"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google

« Le coût humain de la mondialisation »


Note de lecture : Zygmunt Bauman, « Le coût humain de la mondialisation »
chez Hachette, collection Pluriel poche, Paris, Février 2000.

Son point de départ ce sont les souffrances des humains et le climat d’incertitude lié à notre époque. Il reprend la position de Cornélius Castoriadis qui souhaitait que la société s’interroge sur elle-même. D’emblée il situe son propos, il pense que la guerre économique est aussi une guerre sociale. Son analyse part du constat que le rapport espace / temps est modifié et que la mobilité est le facteur fondamental de cette évolution. Il cherche à étudier comment les hiérarchies humaines sont impliquées dans ce processus et comment elles fonctionnent. Il estime que le pouvoir s’est dégagé de ses obligations en même temps qu’il s’émancipait des contraintes liées au territoire. Il existe une dissymétrie entre le pouvoir délocalisé et le reste du monde. L’affrontement à l’autre social est évacué par la mobilité. Pour lui, nous sommes plutôt dans la fin de la géographie selon l’expression de Virilio et non dans la fin de l’histoire.

La notion de distance est liée aux technologies sociales à un moment donné. Ici l’élite mondiale s’est dégagé des difficultés qui existent entre le proche et le lointain, cette distinction pour eux n’existe plus. Si on considère les moyens de transport comme une totalité sociale, l’accélération de la vitesse de l’information permet de se dégager des contraintes des langues différentes, du corps et de la mémoire. Il existe deux façons de vivre le temps dans ce monde, celui des ordinateurs et des personnes qui y ont accès, le second temps étant celui des personnes qui n’ont pas accès à la vitesse et à l’immédiateté de l’information. Cette coupure renforce la différence entre ces deux mondes. Ceci touche à l’attachement au territoire et à la vitesse, la rapidité des déplacements. D’un coté, celui de l’élite mondiale ceci donne la possibilité de se détacher des significations et de l’autre cela conduit à la perte du sens. La différence entre ces deux mondes est marquée par l’architecture qui crée des espaces d’interdiction.

Pour Zygmunt Bauman, nous sommes bel et bien pris dans une stratégie de la différenciation. Il met en rapport la fin des espaces public de discussion qui permettaient l’échange et la mise au point de normes collectives avec la généralisation des nouvelles agoras : les centres commerciaux. Il est évident que le pouvoir mondialisé cherche à contrôler l’espace. La modernité avait eu à faire avec l’ennemi externe, ici nous sommes dans une lutte contre l’ennemi intérieur. La survie dans les mégalopoles implique une séparation exclusion. Cette séparation permet d’éviter le contact avec le différent social, de ne pas avoir à se confronter aux pauvres et d’être engagé dans un processus amour / haine tel celui qui existait le dix-neuvième siècle entre les classes sociales.

Il revient sur la notion de panoptikon employée par Michel Foucault. Il explique que le panoptikon était une machine de guerre contre la différence, contre la liberté de choix et contre la diversité. Le passage de la modernité à la postmodernité c’est le passage de la surveillance conçue que pour les humains ne quitte pas un certain espace, à une surveillance qui contrôle les accès et la solvabilité. L’interdit postmoderne ne concerne plus la fuite mais l’interdiction d’entrer. Il analyse le développement des systèmes informatiques comme ce qui permet la mobilité à une certaine catégorie de population et oblige les autres à la fixité. L’emploi de la coercition n’est plus nécessaire au sens où le spectacle du monde différencie ceux qui regardent, les pauvres et ceux qui font le spectacle, l’élite mondialisée, les célébrités. Il synthétise cela en disant que les locaux regardent les mondiaux.

La politique est toujours territoriale, et de ce fait elle a toujours un temps de retard sur l’économie fluide. Il pense que l’économie s’est arrachée des contingences liées au principe de gravité. Il s’interroge sur la validité des politiques de lutte contre le chômage quand les multinationales délocalisent massivement. Pour lui nous sommes dans un désordre mondial. Il pense que la mondialisation s’impose à nous beaucoup plus que nous la choisissons. Il estime que l’universalité des Lumières contenait un projet pour l’humanité, alors que la mondialisation ne contient pas ce type de projet, ce qui provoque une crise sur le sens et crée le climat d’incertitude que nous connaissons actuellement.

Il analyse le déclin des États et leur multiplication selon la même causalité. Les États sont expropriés de leur force d’intervention économique, ils ne conservent que les forces de répression, ils sont devenus des appareils de sécurité pour les méga-entreprises. L’Etat n’a plus le droit ni la possibilité de toucher à la sphère économique. Les échanges financiers sont de l’ordre de 13000 milliards de dollars par jour soit 50 fois le volume des transactions commerciales journalières, soit presque le montant des réserves des banques nationales qui sont de 1500 milliards de dollars. En conséquence l’Etat n’a plus la force de faire face à la spéculation financière. Il poursuit son analyse en disant qu’il n’y a pas de contradiction entre extra-territorialité du capital financier et la faiblesse croissante des États, ce sont deux faces du même problème.
L’union se fait sur la libre circulation de l’information et des capitaux, l’Etat faible est une condition pour que se reproduise l’économie liée au capital financier. Dans ce cadre, il estime que la notion même de politique est problématique.

Il continue sa démarche en rappelant l’analyse de la domination développée par Crozier. La stratégie consiste à permettre à la domination d’avoir autant de marge de manoeuvre que possible, autant de liberté d’action que possible et de limiter au maximum la liberté de décision pour les dominé-es. Il s’agit d’un processus avec deux faces complémentaires. Pour lui, une nouvelle distribution de la souveraineté a eu lieu, sa base technologique est la révolution de la technologie de la vitesse. D’un coté il existe une concentration du capital sous toutes ses formes, une concentration de la décision, une concentration de la liberté d’action et de déplacement pour certaines personnes ; de l’autre il y a le reste de la population qui est atomisé, qui n’a pas de pouvoir de décision et ne peut se déplacer ni agir. Il y a d’un coté environ 358 milliardaires qui possèdent autant que 2 milliards 300 millions d’humains de l’autre. Nous retrouvons le chiffre de 80% de la population mondiale qui possède que des richesses mondiales. La mondialisation est bien la possibilité de s’enrichir pour un petit nombre de personnes et les 2/3 de l’humanité qui sont marginalisées. Avant cette mondialisation on pouvait voir que les riches avaient besoin des pauvres pour devenir riches, il existait un lien entre les pauvres et les riches, une certaine dépendance, aujourd’hui les riches n’ont plus besoin des pauvres pour être riches. Il note trois thèses qui recouvrent idéologiquement ce phénomène.

1 / les pauvres sont décrits comme responsables de leur destin (en gros c’est de leur faute s’ils ou elles sont pauvres ;

2 / La pauvreté est toujours présentée sous l’angle la faim, le reste est caché, oublié, les conditions de vie, le travail local, la production de ces pays n’est pas montrée. Il s’agit de couper le lien entre la pauvreté et la destruction du travail local par la mondialisation. le lien entre les riches mondiaux et les pauvres locaux n’est jamais analysé, ni montré.

3 / Il y a systématiquement une connotation entre la violence et ces pays. Le thème du danger est immédiatement associé à ces contrées, le besoin de forteresse est ainsi présenté pour se protéger de leur violence. L’association entre cette pauvreté et la violence est perpétuellement faite, un amalgame qui attise le sentiment d’insécurité lié au Sud. L’évidence s’impose toujours, il faut bloquer le mouvement des autres, des populations potentiellement dangereuses.

Il continue son développement en expliquant que la pauvreté n’est plus un symptôme de la maladie du capitalisme, mais au contraire un signe de sa bonne santé. Ce constat l’amène à voir comment le système a besoin des consommateurs-trices. Il faut toujours et sans arrêt mobiliser le consommateur-trice. Il se demande si l’on doit vivre pour consommer ou si l’on doit vivre pour consommer. Il pense que l’on ne peut plus séparer la vie de la consommation. Cette consommation est un piège parce qu’elle satisfait tout de suite, mais en même temps cette satisfaction est immédiatement terminée, il faut toujours recommencer. La satisfaction est le malheur du désir et le capitalisme nous installe dans une perpétuelle tentation. Nous alternons consommation et insatisfaction pour le plus grand bien du capitalisme. Pour lui, la consommation implique le mouvement permanent.

