Homo Sacer ne laisse à son lecteur que deux attitudes possibles
: le considérer comme un récit de plus, une fiction philosophique
en quelque sorte, ou bien considérer que dans sa lecture, il
y va du plus intime de ce qui constitue nos vies et de ce quil
y a de plus étendu, généralisé, ramifié
dans la réalité contemporaine du pouvoir.
La question se formule immédiatement ainsi : quelle attitude
adopter devant un ouvrage dont la thèse centrale fait du camp
le paradigme caché de lexercice du pouvoir quà
la suite de Foucault, Agamben définit comme gestion de la vie
? Question essentielle, sil est vrai que lenjeu le plus
fort de la pensée aujourdhui est celui de la renaissance
dune politique adéquate à son temps, et sil
est vrai par ailleurs quune telle renaissance a pour condition
lidentification de lennemi. Opération cruciale, nous
prévient Agamben lui-même, car ce nest quune
fois connu que lennemi se distingue vraiment de ce que nous sommes,
et que lon se trouve séparé de ce qui en nous-mêmes
sajointe à son existence. Si lon naccomplit
pas cette séparation, « on finit tôt ou tard par
sidentifier à lennemi dont la structure reste inconnue
» (Homo Sacer, 20).
Le paradigme du camp offre-t-il la clef dune telle opération,
et donc aussi la clef du lieu à partir duquel seulement une reconstruction
politique est possible ?
1. Une nouvelle histoire idéaliste ?
1.1. La thèse de Giorgio Agamben peut se résumer ainsi
: le rapport entre le pouvoir souverain et la vie nue (expression donnant
son sous-titre à louvrage) est un rapport de capture, sur
la base dune structure dexception. En tant quil est
ce qui institue un ordre juridique, le pouvoir souverain doit conserver
dans le même temps la possibilité de le suspendre. Ainsi
ménage-t-il au sein de cet ordre un espace dexception :
cest par ce dernier seulement que lordre institué,
lespace normé, acquiert sa consistance, car cest
seulement dans la mesure où le pouvoir maintient la possibilité
de manifester à nouveau sa puissance fondatrice quil va
être à même, à proprement parler, de simposer
comme pouvoir souverain, et dimposer la normalisation qui procède
de lui. En dautres termes, cest dans la mesure où
il est à même de décréter létat
dexception que le pouvoir est dit pouvoir souverain (HS, 19 et
33 sq.). Au sein de lespace dexception, peut sexercer
sans médiation la décision souveraine comme autorité
absolue, et elle sexerce sur la « vie nue » sous la
forme dun « pouvoir de vie et de mort » (Vitae necisque
potestas) qui se prononce de façon irrévocable.
Lopération fondamentale du pouvoir se comprend alors comme
la possibilité disoler, en chaque sujet, une vie nue, vie
irrémédiablement exposée à la décision
souveraine et qui en tant que telle assurera par conséquent au
pouvoir une prise directe.
Létat dexception est donc le revers de la norme,
non le contraire de lordre institué, mais le principe qui
lui est immanent. Le camp nomme cet espace dans lhistoire récente,
en tant notamment quil est le moment où la règle
et lexception deviennent indiscernables, et où, à
partir de là, les limites mêmes de lespace dexception
tendent à se dissoudre, et à généraliser
par là même la structure de lexception, qui elle-même
tend alors à concerner immédiatement et en permanence
lensemble des hommes. À partir de lidentification
« topologique » de la structure du pouvoir souverain, il
sagit donc de retracer les étapes de lextension quasi
illimitée de son exercice, du droit archaïque romain aux
bio-technologies contemporaines, en passant par la Révolution
française et la politique nazie.
1.2. Le premier point de vue critique sur le travail dAgamben
se confondrait avec laccusation didéalisme. Selon
ce point de vue, qui pourrait être celui de nombre dhistoriographes
dinspiration marxiste, lhistoire dès lors perçue
comme trop linéaire que retrace Agamben, ne serait quune
reconstruction a posteriori, sans assises réelles, en contradiction
flagrante avec un point de vue authentiquement « matérialiste
» ou « scientifique », ou tout simplement «
rigoureux ». Si lon isole quelques événements
et quelques énoncés en prétendant reconstituer
à partir deux le mouvement de lhistoire occidentale,
on risque en effet de rester pris dans une illusion, de projeter la
cohérence rétrospective de sa pensée sur la complexité
de la réalité historique, qui ne saurait se réduire
à une telle cohérence toute intellectuelle. Autrement
dit, on pourra toujours arguer quil est aisé de reconstruire
lunité et la cohérence supposées de lhistoire,
et que la pensée qui procède ainsi ne repose sur rien
dautre que ses propres concepts, que rien ne permet dinfirmer,
mais pas davantage de confirmer véritablement.
Comme lindique le quatrième de couverture, cet ouvrage
se propose de tracer une continuité « dAristote à
Auschwitz », prêtant ainsi délibérément
le flanc à laccusation didéalisme . Il mêle
par ailleurs, apparemment sans souci de la « spécificité
» des domaines, des concepts issus de lontologie, de la
politique, de la théorie juridique, de la linguistique, etc.
Comment un discours peut-il à ce point sautoriser de lui-même
pour prétendre navoir pas à rendre de comptes eu
égard à la légitimité de son point de vue
?
1.3. Lobjection didéalisme conteste la possibilité
de tenir un tel discours, en tant quil ne serait pas à
même de rendre compte de sa légitimité et de sa
recevabilité. Or, cela revient à méconnaître
ceci : le point de départ de lanalyse dAgamben se
situe au-delà du débat « idéalisme/matérialisme
». Sil nest pas délirant dinterpréter
lhistoire sur la base des énoncés juridiques, de
la linguistique, de la spéculation ontologique, ce nest
pas parce que ceux-ci « détermineraient » le cours
de lhistoire.
Nous le verrons plus précisément plus loin : Agamben ne
cherche pas à faire un travail dhistorien, mais un travail
philosophique. Il ne sagit pas de déterminer des consécutions
de faits, mais dapprofondir une thèse sur la réalité
du pouvoir et sur sa signification ontologique. On dira alors que dans
les discours quil prend pour base de son analyse, sest déposé
un mode dengagement déterminé de la réalité
humaine au sein du monde (Heidegger aurait dit à une époque,
« dans le tout de létant »). Il ne sagit
donc pas dopposer un schéma causal (« idéaliste
») à un autre, mais de comprendre à partir doù
sest construite la réalité subjective de lexpérience
humaine. Et inversement, le texte dAgamben lui-même ne peut
être évalué quà laune des effets
subjectifs quil est à même de produire, cest-à-dire
du degré dintensité avec lequel lêtre-sujet
sy trouve mis en question dans son rapport au pouvoir.
Adossée à une conception objectiviste de la pensée
et de la vérité, laccusation didéalisme
témoigne dune mécompréhension profonde de
ce quune pensée peut engager, de lexpérience
quelle peut être, qui ne préexiste pas à son
déploiement et à sa transmission.
2. Soupçons
2.1. La thèse dAgamben convoque centralement la politique
nazie, et le discours qui est tenu à ce sujet est particulièrement
courageux, à tel point quil peut donner lieu à des
malentendus. Dans la recension quil fait de louvrage de
Giorgio Agamben , Alessandro Dal Lago, après avoir précisé
que lidentité historique de notre siècle reposait
sur lexistence des camps dextermination, fait précéder
son analyse de cette mise en garde : « Naturellement, lextermination
de masse des juifs est un événement absolu
et inconcevable sur la base des catégories historiques habituelles,
bien quissu du cur de la culture occidentale, et par conséquent
incommensurable à la renaissance des camps de détention
et aux assassinats de masse de notre temps » (nous traduisons).
