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HANDICAP & ALIÉNATION
Stigmatisation et Autogestion
par Balthazar Alexandri


Discussions inutiles N°2
Les nouvelles libertaires BP 427 75769 Paris cedex 16

L’inutile n’a jamais été autant nécessaire...

Réunion-débat
Mardi 13 Janvier 98 20H00
Salle de la Libre pensée, 1022 rue des fossés ST Jacques 75005 Paris
(M° Luxembourg)

HANDICAP & ALIÉNATION
DISCUSSION INTRODUITE PAR BALTHAZAR ALEXANDRI

Stigmatisation et Autogestion.
par Balthazar Alexandri


"S'émanciper des bases matérielles de la vérité inversée, voilà en quoi consiste l'auto-émancipation de notre époque. Cette "mission historique d'instaurer la vérité dans le monde", ni l'individu isolé ni la foule atomisée soumise aux manipulations ne peuvent l'accomplir, mais encore et toujours la classe qui est capable d'être la dissolution de toutes les classes en ramenant tout le pouvoir à la forme désaliénante de la démocratie réalisée, le Conseil dans lequel la théorie pratique se contrôle elle-même et voit son action. (....) "
Guy Debord, La Société du Spectacle. Thèse 221
"Il y a le stigmate d'infâmie, tel la fleur de lys gravée au fer rouge sur l'épaule des galériens. Il y a les stigmates sacrés qui frappent les mystiques. Il y a les stigmates que laissent la maladie ou l'accident.
(...) Il y a la peau du Noir, l'étoile du Juif et les façons de l'homosexuel. Il y a enfin le dossier de police du militant et, plus généralement, ce que l'on sait de quelqu'un qui a fait ou été quelque chose, et "ces gens-là, vous savez...." Le point commun de tout cela?
Marquer une différence et assigner une place: une différence entre ceux qui se disent "normaux " et ceux qui ne le sont pas tout à fait, ou plus exactement, les "anormaux" qui ne sont pas tout à fait des hommes."
Erving Goffman, Stigmate, les usages sociaux des handicaps.
A la mémoire de Kurt Eisner, révolutionnaire Juif Allemand et leader de l'éphèmère République des Conseils Ouvriers de Bavière en 1920, qui disait vouloir faire du monde "une immense vallée de fleurs".
Stigmatisation et Autogestion
Cet article est un essai (forcément fragmentaire et non-exhaustif) de théorisation sur le handicap dans la société contemporaine en tant qu'élément constitutif de l'aliénation sociale. Beaucoup se sont interrogés, à l'intérieur de ce qu'il est convenu d'appeler "l'extrême gauche" contemporaine sur "les Marxismes après Marx", "Marx au delà de Marx", etc. Ces démarches d'analyse théorique, au-delà de leurs différences, ont toutes en commun un objectif: faire vivre de nouvelles idées et pratiques politiques en marge d'un système social devenu de plus en plus omnipotent et omniprésent dans la vie humaine, y compris dans la vie de celles et ceux qui tentent justement de se défaire de son emprise totalitaire.
Cette emprise, nous la vivons tous quotidiennement plus intensément, à moins que nous ne nous conformions dans nos pensées (ou bien plutôt absence de pensées) et dans nos actes à ce que la société spectaculaire intégrée exige de nous: une contemplation passive de l'existant, une obéissance passive à ce qui est, sans phrases.
Face à cette situation, comme je l'ai dit plus haut, il nous faut sans cesse rechercher de nouvelles voies de dépassement du mouvement ouvrier classique. Ce dépassement est une nécessité; les Trotskystes tout comme les Libertaires dogmatiques se contentent d'être les croque-morts d'un mouvement objectivement disparu, les acteurs morbides d'un enterrement qu'ils rejouent sans cesse, ne connaîssant et ne voulant connaître d'autres jeux.
De nombreux jalons ont d'ores et déjà été posés qui amènent à ce dépassement. La lutte pour les droits des femmes, la lutte anti-raciste, la lutte pour la reconnaîssance des droits des homosexuel(le)s, etc., sont autant de jalons, de faits emblématiques d'une évolution.
N'oublions pas que le mouvement ouvrier classique du XIXe siècle eut en son sein de nombreuses tendances racistes et sexistes (en témoignent certains écrits de Proudhon sur les femmes, ainsi que des lettres privées de Marx à Engels parlant des "nègres incapables d'apprendre les mathématiques").