Il note que la différence entre le haut et le bas de la société c’est la mobilité, il emploie la notion d’apartheid, il ne va pas jusqu’à l’apartheid social, mais il n’en est pas loin. L’accès à la mobilité mondiale est le lieu de la différence. Il remarque que les plus libres sont sans-papiers parce qu’ils n’en ont pas besoin. Il y a bien deux mondes, un monde où les individu-es sont surbooké-es, où le temps manque toujours, et un autre monde où on a trop de temps, où le temps est vide, un temps où il ne se passe rien. Il reprend les analyses qui estiment que le rapport au monde est devenu un rapport esthétique, un rapport ou le vécu est primordial, où la sensation est l’important, le monde ainsi vu est « savouré ». La société actuelle nous laisse toujours insatisfait-es pour mieux se perpétuer. Ce qui compte maintenant quand on pense aux riches ce n’est pas ce que l’on doit faire ou ce qui a été fait, mais ce que l’on pourrait faire.

La séparation spatiale est bien une mise à l’écart. Au XIX° siècle l’emploi du panoptikon visait à fabriquer des travailleurs-euses discipliné-es, soumis-es, la réhabilitation était l’objectif à atteindre. L’éthique du travail était à la base de ces procédures. Aujourd’hui il estime que la prison est devenue une alternative à l’embauche, l’éthique du travail n’est plus à l’ordre du jour. Il s’agit plutôt de désapprendre le travail ou d’apprendre celui qui est toujours flexible, temporaire, sous-payé. L’exclusion et l’immobilité ne peuvent plus se séparer. La punition est de plus en plus employée, elle existe pour faire face à la menace sociale, à l’ennemi intérieur. Le nombre de personnes condamnées, emprisonnées augmente sans cesse.

L’angoisse due à l’incertitude est focalisée sur l’insécurité. L’Etat est devenu un commissariat géant. Il dit que le vol qui est puni n’est jamais ou très rarement celui du « haut » mais presque toujours celui du bas. Les crimes et l’insécurité ne peuvent pas être reliés à la véritable cause du phénomène qui crée l’incertitude existentielle, cause qui réside dans cette différenciation entre l’élite mondialisée et hyper mobile et le reste du monde bloqué dans le local. Le crime réprimé c’est celui de des classes inférieures, ce qui révèle que la criminalisation des pauvres est à l’oeuvre.

Le monde tend vers une dualité extrême : une mobilité très rapide pour le haut, la possibilité de s’enrichir toujours pour quelques uns, la participation au spectacle du monde et la prison pour le bas, le temps vide, l’immobilité forcée, la position de spectateur du monde et l’angoisse existentielle sans moyen de comprendre ce qui se déploie et dans lequel nous sommes inclus-es.

Ce livre peut être vu comme complémentaire du livre de Chiappello et Boltanski « Le nouvel esprit du capitalisme ». Le thème de la mobilité pour le haut de la société et le bas est juste. Mais il me semble qu’en fait il recycle l’idée d’une société divisée en deux classes antagoniques. Ce livre fournit une description déjà connue. Il a le mérite de son titre « Le coût humain de la mondialisation ». Politiquement il me semble qu’il se situe dans le courant Monde Diplomatique, Attac, Bourdieu, etc. Il essaie à un moment de prendre en compte le milieu entre le haut et le bas, mais c’est trop succinct et cela reste dans le schéma général des deux classes. Il voit le rôle des médias dans l’offensive idéologique du capitalisme. A la différence du livre de Chiapello et Boltanski il ne cherche pas à comprendre le fonctionnement mental utilisé pour faire adhérer les gens à ce système. Il a raison de montrer que l’interdiction contemporaine concerne l’entrée dans le monde du haut et non plus la fuite d’espaces fermés. Il a également raison de noter que le monde de la consommation induit un rapport un monde basé sur l’esthétique, sur le goût. Mais cette esthétisation du monde a déjà été remarquée depuis longtemps par des philosophes et en particulier par Walter Benjamin avant la seconde guerre mondiale. Ce livre a l’avantage d’une bonne vulgarisation mais en même temps il en a les inconvénients, il est trop simpliste et ne nous aide pas à construire les alternatives à ce monde, monde qui nous est effectivement imposé. On reste dans une vision assez schématique qui peut conduire aux mots-d’ordres réducteurs. A mon avis, cette voie est insuffisante, malgré la pertinence des analyses, elle tend à nous bloquer dans notre compréhension du fonctionnement du capitalisme contemporain, entre autres, parce qu’il ne pose pas la question de la possibilité du sujet politique dans cette situation.

Philippe Coutant Nantes le 11 Juillet 2000


Ce texte a été publié dans la revue Les temps Maudits de la CNT dite " Vignoles " La CNT Vignoles