À la page 125 de son ouvrage, Agamben écrit ceci : «
la volonté de donner à lextermination des juifs
une aura sacrificielle à travers le terme dholocauste
relève dune démarche historiographique aussi aveugle
quirresponsable ». Or, cest bien ce que fait Dal Lago,
même si en loccurrence le terme « holocauste »
nest pas prononcé. Curieuse démarche, dès
lors, que celle qui se trouve engagée dans cette recension, qui
prétend être le commentaire élogieux dun ouvrage
dont elle ruine pourtant par avance la visée et la portée
réelles. Curieuse attitude aussi que celle qui entend faire passer
comme précaution dusage une mise en garde, supposée
si évidente pour tous quelle est dite « naturelle
», qui va précisément à lencontre du
projet commenté.
Il semble que la précaution de Dal Lago vise à disculper
par avance Agamben aux yeux de ceux pour qui toute comparaison de lextermination
des juifs avec tout autre événement de lhistoire
conduit à une « banalisation », et prend ainsi le
risque dune dérive vers le discours « négationniste
».
2.2. Le négationnisme, en tant quil conteste le nombre
des victimes juives du nazisme et va même jusquà
nier lexistence des chambres à gaz, est une stratégie
de discours parfaitement abjecte, ordonnée à un point
de vue antisémite et pro-nazi.
Pour autant, on ne saurait voir sans méfiance le développement,
tout au moins en France, dun discours qui prétend être
une dénonciation des dérives négationnistes . Il
faut en effet, si lon ne veut pas verser dans lidéologie
pure et simple, distinguer nettement deux choses : les énoncés
négationnistes, irrecevables comme tels, qui visent en définitive
à ruiner lidée même dune politique dextermination
nazie ; et les recherches, comme celle que mène justement Agamben,
qui tentent dapprofondir les causes du nazisme, en tant que de
telles causes ne sont pas sans concerner notre présent. À
cet égard, il faut rejeter comme nous le verrons ci-après
la criminalisation de ceux qui refusent de renvoyer lexplication
du nazisme à des « bases raciales ». Que le racisme
et lantisémitisme aient constitué des éléments
incontestables de la subjectivation nazie nest pas en doute, mais
seulement le fait que le racisme suffise à définir la
politique nazie (ou fasciste en général) : larrière-fond
dun tel discours est bien évidemment lidée
que nos démocraties, précisément fondées
sur dautres « bases », seraient par là même
par nature hétérogènes à une telle politique
. Renvoyer toute recherche qui se départit de tels postulats
à une banalisation criminelle revient à créer une
police des énoncés, et à faire de « lincommensurable
» et de « limpensable » un criterium à
laune duquel évaluer toute pensée, en brandissant
le spectre de la « complicité » avec les crimes les
plus abjects si lon ne sy soumet pas. Cela est non seulement
dépourvu de toute intégrité, mais aussi de sens.
2.3. Le risque est néanmoins clair, lorsquon tente dexpliquer
la parenté essentielle entre les démocraties contemporaines
et les politiques « totalitaires » (et singulièrement
parmi elles le nazisme), de dissoudre les différences essentielles
qui existent entre elles. Cest pourquoi Agamben prend soin de
préciser : « La thèse dune solidarité
profonde entre démocratie et totalitarisme (quil nous faut
avancer ici, même si cest avec prudence) nest pas,
bien sûr, [...] une thèse historiographique, permettant
la liquidation et le nivellement des différences manifestes qui
marquent leur histoire et leur antagonisme » (HS, 18). Le point
de vue de ce livre, qui est dit ici « historico-philosophique
», ne correspond pas à une démarche dhistorien,
et ne saurait avoir pour but la contestation des analyses ayant mis
au jour lhétérogénéité de fonctionnement
des différents systèmes politiques (social-démocraties,
stalinisme, fascisme, etc.).
Ce qui est mis au jour, cest lapprofondissement de lexercice
du pouvoir souverain ; cest seulement de ce point de vue quest
décelable une parenté entre notamment la Déclaration
des droits de lhomme et du citoyen et la politique nazie.
2.4. La « modernité », quAgamben fait remonter
à la formulation du writ dHabeas corpus en 1679, est ce
qui déplace lexercice de la souveraineté sur chaque
sujet, qui se trouve alors amené à répéter,
en lappliquant sur soi-même (et donc virtuellement aussi
sur tout autre), la structure de lexception (HS, 134235). La Révolution
française donnera la formulation la plus explicite de ce déplacement,
à travers la proclamation de lidentité entre naissance
et souveraineté, comme base de lÉtat-nation : chaque
sujet est alors amené à identifier en lui une vie nue
(naissance) qui sera le support unique de la souveraineté (citoyenneté).
Par conséquent, une telle identité nest posée
que sur fond dun isolement préalable de la vie nue. Même
si cette opération nest pas explicitée comme telle,
elle est pourtant seule à même de rendre compte du fait
quil y aura, justement, des exceptions : si la figure du réfugié,
ou de limmigré sans papiers, est si cruciale aujourdhui,
cest parce quelle révèle le caractère
en définitive illusoire de cette identité entre naissance
et souveraineté (ou entre vie nue et politique) dans le cadre
de lÉtat-nation et où ce dernier se trouve par là
même mis en crise. Cest avant tout pour répondre
à une telle crise que le pouvoir nazi va faire que la vie ne
soit plus seulement investie du principe de souveraineté, mais
soit elle-même en tant que telle « le lieu dune décision
souveraine » (HS, 154 ; nous soulignons). En ce sens, il va être
pensé comme le « premier État radicalement biopolitique
», car il va se construire immédiatement sur la base dune
décision portant sur « la vie qui ne mérite pas
de vivre », et qui à ce titre est « légitimement
» supprimable.
3. Lhomme sacré et lhomme sacrifiable
3.1. Le passage que nous avons mis en vis-à-vis du texte de Dal
Lago se poursuit ainsi : « Le juif, sous le nazisme, est le référent
négatif privilégié de la nouvelle souveraineté
biopolitique et, comme tel, un cas flagrant dhomo sacer, au sens
où il représente la vie quon peut ôter impunément,
mais non sacrifier [...]. La vérité, difficilement acceptable
pour les victimes elles-mêmes, mais que nous devons pourtant avoir
le courage de ne pas recouvrir dun voile sacrificiel, est que
les juifs ne furent pas exterminés au cours dun holocauste
délirant et démesuré, mais littéralement
selon les mots mêmes de Hitler, comme des poux, cest-à-dire
en tant que vie nue » (HS, 125).
Une formulation très claire de ce à quoi soppose
ici Agamben a été récemment donnée par François
Regnault, lors dun colloque portant sur la question du négationnisme
. Dans son intervention, Regnault prend essentiellement appui sur Lacan,
pour qui lextermination des juifs par les nazis ne saurait sinterpréter
autrement quen termes de sacrifice : « Je tiens quaucun
sens de lhistoire, fondé sur les prémisses hégéliano-marxistes,
nest capable de rendre compte de cette résurgence, par
quoi il savère que loffrande à des dieux obscurs
dun objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de
sujets peuvent ne pas succomber, dans une monstrueuse capture »
. Ces dieux se présentant selon Regnault, dans le cas du nazisme,
sous la forme de la « Race » aryenne , cest-à-dire
aussi du « Führer intérieur », qui faisait dire
à Eichmann quil navait fait quobéir
aux ordres.
Le fait que le marxisme classique ait buté sur lexplication
de la politique nazie nest un secret pour personne. Pour autant,
est-on condamné à faire fond sur une anthropologie du
phénomène religieux, conçu comme structure subjective
fondatrice, pour dépasser laporie des discours politiques
classiques ?
3.2. Largumentation de Regnault repose sur deux aspects essentiels
: la mise en avant de la notion de race, qui semble identifier le nazisme
comme politique « raciste », et surtout le statut dexception
des juifs dans la politique hitlérienne. Ce sont précisément
ces deux points qui sont explicitement rejetés par Agamben.
Sur le premier point, Agamben écrit : « Le terme racisme
(si lon entend par race un concept strictement biologique)
ne constitue pas la meilleure définition de la biopolitique du
Troisième Reich » (HS, 160). Cela, dans la mesure où
la politique nazie nest intelligible quà travers
lidentification précise du concept quAgamben reprend
à Foucault, mais en tant, comme on la dit, quelle
va « radicaliser » le sens de la biopolitique. Le nazisme,
on la déjà dit, nest intelligible quen
tant que « premier État radicalement biopolitique »
(HS, 154), cest-à-dire où le pouvoir va tout entier
se structurer à partir des décisions portant sur la vie
en tant que telle. Doù le paradoxe relevé par Agamben
selon lequel « une donnée naturelle tend à se présenter
comme une tâche politique » (HS, 161), dans la mesure où,
pour les nazis, il va sagir dassumer politiquement leur
« hérédité biologique », selon la formule
de Verschuer, lun des grands spécialistes de leugénique,
scientifique officiel, pourrait-on dire, du régime, qui continua
sa carrière malgré leffondrement de celui-ci.
Alors, la politique nazie est précisément ce qui va réaliser
lindistinction de la vie naturelle et de la vie politiquement
qualifiée, mais là encore, sur fond de leur séparation
, car lon reste dans le cadre de lanalyse du pouvoir souverain
qui se rapporte à la vie nue, isolée comme telle.
3.3. Découle de ce qui précède cette autre conséquence
fondamentale : même si les juifs sont, comme il a été
dit, « le référent négatif privilégié
» de la politique nazie, on ne peut interpréter le fondement
de celle-ci sur la base du statut dexception qui leur a été
donné : « les lois sur la discrimination des juifs ont
monopolisé lattention des historiens de la politique raciale
du Troisième Reich ; pourtant, elles ne sont pleinement compréhensibles
quune fois replacées dans le contexte général
de la législation et de la praxis biopolitique du national-socialisme
» (HS, 163). La politique eugénique qui identifie le nazisme
doit être prise dans sa globalité. Ce nest pas faire
affront à la mémoire des victimes juives du nazisme que
de dire que lextermination a été avant tout la conséquence
dune politique qui se voulait la production dun corps biologique,
à partir de la mise à lécart de ce qui pouvait
« dégénérer » celui-ci (juifs, malades
mentaux, tziganes, homosexuels, etc.).
Regnault, dans lintervention précitée, parle de
« la liquidation des juifs (et, à partir deux, des
tziganes, des homosexuels, voire des Allemand eux-mêmes) »
. Si lon suit Agamben, cette remarque nest pas exacte. Autrement
dit, lantisémitisme, composante très réelle
du nazisme, sans doute très répandu dans lensemble
du peuple, nest cependant pas la clef du phénomène
nazi. Cest au contraire dans un cadre de gestion de la vie nue,
et dans la visée de production dun corps collectif sain,
que senracinent les composantes antisémites, exprimées
avec la violence que lon sait, de cette politique. Ce nest
pas lantisémitisme qui peut rendre compte du nazisme, cest
au contraire son efficace dans la politique nazie qui trouve son explication
dans un cadre beaucoup plus général, proprement biopolitique,
dont la ressource ultime est lindistinction immédiate entre
la vie et le droit.
3.4. On comprend alors linsistance dAgamben sur la nécessité
de comprendre de manière littérale les énoncés
hitlériens : nulle invocation dun sacrifice, mais la mise
en avant dun assainissement. Invoquer une disposition structurale
au désir de sacrifice revient à nier la cohérence
(fût-elle, en loccurrence, monstrueuse) dune politique
dont Agamben précise quelle nest quune radicalisation,
le franchissement dun seuil, car avec le nazisme, le camp va apparaître
pleinement au jour pour lui-même, en tant quexception qui
perdure, et qui en ce sens tend à devenir la règle. Et
celui qui va habiter le camp va justement être lhomme sacré,
dans sa différence avec lhomme sacrifiable.
Lhomo sacer est la figure centrale de louvrage, qui offre
la clef du concept de vie nue. Issu du droit romain archaïque,
il est celui qui, déchu de ses droits, peut être tué
sans que cela ne constitue un meurtre, et ne peut pas davantage être
lobjet dun sacrifice selon les formes rituelles. De sorte
quil se trouve exclu à la fois du droit humain et du «
droit divin », appartenant à une zone floue où nature
et droit ne se distinguent plus. Cest en ce sens quil va
être dit par Agamben lhabitant du camp, la vie nue, tuable
mais non sacrifiable, exposée à la décision souveraine.
Il faut comprendre à partir de là lexigence de ne
pas confondre ce qui, à proprement parler, relève du sacré,
et ce qui peut être un objet de sacrifice. Lerreur que font
ceux qui interprètent lextermination des juifs comme un
« holocauste », en y attachant directement une signification
religieuse, est justement de confondre ces notions.
4. La singularité : pouvoir et politique
4.1. Dans les développements qui précèdent, il
semble que nous soyons tombés dans ce dont Dal Lago voulait «
disculper » Agamben, à savoir le risque dune dilution
de la singularité du génocide des juifs par les nazis.
Mais la question devient alors celle dune détermination
précise du statut de la singularité : quentendre
exactement par ce terme ?
Pour beaucoup, « singularité » signifie exception.
Cette compréhension autorise le discours sur « lholocauste
» comme réalité « incommensurable »
et « incomparable ». Or, rien ne nous permettra jamais de
dire que « les massacres de notre temps » sont sans commune
mesure avec ce qui sest passé sous le nazisme. Rien ne
nous autorisera à incomparer (cest-à-dire à
comparer, justement, en déclarant quun terme est au-delà
de lautre) du point de vue de ceux qui les subissent, les massacres
politiques, en déclarant que lun deux est laune
à laquelle doivent être mesurés tous les autres
; ou bien un tel discours est profondément irresponsable, ou
bien il doit assumer son évidente religiosité.
4.2. Bien évidemment, on ne saurait pour autant passer sous silence
ce sur quoi ont tant insisté les survivants des camps, à
savoir la déshumanisation permanente des prisonniers. À
cet égard, lorsquil introduit la figure de lhomo
sacer, voisine de celle de lhomme-loup, Agamben évoque
directement le problème dune animalisation de lhomme.
Mais celle-ci caractérise avant tout chez Agamben la figure du
souverain lui-même, en tant quil est lhomme pour qui
il est légitime dêtre un loup pour les autres hommes
: « dans la personne du souverain, le loup-garou, lhomme
loup pour lhomme, habite de façon stable dans la cité
» (HS, 118). Mais en vertu de la symétrie entre souverain
et homo sacer, ce dernier apparaît nettement comme lautre
versant de lanimalisation, cest-à-dire en loccurrence,
lêtre humain en qui va perpétuellement se trouver
niée sa qualité dhomme.
Là encore, le nazisme trouve son explication dans ce qui le rend
possible. On nen niera pas pour autant ce qui fait sa spécificité.
Même si, entre mille autres exemples, les civils viêt-namiens
brûlés, violés, massacrés par larmée
américaine ont eux aussi subi, sans nul doute, une déshumanisation
du même ordre que celle subie par les prisonniers des camps, seul
le pouvoir nazi a à ce point éprouvé la nécessité,
constitutive de son existence, de produire une sous-humanité,
et de la maintenir comme telle (lextermination en étant
laboutissement). Il lui fallait entretenir la visibilité
de ceux quil devait exposer, à ses propres yeux et à
ceux du peuple allemand, comme « inférieurs », comme
revers de ce quincarnait « le SS » .
À partir de là, il faut néanmoins revenir au problème
contenu dans lidée dune singularité de la
politique nazie en tant que telle. Une fois reconnus la spécificité
de la production de « sous-humanité » dans le nazisme
et le caractère exceptionnel dune extermination de masse
de cette ampleur, réalisée par des moyens « industriels
», reste le vrai problème ici, directement posé
dans les analyses faites par Agamben : que peut-on déduire de
la mise au jour de cette singularité ? Faut-il avant tout lanalyser
comme telle, ou bien faut-il la replacer dans un cadre où seulement
elle peut acquérir une intelligibilité plus grande ?
