"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

Quelques éléments théoriques pour le collectif Bel-Ami-17


Une boîte à outils ?
C’est de circonstance, sauf qu’ici il s’agit d’idées, de concepts et de modèles. Cette recherche ne donnera pas de contenu à la convention, elle se propose d’essayer de donner des clés (à cliquet, plate, à pipe, à molette ? De quelle taille ?), pour tenter de comprendre ce qui est à l’œuvre. Évidemment le débat est ouvert et la recherche peut conjuguer plusieurs approches.

1 / La combinaison du modèle contractuel classique et du modèle fonctionnaliste :
Nous essayons de créer les conditions de possibilité pour que la solidarité collective fonctionne. Pour cela, les modalités contractuelles sont indispensables.
Le lien social a besoin de bases pour exister, sinon nous sommes tributaires des conditions de la situation imposée par la société actuelle, où les relations mercantiles sont majoritaires, où la domination fonctionne tout le temps.

2 / Les modèles et les concepts de Cornélius Castoriadis :
§ L’institution imaginaire de la société :
L’exemple qu’il prend est l’invention de la démocratie sur l’agora à Athènes. Les institutions humaines ont été d’abord des créations imaginaires, avant de devenir un état de choses dont nous héritons du passé. Cette notion a le mérite d’insister sur l’origine humaine de nos institutions. La notion d’imagination prend à contre pied la sacralisation de la raison que nous lègue l’héritage des Lumières (voir à la fin), héritage dans lequel s’inscrit notre pensée politique quel que soit les variantes proposées.
Il propose l’idée d’une démocratie créatrice, puisqu’il faut essayer d’inventer quelque chose de nouveau et respectant la règle démocratique.
Cet auteur parle de l’autonomie que nous devons rechercher. Il pense que l’hétéronomie est à rejeter. L’autonomie est ici employée dans le sens où il pense que nous pouvons nous donner notre propre loi [en grec le nomos c’est la loi]. La loi hétéronome nous a été imposée et l’est encore, l’exemple le plus connu est celui de la royauté, où la loi était basée sur une transcendance religieuse extérieure aux humains.
Cornélius Castoriadis, dans un de ses textes, constate que nous n’avons au niveau personnel qu’un certain quantum d’énergie disponible pour se fixer sur un ou des affects, sur un ou des désirs, c’est également vrai sur le plan collectif. Nous pouvons observer que si nous utilisons cette quantité d’énergie pour la gestion du système, nous ne pouvons pas l’avoir à notre disposition pour développer des alternatives.

3 / Les modèles et les concepts de Gilles Deleuze et de Félix Guattari :
§ Notre regroupement est une machine désirante.
Le mot machine est employé ici au sens, où il y a une construction qui est un mixte de plusieurs éléments : le corps, l’esprit, les désirs, la culture, la configuration politique et culturelle de la situation, où se déploie cette machine désirante, qui est effectivement une sorte de machinerie complexe.
Cette machine est traversée par des flux. Deleuze emploie la notion de plan d’immanence pour décrire comment se met en place un élément de consistance, où notre vie s’accroche et se réalise.
§ La multiplicité est une donnée de base dans ce modèle. Il me semble que l’observation de la réalité humaine lui donne raison.
Le nomadisme est un moyen de développer des rhizomes (voir à la fin), des tissus de solidarité et de désir, où les liens humains sont comme les ramifications souterraines de certaines plantes, le phylum des champignons par exemple. La notion de réseau que nous développons depuis plusieurs années est assez conforme à cette vision des choses.
Guattari a adopté la notion d’écologie à la fin de sa vie avec trois composantes qui s’entremêlent :
- l’écologie naturelle,
- l’écologie sociale au niveau collectif,
- et l’écologie existentielle au niveau subjectif.
Il pense que l’on ne doit pas séparer les trois. Dans notre cas, nous sommes évidemment dans le niveau collectif et le niveau subjectif. Ceci dit, notre projet est aussi un moyen d’habiter la ville, donc de développer un certain rapport à l’environnement.
Chez Deleuze, la problématique de la déterritorialisation et de la sérialisation est considérée comme un des facteurs qui permet au capitalisme de se développer sur toute la planète. Il s’agit d’une coupure des personnes d’avec leurs anciens territoires, territoires qui sont à la fois physiques et mentaux, en même temps communautaires et culturels. Ceci a pour résultat d’isoler les personnes les unes des autres dans la production des sujets compatibles avec la marchandise et le spectacle.
Ici, pour ce qui nous préoccupe aujourd’hui, nous sommes bien dans une tentative de reterritorialisation et de liaison des personnes les unes avec les autres pour vivre un peu mieux cette vie. En agissant ainsi nous ne sommes pas dans la nostalgie du passé, nous essayons simplement d’assumer notre situation.
Deleuze a insisté sur le rôle de la théorie, d’une part pour comprendre le réel, mais elle se doit aussi de créer des concepts à partir d’une immanence et des flux, ce que nous essayons de faire aujourd’hui.