Ces théoriciens furent des hommes de leur temps, dont les conceptions reflétaient forcément jusqu'à un certain point les idées dominantes de l'époque.(1) Nous avons compris aujourd'hui qu'une pensée critique ne peut exister sans avoir pour fondement essentiel la défense de l'altérité comme ipséité, la lutte pour la reconnaîssance de la pluralité des mondes au sein d'un même monde. C'est à la fois un signe des temps (jamais l'altérité réelle n'a été autant réprimée sous le masque du choix total) et une nécessaire mutation théorique. Il me paraît important de théoriser sur le handicap en tant qu'élément constitutif de l'aliénation sociale pour toutes les raisons énumérées plus haut; le handicap est un signe apparent d'altérité radicale, qui interpelle et qui fait peur. L'individu bien portant est forcément contraint, ne fût-ce qu'obscurément, dans un sombre recoin de sa conscience bien portante et bien-pensante, à se poser la question: "et pourquoi pas moi? Pourquoi suis-je bien portant? J'aurais fort bien pu ne pas l'être, et cet être embarrassant, l'handicapé(e), est là, en face de moi, pour me le rappeler".
La question la plus importante pour celles et ceux qui luttent confusément et envers et contre tout pour une autre société est actuellement la suivante: Où est passée la classe? Cette fameuse classe à laquelle se réfère Guy Debord comme étant celle qui porte en elle la promesse de la dissolution de toutes les classes. Elle aussi a connue une mutation. Elle ne s'est pas à proprement parler volatilisée sous les coups de butoir du Capital enfin parvenu à son achèvement (que le Spectacle nomme "mondialisation"), mais elle a subie une dégradation qualitative, un déplacement: elle s'est en quelque sorte brisée, décomposée en une kyrielle de minorités "anormales". C'est un processus que l'on pourrait qualifier de kaléidoscopique: lorsqu'une main tourne un kaléidoscope, une image initiale se brise pour donner naîssance à plusieurs images éclatées. Si la main continue de tourner, l'image initiale se recompose. Où est la main de l'Histoire qui recomposera cette classe sur des bases forcément nouvelles? C'est à nous tous d'être cette main.
Le monde aujourd'hui présenté comme "normal", comme évident, est le monde de la bourgeoisie cybernétisée, le monde du Spectacle, monde de "l'économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable"(2). Tous ceux qui sont les victimes de ce monde n'ont pas droit à la parole, ou bien n'ont droit à la parole qu'à l'intérieur des présupposés de ce monde. Cette parole est dès lors viciée puisque toute autonomie réelle lui est interdite. Si Charles Perrault ressuscitait aujourd'hui, il constaterait sans doute avec étonnement au journal télévisé de 20 heures qu'à présent les citrouilles ne se métamorphosent plus en carrosses emportant des Cendrillons vers leurs bals et leurs princes charmants, mais en téléphones portables destinés aux hommes d'affaires. Autre signe des temps: on ne se voit plus, on communique isolément par le biais d'une machine. Les sorcières modernes que sont les multinationales ne se préoccupent pas d'amour et d'enchantement, mais d'économie. Pour elles, rien au monde n'existe en-dehors de cela, et la télévision est ce miroir qui leur répète sans cesse obséquieusement:-"Oui, tu es la plus belle!".
A présent, nous sommes tous des stigmatisés. Le sociologue Américain Erving Goffman désignait dans son étude sous le nom de stigmatisés les handicapés, les homosexuels, les Noirs, et tous ceux qui vivent avec un stigmate. Le chômage, la misère, la précarité, la condition de sans-papiers sont aussi des stigmates. Ils sont autant de moyens pour la société contemporaine d'établir une distinction entre sa représentation idéalisée d'elle-même et tous ceux, au premier rang desquels se trouvent les handicapés (souvent malgré eux) qu'elle rejette, qu'elle condamne à végéter aux franges du monde à coups de RMI, d'allocations minimales, de quotas et autres systèmes “d’aide à l'emploi", et qui sont autant de démentis de cette représentation . Si j'ai choisi de m'exprimer sur le lien dialectique à mes yeux indissoluble (sans doute à cause de mon vécu personnel) qu'il existe entre stigmatisation et autogestion, c'est bien évidemment parce que je pense que le sujet est d'actualité et participe de la lutte pour une autre organisation de la vie sociale.
Société de surveillance, Société du Spectacle, ou encore"Société de stigmatisation", tous ces termes peuvent à mon avis décrire avec exactitude la société actuelle. Tous ces termes décrivent en effet différents aspects de la vie sociale contemporaine, qui sont étroitement liés entre eux et forment, en dernière analyse, un tout. Ce sont différents termes d'une même équation, celle de l'aliénation sociale contemporaine.
J'ai écrit quelque part que "c'est par-delà force et faiblesse que se trouvent les clés du coeur humain". C'est parce que je suis convaincu de la justesse de cette appréciation que je me bats et me suis battu depuis un certain temps pour une autre société: une société autogestionnaire, pleinement démocratique et communautaire, non-concurrentielle.
L'aliénation sociale dont souffrent les handicapés participe pleinement de l'aliénation sociale globale. Le sort qui est fait à la plupart d'entre nous est le reflet de l'inhumanité fondamentale d'une société qui se présente faussement comme "démocratique". C'est un reflet dur, une lumière trop aveuglante pour être vue par des yeux habitués au calme du consensus et au confort de la pensée convenue. Pour la majorité des handicapés en France aujourd'hui, la vie est sans doute indigne d'être vécue. Les récentes révélations sur les pratiques eugénistes de certains médecins Français et surtout Suédois viennent rappeler, s'il en était besoin, les étroites limites de nos "démocraties", dès qu'il s'agit d'instituer un contrôle social efficace, et ce pour toute "déviance", quelle qu'elle soit.
Les handicapés sont également parmi les premières victimes de l'esthétique spectaculaire véhiculée par la publicité et ce qu'il est convenu d'appeler "les médias". On l'a assez dit, la publicité, dont l'objectif est la promotion universelle de la marchandise, est machiste et sexiste. Non seulement cela, mais elle ignore complètement l'existence des handicapés, quels qu'ils soient, et ce parce que nous autres ne sommes pas rentables, nous ne faisons pas vendre. Nous constituons une négation vivante du concept même de rentabilité. A ce titre, nous sommes quasi ontologiquement anti-spectaculaires (ce qui ne signifie pas que tous les handicapés capables de pensées politiques soient révolutionnaires, loin de là, et l'affirmer serait non seulement faux, mais ridicule. Sur le fait que les handicapés constituent une négation vivante et quasi-ontologique du modèle de rentabilité, d'homo economicus, qui nous est aujourd'hui universellement imposé, on pourrait s'étendre longuement. Je me bornerai ici à indiquer quelques-unes des raisons qui m'amènent à formuler ce jugement, et ce même si elles semblent sauter aux yeux de n'importe quel observateur.
Nous ne sommes pas compétitifs sur le marché du travail, et ce même si l'un des éléments principaux de la mutation actuelle du Capitalisme mondial est l'extension des productions informationnelles et "culturelles" et de ce que l'Economie politique contemporaine nomme, en un novlangue pour le moins barbare, "la serduction" (production d'activités de services). Ces activités ne requièrent pas ou que peu d'efforts physiques de la part de celui ou celle qui en vit. Mais a-t-on pensé à la politique des quotas dans les entreprises, aux interrogations de la part de ses collègues de travail que suscite inévitablement “l’intégration" d'un salarié handicapé? Même si le système peut se vanter spectaculairement “d’insérer" ses handicapés et de les transformer en individus productifs, il ne prétend jamais que cette productivité soit supérieure à celle d'individus jugés "normaux". Le fait même que les quotas soient pour le système une expression de sa mansuétude humanitaire est une preuve de la justesse de ce raisonnement.
Les handicapés sont la plupart du temps condamnés à végéter au sein de structures d'accueil, à faire des petits boulots sous-payés et totalement dépourvus d'intérêt. On ne peut même imaginer de relation sexuelle et amoureuse entre un(e) handicapé(e) et un(e) valide, sauf dans les très rares cas (comme pour le musicien Petrucciani) ou l'handicapé(e) aura atteint une stature sociale relativement hors normes, exceptionnelle, qui lui aura permis de dépasser les conséquence sociales immédiates et médiates de son handicap.
