La période comprise entre la fin de la seconde guerre mondiale
et le début de la crise actuelle a été marquée
par l'instauration de la production et la consommation de masse d'un
côté, le renforcement de l'Etat providence de l'autre.
Ce nouveau mode d'exploitation capitaliste (le fordisme), basé
sur un compromis historique entre la classe dirigeante et les structures
représentatives des travailleurs, permis d'assurer à ces
derniers un minimum vital : santé, logement, éducation,
etc. La pensée économique du fordisme, fondée sur
les idées de l'économiste Keynes, peut se résumer
ainsi : pour résoudre les crises engendrées par la surproduction
(par exemple la crise de 29), il importe de s'appuyer sur le marché
intérieur que constitue l'ensemble de la population d'un pays,
d'où la mise en place d'économies nationales autocentrées
en Occident.
" la demande nationale s'adresse en priorité à l'offre
nationale. Inversement, en réaction à la crise latente
du fordisme, qui se développe à partir du milieu des années
60, on va assister à une internationalisation croissante des
marchés : la part des importations et des exportations va croître
dans le volume global des échanges, de même que la part
des investissements à l'étranger. "1. La mondialisation
de l'économie va donc pouvoir se caractériser ainsi :
d'une part une interpénétration et interdépendance
accrues des économies centrales, d'où le besoin pour ces
pays de se spécialiser sur des secteurs compétitifs (par
exemple le nucléaire en France). D'autre part, l'investissement
direct à l'étranger (I.D.E.), qui prend le pas sur les
échanges dans le processus d'internationalisation : " L'I.D.E.
est marqué par un degré élevé de concentration
au sein des pays avancés [ ] Le recentrage a lieu aux dépens
des pays en développement. "2. Le monde se construit autour
de trois pôles hégémoniques et concurrentiels entre
eux : le continent nord-américain (A.L.E.N.A.), l'Europe de Maastricht
et le Japon avec le sud-est asiatique.
Autre phénomène, les marchés et les multinationales
acquièrent de plus en plus de puissance, limitant à la
portion congrue la réalité du pouvoir que détiennent
les États ; ces derniers ne peuvent plus déterminer ni
contrôler les politiques monétaires, industrielles Certains
chiffres sont éloquents et parlent d'eux-mêmes : environ
1200 milliards de dollars circulent en permanence sur la planète.
Pour aider au renflouement de l'économie mexicaine après
sa récente crise financière, les grands États de
la planète (dont les Etats-Unis), le Fond Monétaire International
(F.M.I.) et la Banque Mondiale ont réussi à réunir
50 milliards de dollars, somme considérable en soi mais petite
à côté des 500 milliards de dollars que contrôlent
les trois premiers fonds de pensions américains. En clair les
marchés imposent de plus en plus leur diktat ; ce sont eux qui
déterminent les choix politiques en fonction des finalités
qu'ils se sont fixées. Ils détiennent le pouvoir sur lequel
aucun contrôle ne peut être exercé tant leur autonomie
est grande. Une certaine politique sociale ne leur plaît pas,
alors la bourse s'effondre ; une grande politique de restructuration
avec des milliers de perte d'emploi leur plaît, alors la bourse
monte en flèche.
Cette mondialisation économique n'aurait évidemment pas
été possible sans quelques outils adéquats, tels
que le G7, sorte de gouvernement mondial où les 7 pays les plus
riches de la planète discutent en vrac de la politique à
venir du monde (travail, terrorisme, nucléaire, écologie,
flux migratoires ) ; le F.M.I. qui pérennise la domination des
pays du Nord sur ceux du Sud et de l'Est à coups de plans d'ajustements
structurels (économies vivrières démantelées,
politiques sociales sabrées pour que les pays du Sud et de l'Est
alimentent unilatéralement les transits vers le Nord) ; la Banque
Mondiale ; l'Organisation Mondiale du Commerce (O.M.C.) qui prépare
le marché du XXIème siècle, totalement libéralisé
et déréglementé. Et derrière ces institutions
médiatiques existent aussi des tables rondes d'industriels ou
des forums internationaux comme celui de Davos où chefs d'Etat,
banquiers, financiers, patrons de multinationales méditent gaiement
sur notre dos des avantages et inconvénients de la mondialisation,
un verre de champagne à la main et un toast au caviar dans l'autre.
