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"VACHES FOLLES", AMIANTE, TRAFIC D'ORGANES, POLLUTIONS GÉNÉRALISÉES
L'autophagie, grande menace de la fin du siècle
DENIS DUCLOS


"Se manger soi-même", tel est le sens du mot autophagie, et telle est la caractéristique majeure du système capitaliste en cette fin de siècle. Un système qui ne rencontre plus d'obstacle, et qui pousse de plus en plus les sociétés à s'entre-dévorer. Les entreprises s'absorbent les unes les autres, les marchés se croquent entre eux, et les syndicats en sont réduits à réclamer le partage de l'emploi. De leur côté, les citoyens subissent, sous forme de pollutions généralisées et de tragiques pandémies, les conséquences de ce recyclage devenu fou, ultime phase de la vieille loi du profit.

KARL MARX pensait que le capitalisme extrayait une forme excédentaire d'énergie humaine dont le "vol" au prolétaire constituait la plus-value. Le problème était alors, selon lui, de récupérer cet excédent et de le socialiser. Mais cette conception, si elle a été juste, est peut-être en train de devenir fausse: le capitalisme - terme qu'il faut entendre plus que jamais comme désignant le système global de la circulation de la valeur - serait désormais la consommation de l'humanité par elle-même. En plaçant l'homme dans le cycle continu des emplois de la nature, la société d'utilité - ce "système sans maîtres" - fait de l'homme une ressource consommable comme les autres. Le capitalisme tardif - qui accomplit peut-être l'essence de ce système - serait caractérisé moins par la consommation d'un surplus au travail socialement nécessaire que par une autophagie.

Ce qu'une facette de l'être humain s'approprie, il le soustrait de plus en plus visiblement à une autre part de lui-même. Ce que le travail produit d'un côté, il en vient désormais à l'abolir de l'autre. Ce que je réussis, à partir d'une rente de situation, à arracher à autrui (plus pauvre, plus jeune, plus vieux, plus étranger), je suis mis en demeure, par l'effet boomerang de l'argent, de le subir moi-même tôt ou tard, venant de l'autre bout de la planète, de la décote de ma rente ou de la dégradation de l'environnement qu'induisent des modes de production et de consommation industrialisés.

L'apparition du caractère autophagique de notre système actuel tient à cet effet de retour sur soi, de plus en plus proche, sensible, immédiat, contre lequel il faut construire des murailles d'inconscience toujours plus épaisses pour ne pas le voir, et pour continuer à raisonner dans les termes classiques du "calcul égoïste", fût-il collectif. L'équipement, le logement, le transport facile, désormais je les prends sur l'espace, l'air, l'eau: travailleur et consommateur, je me blesse comme être vivant; enrichi en biens échangeables, je m'appauvris en biens non reproductibles.

Dans le social même, l'autophagie se développe: le système organise tendanciellement la transformation de tout intérêt collectif légitime en rival d'un autre intérêt collectif. Jeune, je suis exclu des "privilèges", certes durement acquis, d'une vieillesse retraitée. Pauvre, proie des faiseurs de mode, invité à vendre mon avenir par avance, j'alimente l'industrie du surendettement et de la dépendance. Cotisant, je risque de ne pas toucher demain ma retraite. Vieux, je crains de voir le système s'effondrer, et d'être confronté à devoir mourir plus tôt (lorsque, comme en Russie, ma retraite en roubles ne me permet plus de me nourrir). Retraité américain, je suis membre sans le vouloir d'un énorme monstre gérant mes fonds de pension, et déstabilisant, pour le profit immédiat, toute activité corporative tentant de protéger ma profession et mon métier contre une exploitation excessive.

Travailleur, trimant durement et payant de lourdes charges et impôts, je suis, en plus, bousculé dans mon activité par des gestionnaires terrorisants (nommés par les mêmes fonds de retraite), venus relancer ma rentabilité, elle-même désormais indexée sur l'engagement spéculatif de ma propre entreprise. Le rentier, le créancier demeurent certes des personnages distincts, repérables, démonisables: tel magnat de la presse mondiale qui met aussi la main sur la gestion des pensions de ses salariés, tel spéculateur funambule dont la chute entraîne celle de compagnies financières entières.

