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Message Internet Liste Zpajol
Date : 12 Janvier 2004
Point de vue
Non au tatouage biopolitique, par Giorgio Agamben
LE MONDE | 10.01.04 | 15h26
Les journaux ne laissent aucun doute : qui voudra désormais
se rendre aux Etats-Unis avec un visa sera fiché et devra
laisser ses empreintes digitales en entrant dans le pays. Personnellement,
je n'ai aucune intention de me soumettre à de telles procédures,
et c'est pourquoi j'ai annulé sans attendre le cours que
je devais faire en mars à l'université de New York.
Je voudrais expliquer ici la raison de ce refus, c'est-à-dire
pourquoi, malgré la sympathie qui me lie depuis de nombreuses
années à mes collègues américains ainsi
qu'à leurs étudiants, je considère que cette
décision est à la fois nécessaire et sans appel
et combien je tiendrais à ce qu'elle soit partagée
par d'autres intellectuels et d'autres enseignants européens.
Il ne s'agit pas seulement d'une réaction épidermique
face à une procédure qui a longtemps été
imposée à des criminels et à des accusés
politiques. S'il ne s'agissait que de cela, nous pourrions bien
sûr accepter moralement de partager, par solidarité,
les conditions humiliantes auxquelles sont soumis aujourd'hui tant
d'êtres humains.
L'essentiel n'est pas là. Le problème excède
les limites de la sensibilité personnelle et concerne tout
simplement le statut juridico-politique (il serait peut-être
plus simple de dire biopolitique) des citoyens dans les Etats prétendus
démocratiques où nous vivons.
On essaie, depuis quelques années, de nous convaincre d'accepter
comme les dimensions humaines et normales de notre existence des
pratiques de contrôle qui avaient toujours été
considérées comme exceptionnelles et proprement inhumaines.
Nul n'ignore ainsi que le contrôle exercé par l'Etat
sur les individus à travers l'usage de dispositifs électroniques,
comme les cartes de crédit ou les téléphones
portables, a atteint des limites naguère insoupçonnables.
On ne saurait pourtant dépasser certains seuils dans le contrôle
et dans la manipulation des corps sans pénétrer dans
une nouvelle ère biopolitique, sans franchir un pas de plus
dans ce que Michel Foucault appelait une animalisation progressive
de l'homme mise en œuvre à travers les techniques les
plus sophistiquées.
Le fichage électronique des empreintes digitales et de la
rétine, le tatouage sous-cutané ainsi que d'autres
pratiques du même genre sont des éléments qui
contribuent à définir ce seuil. Les raisons de sécurité
qui sont invoquées pour les justifier ne doivent pas nous
impressionner : elles ne font rien à l'affaire. L'histoire
nous apprend combien les pratiques qui ont d'abord été
réservées aux étrangers se trouvent ensuite
appliquées à l'ensemble des citoyens.
Ce qui est en jeu ici n'est rien de moins que la nouvelle relation
biopolitique "normale" entre les citoyens et l'Etat. Cette
relation n'a plus rien à voir avec la participation libre
et active à la sphère publique, mais concerne l'inscription
et le fichage de l'élément le plus privé et
le plus incommunicable de la subjectivité : je veux parler
de la vie biologique des corps.
Aux dispositifs médiatiques qui contrôlent et manipulent
la parole publique correspondent donc les dispositifs technologiques
qui inscrivent et identifient la vie nue : entre ces deux extrêmes
d'une parole sans corps et d'un corps sans parole, l'espace de ce
que nous appelions autrefois la politique est toujours plus réduit
et plus exigu.
Ainsi, en appliquant au citoyen, ou plutôt à l'être
humain comme tel, les techniques et les dispositifs qu'ils avaient
inventés pour les classes dangereuses, les Etats, qui devraient
constituer le lieu même de la vie politique, ont fait de lui
le suspect par excellence, au point que c'est l'humanité
elle-même qui est devenue la classe dangereuse.
Il y a quelques années, j'avais écrit que le paradigme
politique de l'Occident n'était plus la cité, mais
le camp de concentration, et que nous étions passés
d'Athènes à Auschwitz. Il s'agissait évidemment
d'une thèse philosophique, et non pas d'un récit historique,
car on ne saurait confondre des phénomènes qu'il convient
au contraire de distinguer.
Je voudrais suggérer que le tatouage était sans doute
apparu à Auschwitz comme la manière la plus normale
et la plus économique de régler l'inscription et l'enregistrement
des déportés dans les camps de concentration. Le tatouage
biopolitique que nous imposent maintenant les Etats-Unis pour pénétrer
sur leur territoire pourrait bien être le signe avant-coureur
de ce que l'on nous demandera plus tard d'accepter comme l'inscription
normale de l'identité du bon citoyen dans les mécanismes
et les engrenages de l'Etat. C'est pourquoi il faut s'y opposer.
Traduit de l'italien par Martin Rueff
Giorgio Agamben est philosophe, professeur à l'université
de Venise et à l'université de New York.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.01.04
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