4 / Le modèle et les concepts de Michel Foucault :
§ Il parle de biopolitique, de la politique qui prend toute la vie.
Pour Foucault :"Le pouvoir ne désigne pas principalement l’instance gouvernementale ou le droit du souverain, placé au-dessus des sujets, mais un ensemble de rapports qui traversent le corps social, un exercice de domination des corps et plus précisément, à partir de l’époque moderne, une discipline des individus et une gestion de l’espèce. Alors que la souveraineté ancienne se définissait par son pouvoir de mort sur les sujets, le pouvoir moderne est une administration de la vie, il contrôle et gouverne la vie. »
… / …. « L’essentiel du pouvoir n’est pas dans les formes monarchiques de la violence et de la loi, mais dans les techniques de contrôle. »
… / …. « C'est dans ce cadre qu'apparaît l'idée de biopolitique : la médecine moderne est une médecine sociale, la "sécurité sociale" un instrument subtil d'assujettissement (c'est-à-dire de constitution de "sujets") ; dans cette "stratégie biopolitique", pièce majeure du libéralisme, Foucault voit l'envers de la police d'Etat, un moyen par lequel la gouvernementalité se rendrait plus efficace en s'atténuant - où la société ferait et serait sa propre police. La rationalité politique moderne ne se caractérise pas par l'émergence d'un État monstrueux et froid, ni par l'individualisme bourgeois, mais par le tissage de deux processus apparemment contraires, d'individualisation et de totalisation. »
(extrait d’une page de présentation d’une revue consacrée à Foucault, article trouvé sur Internet)
Face à la biopolitique du capitalisme, nous tentons de mettre en œuvre une biopolitique qui nous convienne, une biopolitique alternative qui soit un peu égalitaire et solidaire. Nous le savons bien, dans cette affaire le corps et l’esprit sont convoqués, c’est bien de notre vie dont il est question.
Chez Foucault, les dispositifs de pouvoir fonctionnent avec la surveillance généralisée et des relais partout dans la société, ce qui explique pourquoi le pouvoir est si diffus et se reproduit aussi facilement. La conséquence de ce constat c’est la nécessaire réflexion sur les micro-fascimes que nous vivons dans notre vie quotidienne et que nous pouvons relayer à un moment ou à un autre.
Aujourd’hui, en cherchant à créer de nouveaux dispositifs, nous affirmons aussi notre souhait de ne pas reproduire ces micro-fascimes tout en sachant qu’ils peuvent toujours resurgir un jour ou l’autre.

5 / Les modèles et les concepts de Peter Sloterdijk :
La question de savoir si nous allons rester humains est posée selon cet auteur.
Il se réfère à Nietzsche pour constater que nos valeurs sont l’habillage de notre vie, qu’il est illusoire de dire que ceci est fondé sur une vérité intangible.
Pour lui, l’étude de la longue durée de l’espèce humaine permet de voir que nous sommes devenus humains en développant une sorte de couveuse symbolique pour les enfants humains. Ceci nous permet de pallier à notre faiblesse et de lier notre développement biologique à la culture.
Il pense que plusieurs éléments sont en cause. En premier lieu, il s’appuie aussi sur les développements de la science qui permet maintenant d’envisager avec réalisme la possibilité du clonage humain. Le second point concerne la question de la culture multimédia et du conformisme généralisé. Pour lui, cette nouvelle culture met en danger la transmission de cette autodiscipline qui nous permet d’accéder au statut d’humain. En effet, l’acquisition de la culture classique demande un travail lent et très long. Ceci requiert l’effort disciplinaire de la position assise, ce qui constitue une biopolitique du corps et de l’esprit.
Pour lui, il est urgent de prendre position sur le bien et le mal au lieu de rester suspendu au relativisme du goût. Il faut rompre avec l’esprit de conciliation. Il pense qu’il faut se séparer d’avec l’esprit guerrier, c’est raté pour le moment. Outre les dégâts humains et la destruction, l’esprit guerrier reproduit le machisme à grande échelle. Il a également tendance à bloquer la prolifération des cultures et la recherche des formes esthétiques plus raffinées.

§ Pensée froide et vie chaude :
Sloterdijk développe une position originale sur l’articulation entre la recherche théorique et notre vie. Il condamne les pensées chaudes, qui essaient de fonder un absolu et la vérité sur la transcendance. Pour lui, la théorie se doit de développer une pensée froide, qui analyse et déconstruit les fonctionnements humains et sociaux, même si cela n’est pas agréable quand nous prenons conscience des résultats. Il condamne donc toutes les tentatives savantes, qui essaient d’enchanter le monde avec les idées et la théorie. Par contre, il reconnaît que nous avons besoin toutes et tous d’une vie chaude, où le relationnel est important.
Il me semble que dans notre tentative locale, nous sommes confronté/es à cela. Nos analyses se doivent d’être froides et solides ou essaient de l’être et en même temps nous aimons vivre dans la chaleur affective et conviviale produite par le rassemblement dans le collectif. Nous restons des animaux grégaires.

6 / Les modèles et les concepts de Malgré Tout :
§ Pour faire face à l’impuissance et à la tristesse, la solidarité et la résistance doivent se penser et se vivre en situation. Nous ne pouvons plus déduire de l’universel les solutions à nos problèmes. Nos solutions ne seront pas forcément universalisables.
Il faut trouver par nous-mêmes des façons de faire avec la puissance. Il n’y a pas d’un côté ceux qui savent et d’autres qui appliquent. Le développement de l’être, de notre être au niveau personnel et au niveau collectif, est lié à la politique et celui-ci ne passera pas seulement par la gestion étatique ou par l’attente d’un événement qui bouleverserait tout. C’est aujourd’hui et maintenant que cela se joue. D’ailleurs, c’est en agissant et en réfléchissant que nous arrivons à supporter cette vie et que nous devenons différents, entre autres parce que nous arrêtons de subir, que nous réordonnons notre monde par la pensée et nos créations collectives et nos productions culturelles. Cette façon de penser la puissance est héritée de Spinoza (philosophe du XVII° siècle qui a vécu en Hollande et qui a été excommunié à cause de ses positions).