Mais nous savons que l'escroc de haut vol, le richissime administrateur de biens ou le directeur au salaire astronomique forment l'écume d'un océan composé de millions de petits actionnaires plus ou moins contraints à l'épargne. Au bout du compte, le détestable gestionnaire est l'agent prédateur auquel a recours - malgré lui - un salariat épargnant qui ne peut admettre de voir son bien réduit à un peu de fumée évaporée au-dessus des autels de la Bourse. C'est ce contrôleur de profit, étrange génie jailli de mon propre avenir, qui vient jusque dans mon atelier, dans mon bureau, vérifier que je travaille "aujourd'hui" jusqu'à la limite de mes forces (Prozac aidant) et que je ne divertis aucun moment pour jouer sur mon ordinateur.

Malade, faisant valoir mon droit à la santé, je serai confronté à la perversion qui ronge tôt ou tard la meilleure sécurité sociale, dès lors que l'impératif de gestion remplace (pour de bons motifs, et du fait d'un ministre bien intentionné) le principe absolu du soin, sans vérification de causes, de l'état de santé: je devrai dès demain justifier, au plus intime de mon corps, de mon bon comportement passé et à venir pour avoir accès au remboursement. Et si je refuse la carte génétique ou le carnet de santé, je devrai néanmoins cotiser... pour les autres: ceux qui auront accepté de se désister de leur droit à disposer de leur corps, face à l'exigence collective de responsabilité!

Usager contraint de la voiture, je participe à l'une des plus massives captations de technique jamais inventée par la "pompe à phynance", et je concours, bien malgré moi, à répandre un état de pollution chronique, qui, lui aussi, contribuera à faire exploser le système de santé. Plus je suis satisfait comme consommateur de viande, d'eau, ou de légumes, et moins je peux ignorer que je contribue à l'accélération d'une cuisine industrielle aussi folle que les vaches qu'elle génère en les nourrissant de carcasses de leurs congénères infectées.

Plus j'admets comme écologiste que le recyclage est salutaire, et plus je me condamne comme ami des animaux à devoir accepter que les boîtes de viande pour chiens et chats soient farcies de chair... de chats et de chiens, car on choisit mal dans ce qui parvient à l'équarrissage, entre les bêtes écrasées arrivant des bords de route. Pourtant, cette pratique est connue depuis longtemps, même si elle est discrètement cachée par les industriels de l'alimentation animale (1).

Or, à bien suivre l'affaire de la "vache folle", l'objet du scandale ne porte pas tant sur la transmission interspécifique d'une maladie dégénérative (les vétérinaires savent depuis longtemps que la tremblante du mouton et l'encéphalopathie spongiforme du bovin sont suspectes de passages, et nécessitent un abattage sur le seul critère du lieu contaminé), voire d'un passage à l'homme. Le sentiment d'horreur porte finalement sur le gavage des animaux avec des protéines provenant de leur propre espèce.

C'est l'autophagie qui, au fond, effraie, déstabilise, scandalise. C'est son fantôme qui conduit à incriminer toutes les manifestations d'un utilitarisme au nom duquel on organise, dans une même espèce, la circulation des gènes, des organes, des tissus. A commencer par la nôtre: plus j'accepte, allongé sur une table d'opération, de recevoir les os, les yeux, les tripes, le sang, les neurones de mon voisin, et plus je me prépare à apprendre du fond de l'ignorance scientifique que j'ai contribué à répandre une pandémie à côté de laquelle le sida n'est qu'un rhume des foins. Plus je suis contente comme consommatrice de produits de beauté, et plus je dois m'efforcer de ne rien savoir sur les crèmes rajeunissantes. Celles-ci sont en effet enrichies de produits du corps humain, souvent délaissés par les patients, qu'ils en aient conscience ou non. La séduction s'opère ainsi au détriment (négligé) de l'accouchée, dont le placenta fait circuler, avec des hormones d'éternelle enfance, bien d'autres aspects réels du vivant, et bien d'autres connotations symboliques de l'humain.