Nous sommes les éternels damnés de ce monde renversé. Dans l'Antiquité, on nous tuait à la naîssance, au Moyen-Age, on nous montrait comme monstres en foire, (l'étymologie de "monstre" vient du latin "monstrare" qui signifie montrer), à l'Age classique (XVIe XVIIIe siècles), nous peuplions les asiles et les mouroirs, en compagnie des homosexuels et autres "déviants"(3) enfin, durant la seconde guerre mondiale, beaucoup d'entre nous ont été gazés par les nazis et leurs séides. Aujourd'hui, alors que l'aliénation s'est en apparence "humanisée" pour en fait mieux pénétrer tous les aspects de la vie sociale, on nous "intègre" fallacieusement, on se donne une bonne conscience humanitaire à bon compte en déclarant vouloir faciliter notre "intégration en milieu ordinaire de vie". Mais c'est pour nous intégrer à quoi? Au plus bas de l'échelle sociale? Pour enfin nous reconnaître une sorte de droit à l'existence misérable? De droit à la médiocrité, ce droit que l'on a depuis longtemps maintenant reconnu à l'ensemble de l'Humanité vivant sous l'emprise de la souveraineté sans partage de l'économie et de ses "lois"? Nous ne voulons pas de cette intégration de pacotille. Nous ne voulons pas être intégrés à une société qui de toute façon ne souhaite faire de nous, dans la meilleure des hypothèses, que des salariés surexploités et particulièrement lobotomisés.
Dans une émission de télévision récente fallacieusement intitulée "D'un monde à l'autre", Paul Amar, cette infâme créature du Spectacle, a évoqué à sa façon particulièrement fausse et intellectuellement crasseuse, le problème des stérilisations pratiquées à leur insu sur des femmes handicapées. L'intention apparente était peut-être louable, mais le format de l'émission en lui-même était la preuve que la volonté du présentateur, comme toujours en pareil cas, était de faire pleurer dans les chaumières en vue de "faire péter l'audimat", et non de dialoguer "d'un monde à l'autre"..
En tant qu'handicapé intégré très jeune à la société des valides, des "normaux", j'ai souvent eu le sentiment, diffus puis aujourd'hui intense, d'être un homme condamné à demeurer entre deux mondes, sans jamais faire partie totalement ni de l'un ni de l'autre. J'ai coupé quasiment tous les ponts avec le monde des handicapés, je n'ai aujourd'hui plus d'ami(e)s handicapé(e)s, mais je sais que je partage nombre de leurs soucis tout de même, notamment parce que la société nous refuse (plus ou moins consciemment) un droit fondamental: le droit au plaisir, à la jouissance de soi et de l'Autre. Nous sommes donc aussi condamnés à avoir une image d'asexués, en tout cas la plupart du temps, et ce parce que nous ne rentrons jamais dans les canons de beauté en usage dans la société spectaculaire-marchande, dite aussi Capitaliste avancée.
Je pense que l'émancipation sociale des handicapé(e)s est logiquement et indissolublement liée au combat pour l'émancipation en général, puisque ce n'est qu'en créant une société authentiquement solidaire et ouverte à toutes les différences,donc autogestionnaire, puisque l'autogestion est la seule forme d'organisation sociale qui abolisse la séparation des individus et la spécialisation des tâches, en créant "un monde susceptible de contenir tous les mondes", selon la belle expression du Sous Commandant Marcos, que les handicapés pourront s'ouvrir à la Vie, et vivre pleinement la leur, tout comme du reste l'ensemble de leurs congénères. Frères humains, ne l'oubliez pas, c'est par-delà Force et Faiblesse, les catégories idéelles et sociales par lesquelles ont été historiquement légitimées toutes les exploitations et toutes les aliénations, que se trouvent les clés de nos coeurs. Ce n'est que lorsque nous aurons rompu le charme aujourd'hui omnipotent de l'empire de l'apparence, mis fin à la dégradation de l'être en avoir, que l'émancipation sociale sera réalisée. Je suis bien entendu conscient que le combat ne cessera jamais complètement. Mais on peut tenter de s'approcher du but. Le plus grandes "illusions" sont aussi les plus fécondes historiquement, car elles font appel aux intarissables facultés de l'imagination humaine. Ce n'est qu'en imaginant que par la suite on peut construire....

VIVE LA REVOLUTION MONDIALE!

CE QU'IL FAUT, C'EST QU'ENFIN DISPARAISSE LA PEUR, POUR QUE PUISSENT ECLORE ET CROITRE DES MILLIARDS DE GRANDES FLEURS.....

Balthazar Alexandri “Crossworld”


(1) Cf: Léon Poliakov,Le Mythe Aryen. Editions Complexe,1986.
(2) Cf:Guy Debord,Commentaires sur la société du Spectacle, Gallimard Ed. 1988.
(3) Cf:Michel Foucault,Histoire de la Folie à l'Age Classique, 1963.Collection TEL Gallimard.