7 / La modélisation et quelques concepts de la psychanalyse politique :
§ Notre visée est bien celle d’une subjectivité nouvelle.
Le sujet nouveau apparaît au cours d’un processus, où la parole personnelle et collective ici joue un rôle fondamental, parce que nous ne voulons plus rester passifs et que nous essayons de savoir quelque chose de ce qui se passe à notre insu [ce que la psychanalyse nomme inconscient et structure du psychisme humain avec l’importance du langage].
Nous cherchons à créer bien quelque chose d’institué, qui serait une sorte de « plus-un », où les mots sont importants et qui aura une place à part dans notre univers mental.
Contre l’identification d’une personne à la place du maître, nous avons choisi de mettre en œuvre la fonction permutative, la rotation des tâches. Permutation que propose quelques psychanalystes pour éviter les problèmes dans leurs associations de psy-es.
Nous savons aussi que nous n’avons pas de garanties, qu’aucune certitude n’est fondée, que la clôture est toujours possible et que la sclérose solidifie la vie du désir collectif (ce que certaines variétés de marxisme appelle aliénation).
Notre tentative collective ne se souhaite pas la fusion, la division sera toujours là en nous-mêmes et entre nous. Il y a bien une sorte de « pas tout ! », dans notre collectif et dans les mots qui lui sont liés.
Le désir est un moteur de notre vie collective, c’est un désir politique et de politique. Comme tous les désirs humains, il contient une charge affective et érotique. Ce qui explique pourquoi il si difficile de vivre en groupe, quand on ne s’aime pas ou plus.
Nous voyons bien que nous sommes dans une sorte de nœud, où se lie ensemble le symbolique, l’imaginaire et le réel. La référence est reconnue comme nécessaire, elle fait tiers et s’impose à nous comme extériorité, une fois qu’elle est adoptée. Cette procédure est une démarche de symbolisation, la mise en place d’une loi. Parfois, nous éprouvons le besoin de revenir sur son contenu et de la remettre en débat en interne. Ce besoin de référence exprime une confiance dans le symbolique et le langage, dans la capacité symbolique et politique des humains. La fonction de tiers, dans le passé et encore dans notre présent est habituellement dévolue à la figure du père, elle est ici reprise collectivement.
Nous ne souhaitons pas faire fonctionner l’illusion groupale, nous ne pensons pas que l’identification à un chef soit notre voie ou notre salut. Nous ne désirons pas que s’installe une pensée unique, ni la régression dans la horde. Le pacte est public et connu, ce qui ne fait pas disparaître nos inconscients pour autant.
La tentative de subjectivation se reconnaît au besoin, au désir de créer. La réalisation du désir est toujours marquée par le manque. Le besoin d’avoir une bonne image de soi est à l’œuvre, la valorisation symbolique fonctionne. Il s’agit bien d’une sorte de sublimation, où dans le collectif s’exprime une haute idée morale, une sorte de Surmoi assumé, une tentative de sortie par le haut.
[Ce type de solution est nommé dialectique négative par Adorno, parce que la raison a conscience de ses limites de l’intérieur et essaie de se frayer une voie par un passage à la limite, par un changement de plan. Adorno appartient à l’Ecole de Francfort, qui a développé la notion de théorie critique. Il se différencie ici de Hegel qui lui aussi parle de dialectique, une dialectique objective qui aurait fait progresser les humains et la société vers le développement de la raison absolue incarnée par l’Etat moderne.]
Nous avons conscience de notre fragilité, que la division est irréductible en nous et entre nous, que parfois nous sommes dans le symptôme et la répétition compulsive.
On peut voir notre collectif comme une béquille, une prothèse institutionnelle pour nos égos en mal de reconnaissance. L’imaginaire et les fantasmes, les angoisses sont là, tout ceci nous anime, que nous le reconnaissions ou pas. La projection sur le groupe de nos malaises peut se produire. La tentation de la toute puissance peut revenir par le biais du collectif et de ce qu’il rend possible. Nos angoisses peuvent s’exprimer par la fixation sur un point particulier de notre fonctionnement et de nos actions. Nous pouvons chercher à ne rien perdre, même si ça rate toujours. Nous pouvons tenter de trouver une ou des garanties pour nous rassurer, même si c'est inutile. Les croyances peuvent fonctionner, c’est un état mental apaisant, la croyance rassure. Nous pouvons retomber dans le mythe, parce que nous avons besoin de récits pour organiser la liaison, la cohésion du groupe et pour donner du sens à notre engagement. Le mythe peut organiser de manière efficace le temps humain en donnant de façon illusoire des réponses à la question de la signification de l’histoire du temps humain, que ce soit dans la longue durée et la courte durée.

Conclusion provisoire :
§ Nous savons que tout ne se vaut pas et que nous nous engageons sur certaines valeurs, que nous n’avons que nos énonciations et nos actes pour soutenir cela.
D’une part, nous n’acceptons pas la thèse du relativisme qui énonce que tout se vaut, nous acceptons la relativité de nos idées et de nos choix. D’autre part, nous savons que nous ne pouvons pas fonder, autrement que sur une décision interne aux humains, notre vision du monde. La philosophie a été obligée d’admettre son échec à fonder la métaphysique, la théorie des êtres, l’ontologie. Comme pour les mathématiques avec Godël, nous devons admettre le théorème d’incomplétude. Ce logicien a démontré qu’une théorie mathématique ne pouvait démontrer en elle-même le principe de sa cohérence. Il y a toujours un axiome ou un postulat au départ. Cette démonstration rend impossible l’axiomatisation complète d’un système hypothético-déductif, ceci anéantit l’espoir formaliste d’unifier l’ensemble des théories mathématiques.
Notre postulat à nous, c’est de constater que nous n’avons que notre parole et notre action pour montrer la valeur de notre engagement sur nos idées et que tout cela est susceptible de provoquer des discussions régulièrement, mais aussi que nous nous inscrivons dans une histoire qui prend au sérieux les combats du passé pour l’égalité et la justice.