Du côté physiquement dangereux témoigne, par devers soi, la multiplicité d'interdits faite aux femmes enceintes (ultimes figures d'une limite à la circulation générale?): tabac, alcool, mais aussi une bonne part de la pharmacopée, et tous les produits de beauté dont les ingrédients hormonaux pourraient dérégler la grossesse. Comme si je n'avais droit à me soustraire aux poisons ordinaires que pour la reproduction, seul moment "sacré" du cycle, encore qu'il tombe de plus en plus sous le contrôle des régulations chimiques de la date de la naissance. Du côté symbolique, l'effet, pour être ignoré au nom de l'empirisme, n'en est pas moins présent: c'est bien l'autophagie, par laquelle la femme est amenée, via les facilités du système, à se consommer elle-même, ou plus exactement à se dissocier en diverses personnalités se servant les unes des autres, la parturiente étant consommée par la femme en stratégie amoureuse, la femme enceinte devenant prisonnière des jeux de sécrétions hormonales féminines qui lui sont proposés via l'industrie.

Pour les professionnels, de telles affirmations d'autoconsommation sont d'autant plus scandaleuses qu'ils en vivent. Voyant monter la prise de conscience du phénomène dans son ensemble, ils en viennent, désespérément, à réagir pour interdire la parole inquiète, comme ces compagnies agroalimentaires américaines qui sont parvenues à faire imposer des lois "antidénigrement". Désormais, plus question d'affirmer qu'un "pain enrichi au blé" (cas banal en Amérique du Nord) est un scandale, ou qu'une tomate est manipulée génétiquement pour prendre la forme carrée, sans risquer le procès.

Mais ces mesures de rétorsion peuvent peu contre l'écrasante logique qui dévoile le mécanisme autophagique. Contre cette logique, que peuvent faire quelques bataillons juridiques chargés d'arguer que les phanères, ongles, cheveux, déchets de peau, etc., ne sont pas "le" corps humain, ou que l'on a le droit de vendre ses orteils, parce que l'on est toujours soi-même, même avec des orteils coupés?

Bien entendu, le placenta n'est ni le corps de l'enfant ni celui de la femme, mais la question n'est pas là: elle est de savoir ce qui se passe dans l'ordre social quand tout le monde s'entend pour recycler le placenta dans l'industrie du cosmétique, plutôt que de le donner aux mères qui souhaitent le répandre dans leur jardin. Lorsqu'on apprend (dans le contexte des nouvelles affolées sur la "vache folle") que deux cliniques d'accouchement de Zurich (2) fournissent du placenta humain pour être incorporé à des farines animales destinées à nourrir porcs et poulets, que se passe-t-il?

L'homme, réservoir de pièces détachées pour l'homme

IL se passe qu'un inévitable débat social s'ouvre à propos des raisons collectives de nos actes. Loin d'être irrationnel, ce débat porte sur les conséquences de l'universalisation de la raison utilitaire. Sur l'impossibilité rationnelle d'éliminer la culture, c'est-à-dire la fondation symbolique des actions, là où toute certitude s'estompe quant à notre identité de sujets humains, et où la raison ne peut plus trouver d'autres raisons qu'un choix éthique, qu'un arrêt arbitraire.

A cette question n'échappe pas la circulation des organes humains dans le cadre de l'utilité médicale. Une famille arrivée un peu tard après le décès d'un parent demande rarement qu'on retourne le cadavre: c'est par le dos qu'on enlève le bloc coeur-poumon-viscères, pour le faire circuler dans la société, au nom du "don" cher au professeur Cabrol. Mais cette furtivité, qui n'est que l'autre face d'un système légal inapte à s'opposer de front à l'industrie du corps, pose en elle-même une question: comment légitimer vraiment que le corps sacré de la société ait le droit de faire circuler la consistance privée d'un être humain, mort ou vif? Quel type d'humain suis-je si je peux, une fois malade, me servir d'un autre être humain comme d'un réservoir de pièces détachées? Quel respect puis-je attendre de la société si je me vois moi-même comme un assemblage de pièces utiles?

