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Bauman, l'âge déraison
Pour Zygmunt Bauman, la rationalité doit être tenue en respect par les émotions.
Par Jean-Baptiste MARONGIU

Origine http://www.liberation.fr/imprimer.php?Article=171281

Philosophie
Bauman, l'âge déraison
Pour Zygmunt Bauman, la rationalité doit être tenue en respect par les émotions.
Par Jean-Baptiste MARONGIU
jeudi 15 janvier 2004 (Liberation)
(1) Ed. La fabrique. Cf. «Libération» du 05/12/2002.

Que le conquérant optimisme moderne se soit finalement délité dans les mille courants de la pensée post-moderne est plutôt une bonne nouvelle pour Zygmunt Bauman et non pas un tour- nant angoissant. C'est lui d'ailleurs qui avait montré dans Modernité et holocauste (1) comment l'extermination des juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale n'était en rien une intrusion inattendue de la barbarie dans des sociétés par ailleurs civilisées mais la réalisation de l'une des possibilités inhérentes à la rationalité moderne elle-même. Il est vrai, cependant, que la crise des grands systèmes interprétatifs de l'histoire (théorisée par des philosophes tels que Lyotard, Rorty, Vattimo...) alimente depuis outre la perception d'une certaine libération les angoisses d'individus qui semblent avoir perdu le sens de l'orientation dans un monde de plus en plus incertain.

Dans la Vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité, Bauman conjugue la démarche analytique du sociologue et la passion synthétique du philosophe pour décrire notre présent en fixant quelques repères éthiques afin qu'on le saisisse sans s'y perdre : la raison ne doit pas être nécessairement condamnée mais elle sera désormais tenue en respect par le sentiment.

De l'achèvement de la modernité dans sa plus froide rationalité technique et bureaucratique et finalement dans l'horreur, Bauman a eu une expérience directe avant qu'il n'en fasse, après un long détour, son objet d'étude. Né en 1925 à Poznan, ville allemande devenue polonaise à la fin de la Première Guerre mondiale, le jeune Zygmunt se réfugie en URSS avec sa famille au moment du partage de la Pologne entre Hitler et Staline. Il s'engage alors dans l'armée polonaise créée en Union soviétique et participe à la libération de Berlin. Communiste et officier, il est promis à un avenir radieux dans la nouvelle Pologne.

Mais, vite, une série de contretemps font trébucher son histoire. En 1953, il est expulsé de l'armée à la suite de la campagne antisémite lancée dans les pays de l'Est à l'occasion du procès des «blouses blanches». Diplômé de sociologie et de philosophie, il peut néanmoins intégrer l'université de Varsovie, dont il est exclu en 1968 lors d'une autre campagne antisémite, liée à la guerre des Six Jours. Bauman quitte alors le parti communiste et la Pologne et, avec sa femme, s'installe en Grande-Bretagne où il est nommé professeur de sociologie à l'université de Leeds.

Une certaine irréalité du temps, les rencontres aléatoires, la recherche d'une authenticité assez mythique, la vie comme pélerinage sans but ni destination, l'étranger attirant le regard bienveillant du touriste ou la haine xénophobe, une violence et une cruauté que les responsables supportent d'autant mieux que la technique leur permet de garder la distance d'avec les victimes : le monde postmoderne est composé de fragments disparates dont une raison vacillante a le plus grand mal à trouver la cohérence d'ensemble. Pour l'individu, c'est à la fois un fléau et une chance car le jugement éthique autrefois confisqué par des grands systèmes de régulation morale lui revient aujourd'hui en propre.

Empruntant la route de Levinas, Zygmunt Bauman affirme qu'être avec les autres, appartenir à une même communauté, ne suffit pas à définir une véritable position éthique, mais qu'il faut «être-pour-l'Autre». Par-delà la raison, ceci exige un engagement de l'émotion à tous les instants : «Le fait que je sois attaché à l'Autre par des moyens émotionnels signifie que je suis responsable de lui, et par-dessus tout de ce que mon action ou mon inaction peut lui faire.»
Origine http://www.liberation.fr/imprimer.php?Article=171281