Philippe Coutant
Nantes le 14 Février 2002


~~~~~~~~~~~~~~
Addendum pour les définitions que l’on m’a demandé d’expliquer :
Rhizome n. masc. Tige souterraine, à croissance généralement horizontale et chargée de réserves.
Source 2001 Hachette Multimédia
Rhizome, tige charnue poussant horizontalement sous la surface du sol. Le rhizome est une tige souterraine et ne doit pas être confondu avec une racine. Il produit des racines sur sa face inférieure et des tiges sur sa face supérieure. Contrairement aux racines, les rhizomes ont des nœuds, des bourgeons qui produisent des petites feuilles et des tiges. On peut sectionner un rhizome et planter chaque morceau pour obtenir autant de nouvelles plantes.
Source Encarta 2002
~~~~~~~~~~~~

 


« Lumières » Première définition pris sur Encarta : « Siècle des Lumières »

I. INTRODUCTION
Lumières, siècle des, terme qui désigne le XVIIIe siècle en tant que période de l'histoire de la culture européenne, marquée par le rationalisme philosophique et l'exaltation des sciences, ainsi que par la critique de l'ordre social et de la hiérarchie religieuse, principaux éléments de l'idéologie politique qui fut au fondement de la Révolution française. L'expression était déjà fréquemment employée par les écrivains de l'époque, convaincus qu'ils venaient d'émerger de siècles d'obscurité et d'ignorance et d'entrer dans un nouvel âge illuminé par la raison, la science et le respect de l'humanité.
II. LES PRÉCURSEURS
Les philosophes rationalistes du XVIIe siècle, tels que René Descartes et Baruch Spinoza, les philosophes politiques Thomas Hobbes et John Locke, et certains penseurs sceptiques en France comme Pierre Bayle peuvent être considérés comme les précurseurs des Lumières, bien que certains éléments de leurs doctrines qui allaient à l'encontre des conceptions empiristes et antiautoritaires des penseurs du XVIIIe siècle eussent été rejetés par ces derniers. Les découvertes scientifiques et le relativisme culturel lié à l'étude des civilisations non européennes contribuèrent également à la naissance de l'esprit des Lumières.
III. LA RAISON ET LE PROGRÈS
La plus importante des hypothèses et espérances communes aux philosophes et intellectuels de cette époque fut incontestablement la foi inébranlable dans le pouvoir de la raison humaine. La découverte de la gravitation universelle par Isaac Newton fit une impression considérable sur le siècle. Si l'humanité était en mesure de révéler les lois de l'Univers, elle pouvait espérer découvrir les lois propres à la nature et à la société humaine. On en vint à croire que, grâce à l'usage judicieux de la raison, s'ouvrait la perspective d'un progrès perpétuel dans le domaine de la connaissance, des réalisations techniques et des valeurs morales. Dans le sillage de la philosophie de Locke, les penseurs du XVIIIe siècle considéraient, à la différence de Descartes, que la connaissance, loin d'être innée, procédait uniquement de l'expérience et de l'observation guidées par la raison. Ils affirmaient que l'éducation avait le pouvoir de rendre les hommes meilleurs et même d'améliorer la nature humaine. La recherche de la vérité devait se poursuivre dorénavant par l'observation de la nature plutôt que par l'étude de sources autorisées telles qu'Aristote et la Bible. S'ils voyaient dans l'Église, et en particulier dans l'Église catholique romaine, la principale force qui avait tenu l'esprit humain dans l'esclavage par le passé, la plupart des penseurs des Lumières ne renoncèrent pas complètement à la religion. Ils adoptèrent plutôt une forme de déisme, acceptant l'existence de Dieu et d'un au-delà, mais rejetèrent les arcanes de la théologie chrétienne. Les aspirations humaines, pensaient-ils, ne devraient pas porter sur un avenir lointain, mais sur les moyens d'améliorer la vie présente. Aussi le bonheur sur terre était-il placé au-dessus du salut religieux. Ils n'attaquèrent rien avec autant de violence et de férocité que l'Église, sa richesse, son pouvoir politique et sa volonté d'entraver le libre exercice de la raison.
IV. UNE MÉTHODE DE PENSÉE
Plus qu'un ensemble d'idées déterminées, les Lumières impliquaient une attitude, une méthode de pensée. Selon Emmanuel Kant, le mot d'ordre du siècle devait être « ose savoir » : il apparut le désir de réexaminer et de remettre en question toutes les idées et valeurs reçues, d'explorer de nouvelles idées dans des directions différentes. Dès lors, les incohérences et les contradictions furent nombreuses dans les écrits des penseurs du XVIIIe siècle. Ceux-ci n'étaient pas tous philosophes à proprement parler ; ils étaient des vulgarisateurs qui s'engageaient à diffuser des idées nouvelles. Ils aimaient à se qualifier de « parti de l'humanité » et, pour s'attirer la faveur de l'opinion publique, ils écrivaient des pamphlets, des tracts anonymes et rédigeaient des articles pour des revues et des journaux fraîchement créés.
V. UN MOUVEMENT COSMOPOLITE
La France constituait le centre de ce mouvement philosophique, dont un des premiers représentants fut le philosophe politique et juriste Charles de Montesquieu. Après des œuvres satiriques sur les revers de la civilisation occidentale, il publia son étude monumentale, De l'esprit des lois (1748). Denis Diderot, qui était l'auteur de quantité de pamphlets philosophiques, entama la publication de l'Encyclopédie (1751-1766). Cette œuvre, à laquelle collaborèrent de nombreux philosophes, était conçue à la fois comme une somme de toutes les connaissances et comme une arme polémique. Le plus influent et le plus représentatif des écrivains français fut Voltaire. Auteur dramatique et poète à ses débuts, il devint célèbre pour ses nombreux pamphlets, ses essais, ses satires, ses contes philosophiques et pour son immense correspondance avec des écrivains et des monarques de toute l'Europe. Les œuvres de Jean-Jacques Rousseau, notamment Du contrat social, (1762), Émile ou De l'éducation (1762), et les Confessions (1782-1789) exercèrent une profonde influence sur la pensée politique et sur la théorie de l'éducation, et donnèrent une impulsion au romantisme du XIXe siècle. Le mouvement intellectuel des Lumières se distingua par son caractère profondément cosmopolite et antinationaliste. Kant en Allemagne, David Hume en Écosse, Cesare Beccaria en Italie et Benjamin Franklin et Thomas Jefferson dans les colonies britanniques d'Amérique entretenaient tous d'étroits contacts avec les philosophes français, tout en collaborant eux-mêmes activement au mouvement.