Mais tous ces outils politiques n'auraient pas suffit au développement
de l'économie de marché si parallèlement l'explosion
des technologies n'avait permis des échanges toujours plus rapides
de marchandises, voire maintenant immédiats pour les transferts
de capitaux et l'industrie de la communication. Les échanges
monétaires se fond de plus en plus à l'aide d'ordinateurs
(monnaie électronique) au détriment de la monnaie fiduciaire
(monnaie de papier).
Ainsi des masses de capitaux voyagent dans les fibres de compagnies
de téléphone sans qu'elles n'aient d'existence concrète.
Cette virtualisation de l'économie rend le système très
fragile ou du moins il comporte plus de risques pour les capitalistes
(krach de la Banque du Mexique, de la Barings par exemple) car il devient
plus difficile de prévoir les évolutions du marché.
Autre conséquence de cette économie virtuelle : jusqu'à
un passé récent, le profit était extrait essentiellement
de l'exploitation de la force du travail ; depuis une quinzaine d'années,
la principale source de profit est la spéculation. Cela renforce
d'autant le besoin des capitalistes de se doter de moyen pouvant limiter
les risques, donc de prévoir, autrement dit de " redonner
confiance aux marchés. "
Le rôle de l'Etat s'est affaibli ; il n'a plus guère de
capacité d'intervention dans cette nouvelle variante du capitalisme
: ne déterminant plus les
politiques industrielle, monétaire, budgétaire, sociale
, il ne peut plus garantir une adéquation nationale entre la
sphère de production et celle de la consommation. " On assiste
à l'émergence d'une finance mondiale toute-puissante,
que personne ne contrôle mais qui dessaisit progressivement les
États de leurs prérogatives politiques et, bien sûr,
de leur souveraineté. "3
L'objectif est toujours d'offrir des conditions d'exploitation de la
force de travail les plus profitables pour les capitalistes. Mais maintenant
cela passe principalement par une déréglementation des
conditions de travail (développement du travail précaire
et flexibilité) et par une réduction drastique des coûts
d'entretien et de reproduction de la force de travail (réduction
des budgets sociaux par exemple la santé , d'éducation
).
Les États deviennent donc de gros ministères de l'intérieur
chargés de réduire les coûts de la force de travail,
d'en durcir les modes d'exploitation et de se doter des moyens de répressions
suffisants pour parer à toutes éventualités si
les exploités et les opprimés en viennent à remettre
en cause cet ordre mondial.
En raison de ce déplacement du pouvoir au profit des marchés
et des multinationales, la démocratie bourgeoise ou parlementaire
n'est qu'une notion vide de réalité concrète.
Les États démocratiques ont en fait de moins en moins
de possibilité de " contrôler l'usage qui est fait
de la richesse " " La souveraineté nationale appartient-elle
encore au peuple, à ses représentants élus et gouvernements
chargés de l'exprimer et de la mettre en uvre ? Insidieusement,
par pans entiers, n'est-elle pas en train de passer sous la tutelle
d'un nouveau détenteur, co-souverain illégitime : le marché
? " [ ] " l'avènement du marché laisse les démocraties
sans voix ; il apparaît comme un fondement de l'ordre naturel
des choses "4. Ainsi vouloir conquérir l'Etat ne peut répondre
à nos aspirations dans la mesure où celui-ci n'a plus
les moyens de lutter contre la mondialisation. " Quelques centaines
d'opérateurs puissants finissent par substituer leurs anticipations
plus ou moins clairvoyantes aux votes des citoyens et décident,
dans les faits, des taux de croissance et de l'emploi d'une bonne partie
du monde. "5.
Dans ce contexte, le clivage droite/gauche n'a plus guère de
sens ; il se situe bien plus entre les uns défendant l'Europe
de Maastricht, militant pour la mondialisation, et les autres s'y opposant.
Ce clivage traverse l'ensemble de la caste politique faisant fi des
frontières entre les partis. Les anti-maastrichtiens sont pour
la plupart réactionnaires voulant reconstruire un Etat-nation
fort ; cette "perspective" se fonde sur un retour vers une
économie autocentrée reposant sur le nationalisme et,
pour certains, s'affirmant progressistes, il n'y aurait point de salut
sans retour aux valeurs républicaines. Cela conduit à
des impasses car les uns comme les autres ne pourront jamais lutter
contre la puissance des marchés et des multinationales ; ceux-ci
ont les moyens de détruire tous projets contraire à leurs
intérêts.
Avec la crise, le " mythe du développement " a fait
long feu ! L'évolution de l'impérialisme impose de nouvelles
nécessités. Jusqu'aux années 70, cette politique
qui met certaines populations ou certains États sous sa dépendance
était expansionniste, maintenant elle a conquis l'ensemble de
la planète : autrement dit d'une phase de conquête les
pays impérialistes sont passés à une gestion totale
de celle-ci, au détriment des pays de la périphérie.
" Ceux-ci ne sont plus seulement des pays subordonnés, réserves
de matières premières subissant les effets conjoints de
la domination politique et de l'échange inégal, comme
à l'époque classique de l'impérialisme. Ce sont
des pays qui ne présentent plus d'intérêts, ni économique
ni stratégique (fin de la "guerre froide"), pour les
pays et les firmes situées au coeur de l'oligopole. Ce sont des
fardeaux purs et simples. Ce ne sont plus des pays promis au "développement",
mais des zones de "pauvreté" (mot qui a envahi le langage
de la Banque Mondiale) dont les émigrants menacent les "pays
démocratiques". "6
Parallèlement l'idéologie raciste a, elle aussi, évolué.
Le racisme dEtat a pris le pas sur le racisme fondé sur
la supériorité de la "race blanche". D'une hiérarchisation
raciale, on passe alors à un apartheid social : isoler les pays
pauvres, garantir l'étanchéité des frontières,
imposer l'idée que les communautés ne peuvent vivre leurs
spécificités que par opposition aux autres et dans leurs
limites territoriales respectives. La misère engendrée
par les rapports Nord/Sud/Est révèle au grand jour la
barbarie capitaliste et le comportement crapuleux des décideurs
politiques et économiques des pays du Centre. Se prémunir
des pressions migratoires des populations du Sud et de l'Est pour ces
rejetons de la mère Pouvoir et du père Profit une préoccupation
majeure. Politiques anti-immigrés, réformes constitutionnelles,
accords de Shengen, soutiens à des gouvernements plus que douteux
dans des pays pouvant servir de " zones tampons " contenant
les flux migratoires (les pays du Maghreb par exemple) : tout est bon
pour rendre les frontières quasiment hermétiques à
l'égard des populations venant d'Afrique, mais aussi des pays
de l'ex-pacte de Varsovie.
Nous assistons donc à la mise en place d'un nouveau racisme qui
puise son idéologie dans le différentialisme. Le racisme
différentialiste conduit à systématiser le "
droit à la différence ". Cela consiste à penser
que les différents modes de vie, les différentes cultures
sont étanches les uns par rapport aux autres ; concrètement
cela signifie que chacun et chacune doit rester vivre dans sa propre
aire culturelle, qui recouperait, au regard de l'Histoire, les aires
géographiques 7. " Idéologiquement, le racisme
actuel, centré chez nous sur le complexe de l'immigration, s'inscrit
dans le cadre d'un "racisme sans race" déjà
développer hors de France, notamment dans les pays anglo-saxons
: un racisme dont le thème dominant n'est pas l'hérédité
biologique, mais l'irréductibilité des différences
culturelles ; un racisme qui postule la nocivité de l'effacement
des frontières, l'incompatibilité des genres de vie et
des traditions : ce qu'on a pu appeler à juste titre un racisme
différentialiste "8.
Un nouvel ordre mondial se fait jour : la mise en place d'un véritable
développement séparé ou apartheid social. Trois
points de vue concourent à étayer ce concept :
* l'exclusion sociale ;
* la construction européenne ;
* les rapports Nord/Sud/Est.
* Pour le premier, on reteindra que pendant les Trente Glorieuses, l'Etat
avait pour objectif d'intégrer l'ensemble des catégories
de la population ; c'était la tâche essentiel de l'Etat-providence.
La crise de celui-ci remet en cause une de ses fonctions essentielles.
L'Etat social a tendance à disparaître ; il avait pour
charge de partager, de manière plus ou moins équitable,
selon des critères capitalistes c'est-à-dire entretenant
les inégalités économiques et sociales les
bénéfices du progrès. L'on percevait ce dernier,
depuis la Révolution française, comme éternel.
Cette conception (cette idéologie) de l'évolution est
maintenant tombée en désuétude ; le progrès
n'est plus inéluctable ; il est source de destruction, des êtres
humains et de destruction écologique.
Face à cette crise profonde, les gouvernants et autres décideurs
font le choix de sacrifier des pans entiers de la population. A la volonté
d'intégration économique et sociale de l'ensemble
des couches de la population, ils optent maintenant pour l'exclusion
de certaines de celles-ci. Les réponses politiques sont de plus
en plus autoritaires et sécuritaires pour les victimes de l'exclusion,
et de plus en plus libérales en ce qui concerne les formes de
gestion économique (déréglementation du travail,
ce qui se traduit par la croissance du travail précaire et de
la flexibilité). L'instauration du RMI traduit au mieux cette
nouvelle conception de gestion de la force de travail. Il signifie concrètement
que l'Etat pense qu'il y a un nombre sans doute en évolution
de personnes qui sont, sinon à jamais, du moins durablement
exclues de la sphère de production et de celle de consommation
; on leurs donne environ 2 000 Frs par mois et qu'elles se débrouillent
! En conséquence des catégories de la population sont
marginalisées ou en voie de l'être et ce délibérément
; cela traduit une rupture par rapport à la période historique
précédente. Cela se vérifie par l'instauration
de véritables quartiers ghetto et des régions sacrifiées.
Ce clivage de la société française se confirmera
lors du vote sur le traité Maastricht, où les exclus ou
ceux et celles en passe de l'être voteront contre et les autres
pour.
L'ensemble des dispositifs, regroupé sous le terme générique
de " politique de la ville ", dans lequel on peut y inclure
les mesures prises par rapport à l'école (par exemple
la création de Zones dÉducation Prioritaire, les
fameuses ZEP), les politiques sécuritaires et dernièrement
le projet de créer des zones franches, a pour objectif essentiel
de masquer la réalité de cette évolution. On évite
ainsi de poser les problèmes à partir de ces choix politiques
et de société. On stigmatise les populations qui sont
victimes de l'exclusion et que l'on retrouve principalement dans ces
quartiers ghettos : "les banlieues". De même le terme
immigré prend de plus en plus une connotation sociale. Une personne
d'origine japonaise ou américaine sera très rarement vécue
comme un ou une immigré ; par contre l'immigré regroupe
bien souvent ceux qui seraient source de problème : les habitants
des quartiers ghetto. De plus en plus l'immigré symbolise "
ceux qui vivent là-bas. " Les nouvelles " classes dangereuses
" seraient aux portes de nos centre ville.
A l'échelle de la ville, la juxtaposition des cités ghettos,
de l'ennui et de la misère, face aux quartiers chics, éclatants
de luxe et d'opulence, participe à cette logique de développement
séparé, d'apartheid social.
* Un des fondements de la construction européenne est la mise
en concurrence à l'échelle européenne
des régions entre elles. Certaines ont de réels moyens
pour être performantes, comme la région Ile de France et
d'autres n'ont plus aucun avenir, si ce n'est pour certaines le tourisme,
se transformant ainsi en vastes parcs folkloriques !. Cette concurrence
va profiter bien évidemment aux régions déjà
les plus riches, ou à celles permettant une exploitation plus
intensive de la force de travail.
Les régions deviennent ainsi de véritables États
dans l'Etat, aspirant à devenir des pôles économiques
de plus en plus autonomes. Pour se
faire les notables régionaux étendent leur pouvoir et
leur influence à tous les aspects qui touchent de près
ou de loin la vie économique :
politique de développement régional qui va de paire
avec la formation, l'éducation. L'objectif est de créer
des bassins d'emploi auxquels correspondent les instruments de formation
que sont les établissement scolaires et les instituts de formation.
