suffisamment interrogé ses propres limites et
réfléchi sur ses propres présupposés. Il
est clair par exemple que ce rationalisme participe pour une part de
la croyance (en la valeur de la raison) et que la croyance en un progrès
historique s'est parfois substituée à l'ancienne eschatologie.
Les « libres penseurs » ne seraient-ils, comme le dit parfois
Nietzsche, que des théologiens qui s'ignorent ?
Il s'est en tout cas depuis deux siècles constitué une
« mythologie des Lumières ». La reconduire sans l'examiner
reviendrait à trahir les exigences premières des philosophes
de ce temps. Une des formes les plus avancées de cet examen se
trouve dans les analyses qu'Adorno et Horkheimer, philosophes de l'école
de Francfort, ont consacrées à l'histoire de la rationalité
: « De tout temps, l'Aufklärung, au sens le plus large de
pensée en progrès, a eu pour but de libérer les
hommes de la peur et de les rendre souverains. Le programme de l'Aufklärung
avait pour but de libérer le monde de la magie. Elle se proposait
de détruire les mythes, d'apporter à l'imagination l'appui
du savoir
Mais la terre, entièrement éclairée,
resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. »
Et pourtant, lorsqu'il s'agit de fonder la critique de l'aliénation
et de la réification, c'est toujours au principe de l'autonomie
qu'Adorno et Horkheimer se réfèrent. La philosophie des
Lumières serait-elle indépassable ?
« Nous sommes aujourd'hui conscients de ce que le rationalisme
du XVIIIe siècle, sa façon de vouloir assurer la solidité
et la tenue requise pour l'humanité européenne, était
une naïveté. Mais faut-il abandonner en même temps
que ce rationalisme naïf et même, si on le pense jusqu'au
bout, contradictoire, également le sens authentique de ce rationalisme
? » (Husserl, la Crise des sciences européennes, §
6).
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Données encyclopédiques, 2001 Hachette Multimédia,
Yahoo ! France.
Des textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout