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«Une guerre contre l'Europe»
Giorgio Agamben


Message Internet
Date: 8 Avril 2003
Subject: [multitudes-infos] entretien avec Agamben: une guerre contre l'Europe

Giorgio Agamben : «Une guerre contre l'Europe»
Représentant d'une gauche radicale, l'intellectuel italien Giorgio Agamben, né à Rome en 1942, est un disciple de Michel Foucault et un théoricien du pouvoir moderne. Professeur d'esthétique à l'université de Vérone, cet auteur de nombreux essais traduits en français (1) s'oppose au gouvernement de Silvio Berlusconi, coupable selon lui d'avaliser l'«état d'urgence permanent» instauré par les Etats-Unis.
Propos recueillis par Tiziana Mian
07 avril 2003

LE FIGARO. ­ Comment le philosophe que vous êtes réagit-il à cette guerre ? L'Amérique s'est-elle arrogé le droit d'être au-dessus des lois ?

Giorgio AGAMBEN. ­ Face à cette guerre je ne pense pas qu'on puisse réagir en tant que philosophe, artiste, français, italien, ouvrier ou bourgeois, on ne peut que réagir entièrement, dans tous les aspects de notre existence. Pour le reste, il est évident que cette guerre signifie de la part des Etats-Unis une nette prévarication de la force contre le droit. Le gouvernement américain a délibérément ignoré et piétiné ce qui restait du droit international, qui avait déjà été mis à dure épreuve au cours de ces dernières années. Je crois que, pour comprendre ce qui s'est passé, il ne faut pas oublier que cette transgression des règles du droit se produit, me semble-t-il, selon un paradigme qui guide aujourd'hui toute la politique des Etats-Unis d'après le 11 septembre, c'est-à-dire l'état d'exception. Mais ce qui est extrêmement inquiétant c'est que ce paradigme, d'état extraordinaire et provisoire, soit devenu progressivement un modèle normal pour gouverner.

Que voulez-vous dire ?

J'irai jusqu'à dire que la création volontaire d'un état d'urgence permanent est devenu une des pratiques essentielles des États contemporains y compris des États démocratiques. En ce qui concerne les Etats-Unis, il me paraît évident que la Maison-Blanche essaie d'imposer à son pays et à la planète entière un état d'exception permanent, qui nous est présenté comme une réponse à une sorte de guerre civile mondiale entre État et terrorisme. Il suffit de penser au passage de la République de Weimar au nazisme, mais aussi à l'actuelle situation de l'État d'Israël... L'histoire récente nous enseigne qu'aucune démocratie ne peut résister à un état d'exception trop prolongé ou à un état de guerre qui devienne permanent. Je veux dire par là qu'il me semble que même la démocratie américaine, pourvu qu'elle existe encore aujourd'hui, court le danger, sous la pression de cet état d'urgence permanent, qui est un état de guerre permanent, de se transformer en un régime ouvertement antidémocratique.

Vous parlez d'un terrorisme à l'envers. Est-ce justifié ?

Ce qui se passe lorsque l'état d'exception devient permanent, c'est-à-dire devient le paradigme normal de la politique, c'est qu'État et terrorisme finissent par former un système unique, dont les deux parties ne sont même plus identifiables. C'est un système unitaire à deux faces, dont une sert à justifier sans cesse les actions de l'autre et à un tel degré qu'on ne peut plus distinguer laquelle des deux joue tel ou tel rôle.

Pensez-vous que les divisions provoquées par cette guerre en Europe seront profondes et durables ?

Ce qui me semble clair, c'est qu'il s'agit d'abord d'une guerre contre l'Europe. À partir du moment où l'Europe est devenue une puissance économique qui menace la suprématie des Etats-Unis, ces derniers ont voulu prouver que l'Europe n'existe pas politiquement. Pendant ces derniers mois, la diplomatie américaine a ouvertement et systématiquement travaillé à détruire l'unité politique européenne. Malheureusement ils y ont réussi.

Les Américains auraient donc profité de cette opportunité pour diviser l'Europe ?

Je suis persuadé que c'est une des raisons cachées et inavouées de cette guerre et qui est loin d'être secondaire. C'est d'abord une guerre contre l'Europe.

Que vous inspirent les dernières déclarations de Berlusconi à Bruxelles, à l'égard de la France et de Chirac ?

Quelles que soient les raisons de leurs choix ­ conviction véritable ou opportunisme ­, la France et l'Allemagne sont les seuls États européens qui donnent une vraie vision politique de l'Europe. Berlusconi et d'autres hommes politiques du continent européen ont, en revanche, apporté la preuve qu'ils n'étaient que les commis des intérêts américains. Du point de vue de la politique étrangère, l'Italie est «techniquement» depuis 1945 un protectorat américain. Il est évident qu'un pays dont le territoire est entièrement parsemé de bases militaires américaines ne peut pas être indépendant.

On parle beaucoup de «guerre des images». Quelle vérité parvient ainsi, d'après vous, aux téléspectateurs ?

La première guerre du Golfe nous avait habitués à cette manipulation, dans laquelle l'événement et la nouvelle se confondent et l'information tend à se substituer au fait. Mais cette fois-ci on remarque quelque chose de nouveau : une extraordinaire réaction de masse contre la guerre dans tous les pays européens. A l'extrême confusion de l'information fait face une extrême lucidité des «spectateurs». C'est le vrai point positif que j'observe aujourd'hui.

Quel rôle peuvent encore avoir les Etats-Unis au sein de l'ONU ?

Comme les Etats-Unis ont montré que l'Europe n'est pas une puissance politique, ils ont aussi montré que l'ONU n'est pas une réalité politique, mais, tout au plus, humanitaire. Il se peut qu'une fois la guerre terminée ils décident de confier à l'ONU la tâche de gérer les aides humanitaires. Dans cette situation de totale violation du droit, cette tâche deviendrait, à mon sens, une honte.

Que vous inspire le spectacle de Bagdad sous les bombes ?

Le seul moment où, en Europe, une vraie unité culturelle a existé, ce fut entre les XIIe et XIIIe siècles. De cette unité, faisaient partie intégrante la culture islamique et hébraïque. Il est probable aussi que nous n'aurions pas de philosophie moderne sans les Arabes qui nous ont transmis la philosophie grecque et sans les traducteurs juifs qui nous ont restitué en latin les oeuvres d'Avicenne, Averroès, etc. Depuis, en Europe, il n'y a plus jamais eu d'unité culturelle. Sans doute parce qu'il ne peut y avoir d'unité vraie qu'à la condition que ces deux autres réalités soient incluses.

(1) Parmi lesquels Stanze (Rivages), Enfance et histoire (Payot), Le Langage et la mort (Bourgois), Homo sacer (Le Seuil).

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