4.3. Lors du colloque sur le négationnisme déjà
cité , Sylvain Lazarus a tenté dexposer une compréhension
de la singularité de cette politique, à même den
rendre compte de façon immanente, cest-à-dire en
tant que singularité. Celle-ci trouve alors à sexprimer
à travers la catégorie de « guerre totale et sans
fin », comprise comme « reversement du politique dans la
guerre » .
Agamben, au contraire, ne vise pas lidentification de la singularité
du nazisme en tant que telle. À la démarche qui commence
par demander : « comment identifier une politique dans son unicité
? », Agamben substitue celle qui met au jour la forme de pouvoir
qui a rendu possible le nazisme, et à travers lui, ce qui est
devenu la réalité centrale de lespace biopolitique
contemporain, à savoir le camp (HS, 179). Autrement dit, Agamben
nannule pas la spécificité de la politique nazie,
mais la replace dans le contexte biopolitique qui la rend intelligible.
La question devient alors : laquelle des deux attitudes ici évoquées
permet davoir une plus grande intelligibilité du phénomène
?
4.4. Du point de vue de Lazarus, qui est celui de lappréhension
« en intériorité » des singularités
politiques, comprises comme « multipicités homogènes
», la catégorie qui sert de soubassement à lanalyse
dAgamben, à savoir celle de pouvoir souverain, ne permet
pas dappréhender la politique en son émergence.
Pour Lazarus, cest sans doute la notion même de pouvoir
qui est un exemple de « catégorie circulante » ,
cest-à-dire en définitive de concept trop indéterminé
pour une véritable pensée politique. Plus précisément
peut-être, la catégorie de pouvoir est, dans la perspective
de Lazarus, corollaire du maintien de la suture de la politique à
lhistoire, dont il faut se départir .
On ne tentera pas ici un résumé de la thèse de
Lazarus, mais on précisera avant tout en quoi le renversement
du point de vue opéré par Agamben concerne directement
la question de la singularité. Lorsque, comme il a été
dit plus haut (3.3.), Agamben dit ne pas vouloir faire un travail dhistoriographie,
il renvoie implicitement lanalyse de la singularité du
nazisme en tant que telle au travail de lhistorien. Même
si lanalyse dAgamben fait intervenir des éléments
historiques, sa visée est dabord détablir
la topologie de la souveraineté, et sur cette base de déchiffrer
notre contemporanéité. Les concepts philosophiques et
politiques, qui fournissent larmature de son livre, sont ce quil
appelle des « intensités », qui ne correspondent
pas à des domaines, mais qui peuvent traverser tous les domaines
pour mettre au jour leurs éléments communs.
4.5. Ce faisant, loin de dissoudre la singularité de la politique
nazie, le point de vue dAgamben permet en un sens de la comprendre
plus loin que lanalyse qui lappréhende comme «
guerre totale » : une guerre ne réclame pas en tant que
telle (cest-à-dire ici en tant que guerre de conquête)
la production dune sous-humanité. De la guerre, Agamben
ne retient que létat durgence ou dexception,
qui a été décrété dès le commencement
du IIIème Reich (cest-à-dire bien avant le début
effectif de la politique guerrière dexpansion). Le camp
sexplique alors comme leffet « naturel » de
linstauration durable dun état dexception,
de manière telle que la distinction entre camps nazis de concentration
et camps dextermination y perd sa pertinence. Une fois déchus
de leurs droits civiques, ceux qui entraient dans les camps se voyaient
privés de leur humanité ; et ceux qui nétaient
pas immédiatement tués étaient conformés
au modèle nazi du « sous-homme ». Agamben permet
de comprendre en profondeur ce que les rescapés des camps nont
pas cessé de dire et que nous avons du mal à entendre
: lexposition à la faim, au froid, au travail, aux coups,
nétait pas ce qui soustrayait les prisonniers des camps
de concentration à lextermination, mais la forme que prenait
pour eux cette extermination.
4.6. De façon beaucoup plus générale, le fait de
ne prendre pour élément danalyse que les singularités
politiques comme telles, conformément au projet de Lazarus, conduit
à une dissolution du problème posé par lexistence
du pouvoir. Là encore, il faut appréhender les deux pensées
que nous confrontons ici sous langle des effets subjectifs quelles
sont à même dinduire.
Alors on ne peut que constater ceci : la démarche de Lazarus
aboutit à un adossement de la politique actuelle au parlementarisme,
avec pour référent-repoussoir le F.N. qui lui est «
homogène ». Non que le parlementarisme soit par lui-même
une référence, mais il reste ce par rapport à quoi
une politique prétendument dé-dialectisée et dés-historicisée
se construit.
Lidentification de lennemi, chez Agamben, semble incomparablement
plus profonde : sil parvient à mettre en évidence
ce qui, dans les social-démocraties, est « homogène
» aux politiques totalitaires, cest avant tout parce quil
construit la figure dun bio-pouvoir concernant autant les flux
de marchandisation que les bio-technologies et les lois dexception.
Ainsi Agamben peut-il être au plus près de ce qui, en tant
que pouvoir, définit les mailles dans lesquelles se trame la
réalité de notre expérience.
5. Lexpérience du pouvoir
5.1. Avec lobjection précédente, nous navons
pas encore déplié assez précisément les
enjeux qui émergent autour de la question de la singularité.
Notamment en ceci : Lazarus nous rétorquerait sans doute quil
ne sagit pas selon lui de se construire par rapport au pouvoir,
ou par rapport au parlementarisme, mais de construire (il est vrai sur
la base dune rencontre événementielle) une singularité
politique, qui ne se définit pas par un rapport politique dopposition
. Mais précisément : peut-on se donner demblée,
comme séparée de tout rapport au pouvoir, une telle émergence
singulière ?
Le problème renvoie alors au statut de la singularité
tel quil est défini dans la pensée de Badiou, et
que Homo sacer prend explicitement en compte (HS, 32-33). Pour résumer
ce passage, il faut rappeler que pour Badiou, les éléments
dune situation sont distribués selon trois possibilités
: en tant que terme normal, excroissance ou singularité. La première
possibilité caractérise ce qui est à la fois présenté
et représenté (par exemple, nimporte quel individu
en tant quil est électeur), la deuxième définit
ce qui est représenté sans être présenté
(lÉtat), la dernière à linverse définit
ce qui est présenté sans être représenté
(parce quil se soustrait au compte de lÉtat, par
exemple limmigré clandestin) . Agamben remarque limpossibilité,
dans ce schéma, de situer lexception souveraine en tant
que telle, puisquelle est très exactement « la figure
dans laquelle la singularité est représentée comme
telle, cest-à-dire en tant que non représentable
» (HS, 32).
Agamben ne développe pas les implications dune telle remarque.
Pourtant, celles-ci lui permettraient de clarifier le rapport entre
« politique » et « singularité ».
5.2. Ce que Badiou ne pense pas, cest donc lexception, et
à travers elle, essentiellement, la vie nue elle-même.
Que cela soit, non le fruit dune cécité, mais la
conséquence dune décision, que par ailleurs ce soit
là le point essentiel du discord entre les deux auteurs, cest
ce qui a été explicitement mis au jour lors de la rencontre
autour du livre dAgamben organisée par le Collège
international de philosophie, que nous avons déjà évoquée.
Ainsi, Badiou faisait-il remarquer dans son intervention que le fond
du désaccord portait sur la possibilité de faire de la
vie le nom de lêtre ; et, à partir de là,
de définir la politique par sa relation à la vie, et lenjeu
majeur de la pensée comme étant aujourdhui lidentification
de la bio-politique.
Que la vie, dont lautre nom est en définitive la puissance,
soit le nom de lêtre, cest ce quAgamben cherche
à assumer pleinement. Par là même, il se situe dans
une tradition de pensée qui, même sil en montre aussi
les limites (nous y reviendrons), a refusé de placer la vie en
dehors des enjeux essentiels de lontologie et de la politique.
Or, cest précisément ce que fait Badiou, lorsquil
évoque « lanimal humain » comme support neutre
des vérités, cest-à-dire dépourvu,
comme tel, denjeux noétiques . Mais en excluant du champ
de lontologie et de la pensée politique la catégorie
de vie, il se condamne en quelque sorte à répéter
lacte fondamental du pouvoir souverain identifié par Agamben
comme le fait disoler une vie nue, radicalement distincte comme
telle de la vie politiquement qualifiée.
5.3. Corollairement, Agamben peut faire une généalogie
de la situation normée, alors que le point de vue de Badiou le
lui interdit. Agamben rend compte du processus de constitution de lespace
normé, à partir de ce qui a été évoqué
plus haut relativement à la structure topologique du pouvoir
souverain, et à son effectuation différenciée dans
le cours de lhistoire.
Badiou ne saurait sattarder à la nécessité
de penser la production de norme, le mécanisme par lequel sopère
une normalisation de la situation. Cest pourquoi il va être
amené à se donner la situation déjà normée,
et avec elle « létat de la situation », cest-à-dire
lÉtat tout court, comme base de lanalyse, comme cadre,
semble-t-il invariant, du raisonnement. Badiou fait ainsi fond sur un
schéma classique (en définitive, le couple État/société)
et renvoie ces notions à un champ infra-politique.
Position difficile, en ce quelle se prive des outils qui permettent
didentifier la profondeur de lexercice du pouvoir, la portée
de ses ramifications. Position qui, par ailleurs, entend rendre compte
delle-même sur la base de la séparation nette entre
politique et État, ce qui signifie entre politique et histoire.
On retrouve alors ici ce qui a déjà été
questionné avec Lazarus, à propos de la « multiplicité
homogène » que constitue, de façon interne, la singularité
politique : comment peut-on se donner la politique comme émergence,
se posant delle-même en dehors de tout rapport à
lÉtat, donc radicalement hétérogène
à lÉtat, et faire de celui-ci néanmoins un
cadre invariable danalyse, sans que soient aucunement pris en
considération les processus matériels de pouvoir qui sont
la définition concrète, et non catégoriale, dune
situation ?
5.4. Il faut ici noter combien ce schéma de pensée, qui
caractérise les démarches parallèles de Badiou
et Lazarus, est hérité de la conception hégélienne
selon laquelle lauto-position de lIdée est la déposition
du sensible. LIdée étant ici la singularité
politique en tant que telle, il faut entendre par « sensible »,
précisément, à la fois la vie et la contingence
historique issue des rapports de pouvoir. Car en définitive,
cest bien ce rapport entre vie et pouvoir, central pour Agamben
(le pouvoir souverain et la vie nue) qui est évacué chez
Badiou. Et cest inversement ce rapport qui, dans la perspective
dans laquelle se place Agamben, héritier direct sur ce point
de Foucault, définit la trame de lexpérience : la
manière dont la vie est prise dans les mailles du pouvoir.
Ainsi les divers éléments que nous avons exposés
senchaînent-ils en toute logique : séparer vie et
politique dun côté, séparer politique et État,
comme figure substitutive de lanalyse du pouvoir de lautre,
faire simultanément de la politique une processualité
irréductiblement singulière et auto-positionnée
: tout ceci, sur fond dhéritage platonico-hégélien
(par ailleurs parfaitement assumé en tant que tel), se nouant
autour du rejet de la catégorie dexpérience, ou
plutôt de son renvoi à la pure et simple « normalité
» qui comme telle na pas à être prise en considération.
Lors de la rencontre plusieurs fois évoquée autour de
son ouvrage, Agamben faisait remarquer que, si lon ne prenait
pas en compte ce rapport entre vie et politique, dans la figure du bio-pouvoir,
on se condamnait à passer à côté de quelque
chose dessentiel. Nous le voyons ici, la position de pensée
développée par Badiou et Lazarus ne se construit quen
évitant la plongée au sein de ce qui construit lexpérience
contemporaine, cest-à-dire ce qui fait que, dans lexpérience
de chacun, insiste déjà du commun, et que cela ne peut
être compris indépendamment des rapports de pouvoir.
6. Politique et ontologie
6.1. Tout ce qui précède visait à dégager
lanalyse dAgamben de critiques qui nous semblent le plus
souvent en deçà de son projet. Nen demeure pas moins
que ces critiques indiquent une difficulté interne à cette
perspective, qui ne devient compréhensible que si lon se
tient au plus près de lanalyse développée
par Agamben, et si lon ne se rabat pas sur les postures académique,
théologico-morale ou idéal-philosophique (ou si lon
veut, « intellectualiste ») que nous avons examinées.
Cette difficulté se situe au point de jonction entre la politique
et lontologie ; point de jonction qui définit le centre
même de louvrage, et qui est explicité ainsi : «
seul, peut-être, le déchiffrement préalable du sens
politique de lêtre pur permettra de venir à bout
de la vie nue qui exprime notre assujettissement au pouvoir politique
: inversement il faudra comprendre les implications théoriques
de la vie nue pour résoudre lénigme de lontologie.
Parvenue à la limite de lêtre pur, la métaphysique
se transforme en politique, de même que cest au seuil de
la vie nue que la politique se transmue en théorie » (HS,
196). Pour le dire autrement, le point de réversibilité
entre politique et ontologie est le lieu doù seulement
devient pensable lindissociabilité de la libération
humaine et de lachèvement de la métaphysique, tel
que Heidegger le premier en a fixé le programme.
6.2. Pour commencer à éclaircir ce rapport et le problème
qui sy trouve contenu, il faut repartir, encore une fois, de ce
qui fait le centre de louvrage, la production de la vie nue par
la mise au ban caractéristique du pouvoir souverain. La figure-limite
de cette production est incarnée par le « musulman »,
dont parle Primo Levi, qui désigne, dans le Lager nazi, lhomme
absolument privé de « volonté », dhumanité,
au plus proche de la mort, et pourtant encore vivant : « Cest
justement pourquoi il arrive que le gardien, devant lui, semble tout
à coup impuissant, comme si le musulman qui ne distingue
plus un ordre du froid incarnait pendant un instant une forme
inouïe de résistance » (HS, 199). Nous sommes alors
amenés au constat paradoxal selon lequel, si le pouvoir produit
la vie nue, à la limite de son exercice, cest-à-dire
lorsquil se trouve en face de la vie absolument nue, dépourvue
de toute forme lui conférant une « humanité »,
il demeure sans prise.
Agamben sen tient à ce constat et ne déduit rien,
en tout cas dans ce premier tome, de cette « forme inouïe
de résistance ». Mais on peut se demander pourquoi il ne
mentionne pas le constat symétrique, selon lequel, si le pouvoir
produit une vie nue, il ne sexerce que sur une vie toujours en
un certain sens qualifiée ou « informée »,
puisque le cas du musulman indique a contrario que, sur la vie absolument
nue, il na justement plus de prise.
Si ce deuxième aspect, pourtant aisément déductible
du constat précité, nintéresse pas Agamben,
cest dans la mesure où sa méthode lenjoint
à ne se préoccuper que de ce que la remontée vers
loriginaire pourra révéler. En référence
au zu-Grunde-gehen hégélien, selon quoi la positivité
ne se détermine que par lapprofondissement du négatif,
et surtout au Schritt zurück heideggérien, où la
sortie de lhistoire de lêtre ne saccomplit que
par la remontée en deçà du destinal, cest-à-dire
au cur même de lorigine an-archique, Agamben maintient
la pertinence de cette méthode.
La remontée vers loriginaire va de pair avec un messianisme
politique, là encore parfaitement assumé. Le chapitre
intitulé Forme de loi (HS, 59-71), sur la base dune relecture
du récit de Kafka Devant la loi, présente le seul geste
politique quAgamben présente comme adéquat à
notre temps : celui qui consiste à « fermer la porte »,
cest-à-dire à en finir avec la loi. La question
: « comment en finir avec la loi ? » est exactement celle
que se pose le Messie, étant entendu que le Messie nest
pas à venir, mais est déjà là, présent
dans notre aujourdhui (il est exactement le paysan dans le récit
de Kafka) : Agamben a toujours insisté sur la différence
entre le messianisme et leschatologie. Fermer la porte de la loi,
cest alors lacte qui incombe à qui veut penser une
politique adéquate au présent. Mais quelle peut être
la modalité de cet acte, pris dans un sens immédiatement
collectif, cest là ce que lanalyse dAgamben
ne semble pas en mesure dindiquer.
6.3. Revenons à ce que nous avons désigné comme
le constat symétrique de celui fait par Agamben : le pouvoir
ne sexerce, malgré tout, que sur la vie qualifiée,
la forme-de-vie est lélément avec lequel le pouvoir
est toujours en rapport. Certes, les formes de vie peuvent correspondre
à celles distribuées dans la social-démocratie
marchande, et cest lun des aspects de la vie « informée
», dont on comprend quil ne retienne pas lattention
dAgamben. Mais il est une autre mise-en-forme de la vie, très
exactement celle que le grand ouvrage de E.P. Thompson a mis en évidence
avec le plus de force : la formation de la classe ouvrière, cest
en réalité lauto-formation dune conscience
collective. Par là, il faut comprendre ce qui fait quau
terme dun processus toujours très complexe, une collectivité
apprend à se considérer comme telle, dabord sur
la base dintérêts communs, contre lennemi dès
lors de mieux en mieux identifié, puis sur la base dune
pensée, dun ensemble dénoncés qui vont
approfondir ce commun pour lui-même.
Ainsi se définit une subjectivation collective, qui ne peut être
appréhendée indépendamment des processus de pouvoir
quelle traverse, selon une logique qui nest pourtant pas
celle du pouvoir, qui lui est profondément hétérogène
(même si le motif de la « prise de pouvoir » a pu
parfois la guider). Ces logiques hétérogènes ne
sont pas pensables comme processus dauto-position inconditionnée
(ou, ce qui revient au même, conditionnée par un événement
pur), ce qui revient à dire quelles ne sont analysables
que dans la trame quelles tissent, que le pouvoir ne peut être
compris en dehors de la résistance quil sécrète
et que la subjectivation collective ne peut lêtre davantage
en dehors des rapports matériels de pouvoir quelle traverse
et sefforce de démanteler.
Mais précisément : le point de vue dAgamben, sil
situe avec la plus extrême rigueur le point de lexercice
du pouvoir, nenvisage jamais la construction dexpérience
tramée dans ses mailles et cependant hétérogène
à sa logique. Autrement dit, il manque un point de vue interne
à la construction de lexpérience à travers
les mailles du pouvoir, la perspective dune auto-formation ayant
un sens collectif. Lexpérience est jusquici pensée
seulement du biais du rapport de pouvoir et de ses figures-limites ;
or, lindissociabilité, sur laquelle nous avons tant insisté,
de lexpérience et du pouvoir, nautorise pas à
réduire la compréhension du faire expérience à
lanalyse de ce que produit le pouvoir. Il y a un autre versant
de lanalyse, sans lequel celle-ci se trouve mutilée.
6.4. Le fond du problème est en réalité contenu
dans la préoccupation ontologique première dAgamben,
relative à la question de la puissance, qui bien évidemment
se traduit immédiatement en termes politiques. Lidée
est que le rapport entre zoè et bios, entre vie naturelle et
vie qualifiée, a toujours été pensé sur
le modèle du rapport puissance/acte. Ainsi sest-il avant
tout agi dans la tradition de politiser la vie, politisation pensée
dès lors sur le mode de lactualisation. Cest là
le cur de la jonction traditionnelle entre ontologie et politique,
dont il sagit précisément de « sortir ».
Agamben indique alors la nécessité de constituer une nouvelle
ontologie de la puissance qui aille au-delà des tentatives faites
en ce sens jusquici (HS, 54). Au passage, il note que la tentative
de penser la puissance comme « puissance de ne pas », telle
quil la développée lui-même à
partir du Bartleby de Melville, est elle-même insuffisante (HS,
57). Cela dans la mesure où le non-rapport entre puissance et
acte reste précisément une modalité du rapport,
et où par là même il est constitutif de la relation
de ban qui caractérise la souveraineté. Dans Homo sacer,
toute tentative de penser lau-delà de la souveraineté
qui ne soit pas une critique radicale de la relation est condamnée
à échouer. Il faut parvenir à penser la puissance
« sans aucune relation avec lêtre en acte »,
ce qui semble correspondre, au niveau politique, à la possibilité
de penser une forme-de-vie qui nest que son existence nue »
(HS, 202), sans relation avec une « politisation » (on va
y revenir).
En dautres termes, il sagit donc de « penser lontologie
et la politique au-delà de toute figure de la relation »
(HS, 57), ce qui se dit immédiatement aussi : « ne plus
penser la différence ontologique comme une relation, lêtre
et létant se trouvant au-delà de tout rapport possible
» (HS, 71). Cette dernière phrase présuppose léquivalence
parfaite du rapport et de la relation. Or, cest là, selon
nous, que simpose une bifurcation essentielle : un rapport nest
pas une relation, et une distinction nette peut se faire entre les deux.
À partir de là, séclairent les réserves
que nous avons pu faire à légard dAgamben,
et qui prenaient la forme dune mise en évidence de ce que
son analyse permettait de déceler et cependant laissait dans
lombre.
6.5. Que la relation ne soit pas un rapport, cest ce quétablit
Simondon, dans sa thèse sur lindividuation, en mettant
au jour la dimension de la transduction . Par là, Simondon entend
une opération relationnelle dont les termes ne préexistent
pas à son effectuation, mais émergent à même
le processus lui-même. Ainsi le collectif est-il, en tant que
tel (cest-à-dire quand il ne retombe pas dans une clôture
communautaire) le fruit dune relation transductive, et lauto-formation
dune « conscience collective », que nous avons évoquée
à travers E.P. Thompson, constitue un exemple archétypique
de procès transductif. On pourra dire alors que le pouvoir procède
à une séparation entre zoè et bios afin précisément
de les mettre en rapport comme termes séparés. Ce rapport
est celui quAgamben caractérise à travers la «
relation de ban », et qui a pour fonction de conjurer la relation
: isoler une vie nue, cest situer ce qui en chacun ne pourra plus
être mis en uvre dans la réalité relationnelle
(par exemple, son corps en tant quil est lobjet de «
soins ») et se trouve dès lors tourné vers une gestion
bio-politique, assurée par un pouvoir toujours à même
de réactualiser son caractère souverain.
Que cette approche puisse être tenue ne saurait être ici
démontré, mais il importe seulement de remarquer que,
là encore, Agamben fait en quelque sorte limpasse sur des
possibilités danalyse que son uvre a cependant ouvertes.
Ainsi écrit-il : « Et, tout dabord, celle-ci [la
vie naturelle] a-t-elle vraiment besoin dêtre politisée
ou le politique est-il déjà contenu en elle comme son
noyau le plus précieux ? » (HS, 19). Cette magnifique intuition
nest pas développée dans cet ouvrage, dont il est
vrai par ailleurs quil ne constitue que la première partie
dun projet plus ample. Or, cest peut-être avant tout
vers ce point quil faut nous diriger : plutôt que de chercher,
conformément à la méthode de remontée vers
loriginaire, à retrouver une indistinction première,
une inséparation occultée, peut-être faut-il penser
une relationnalité interne.
Il ne faut plus alors se donner comme base de la pensée politique
le couple zoè/bios, mais plutôt, comprendre sur quelle
base se construit une subjectivation collective, comprendre, par exemple,
en quoi la vie affective, déjà par elle-même tout
autre chose que la vie simplement biologique, est demblée
politique, en ce que le collectif comme tel sy trouve toujours
déjà engagé. Il y aurait alors une possibilité
de comprendre la détermination intrinsèquement politique
de la vie quappelle Agamben, sous langle de la relationnalité,
et non de son exclusion qui ne peut conduire quà la recherche
de figures-limites.
7. Bio-pouvoir et capitalisme
7.1. Comprendre lontologie de la puissance comme relation, et
la relation comme opération transductive, conduit à penser
le problème politique fondamental comme étant non pas
celui du pouvoir, mais plutôt, sur la base de la vie affective,
celui de la subjectivation collective qui se trame dans ses mailles.
Ainsi, et pour cette raison seulement, nous faut-il rejeter le paradigme
du camp. Celui-ci ne délivre que la modalité extrême
du pouvoir, en tant quelle est devenue la règle, au moins
virtuellement. Il ne délivre pas de point de vue immanent à
un processus hétérogène qui non seulement «
résiste », mais déplace incessamment, et parfois
défait le rapport de pouvoir lui-même.
Il est vrai que ce processus ne peut être pensé indépendamment
de la figure contemporaine du pouvoir, et cest cela qui fait tout
le prix de la thèse dAgamben. Le paradigme du camp, à
sen tenir à lui seul, ne délivre quun point
de vue partiel. Mais à travers lui, est mise à nu la structure
du pouvoir comme pouvoir souverain, cest-à-dire, comme
décision souveraine portant sur la vie, sur la base de la possibilité
maintenue de lexception. En ce sens, Agamben livre une clef de
lanalyse du pouvoir pris en un sens tout à fait général
; et cette clef est, à légard des analyses les plus
rigoureuses sur ce point aujourdhui, cest-à-dire
celles de Foucault à partir du paradigme du bio-pouvoir et celles
des néo-marxistes à travers le paradigme des mutations
du mode de production capitaliste, à la fois lindicateur
de leurs insuffisances internes et leur complément.
7.2. La biopolitique telle que la pense Agamben ne correspond pas à
ce qui est pensé sous ce terme par Foucault. Pour celui-ci, la
biopolitique némerge, de façon spécifique,
quau XVIIIème siècle, et désigne essentiellement
la manière dont les pouvoirs ont été conduits à
assumer la gestion de la population et des « corps individuels
», en termes de santé, dhygiène, etc. Lécart
que fait Agamben par rapport à cette approche réside en
ceci quà ses yeux, « la biopolitique est au moins
aussi ancienne que lexception souveraine » (HS, 14) cest-à-dire
remonte au moins au droit archaïque romain. La question de la biopolitique
est ainsi aussi vaste que celle de linscription de la vie nue
dans lordre souverain. Mais ce différend sur la périodisation
ne correspond pas à un goût pour la « longue durée
» dun côté, pour les durées brèves
de lautre.
Pour Agamben, sy révèle bien plutôt une insuffisance
inhérente à la perspective foucaldienne. Si Foucault identifie
les deux procédures fondamentales du pouvoir que sont la gestion
« policière » des populations prises dans leur globalité
(« techniques politiques ») et la procédure dassujettissement
comprise comme assignation à une identité (« technologies
du soi »), il ne permet pas de penser comment se fait leur raccordement.
Or, ce qui est recherché par Agamben, cest précisément
ce raccordement que Foucault laisse dans lombre, quil exprime
comme « le point où la servitude volontaire des individus
communique avec le pouvoir objectif » (HS, 14), le point, donc,
où ladhésion subjective sarticule à
lobjectivité du rapport de pouvoir. Et cest ce qui
le conduit, non seulement à la longue durée, mais plus
fondamentalement à une tentative de caractérisation de
la réalité ontologique du pouvoir.
7.3. Que Foucault ait toujours laissé ce point de jonction dans
lombre, est selon Agamben indissociable de son rejet de la problématique
de la souveraineté. Il y a bien sûr un aspect quil
faut garder dun tel rejet : le refus de poser le problème
de la légitimité du pouvoir, et de sen tenir à
partir de là à une théorie de lÉtat.
Mais la détermination du point de jonction entre adhésion
subjective et coercition objective réclame une théorie
de la souveraineté en tant que théorie de létat
dexception. Car cest lexception souveraine qui va
permettre de nommer ce point de jonction.
Autrement dit, larticulation laissée obscure par Foucault
entre « techniques politiques » et « technologies
du soi » ne peut être désignée que comme exception
souveraine, point où la vie nue est en tant que telle exposée,
livrée à la décision souveraine. Point, aussi,
à partir duquel sactualise la répartition différenciée
du pouvoir, cest-à-dire le fait que celui-ci distribue
des rapports dinégalité, et ainsi se ramifie, se
répercute dans lensemble du champ social.
De ce point de vue, Foucault sen tient à une conception
un peu vague du pouvoir, notamment à légard de ce
qui le rend possible (ce par quoi il est amené à lériger
en quasi-transcendantal). Il ne peut alors rendre compte de la relation
de pouvoir dans ses figures extrêmes, telles que celles qui sont
apparues dans les camps, rejoignant sur ce point les apories du marxisme
classique. En prenant le risque, à linverse, de proposer
une approche structurelle, « topologique », du fonctionnement
du pouvoir, Agamben permet den avoir lintelligibilité
la plus approfondie qui soit, sans pour autant lériger
en transcendantal toujours déjà là : le pouvoir
comme tel résulte dune opération qui porte sur la
vie, élément premier de la politique. Le paradigme foucaldien
du bio-pouvoir est en ce sens insuffisant, parce quest insuffisante
la théorie foucaldienne du pouvoir ; ce qui signifie quil
faut penser le bio-pouvoir sur la base de lexception souveraine
et de la capture de la vie.
7.4. Mais alors semble se poser un problème qui a parfaitement
été exprimé par Ferrari-Bravo dans sa recension
dHomo sacer : Agamben est accusé de mettre de côté
« le problème matérialiste du pouvoir, cest-à-dire
le rapport dautonomie-inhérence qui lie le politique aux
formes sociales de lexploitation ». Autrement dit, Agamben
reviendrait sur lacquis fondamental de la révolution théorique
initiée par Marx dans le champ de la pensée politique,
selon laquelle il faut maintenir inséparées « politique
» et « économie », ou plus précisément,
formes de domination et formes dexploitation. Dès lors,
ce qui serait laissé de côté ne serait autre que
la réalité du capitalisme comme système historique
dexploitation, et surtout son corrélat immédiat,
à savoir la forme contemporaine que prend le « travail
vivant », les agencements concrets de la force de travail.
Dans la perspective dAgamben, si la théorie foucaldienne
du pouvoir était insuffisante, lest tout autant lapproche
marxiste (ou « néo-marxiste ») qui érige les
mutations du mode de production capitaliste en paradigme central de
toute analyse politique. Car le capitalisme est lui-même rendu
possible par la biopolitique au sens où il lentend (HS,
11). On peut en déduire que le capitalisme na pas en lui-même
la clé de sa propre consistance, cest-à-dire na
pas de consistance réelle en tant que simple mode de production.
7.5. On peut comprendre cela à partir du constat récent
selon lequel la situation actuelle se caractérise par lindiscernabilité
entre production et reproduction, cest-à-dire entre processus
de valorisation et processus de reconstitution de la force de travail
. Plutôt que dexprimer le moment présent du développement
du capitalisme, cette indiscernabilité met à nu la racine
de la relation politique. Pour rendre compte de la subsomption réelle
que définit précisément cette indiscernabilité
entre production et reproduction de la vie, il est plus que jamais requis
déclairer larticulation entre coercition objective
du pouvoir et adhésion subjective aux formes de domination et
dexploitation. Or, on ne peut rendre compte dune telle articulation
de lintérieur dune analyse des mutations de lappareil
de production : cest cela, en définitive, quindique
Agamben lorsquil pense cet ajointement à travers lexception
souveraine.
De là découle, et cest le point crucial, que les
formes de résistance ne peuvent être simplement déduites
des mutations du système de production, et que sil ne faut
pas se passer du problème du travail vivant, il faut tout au
moins renoncer à tout résidu dobjectivisme dans
lapproche des formes politiques de résistance et de conflit.