Durant la première moitié du XVIIIe siècle, plusieurs chefs de file des Lumières furent emprisonnés pour leurs écrits, et la plupart d'entre eux durent approuver la censure gouvernementale et les attaques de l'Église. Les dernières décennies du siècle furent cependant marquées par le triomphe du mouvement en Europe et en Amérique. Dans les années 1770, les philosophes de la seconde génération recevaient des pensions gouvernementales et prenaient le contrôle d'institutions culturelles prestigieuses. L'augmentation spectaculaire du nombre de journaux et de livres publiés garantissait leurs idées à une large diffusion. Les expériences scientifiques et les écrits philosophiques étaient à la mode dans de nombreuses couches sociales, même auprès de la noblesse et du clergé. Un certain nombre de monarques européens adoptèrent aussi quelques-unes des idées ou, du moins, du vocabulaire des Lumières. Voltaire et d'autres philosophes, qui affectionnaient l'idée du roi philosophe éclairant le peuple d'en haut, accueillirent avec enthousiasme l'apparition des soi-disant despotes éclairés, dont Frédéric II de Prusse, Catherine II la Grande de Russie, et Joseph II d'Autriche.
VI. LES SOURCES DE LA RÉVOLUTION
Vers la fin du XVIIIe siècle, des changements importants se produisirent dans la pensée des Lumières. Sous l'influence de Rousseau, le sentiment et l'émotion devinrent aussi respectables que la raison. Dans les années 1770, les écrivains étendirent le champ de leurs critiques aux questions politiques et économiques. La guerre de l'Indépendance américaine ne manqua pas de frapper les esprits. Aux yeux des Européens, la déclaration d'Indépendance et la guerre révolutionnaire représentaient, pour la première fois, la mise en œuvre des idées éclairées et encouragèrent les mouvements politiques dirigés contre les régimes établis en Europe.
De l'avis général, le siècle des Lumières aboutit à la Révolution française de 1789. Comme elle incarnait de nombreux idéaux des philosophes, la Révolution, dans ses phases de violence entre 1792 et 1794, discrédita provisoirement ces idéaux aux yeux de nombre de contemporains européens. Pourtant, les Lumières léguèrent un héritage durable aux XIXe et XXe siècles. Le XVIIIe siècle marqua le déclin de l'Église, ouvrit la voie au libéralisme politique et économique, et suscita des changements démocratiques dans le monde occidental du XIXe siècle. Le siècle des Lumières apparaît ainsi à la fois comme un mouvement intellectuel et une période historique marquée par des événements décisifs.
~~~~ Encyclopédie Encarta 2002 ~~~~~~~~
Seconde définition Yahoo / Hachette : « La philosophie des Lumières »


Chronologie (1721) : Le siècle des Lumières (1721 - 1781)
Sens général de la notion
On a pris l'habitude de désigner sous cette expression la philosophie de l'Europe du XVIIIe siècle (le « siècle des Lumières » en français, die Aufklärung ou the Enlightment en allemand et en anglais), caractérisée par la confiance en la raison (au moyen de laquelle les hommes peuvent, seuls, accéder à la connaissance), la critique des autorités traditionnelles (religieuses et politiques), l'invitation à penser et à juger par soi-même, l'optimisme qui comprend le mouvement de l'histoire comme le progrès parallèle du savoir, du bonheur et de la vertu. Selon cette présentation habituelle, ces traits constituent un horizon de pensée partagé par les principales philosophies de cette époque, malgré leurs différences.
Comme le dit Taine dans les Origines de la France contemporaine : « Aux approches de 1789, il est admis que l'on vit dans le “siècle des Lumières”, dans « l’âge de raison », qu'auparavant le genre humain était dans l'enfance, qu'aujourd'hui il est devenu majeur. »
Cette expression tire son sens de l'usage figuré du terme « lumière », lui-même appuyé sur une série de comparaisons traditionnelles en philosophie : la connaissance est comparée à la vision (on cherche alors à décrire l'acte de connaissance) ou à l'illumination (on cherche alors à caractériser l'effet de connaissance). Ces métaphores trouvent leur fondement philosophique maximal dans les théories intuitionnistes de la connaissance où la contemplation directe est considérée comme la forme achevée du savoir. Mais l'usage habituel est plus lâche, et s'en tient à la comparaison approximative du « voir » et du « connaître ».
Au XVIIIe siècle, le sens de cette expression est déterminé par la distinction, issue de la théologie chrétienne, entre la lumière naturelle et la lumière surnaturelle. Deux règnes (ainsi chez Leibniz) ou deux ordres étaient traditionnellement distingués : le règne de la nature et le règne de la grâce. Si au sein de la nature (créée) les hommes disposent de la raison (la lumière naturelle), celle-ci, bien que relativement autonome, reste une faculté limitée, qui requiert en dernier lieu l'assistance de la lumière surnaturelle (celle du Créateur) : la révélation. La raison reste dans une telle perspective subordonnée à la révélation : seule cette dernière est susceptible de fournir un savoir véritable. Dans une telle problématique, la philosophie est la servante de la théologie (ancilla theologiæ).
Que cette assistance surnaturelle vienne à être comprise non plus comme une « lumière » mais, dans le cadre d'un combat antireligieux, comme un obscurcissement, que la lumière naturelle (la raison) s'autonomise, au point de devenir suffisante pour la connaissance, sans que soit requise l'assistance de la révélation : cette double transformation aboutit à la notion de lumières en vogue au XVIIIe siècle. La religion et la théologie sont alors pensées comme les lieux principaux de l'irrationalité et de l'obscurantisme.
Au centre de la philosophie des Lumières : la raison et l'autonomie
L'expression « philosophie des Lumières » n'est pas l'invention tardive d'historiens des idées en quête de formules synthétiques : certains des philosophes du XVIIIe siècle, parmi les principaux, ont inscrit explicitement leur réflexion dans cet horizon.
C'est le cas de Kant (1724-1804), dans un article de 1784, Qu'est-ce que les Lumières ? :
« Qu'est-ce que les Lumières. La sortie de l'homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c'est-à-dire incapacité à se servir de son entendement sans la direction d'autrui; minorité dont il est lui-même responsable, puisque la cause en réside non dans un défaut de l'entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s'en servir sans la direction d'autrui. Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières. »
C'est le cas aussi de Diderot, qui note dans l'Addition aux Pensées philosophiques :
« Si je renonce à ma raison, je n'ai plus de guide : il faut que j'adopte en aveugle un principe secondaire, et que je suppose ce qui est en question. Égaré dans une forêt immense pendant la nuit, je n'ai qu'une petite lumière pour me conduire. Survient un inconnu qui me dit : “Mon ami, souffle la chandelle pour mieux trouver ton chemin.” Cet inconnu est un théologien. »
Un tel idéal d'autonomie devait nécessairement rencontrer la question sociale et politique : « Pour ces lumières il n'est rien requis d'autre que la liberté, et à vrai dire la liberté la plus inoffensive de tout ce qui peut porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de la raison dans tous les domaines. Mais j'entends présentement crier de tous côtés : “Ne raisonnez pas !” L'officier dit : “Ne raisonnez pas, exécutez !” Le financier : “Ne raisonnez pas, payez !” Le prêtre : “Ne raisonnez pas, croyez !”... Il y a partout limitation de la liberté » (Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?).
A l'horizon de cette revendication se profile la question républicaine : c'est sous ce concept de république, et non sous celui de démocratie, qu'est pensé un régime qui ne doive ses institutions et ses lois qu'à la volonté autonome de ses citoyens. La naïveté (sans doute feinte) de Kant ici, c'est seulement de penser que cette liberté est « inoffensive ». En effet, la philosophie des Lumières ne peut être qu'un combat, contre les autorités et contre les préjugés. À écouter les discours de cette époque, on se risquerait même à parler de « mission » : « Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les philosophes » (Diderot).
Une notion problématique
La notion de « philosophie des Lumières », malgré l'usage généralisé qui en est fait, pose toutefois problème, et cela pour plusieurs raisons :
1. L'unité ainsi présumée des différentes philosophies du XVIIIe siècle est-elle effective ? A-t-on réellement affaire à une convergence, à une unité, sinon des doctrines, du moins des problématiques philosophiques ? La référence à la raison constitue ainsi, autour de 1750, un véritable « lieu commun ». Mais est-ce bien au même concept de raison que se réfèrent, par exemple, d'Alembert et Diderot, les deux principaux promoteurs de l'Encyclopédie ? Le premier s'inscrit explicitement dans la tradition cartésienne, valorise la rigueur et la clarté mathématiques; le second se méfie des mathématiques, et, soucieux d'accompagner les avancées de la biologie naissante, revendique le droit de la conjecture, de l'imagination scientifique, du rêve et de l'approximation.
Le postulat unitaire impliqué dans cette notion risque de faire oublier la diversité, les divergences et les conflits qui font de cette philosophie un « champ de bataille » (Kant). Dans cet ordre d'idées, il faut se rappeler par exemple les critiques virulentes de Rousseau à l'égard de l'optimisme de ses contemporains : dira-t-on que Rousseau n'appartient pas à la philosophie des Lumières, alors que sa pensée de l'État est tout entière dirigée contre le complexe théologico-politique ? Ou les transformations d'une philosophie comme celle de Diderot, qui cherche sa voie entre le déisme et l'athéisme, entre l'empirisme et le matérialisme : est-ce lorsqu'il en vient à concevoir la vie et la conscience comme les produits des transformations de la matière que Diderot est vraiment un philosophe des Lumières ? La place d'un philosophe comme Montesquieu est elle aussi singulière : à la différence de ses contemporains, qui réfléchissent sur la vie sociale et politique dans le cadre des théories du contrat, en se posant la question de l'origine de la société (du passage de l'état de nature à l'état social), Montesquieu, lui, interroge sur les « principes » qui relient entre eux les « faits » de la politique. La problématique est radicalement autre.
2. À supposer même qu'il existe une unité et une spécificité du XVIIIe siècle en philosophie, la conçoit-on adéquatement en parlant de philosophie des Lumières ? Cette notion n'est-elle pas trop lâche ? N'est-ce pas plutôt toute philosophie qui, dans la lignée socratique, pourrait être caractérisée comme philosophie des Lumières ? L'usage semble sur ce point particulièrement flottant; ainsi certains historiens, ou certains philosophes, parlent-ils volontiers d'une Aufklärung grecque : le Ve siècle av. J.-C. (Dilthey). Est-ce à dire que l'histoire s'« éclaire » chaque fois que la raison cherche à s'émanciper de la tutelle théologique ? S'agit-il alors d'une tendance constante (l'effort de la raison vers l'autonomie), présente dans toute l'histoire de la philosophie qui s'épanouirait au XVIIIe siècle ? Mais qu'est-ce alors qui spécifie cette époque de la philosophie, si l'on reconnaît qu'il existe d'autres « siècles des Lumières », ou que cette « tendance » est constante ? Il apparaît en tout cas que la référence aux seules « lumières » ne saurait suffire.
3. On confond fréquemment, en recourant à un sens très lâche du mot « philosophie », idéologie des Lumières et philosophie des Lumières. Si par idéologie on entend un système de représentations et de valeurs, dominant dans une époque donnée, on reconnaîtra sans peine une « idéologie des Lumières » au XVIIIe siècle, dont les thèmes les plus fréquents sont effectivement la confiance en la raison, la dévalorisation du dogmatisme religieux, la croyance en un avenir heureux de l'humanité sous la direction des sciences et des techniques en progrès. De telles constantes idéologiques ne suffisent pas à définir un horizon philosophique. Si l'on cherche le sens philosophique de la notion de « philosophie des Lumières », il faut se demander à quelle conjoncture philosophique, à quels problèmes spécifiques, à quels concepts déterminés cette expression renvoie.
La transformation du concept de philosophie et la critique de la métaphysique
Ainsi parle d'Alembert dans ses Éléments de philosophie (1759) : « Notre siècle s'est appelé par excellence le siècle de la Philosophie [...]. Si on examine sans prévention l'état actuel de nos connaissances, on ne peut disconvenir des progrès de la philosophie parmi nous. La Science de la nature acquiert de jour en jour de nouvelles richesses; la Géométrie, en reculant ses limites, a porté le flambeau dans les parties de la Physique qui se trouvaient le plus près d'elle; le vrai système du monde a été connu [...]. L'invention et l'usage d'une nouvelle méthode de philosopher, l'espèce d'enthousiasme qui accompagne les découvertes [...], toutes ces causes ont dû exciter dans les esprits une fermentation vive. »
Les exemples choisis dans ce texte sont éclairants : les progrès de la « philosophie », ce sont d'abord ceux des sciences positives, et, en évoquant une « nouvelle méthode », il est probable que d'Alembert se réfère ici à Newton, et à ses Principes de la philosophie naturelle. Chez d'Alembert, cette référence converge avec une critique de la métaphysique traditionnelle, « philosophie première », ou « sciences des principes » : « Que nous importe au fond de pénétrer l'essence des corps, pourvu que la matière étant supposée telle que nous la concevons, nous puissions déduire des propriétés que nous regardons comme primitives, les autres propriétés secondaires que nous apercevons en elle, et que le système général des phénomènes, toujours uniforme et continu, ne nous présente nulle part de contradiction ? Arrêtons-nous donc, et ne cherchons pas à diminuer par des sophismes subtils le nombre déjà trop petit de nos connaissances claires et certaines… C'est un triste sort pour notre curiosité et notre amour-propre; amis, c'est le sort de l'humanité. Nous devons au moins en conclure que les systèmes, ou plutôt les rêves des philosophes sur la plupart des questions métaphysiques, ne méritent aucune place dans un ouvrage destiné à renfermer les connaissances réelles acquises par l'esprit humain » (D'Alembert, op. cit.).
D'Alembert est probablement le plus cartésien des philosophes du XVIIIe siècle. Mais on comprend chez lui comment l'inspiration cartésienne se retourne contre Descartes lui-même : la règle qui veut que l'esprit s'en tienne à des connaissances « claires et certaines » impose de renoncer à deux projets (solidaires) qui sont constitutifs de la philosophie cartésienne : celui d'une connaissance de l'essence des choses (des premiers principes) et celui d'un système du savoir universel. Ces projets apparaissent comme autant de fantasmes qui menacent la progression du savoir effectif.
Sans aller jusqu'à dire que la philosophie des Lumières représente un moment de rupture dans l'histoire de la philosophie, on peut faire l'hypothèse d'une mutation importante : la métaphysique, qui constitue depuis Aristote le centre et le dénominateur commun des recherches philosophiques, devient problématique. Il n'est plus évident qu'elle soit même possible. À tout le moins (car d'Alembert est un de ceux qui poussent le plus loin cette critique), elle change de sens et de statut. Quels en sont les nouveaux contours ?
Parmi les tâches qui retiennent l'attention des philosophes des Lumières, deux apparaissent particulièrement importantes : introduire en philosophie le concept d'expérience et celui d'histoire.
L'idée de « philosophie expérimentale »
C'est la thèse cartésienne, selon laquelle toute bonne science doit être a priori, qui est remise en question. Nombreux sont ceux qui, au XVIIIe siècle, vont reprendre à leur compte le projet formulé par Bacon un siècle plus tôt, d'une « philosophie expérimentale ». On désigne par là, d'une part, une nouvelle manière de pratiquer la physique, mais au-delà, une nouvelle attitude de pensée. Cassirer parle à ce sujet d'une transformation dans la méthode, et d'un passage de la déduction à l'analyse. Ainsi Voltaire (qui contribue avec Mme du Châtelet à introduire Newton en France) puis Buffon se démarqueront nettement de l'idée que la physique peut être physique a priori. Dans la préface de son Histoire naturelle (1749), Buffon se prémunit contre le risque d'une physique « romanesque » et imaginaire : « Le seul moyen de connaître est celui des expériences raisonnées et suivies. » Les principes ne sont plus à découvrir a priori, par l'« inspection de l'esprit », mais à dégager, progressivement, de la multiplication des expériences. Tel est le mouvement de l'analyse.
Si la philosophie reste conçue comme un système, nombreuses sont les critiques formulées à l'encontre de l'« esprit de système ». C'est le principal reproche que Condillac adresse aux philosophies des siècles précédents : avoir procédé déductivement à partir d'un concept arbitrairement érigé en principe. Le philosophe, c'est celui qui sait se tenir à distance de tout système, y compris le sien propre.
C'est le statut même des « idées » qui se trouve alors transformé : l'empirisme se développe vivement au XVIIIe siècle, en s'appuyant sur les travaux de Locke. Il faut réfléchir sur l'origine des idées, expliquer leur genèse. C'est à quoi s'attache Condillac, et c'est dans cette perspective que s'inscriront les « idéologues » de la fin du siècle. Au-delà du dualisme cartésien s'ouvre la perspective d'un matérialisme, qui se donne pour but de dériver la pensée, y compris ses principes les plus abstraits (comme les lois morales et la religion), de la matière et de la nature (Helvétius, La Mettrie, d'Holbach). Le concept de matière est lui-même remis en chantier; on refuse l'identification cartésienne de la matière et de l'étendue pour y introduire le dynamisme et la vitalité. Les références à Leibniz et à Spinoza sont fréquentes (chez Diderot et Maupertuis par exemple) : elles servent de point d'appui pour dépasser le cartésianisme.
On voit que le projet de l'Encyclopédie (ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers), dont la rédaction commence en 1745 et la publication en 1751, correspond parfaitement à cette nouvelle conception de la raison; pour être systématique sans être abstrait, il faut exposer le travail effectif de la raison, dans tous les domaines où elle s'exerce. Le choix de l'ordre alphabétique, qui est déjà celui de Bayle dans son Dictionnaire (publié en 1696-1697, il sert d'outil de travail à tous les philosophes de l'époque), indique, par son arbitraire même, qu'aucun ordre ne détermine a priori le travail positif de la raison.
Denis Diderot : l'Encyclopédie (extrait de l'article « Encyclopédie »)
La pensée de l'histoire
La seconde tâche déterminante, c'est la pensée de l'histoire. Que l'histoire ne soit plus seulement un récit, ayant pour fonction d'immortaliser des grandes et belles actions, mais qu'elle devienne, à part entière, une science, chargée comme la physique de dégager des lois, tel est l'horizon de travail d'une époque qui découvre avec l'histoire un « nouveau continent ».
C'est d'abord l'émergence hésitante de l'idée d'une histoire de la nature. Le concept semble acquis vers le milieu du siècle, et l'Histoire naturelle de Buffon (qui date de 1759) s'efforce, indépendamment de tout postulat théologique, de faire l'inventaire des règnes de la nature (d'où l'importance des questions de classification) et de leurs transformations.
Qu'en est-il alors de l'histoire des hommes ? Les sociétés humaines sont-elles, comme la nature, aussi soumises à des lois ? Peut-on assigner une raison aux différentes transformations qui affectent les sociétés humaines ? De nouveaux objets se constituent : l'histoire des « mœurs » chez Voltaire, et la tentative pour dégager « l'esprit du temps » (le Siècle de Louis XIV et surtout l'Essai sur les mœurs), et avec eux se dessine la perspective d'une rationalité historique englobante. La philosophie tend à devenir une philosophie de l'histoire. Mais la difficulté est immédiate : si l'histoire comporte des lois, est-ce à dire qu'il y règne, comme dans la nature, une nécessité ? Penser en historien, n'est-ce pas justement réintroduire la contingence et l'indétermination y compris dans la compréhension de la nature ? Une nature parfaitement réglée par des lois aurait-elle une histoire ?
C'est dans cette lignée que s'inscrivent les pensées du progrès, qui voient dans l'avènement des Lumières la possibilité d'une humanité plus heureuse et plus vertueuse : ainsi Condorcet, dans son Esquisse des progrès de l'esprit humain. Mais l'optimisme est d'emblée un problème pour la philosophie; Rousseau s'efforcera de penser ensemble le progrès des Lumières et celui de la servitude et du malheur (Discours sur les Sciences et les Arts). Que l'homme soit par nature perfectible n'implique pas que son histoire ait globalement la forme d'un progrès vers le mieux : il faut aussi penser le progrès, paradoxalement comme mouvement vers le pire.
Les limites de la philosophie des Lumières
Cette question a été posée, d'emblée. Elle l'est déjà, de l'intérieur de la philosophie des Lumières, par les tenants de la pensée critique. Par des voies différentes, Berkeley, Rousseau, Hume et Kant s'interrogent en effet sur les limites de la raison. Le rationalisme des Lumières est un rationalisme critique à l'égard des pouvoirs de la raison. Mais c'est surtout Hegel qui mènera contre les Lumières une critique violente (la Phénoménologie de l'esprit, VIe partie). Les principaux reproches visent le sectarisme et l'abstraction; le sectarisme, parce que les philosophes des Lumières auraient opéré un partage tranché entre le rationnel et l'irrationnel (l'obscurantisme religieux), incapable de concevoir la rationalité à l'œuvre dans la culture religieuse. L'abstraction, car, emportés par la revendication d'autonomie, ils auraient négligé de penser les conditions positives d'effectuation de la liberté. Les tentatives pour ériger une « religion naturelle », « dans les limites de la simple raison », témoigneraient de ce formalisme, qui n'aurait eu d'autre effet que de provoquer le mysticisme et le retour romantique du sentiment. Au fond, la volonté de « penser par soi-même » n'est pas, en elle-même, une garantie suffisante de rationalité. « S'attacher à l'autorité des autres ou à sa conviction propre diffère seulement par la vanité inhérente à la seconde manière. » Rien n'est donc joué lorsqu'on a proclamé l'autonomie de la raison : encore faut-il que le contenu de pensée devienne effectivement rationnel.
Au rationalisme des Lumières on peut reprocher une certaine naïveté : ne pas avoir suffisamment interrogé ses propres limites et réfléchi sur ses propres présupposés. Il est clair par exemple que ce rationalisme participe pour une part de la croyance (en la valeur de la raison) et que la croyance en un progrès historique s'est parfois substituée à l'ancienne eschatologie. Les « libres penseurs » ne seraient-ils, comme le dit parfois Nietzsche, que des théologiens qui s'ignorent ?
Il s'est en tout cas depuis deux siècles constitué une « mythologie des Lumières ». La reconduire sans l'examiner reviendrait à trahir les exigences premières des philosophes de ce temps. Une des formes les plus avancées de cet examen se trouve dans les analyses qu'Adorno et Horkheimer, philosophes de l'école de Francfort, ont consacrées à l'histoire de la rationalité : « De tout temps, l'Aufklärung, au sens le plus large de pensée en progrès, a eu pour but de libérer les hommes de la peur et de les rendre souverains. Le programme de l'Aufklärung avait pour but de libérer le monde de la magie. Elle se proposait de détruire les mythes, d'apporter à l'imagination l'appui du savoir… Mais la terre, entièrement “éclairée”, resplendit sous le signe des calamités triomphant partout. » Et pourtant, lorsqu'il s'agit de fonder la critique de l'aliénation et de la réification, c'est toujours au principe de l'autonomie qu'Adorno et Horkheimer se réfèrent. La philosophie des Lumières serait-elle indépassable ?
« Nous sommes aujourd'hui conscients de ce que le rationalisme du XVIIIe siècle, sa façon de vouloir assurer la solidité et la tenue requise pour l'humanité européenne, était une naïveté. Mais faut-il abandonner en même temps que ce rationalisme naïf et même, si on le pense jusqu'au bout, contradictoire, également le sens authentique de ce rationalisme ? » (Husserl, la Crise des sciences européennes, § 6).
~~~~
Données encyclopédiques, 2001 Hachette Multimédia, Yahoo ! France.


Des textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout  Malgré Tout