La réponse n'est pas simple et aucun jugement moral n'est à porter - en un sens ou en un autre - sur le développement de cette technique thanatophage (dévoreuse de mort), au détriment sans doute d'autres domaines médicaux. Mais la question, elle, ne peut être évacuée au nom d'une éthique du don qui prétendrait ignorer son envers: la production d'une vaste machine à utiliser les hommes pour d'autres, et bien sûr, réciproquement.

L'industrie des organes ou celle des substances alimentaires ne sont que des éléments spectaculaires du système, et de sa tendance à l'interconnexion dans une même branche, voire entre elles. Mais ce ne sont peut-être pas les plus importants. Au-delà des indignations médiatiques sur la "bouffe folle", les risques de l'amiante, les infections entre espèces, ou la pollution généralisée, on peut lire des indices d'une croyance dominante dans le bien général.

Par exemple, celui qu'apporterait le morcellement forcé non seulement des corps, mais des compétences, des activités, des jouissances, des vies humaines, et finalement, des sujets humains comme tels. C'est parce qu'une telle croyance n'est pas atteinte dans sa conscience rationnelle par la succession des scandales de l'industrialisation de la vie et de l'intimité que c'est sous forme de menace irrationnelle qu'elle nous fait retour.

Bien sûr, comme le disait un psychanalyste, "j'ai déjà un coeur de cochon, alors cela ne me gêne pas d'envisager de porter une greffe de porc, si je suis cardiaque". Mais l'anthropologue sait que ce n'est pas si simple: lorsque le porc via quelques remaniements géniques - sera invité à produire pour nos cardiaques des organes greffables, il adviendra un effet symbolique imparable, à savoir que le porc entre dans la grande famille imaginaire de l'être humain universalisé. Or cette universalisation est l'équivalent logique d'un face-à-face entre soi et soi-même, et personne ne peut plus empêcher l'inconscient collectif de bâtir le raisonnement suivant: si l'animal se mange lui-même et que je mange l'animal dont j'utilise le corps - industrialisé - pour me régénérer, c'est donc que j'envisage de me manger moi-même.

Cette idée, ne croyons pas qu'aucune composante de la raison académique puisse nous éviter qu'elle ne nous hante, fût-ce les sciences humaines. Quand on est obligé de se la poser, elle bouleverse l'impassibilité la mieux assise des spécialistes. Ainsi, quand, dans les années 70, les anthropologues se sont partagés, à propos de l'anthropophagie, entre une école "révisionniste" niant le cannibalisme et une école "économiste" (ou écologiste) affirmant que les hécatombes de victimes sacrificielles dévorées par les aristocraties aztèques étaient dues simplement à la pénurie de protéines animales dans ces sociétés, on a bien assisté à la division classique des citoyens du capitalisme tardif face à l'horreur qu'il génère: soit on la nie, purement et simplement (le type même de cette attitude ayant été le négationnisme à propos des chambres à gaz), soit on affirme la rationalité de l'extermination.

Chamboulée de l'intérieur, la communauté savante n'a pas su vraiment répondre. Certains ont timidement affirmé que, dans le pire des cas connus, la dévoration des ennemis (voire des parents) n'aurait représenté qu'un si faible apport en protéines que l'argument "écologique" ne tenait pas. Mais la question n'est pas là (même si l'effort est méritoire): elle est de comprendre sur quelle société de référence s'appuie l'anthropologue qui pense rationnel de se nourrir de son semblable (même désespérément "étrangéifié", et ce d'autant plus désespérément qu'il est avéré que l'adoption des ennemis vaincus comme fils ou filles était la règle dans les mêmes sociétés!). Ce qui est en question, c'est qu'un scientifique, membre d'une société empiriste, puisse magnifier les valeurs de celle-ci en les attribuant aux sociétés anthropophages qu'il étudie. Car ce qu'il dit alors est clair: ma société est celle qui, dans l'histoire, peut se représenter l'autophagie comme une solution rationnelle à ses problèmes. "Ma" société est celle-là même qui peut parvenir à penser "utile" le nourrissage de l'espèce par elle-même.

Autrement dit, ce qui pose problème, ce n'est pas la thèse (parfaitement infondée, et même assez stupide), c'est le fait que certains puissent penser - dans les élites intellectuelles d'un capitalisme qui se veut universel - qu'une société puisse vraiment échapper au paradoxe des actes qui se détruisent eux-mêmes.

Or l'anthropologie en témoigne finalement: l'anthropophagie est étroitement associée à la fascination terrorisée que l'homme rencontre vis-à-vis de ce qui représente sa propre identité. Elle met en question la possibilité même de survie d'une société où l'homme ne garderait pas, pour lui-même, une radicale extériorité, une inaccessibilité absolue d'emprise sur son être même.

Ne pas négliger les hystéries et leurs alertes

AUTOPHAGIE réelle, autophagie fantasmée, glissements entre formes d'autophagies physique, économique, culturelle: c'est bien le maître mot du système capitaliste tardif, ou plutôt sa question maîtresse. Or il a fallu non pas de l'humain érudit, mais de la "vache folle" pour jouer la folle du logis et dire, à travers l'hystérie et la phobie de la consommation de viande, quelque chose d'essentiel.

Extraordinaire, cette propagation de la phobie végétarienne à partir de l'Angleterre naguère puritaine et trempée à la culture indienne, imprégnée d'un purisme multimillénaire! Il faut en analyser le sens, plutôt que reconduire une sempiternelle critique des autorités sanitaires irresponsables pour avoir laissé s'établir l'autophagie animale. Car la réaction hystérique ou phobique de masse à un trait de société qui suscite brusquement la révulsion est autant significative que ce trait lui-même. Si l'autophagie suscite un tel dégoût que le marché de la viande s'écroule, c'est qu'il se passe quelque chose dans l'"inconscient collectif".

Il faut écouter cet inconscient-là, surtout parce qu'il peut se révéler demain aussi dangereux que la pratique qu'il dénonce. Certes, pourrait sembler bénigne l'installation d'une religion autolimitatrice autour de nouveaux commandements: "Tu ne nourriras pas les animaux de bouche avec leur propre viande; tu ne nourriras pas des herbivores avec de la viande, tu n'élèveras pas des poissons avec de la farine d'équarrissage."

Mais n'oublions pas que, dès que des commandements de ce genre se propagent dans la normativité, des pouvoirs se construisent pour les amplifier, les généraliser, les imposer à la vie privée. Partis d'une bonne intention, ils se nourrissent, eux-mêmes, de la panique pour devenir état d'exception, puis dictature invasive et coercitive. Il est donc urgent de se faire les secrétaires de l'expression la plus irrationnelle, pour y entendre résonner, au-delà de toutes les expertises savantes, ce qui pourrait faire principe de raison.

On n'entend généralement pas l'hystérie: on se bouche les oreilles, on crie plus fort, on la fait taire. Pendant l'Inquisition, on la brûlait. A Rome, lorsque la jeune hystérique signifiait que sa matrice lui remontait dans la gorge pour l'étrangler, sages-femmes et médecins (comme Gallien) se penchaient sur son cas et lui conseillaient la saignée ou le bain de siège, voire la confrication (frottement énergique) de la vulve. Mais pas une voix pour dire que c'était là une métaphore au premier degré protestant contre le mariage à douze ans et la grossesse à treize, véritable dictature de l'ordre génétique sur la sexualité: ça "étranglait", littéralement, et c'est bien ce que disaient ces très jeunes femmes. Tout comme les "sorcières" poursuivies à la fin du Moyen Age disaient d'avance combien était brûlant le désir des inquisiteurs qui allaient les faire flamber, et combien était fou un ordre religieux fondé sur l'exaltation d'un tel désir attisé par sa répression réformatrice ou contre-réformatrice.

Au XIXe siècle, dans la forme doctement étudiée par le professeur Charcot, on s'est demandé pourquoi les patientes dites hystériques n'arrêtaient pas de faire des bras d'honneur convulsifs au médecin de contention hygiénique qui avait remplacé le clerc. Le message était pourtant évident: la société victorienne n'était-elle pas fondée sur l'hypocrisie, suscitant le désir qu'elle contenait par ailleurs pour le canaliser dans des formes bourgeoises et ouvrières exploitables?

