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Origine : http://www.col.fr/judeotheque/archive.web/Livres-Shoahrationnelle.htm
Qu'il ne fallait pas mettre l'holocauste sur le compte de quelques
criminels psychopathes nazis et dédouaner ainsi un système
social tout entier, cela fait un certain temps que les historiens
l'ont montré, de même que les philosophes ou théologiens
ont pu souligner la responsabilité générale
des Allemands (et d'autres), y compris ceux qui n'ont fait que se
taire ou tourner le regard ailleurs. Commence à être
acceptée aussi, depuis quelque temps, l'idée que l'extermination
des juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale, loin d'être
une intrusion inattendue de l'irrationalité et de la barbarie,
dans un monde par ailleurs civilisé, a partie liée
avec beaucoup de traits de la rationalité moderne. Hannah
Arendt et Raul Hilberg, parmi d'autres, en ont établi les
prémices interprétatives, mais c'est Zygmunt Bauman
qui a achevé cet infléchissement avec Modernité
et holocauste paru en Grande-Bretagne en 1989 et enfin traduit en
français après avoir fait l'objet d'intenses débats
ailleurs. Sociologue au parcours accidenté, Bauman s'est
résolu à étudier l'holocauste parce que la
sociologie l'avait laissé de côté, comme si
cette discipline "moderne" n'avait rien à en dire,
et lui-même ne s'y est mis qu'après que sa femme Janina
a publié l'histoire de sa propre vie et de sa lutte clandestine
dans le ghetto de Varsovie.
Juif, né en 1925 à Poznan, ancienne ville allemande
devenue polonaise à la fin de la Première Guerre mondiale,
c'est un peu contraint et forcé que Zygmunt Bauman s'est
retrouvé sociologue. A moment du partage de la Pologne à
la suite du pacte germano-soviétique en 1939, Zygmunt se
réfugie avec sa famille en URSS. Engagé dans l'armée
polonaise formée en Union Soviétique, il participe
à la libération de Berlin en 1945. Sa carrière
de jeune officier s'interrompt en 1953, à cause de la campagne
antisémite déclenchée par le «procès
des blouses blanches» dans les pays de l'Est. Diplômé
en philosophie et en sociologie, Bauman peut néanmoins entamer
une nouvelle vie de chercheur et d'enseignant à l'université
de Varsovie. En 1968, autre tournant : lors d'une énième
campagne antisémite occasionnée par la guerre des
Six Jours, Bauman qui vient de quitter le parti communiste
est destitué de toutes ses responsabilités académiques.
Avec sa femme il quitte alors la Pologne. Après un périple
par Israël, le Canada, les Etats-Unis, il est nommé
professeur de sociologie à l'université de Leeds,
en Grande-Bretagne.
Le racisme et l'antisémitisme n'ont certes pas attendu la
modernité pour se manifester. Mais, à l'un et à
l'autre, celle-ci a donné son empreinte propre : «L'antisémitisme
moderne n'est pas né de la grande différence entre
certains groupes mais plutôt de la peur d'une absence de différences,
de l'homogénéisation de la société occidentale
et de l'abolition des anciennes barrières sociales et juridiques
entre juifs et chrétiens.» Ainsi, c'est la société
européenne la plus civilisée, la moins antisémite,
où l'intégration des juifs avait le plus progressé,
qui va en décider l'extermination, parce que «inassimilables»
: «Le composé meurtrier était fait d'un mélange
d'ambitions typiquement modernes visant à redessiner et reconstruire
la société, et d'un concentré typiquement moderne
de pouvoir, de ressources et de compétences administratives.»
L'anéantissement de millions de juifs a été
programmé et accompli par les nazis comme un exercice de
la raison instrumentale. Pour que tout se passe le plus efficacement
possible, il fallait que la distance se creuse entre les bourreaux
et les victimes, et également que les uns et les autres partagent
une même rationalité. Avec écoeurement mais
aussi la plus grande pitié, Zygmunt Bauman souligne combien
la coopération des victimes a été décisive
dans la réalisation du plan qui devait les détruire.
La politique du moindre mal de la part des Conseils juifs, même
après que la véritable destination des convois fût
connue, s'est révélée comme un choix aveugle
et inefficace, alors que la police juive dans le ghetto, tout comme
d'autres institutions représentatives, n'échappaient
ni à la corruption, ni à des horribles compromissions
avec ceux qui voulaient qu'ils disparaissent de la terre.
Mettre en cause la modernité et sa rationalité, ne
veut pas dire que le monde inhumain créé par la tyrannie
homicide hitlérienne en soit la conséquence directe
mais plutôt qu'il en était une des possibilités
qui, malheureusement, s'est ponctuellement réalisée.
En cela Modernité et holocauste n'est pas seulement une étude
sociologique novatrice mais aussi un geste philosophique et un avertissement
éthique pour les temps à venir. L'Holocauste, dit
Zygmunt Bauman, ne doit appartenir en propre ni aux victimes directes,
ni aux responsables, ni aux témoins, ni à ceux qui
en réclament l'héritage : contre les interprétations
édulcorées et rassurantes le réduisant à
un accident de l'histoire ou à un contentieux entre juifs
et Allemands, il faut le poser désormais comme «problème
universel de la condition humaine moderne et par la même propriété
publique».
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