7.6. En dépit de ce qui précède, la critique de
Ferrari-Bravo apparaît justifiée en un point : lanalyse
du bio-pouvoir doit nécessairement aujourdhui être
celle du bio-pouvoir capitaliste. Tout dabord, au sens où
le capitalisme na pas seulement besoin pour fonctionner dune
force de travail achetable, dans la mesure où cest la vie
elle-même qui, de plus en plus, est la marchandise qui fait fonctionner
le capital : la vie comme simple vie biologique objet de la médicalisation,
mais tout autant la vie informée, les formes de vie, affects,
désirs, opinions, deviennent des éléments centraux
de la valorisation. De sorte quil ne saurait sagir aujourdhui
de reconstruire un « prolétariat », ou même
une « classe » (tout au moins au sens de classe productive)
pour affronter la forme contemporaine du pouvoir.
Mais ce que manifestent aussi les biotechnologies, par-delà les
débats éthico-humanistes relatifs à la menace sur
lintégrité de la « personne humaine »,
cest la transformation intégrale de la vie en matériel
vivant manipulable, cest que la vie est devenue lobjet dune
manipulation sans limites. La vie devient non seulement une marchandise,
mais lobjet de la manipulation banale des savants. Cest
cette conjonction entre marchandisation de la vie et pouvoir des médecins
et des biologistes qui est aujourdhui un enjeu de plus en plus
urgent de la pensée. Si lon veut reconstruire une politique
adéquate au présent, il faut partir de ce à quoi
le bio-pouvoir capitaliste nous expose en tant que vie. Car celui-ci
ne se maintient que dexposer une vie nue, de faire peser une menace
sur elle. Reconstruire des formes-de-vie partout où lon
gère de la vie nue, telle est par conséquent linjonction
à la hauteur de laquelle doit se tenir aujourdhui la militance.
Notes :
1 / Homo sacer, le pouvoir souverain et la vie nue, Giorgio Agamben,
trad. Marilène Raiola, éd. du Seuil, coll. Lordre
philosophique, Paris, 1997. Ouvrage que nous citerons désormais
sous la forme abrégée : HS.
2 / Cette accusation a trouvé à sincarner lors de
la rencontre « Autour dun livre », consacrée
à Homo sacer, et organisée par le Collège international
de philosophie le 06/12/97. Un auditeur a explicitement mis en doute
la pertinence du geste qui consiste à « traverser à
toute vitesse 24 siècles dhistoire de la philosophie, de
Pindare à Foucault en passant par Hobbes, le tout en 180 pages
».
3 / In Aut-Aut, n° 271-272, 1996, p. 88.
4 / Lexemple le plus symptomatique à cet égard,
tout au moins en France, est celui de Didier Daeninckx, qui sest
auto-proclamé spécialiste des dérives « brunes
» de la gauche radicale. Il faut tout de même dire que dans
son cas, la dénonciation nest souvent menée que
sur la base de procès dintention et de citations tronquées
: dans un de ses articles (cf. Le jeune poulpe contre la vieille taupe,
éd. Cétacé, 1997) il accuse ainsi Serge Quadruppani
de négationnisme alors que celui-ci avait quelques années
auparavant (1992) fait une mise au point très claire sur son
rejet du discours négationniste (cf. « Les ennemis de nos
ennemis ne sont pas forcément nos amis », in Libertaires
et ultra-gauches contre le négationnisme, Ed Reflex, 1996). Par
ailleurs, un des collaborateurs occasionnels de la revue Futur antérieur,
Aris Papathéodorou, se retrouve calomnié page 25 selon
les mêmes procédés falsificateurs et manipulateurs
(cf. mise au point de la Rédaction).
5 / Il suffirait, pour se convaincre de linanité de cette
posture, de se rapporter à larticle du Courrier International
(n° 357, 4 septembre 1997, pp. 31 à 34) qui montre combien
la politique eugénique, avec velléité dextermination,
nest pas lapanage des « totalitarismes », mais
peut tout autant être au cur dune social-démocratie
(en loccurrence la Suède, qui a mis en uvre une politique
eugénique principalement dirigée contre les malades mentaux).
6 / Cf. Paroles à la bouche du présent, sous la direction
de Natacha Michel, Éd. Al Dante, coll. Axolotl, 1997. Ce colloque
comprend entre autres des interventions de Badiou, Lazarus, Deguy...
et Daeninckx.
7 / Cité par Regnault ; cf. Le Séminaire XI, Les quatre
concepts fondamentaux de la psychanalyse, pp. 305-306, éd. Points/Seuil,
Paris, 1973.
8 / « Lillusion est ici quil fallait sacrifier une
victime à Moloch, dont le nom laïque fut la Race »
; op. cit., p. 129
9 / Cest le sens de lanalyse de la différence entre
la pensée de Heidegger et la pensée nazie, que de montrer
que ce qui demeure exclu dans le nazisme, comme dans tout exercice du
pouvoir souverain, cest la pensée dune indissociabilité
de la vie et de sa forme, dune « unité inséparable
dêtres et de modes, de sujet et de qualité, de vie
et de monde » (HS, 166).
10 / Op. cit., p. 128. Nous soulignons.
11 / Sur tous ces points, nous renvoyons bien sûr à Primo
Levi, mais aussi à Robert Antelme, Lespèce humaine,
éd. Gallimard, Paris, 1957. Cest de ce point de vue que
séclaire la différence entre camps nazis et camps
staliniens ; comme le fait remarquer Primo Levi dans un texte de 1976,
ruinant en une phrase lopération de disqualification par
laquelle, en comparant les deux types de camp, les nouveaux philosophes
essayaient de ramener tout engagement communiste à un crime :
« il est possible, facile même dimaginer un socialisme
sans camps, comme il a du reste été réalisé
dans plusieurs endroits du monde. Un nazisme sans Lager nest pas
concevable » (cf. Si cest un homme, éd. Julliard/Pocket,
trad. M. Schruoffeneger, Paris, 1987, p. 203).
12 / Cf. Paroles à la bouche du présent, op. cit., pp.
85-98.
13 / Op. cit., p. 94.
14 / Cf. Anthropologie du nom, pp. 21-22, éd. du Seuil, Paris,
1996.
15 / Id., pp. 33 sq., même si Lazarus névoque pas
directement, dans ce passage, la notion de pouvoir.
16 / Cf. par exemple ce passage de Lespèce humaine, de
Robert Antelme : « Nous sommes tous [...] ici pour mourir. [...]
Le froid est douloureux, mais les SS veulent que nous mourions par le
froid [...]. Le travail est vidant pour nous, absurde
mais il use et les SS veulent que nous mourions par le travail [...].
Et il y a le temps : les SS pensent quà force de ne pas
manger et de travailler, nous finirons par mourir » (Op. cit.,
p. 45).
17 / Id., p. 47.
18 / Sur ces points, cf. Lêtre et lévénement,
méditations huit et neuf, pp. 109228, éd. du Seuil, Paris,
1988.
19 / Cf. notamment Léthique, où la définition
de lanimal humain est explicitement renvoyée à Spinoza
et au « désir de persévérer dans son être
» : p. 42, éd. Hatier, Paris, 1993.
20 / Sur ce concept, et dune manière génrale sur
les rapports entre vie et puissance, pensée et expérience,
nous renvoyons au texte de Moyens sans fins, titré précisément
« Forme-de-vie », pp. 13-23, éd. Payot et Rivages,
Paris, 1995.
22 / Cf. E.P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise,
Gallimard-le Seuil, coll. « Hautes études », Paris,
1988.
23 / Cf. notamment Lindividu et sa genèse physico-biologique,
pp. 30-32, éd. Millon, coll. Krisis, Grenoble, 1995.
23 / In Futuro Anteriore 1996, n° 1, pp. 167272. Nous traduisons.
24 / Cest lanalyse que propose par exemple Toni Negri dans
son article « Travail et affect », in Futur Antérieur
n° 39-40, pp. 45-56.
Le lien d'origine sur le site "Le cristal qui songe" : http://www.ecn.org/cqs/Biopol/Agamben.htm