Mais aujourd'hui, dans ce monde ultralibéral où tout est permis, que nous dit l'hystérie? Se serait-elle tue? Pour ceux qui cherchent la répétition des symptômes du siècle dernier, peut-être. Mais pas pour les femmes américaines témoignant de personnalités multiples, en exigeant la reconnaissance de leur syndrome par juges et psychiatres. Or que disent-elles? Qu'une personnalité est toujours cachée, empêtrée, saisie par une autre. Comme dans l'excellent roman d'horreur de Stephen King, The Dark Half (3), où le criminel se loge dans le cerveau de la victime.

Là encore, on s'est opportunément perdu en conjectures. Pourtant le message est transparent: dans cette société de comblement des désirs, nous avons tous en nous de multiples facettes qui désirent quelque chose de contradictoire. Désirant tout, tout de suite, nous sommes nécessairement confrontés à nous-mêmes, un peu plus tôt, un peu plus tard, dans l'autre sexe, dans une autre position sociale. Et ce dont ne cessent de se plaindre les femmes aux personnalités multiples arrive en effet: chacune de ces personnalités s'en prend aux autres, les combat, leur arrache leur objet, les frustre pour être aussitôt frustrée à son tour de ce qui est retiré aux autres.

Autophagie: voilà ce que, depuis des décennies, l'hystérie particulière, individuelle, a commencé à décrire. Et maintenant, avec les "grandes peurs" que les médias agitent à l'approche de l'an 2000, nous sommes en train de passer aux formes collectives de cette conviction, beaucoup plus difficiles à discuter humainement, vu leur penchant à "guérir" les angoisses individuelles en les emportant dans l'inculpation générale. Pour le moment, la phobie, l'hystérie sur les dangers multiformes de la société de fin de siècle, tournoient en l'air sans s'être encore condensées en une sorte de bête de proie pour fondre sur un ennemi désigné en bouc émissaire. Il est encore temps, peut-être, d'éviter que le millénarisme construit en kit pour la fête du troisième millénaire ne produise des dérapages monstrueux. Mais pour cela, il faudrait d'abord dialoguer avec l'hystérie, l'amener au point où nous reconnaissions son objet réel: le mécanisme autophagique du capitalisme tardif.

Devenir végétariens ne servira pas à grand-chose, car les légumes (comme l'eau ou les céréales) sont souvent pleins de métaux lourds qui lestent les gonades, ce qui expliquerait en partie la baisse de fécondité du sperme (observée, cette fois, non, comme les maladies à prions, sur quatre cas de Creutzfeldt-Jakob atypiques, mais sur des moyennes établies sur des milliers de donneurs depuis plusieurs décennies dans le monde entier).

Placer ses espoirs dans une "bonne guerre" ou une fin du monde salvatrice n'est pas non plus très avisé. Rêver la montée des eaux du fait de la fonte des glaciers arctiques ne servira à rien (même si la presse britannique en parle tous les jours), parce que nous serons tous morts depuis longtemps lorsque les choses commenceront de façon sérieuse (jusque-là, nous aurons froid, à cause du ralentissement du Gulf Stream). Imaginer que l'Afrique sera nettoyée de sa population humaine par le sida n'est pas intelligent, vu que c'est faux, et qu'il vaut mieux, quand on en est là, s'interroger sur le racisme de cette analyse et sur la multiplicité des sentiments qui peuvent entraîner, comme par inadvertance, des génocides.

Pourquoi au fond, cette résistance? Cette résistance à voir en face, sans faux-fuyant, l'évidence même qu'il s'agit de corriger: en nous accomplissant comme "sujets totaux", universels et abstraits, comme idéaux réalisés de la circulation générale, bref en réalisant l'idéal moderne, le but avéré de la modernité, l'objectif clairement désigné par nos grands penseurs au XVIIe et XVIIIe siècles, nous avons couru droit à une aberration anthropologique - associée de tout temps par les sociétés primitives à l'idée de totalité: l'autophagie. L'autophagie n'est pas un effet circonstanciel, contingent, du capitalisme. C'est l'ontologie même de celui-ci comme projet humanitaire. C'est là qu'il faut penser à nouveau, faire à nouveau la lumière, et puis, ensuite, chercher des solutions possibles. C'est le moment, puisqu'on a convenu que, d'ici à quatre ans, quelque chose comme une page de l'histoire se tournerait. Autant y contribuer pour éviter un retour "en force" de l'obscurantisme.

Pour cela, il faut prendre au sérieux le paradoxe fondamental de notre système: c'est parce qu'il est démocratique qu'il dérégule pour permettre la redécouverte de poches de profit. C'est parce qu'il est démocratique qu'il déstabilise les corporations, les protections, corrode les limites individuelles et collectives de son action sur les corps. Mais c'est aussi pour cela qu'il "rencontre" l'autophagie: sans cela il se contenterait de renouer avec les formes classiques d'aristocratie, d'esclavage, ou d'externalisation par la guerre. Tant que nos économies ne vivaient que d'un trafic d'esclaves extérieur, le plus loin possible des côtes européennes, le retour de l'autre sur soi se faisait difficilement. Tant que je prétends pouvoir renvoyer l'esclave salarié dans son pays d'origine, je peux encore me dire que lui n'est pas moi, que la catastrophe que je lui impose ne me fera pas retour. Mais quand un ouvrier anglais est moins bien payé qu'un homologue coréen, quand je prends conscience qu'aucune frontière, aucun droit public, aucun pouvoir tutélaire ne peut me protéger de devenir un rouage de l'immense machine à "macdonaldiser" l'emploi, quelque chose du lien entre démocratie et autophagie commence à m'apparaître.

D'ailleurs, la critique libérale contre les "privilèges" des fonctionnaires ou des membres des corporations n'est pas fausse. Ce sont bien des tentatives d'échapper à la prolétarisation générale, des façons, en freinant, en allant moins vite, en proposant des légitimités collectives d'Etat ou de métier, de bloquer la mobilisation dans la "machine-univers" ou la "cyberdémocratie" dont rêvent les technophiles visionnaires.

Ces batailles réactives sont positives (et le "mouvement de décembre 1995", en France, en fut un exemple courageux), mais les doctrinaires libéraux, malgré toute leur duplicité de classe enrichie, sont néanmoins logiques: l'humanité comme égalitaire, comme rapport de sujet à sujet non amoindri, dépend en effet de la mise en circulation de tous par rapport à tous. Plus de point stable d'où l'on pourrait, en observant les autres, s'ériger au-dessus d'eux (sauf, bien sûr celui du gestionnaire du profit).

Si l'on mésestime la logique profonde, la beauté fascinante de cette pensée du tout, on risque de manquer l'essentiel de la critique du capitalisme contemporain, et de passer pour de vieux ringards défendant des bouts de privilèges locaux, au lieu de nous fondre avec enthousiasme dans la foule des égaux, en marche pour la rédemption finale, monades enfin réunies par l'ordinateur-Dieu, selon Leibniz (ou son prêtre Michel Serres). C'est justement, parce qu'aucune logique ne peut se refermer sur soi, s'autofonder, que la belle métaphore d'une humanité-univers se bloque: elle se mange d'autant plus sûrement elle-même qu'elle est démocratique.

Si la nécessité de batailles d'arrière-garde et de diversion n'est pas contestable, c'est à ce niveau qu'on peut placer la botte qui va atteindre la "pensée unique" au plexus. Sous forme d'une question: comment demeurer résolument démocratique, sans s'autodévorer? Si l'objectif de toute politique humaine est de ne jamais mettre en cause l'égalité des sujets qui y participent (et d'inclure tout un chacun dans la communauté politique), comment y parvenir sans organiser une vaste orgie sanglante dans laquelle, sous prétexte de se lier dans une utilité générale réciproque, chacun dévore en l'autre un morceau de soi-même, de son passé, de son avenir, de son sexe, de son autonomie?

Notes:
(1) Qu'ils seraient en train, d'après leurs dires, d'éliminer...
(2) "Suisse, scandale autour de l'utilisation de placenta humain", Le Monde, 9 avril 1996.
(3) La Part des ténèbres, Albin Michel, Paris, 1990.

Article paru dans Le Monde Diplomatique Août 1996. Disponible sur Internet ici Autophagie ?