C'est pourquoi il y a actuellement de fortes pressions pour démanteler
l'Education nationale au profit de sa régionalisation. La commission
Fouroux fait des grands pas en ce sens en proposant que 20 % des programmes
scolaires soient déterminés par les régions, ce
qui revient à terme à remettre en cause la notion de diplômes
nationaux; ou bien les chefs d'établissement participent au recrutement
de leur personnel
politique de transport ; le contrat plan de la SNCF prévoit
une régionalisation de plus en plus poussée de celle-ci
; les Conseils Régionaux détermineront les choix concernant
leur territoire en matière ferroviaire.
santé ; la loi d'aménagement du territoire (là
aussi appelée Loi Pasqua) prévoit de transférer
le pouvoir aux Conseils Régionaux afin qu'ils déterminent
la politique hospitalière. En outre, il y a tout lieu de craindre
que l'étatisation de la Sécurité Sociale (plan
Juppé 1995) aboutisse à une régionalisation de
cette dernière en confiant la gestion des caisses maladie, voire
celles des retraites aux régions 9. Cela conduirait inévitablement
à une remise en cause de l'égalité des remboursements
et des soins ; en effet ceux-ci seront déterminés par
les capacités financières et les infrastructures dont
disposera chaque région.
Les institutions régionales déploient de véritables
ambassadeurs qui ont pour charge de trouver des marchés, mais
aussi des industriels intéressés pour s'implanter sur
leur territoire.
En France, ce processus a été réellement engagé
par la loi de décentralisation de Deferre en 1982 et confirmé
par la loi d'aménagement du territoire de Pasqua. On assiste
là aussi à la mise en place du développement séparé
: d'un côté des régions riches et de l'autre des
régions pauvres, avec pour conséquence, à terme,
l'émergence de flux migratoires des régions pauvres vers
les riches.
Cette évolution fait déjà des ravages en Europe.
En Italie (Lombardie), en Grèce (Macédoine), en Belgique
(Wallonie, Flandres), la crise des Etats-nations se traduit, entre autre,
par des volontés séparatistes motivées par l'apartheid
social. La guerre de purification ethnique dans l'ex-Yougoslavie en
est la forme la plus exacerbée.
L'éclatement de la Yougoslavie 10 est en partie dû au pari
qu'ont fait certaines régions la composant ; pari reposant sur
la possibilité d'intégration à la communauté
européenne, ou du moins visant à un rapprochement significatif
avec l'Allemagne. En effet, ce sont tout d'abord la Slovénie
puis la Croatie (les deux régions les plus riches de la Yougoslavie)
qui souhaitèrent, en ultime recours, leur indépendance.
Un des thèmes qui les motivaient, était leur volonté
de pouvoir faire partie, à terme, d'un pôle économique
hégémonique sur le continent européen afin d'entrer
dans la cour des grands. Par exemple, un des arguments de la campagne
menée en Slovénie pour l'indépendance, était
qu'il valait mieux être le dernier à la ville, plutôt
que le premier au village la ville étant la CEE et le
village la Yougoslavie. Face à cette évolution qui consistait
à faire en sorte que les "riches" se regroupent entre
eux au détriment des pauvres, l'argument nationaliste devint
prépondérant. Ainsi on vit resurgir l'attachement à
un passé mythique : la renaissance de la Grande Serbie ; la Croatie
entrait elle aussi dans la danse. Sous couvert de nationalisme
voire de religions 11 , chacune des deux puissances s'affrontèrent,
essayant de conquérir le plus de territoire sur l'autre. Pour
se faire, on institua l'horreur en système dans le but d'obliger
les populations des territoires convoités à émigrer
afin d'y substituer ou du moins de la rendre hégémonique
celles dont la puissance tente d'annexer ceux-ci : c'est la purification
ethnique 12.
Un des enjeux idéologique de la guerre en Bosnie-Herzégovine
est de détruire toute idée de multiculturalité
au profit de la constitution de nations "pures", c'est-à-dire
purifiées ethniquement. Autrement dit, le but est de constitué
des nations, pour ainsi dire, "monoculturelles", notion qui
n'est pas sans rappeler le concept de racisme différentialiste
élaboré par A. de Besnoit.
* Mais ce processus se vérifie aussi au niveau des rapports Nord/Sud/Est.
Auparavant les rapports entre le Centre et la Périphérie
se caractérisaient par " l'échange inégal
". Idéologiquement les pays occidentaux imposaient aux pays
dits "sous-développés" le modèle du développement
; autrement dit on leur proposait de se développer selon le modèle
occidental. Ainsi ils pourraient à terme jouir des " bienfaits
de la démocratie ". Ce discours postulait le développement
comme une fin en soi puisque le progrès était éternel
et devait profiter à tous sans se soucier des réalités
culturelles, économiques, sociales de ces pays et encore moins
des aspirations des populations. Concrètement, beaucoup de pays
ont effectivement fait le pari du développement, et ont basé
leur économie sur des marchandises d'exportation (pétrole,
coton, arachide, café, etc.). Ils étaient donc tributaires
des marchés internationaux, qu'ils ne contrôlaient pas
; ainsi les pays du Centre purent peuvent piller les pays
du Tiers monde. Les élites politiques de ces pays bénéficient
grandement de cette forme d'échange ; elles sont totalement liées,
par des intérêts communs entre autre leur maintien
au pouvoir , avec les gouvernements des pays occidentaux
Avec l'évolution de l'impérialisme et de l'idéologie
différentialiste qui le sous-tend, un véritable apartheid
social se met en place à l'échelle de la planète
: des continents entiers sont laissés à l'abandon, en
particulier l'Afrique noire mais aussi l'Amérique du sud. Une
grande partie des populations est ainsi condamnée à mourir
de faim, de guerre, d'épidémie par les décideurs
économiques et politiques. Le cynisme du raisonnement des gestionnaires
de la planète est poussé à son comble : plus il
y a de morts, moins la pression migratoire sera importante !
Ce qui est le plus significatif dans les luttes récentes (logement,
précarité, sans-papiers ) c'est qu'elles débordent
le cadre des revendications quantitatives (réduction du temps
de travail, hausse des salaires ) pour poser la question de nos conditions
d'existence dans la société. En outre les exigences autour
de la volonté de vivre " dignement " tendent à
rentrer en contradiction avec des piliers idéologiques de la
société bourgeoise, mais aussi avec des dispositifs liés
à la mondialisation de l'économie. En effet le droit de
propriété doit-il prévaloir sur le fait de disposer
d'un logement décent ? Doit-on encore accepter que le travail
ou son absence détermine nos conditions de vie
aussi bien par les revenus qu'il procure, qu'au niveau de l'organisation
matérielle : choix du lieu d'habitation, organisation du temps
? Qu'en est-il de la libre circulation des individus dans une Europe
qui se renferme comme une forteresse ? En dernière instance,
c'est bien la question des normes/valeurs qui doivent fonder la société
qui est posée.
Que se soient les luttes sur le logement, contre la précarité
et dernièrement celle des sans-papiers, elles ont un point commun
: ce sont des personnes qui survivent dans des conditions inextricables
et qui disent " stop ! On arrête, on ne peut plus continuer
à vivre de la sorte ". Ces luttes imposent des débats
sur des choix de société : pouvons-nous accepter que des
individus ne puissent se loger sous prétexte qu'un propriétaire
leur réclame des loyers et garanties qu'ils ne pourront jamais
fournir ; autrement dit, le droit de propriété doit-il
prévaloir sur le fait de pouvoir se loger ? On peut espérer
que dans un proche avenir des personnes n'acceptent plus d'être
réduites à la mendicité, à la charité,
ou de risquer d'être emprisonnées pour vol afin de se nourrir,
se vêtir, se cultiver, se divertir
De même les sans-papiers, en revendiquant la libre circulation
des individus, l'ouverture des frontières, interrogent la société
sur son devenir. Voulons-nous vivre dans un monde de "petits blancs"
complètement repliés sur eux-mêmes, au sein d'une
Europe forteresse, et ayant peur de tout ce qui leur est extérieur,
étranger ; un monde dans lequel les populations, en particulier
les pauvres, seraient fixées sur leur territoire, un monde dans
lequel les cultures seraient étanches les unes par rapport aux
autres ? Ou voulons-nous au contraire vivre comme on le veut, avec qui
l'on veut et où l'on veut, ce qui passe inévitablement
par la reconnaissance de valeurs comme la solidarité, l'égalité,
la liberté, linterculturalité 13 et la libre circulation
des hommes des femmes et des idées ?
Il nous faut donc lutter contre toutes les exclusions (sociale, raciale,
sexuelle ) qui forment le terreau des pratiques autoritaires et sécuritaires,
divisent les populations en catégories ayant des capacités
d'action sociales inégales.
La société bourgeoise fonctionne sur le principe de quantification,
c'est-à-dire que tout est quantifié, la valeur d'échange
prévaut sur la valeur d'usage ; autrement dit ce n'est pas l'utilité
d'une marchandise qui prime mais ce qu'elle peut rapporter comme bénéfice
à celui qui la détient et veut la vendre. On produit des
marchandises non pas en fonction des besoins qu'elles satisferaient,
mais parce qu'elles vont, par leur vente, faire fructifier le capital
investi pour leur réalisation. En conséquence, des marchandises
qui nous sont utiles peuvent cesser d'être produites car elles
ne seront pas suffisamment rentables (c'est-à-dire produisant
des profits estimés suffisants par et pour le capitaliste) ;
l'objectif de la rationalité du capitalisme n'est pas de satisfaire
nos besoins, mais de dégager des profits à partir du capital
investi. Par exemple, les laboratoires pharmaceutiques, selon W. Rozenbaum
14, sacrifient la recherche d'un vaccin contre le sida sur l'autel du
profit. " Ces laboratoires sont des entreprises privées
soumises aux règles du marché et dont la prospérité
repose sur la vente de médicaments en grandes quantité
dans les pays riches. Il est donc plus intéressant pour un labo
de trouver un produit efficace contre la maladie du coeur ou le cholestérol
que de mobiliser des fonds pour le sida, qui concerne en premier lieu
des régions insolvables (Afrique, Asie) et qui, dans les pays
riches, restent une pathologie affectant un nombre relativement limité
de personnes. " [ ] " dans cette logique de marché,
il n'est pas intéressant pour les laboratoires de pousser certaines
recherches, non seulement parce que celles-ci ne sont pas rentables,
mais aussi parce qu'il existe des sources de profits plus attractives
encore que la vente de médicaments : je veux parler de la bourse.
Un jack-pot en bourse rapporte plus que la vente de dix milles comprimés.
N'oublions pas non plus que dans les laboratoires les vrais décideurs
ne sont pas les scientifiques ou les chercheurs, mais les actionnaires
qui, eux, n'ont pas d'états d'âme. "15
Revendiquer la gratuité des transports pour tous et toutes, le
libre accès au logement même si l'on n'a pas de
ressources , la liberté et la gratuité de la contraception
et de l'avortement, de la santé en général c'est
lutter contre cette hiérarchie sociale fondée sur l'importance
de nos ressources financières, elles-mêmes soumises aux
aléas d'une conjoncture économique nous échappant
totalement. Ce qui nous importe ce n'est pas combien vaut telle ou telle
marchandise et quels profits va-t-elle dégager, mais qu'elle
est l'utilité de tel ou tel produit pour satisfaire nos besoins
et nos désirs.
La misère est avant tout un problème politique ; la combattre
relève d'un débat sur le choix de société
dans laquelle nous voulons vivre. Par exemple, il y a assez de logements,
en France, pour loger tous les SDF et les mal-logés décemment.
" durant ces 10 dernières années, le nombre de logements
vacants a oscillé autour des 2 million d'unités (1 919
000 en 1984, 2 156 000 en 1988, 1977 000 en 1992), soit environ 8 %
du parc locatif. Autrement dit, de quoi loger ou reloger la totalité
des sans-abri et des mal-logés. "16. De même, selon
un rapport de la F.A.O. 17, la production agricole mondiale permet de
nourrir 12 milliards de personnes alors que nous sommes environ 6 milliards
sur la planète.
Groupe La Canaille Tours, Novembre 1996
Notes
1 Pour en finir avec le Front National, A. Bihr, Syros 1992
2 La mondialisation du capital, F. Chesnais, Syros 1994
3 L'Homme mondial P. Hengelbard, Arléa 1996
4 Lois du marché contre droit des peuples, des démocraties
sans voix, C. de Brie, in le Monde Diplomatique décembre 1992.
5 L'Homme mondial, opus cité
6 La mondialisation du capital, opus cité
7 C'est A. de Besnoit, l'un des principaux théoricien de la nouvelle
droite, qui a élaboré ce concept.
8 Y a-t-il un " néo-racisme " ?, E. Balibar, in Race
Nation Classe, les Identités Ambiguës, E. Balibar et I.
Wallerstein, Éditions La Découverte, 1988
9 Cet été Clinton a franchi ce pas. " la responsabilité
des programmes sociaux est dévolue aux cinquante États
de l'Union et, plus en aval, aux milliers de contés : chacun
d'eux aura l'attitude d'utiliser les subsides fédéraux
comme il l'entend pourvu qu'il fasse "basculer les gens de l'assistance
à l'emploi" " (Quand le président Clinton "
réforme " la pauvreté, in Monde Diplomatique septembre
1995)
10 En outre la Yougoslavie a été sacrifiée sur
l'autel de Maastricht. " "Les Allemands, explique un diplomate
français, faisaient un cadeau à l'Europe : leur mark.
Kohl pouvait espérer un geste en retour." Chacun sait bien
que, pour réussir Maastricht, les Douze doivent mettre une sourdine
à leurs divergences yougoslaves. " " Interrogeant Roland
Dumas (ministre socialiste des affaires étrangères), un
spécialiste du Quai-d'Orsay pose sans détour la question
clé : entre Maastricht et la Yougoslavie, il s'agit de choisir
ce que nous considérons comme prioritaire. La réponse
de Dumas est sans ambiguïté : c'est Maastricht ! "
On pouvait arrêter les Serbes, in numéro spécial
du Nouvel Observateur du 24-30 décembre 1992 : Pour que personne
ne puisse dire "Sarajevo ? Je ne savais pas "
11 Certains analystes verront ainsi la reconstitution, en terme géopolitique,
des axes religieux : orthodoxe (Serbie, Russie, Grèce), catholique
(Croatie, Vatican ) et musulman (Bosniaques/Musulmans et pays de religion
musulmane).
12 Le gouvernement israélien eut et a un comportement similaire
à l'égard des Palestiniens. En effet, en 1948 il organisa
le massacre de tous les palestinien d'un village pour leur faire comprendre
qu'ils n'avaient qu'un salut : l'exode ; ainsi, la population de l'Etat
sioniste put occuper la place, alors que les camps de réfugiés
furent imposés aux Palestiniens déchus de leur terre,
camps dans lesquels ils survivent toujours. Cette situation fut avalisée
par l'ONU par la suite. La guerre des 6 jours en 1967 est l'aboutissement
de ce processus : l'annexion de la totalité de la Palestine.
Les accords d'Oslo n'ont en aucune façon endigué ce processus,
bien au contraire. Cette "paix" contraint de plus en plus
les Palestiniens à vivre essentiellement dans de véritables
bantoustans que sont les territoires "autonomes" qui seront
dans le meilleurs des cas des réservoirs de main d'oeuvre pour
Israël. La création d'un État palestinien n'endiguera
pas cette évolution car il n'aura pas les moyens politiques et
économiques pour la contrecarrer et mettre en uvre une
politique alternative. Les derniers événements qui se
sont déroulés en septembre 1996 à Jérusalem
et dans les Territoires montrent que des perspectives existent pourtant
lorsque la population se mobilise, prend ses affaires en mains. "
Affaiblie dans les négociations, contrainte à des concessions
politiques sous la pression du blocus économique, l'Autorité
nationale palestinienne peut trouver là un second souffle. A
condition de comprendre durablement que la mobilisation populaire, qu'elle
a jusqu'à présent redouté voire combattu, est indispensable
pour reconstruire